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vendredi 31 août 2018

Canzone (Chanson)




Un deuxième (et dernier) extrait de Nel più bel sogno, le roman de Marco Vichi. Ici, le commissaire Bordelli assiste en 1968 au Moulin Rouge, un local situé au fond du célèbre parc des Cascine de Florence, à un concert de Don Backy, un chanteur très en vogue dans les années soixante et même un peu au-delà. Il est accompagné par sa vieille amie Rose, ex-prostituée et l'un des personnages "récurrents" les plus sympathiques de la série des aventures de Bordelli. Il est question dans ce passage de Canzone, le grand tube de Don Backy dont les premières paroles sont reprises dans le titre de l'ouvrage : Nel più bel sogno [Dans le plus beau des rêves]. L'avantage d'Internet est que l'on peut faire également entendre la chanson au milieu du texte, ce qui ajoute certainement à l'émotion et à la nostalgie que suscitent ce passage chez le lecteur :

Après une heure de musique Don Backy annonça le dernier morceau, What'd I Say, un rythm and blues de Ray Charles, et le groupe se déchaîna comme il faut. Le final se déroulait dans une sorte de dialogue complice entre Don Backy et le public :

Eeee... Eeee...
Oooo... Oooo...
Eeee... Eeee...
Ooo...
Ooo...
Tell me what'd I say...
Tell me what'd I say...

Bordelli aurait voulu se lancer dans la mêlée sur la piste de danse, mais le démon de la vieillesse le retenait par les oreilles. A l'inverse, Rose ne laissa pas passer l'occasion, elle alla sous la scène et se mit à bouger ses très expertes hanches devant Don Backy qui lui souriait, ce qui la mettait dans un état second. La chanson semblait ne vouloir jamais finir, pour le plaisir de tout le public, et après un long roulement de batterie arriva l'explosion finale. Don Backy et les membres de son groupe répondirent au délire d'applaudissements avec des saluts, et ils disparurent derrière une porte. Mais le public n'était pas d'accord, et une forêt de sifflets se leva pour exiger un bis.
« Il n'a pas chanté ma préférée » protesta Rose, comme une enfant qui n'a pas reçu pour Noël le jouet qu'elle avait demandé à l'Enfant Jésus.
« Alors je dois l'arrêter » dit Bordelli, en croisant ses poignets.
« Oh oui ! Comme ça, je le ramène à la maison ! »
« Et qu'est-ce que tu en ferais ? »
« Ne me le fais pas dire... »
« Il n'est pas trop jeune pour toi ? »
« Et c'est toi qui dis ça ? » dit Rose, en levant sa coupe pour se faire resservir du champagne. Bordelli ne pouvait pas répliquer, et il fit semblant de ne pas avoir entendu. Mais qu'y pouvait-il si la femme qu'il désirait le plus au monde avait trente ans de moins que lui ?
Les applaudissements ne furent pas vains. Dans la fumée des cigarettes apparut de nouveau Don Backy, tout seul, déchaînant de nouveaux applaudissements nourris. On entendit une base enregistrée de violons mélancoliques, et Rose posa sa main sur son cœur... Les violons se turent en laissant place à un piano...




Nel più bel sogno ci sei solamente tuuu... [Dans le plus beau des rêves, il n'y a que toi...]

Le silence se fit dans toute la salle.

Sei come un'ombra che non tornerà mai piùùù... [Tu es comme une ombre qui ne reviendra jamais plus...]

Dans l'obscurité on voyait briller des dizaines d'yeux, et les jeunes filles les plus effrontées étaient  les plus émues de toutes. Rose la connaissait par cœur, et elle la murmurait du bout des lèvres en essuyant de temps en temps une larme avec ses doigts.
Bordelli suivait la mélodie et les paroles comme s'il avait lui-même écrit cette chanson. Combien de temps lui faudrait-il pour se remettre de cette soirée ? Il ne s'aperçut qu'à cet instant qu'il n'avait pas encore fumé la première cigarette de la journée, et il en profita pour en allumer une... Encore qu'avec  toute cette fumée, c'est comme s'il en avait déjà fumé plusieurs.
Cette chanson pénétrait dans son âme à force d'émotions, en l'obligeant à penser à Eléonore, à désirer la serrer dans ses bras. La foule dans la salle était immobile, tous les regards étaient braqués sur ce garçon maigre à la voix dramatique et au visage de voyou sympathique, capable de t'arracher les tripes avec ses chansonnettes. Il n'était pas facile de comprendre pourquoi ce morceau était si beau, c'était même impossible. C'était comme ça et voilà tout...
Quand la dernière note s'évanouit dans le néant, tout le public se mit debout en frappant des mains, même les plus jeunes, même les jeunes filles effrontées. Don Backy esquissa un salut, envoya des baisers aux femmes et disparut. Les projecteurs braqués sur la scène s'éteignirent et les lumières plus douces de la salle s'allumèrent. Il y eut une tentative de révolte, pour demander encore un bis, mais hélas le concert était terminé, et peu à peu les applaudissements se transformèrent en bavardages, en éclats de rire et en commentaires enthousiastes.

Marco Vichi  Nel più bel sogno  Guanda Editore, 2017  (Traduction personnelle)








mardi 28 août 2018

Florence belle et cruelle




Un extrait de Nel più bel sogno [Dans le plus beau des rêves] le dernier ouvrage de la série consacré au commissaire Bordelli, dont Marco Vichi nous conte régulièrement les aventures dans la Florence des années soixante, et que l'on aime davantage pour son sens de la digression et de la flânerie narrative que pour la rigueur de ses enquêtes. Ici, il réfléchit à la nature ambivalente du caractère florentin, sur les marches de la magnifique basilique de San Miniato al Monte : 

Il monta jusqu'à la basilique de San Miniato, son église préférée, qu'il avait vue juste avant depuis les fenêtres du palais de la Bourse. Il demeura longtemps appuyé au muret devant la façade, observant ces marbres ornés de figures géométriques et en même temps si émouvants. Puis il se retourna pour regarder Florence, la belle et cruelle Florence, capable d'engendrer de grands esprits et une sinistre ignorance. Il aimait la belle ironie florentine, qui riait de tout, y compris d'elle-même et de ses propres souffrances. La féroce ironie frondeuse qui ne courbait jamais la tête devant rien ni personne. Pendant la présence de Napoléon, les Florentins appelaient les Français « i nuvoloni » (« les gros nuages »), en raison de leurs proclamations qui commençaient par Nous voulons... Et quand en 1870 Victor-Emmanuel II, après un séjour de cinq ans à Florence, capitale provisoire du Royaume, s'en alla finalement dans la Rome si convoitée, les Florentins inventèrent une comptine, qu'ils placardèrent sur les murs de la ville : 

Turin pleure quand le monarque s'en va.
Rome exulte quand le monarque arrive.
Mais Florence, ville-berceau de l'art,
se moque de son arrivée comme de son départ.

Toutefois, Florence avait aussi une autre âme, sinistre, lâche, flagorneuse, peureuse, méfiante, capable de sourire à celui qu'elle s'apprête à poignarder dans le dos, et qui n'hésitait pas à démolir en groupe une personne sans défense à coups de répliques vulgaires. C'était peut-être dans cette contradiction que résidait la fascination exercée par cette ville ? La belle ironie et la lâcheté entremêlées ? Quoi qu'il en soit, il n'était pas facile de grandir à Florence, sous les coups d'épée des paroles tranchantes. mais c'était au moins un entraînement à l'auto-défense, ce qui pouvait toujours être utile dans la vie.

Marco Vichi  Nel più bel sogno  Guanda Editore, 2017 (Traduction personnelle)










Images : en haut, Carlos Sanchez  (Site Flickr)

en bas, (1) Jonas Ginter  (Site Flickr)

lundi 13 août 2018

Le droit à la paresse




Je traduis ici un deuxième extrait de la "petite autobiographie" que publie Adriana Asti en Italie ; il s'agit d'un passage savoureux dans lequel elle évoque sa perception de Rome, une ville à la fois fascinante et agaçante, installée dans une splendide éternité au sein de laquelle l'oisiveté peut devenir un prodigieux art de vivre, à condition de ne pas s'engluer dans le stérile ennui :

Attendre pendant aussi longtemps sans pouvoir rien faire avait été exaspérant, mais aussi complètement naturel, puisque je me trouvais à Rome, un endroit merveilleux avec lequel toutefois je n'ai pas d'affinités, une ville orientale où l'unique activité possible est de laisser passer le temps. Tant que l'on reste pris au piège de sa poussiéreuse splendeur, l'oisiveté ne se présente pas comme un choix, mais comme la seule option possible. C'est aussi pour cela que quand je me trouve ici, je ne sors pratiquement jamais : je me contente de me promener dans la maison sans rien faire. La vie ne se limite pas à l'effort, au calcul et au jugement. On peut aussi choisir le rôle de témoin et se limiter à absorber passivement ce qui arrive autour de soi. Simplement, paresser, musarder.




D'ailleurs, si l'on sait s'organiser, l'oisiveté peut même devenir un travail, à condition qu'elle ne soit pas motivée simplement par l'ennui. C'est quand on aurait mille choses à faire mais que l'on préfère cultiver une précieuse inactivité que l'on atteint les sommets de cet art. Et Rome est l'un des meilleurs endroits au monde pour le pratiquer. Bien sûr, il y a des églises splendides, de magnifiques monuments, et la place d'Espagne. Toutefois, à part la beauté, il n'y a rien à Rome : aucune pulsion de vie. C'est une ville assoupie. Rien n'y est important. On n'y fait pas d'efforts, on contemple. On donne des rendez-vous auxquels sans doute on ne se rendra pas. C'est peut-être la raison pour laquelle on l'a définie éternelle ?




C'est une ville si attrayante que je me demande pourquoi on irait s'enfermer dans un théâtre pour assister à un spectacle. Quel ennui ! Moi, je ne le ferais pas ! Un dimanche après-midi, je jouais avec Luca Ronconi, qui alors était acteur, au théâtre Quirino. Nous interprétions un couple dans l'intimité du foyer : j'étais en chemise de nuit et lui en pyjama. Tout à coup, au beau milieu d'une conversation, quelque chose de doux nous passa sur le visage. C'était le rideau : on l'avait brusquement refermé. La salle était à moitié vide, le public s'en allait et le directeur du théâtre avait jugé opportun d'interrompre de cette façon le spectacle. A l'intention de ceux qui ne l'ont jamais éprouvée, je dirai que ce n'est pas une sensation déplaisante, quoiqu'un peu inquiétante : le rideau est comme une chauve-souris, une terrible caresse de velours qui vous frôle.

Adriana Asti  Un futuro infinito, piccola autobiografia  Mondadori, 2017  (Traduction personnelle)






Images : de haut en bas, (1) Tommauro  (Site Flickr)

(2)  Claudio Frizzoni  (Site Flickr)

(3)  Monica  (Site Flickr)

(4)  Michele De Angelis  (Site Flickr)



mardi 17 juillet 2018

L'Été, l'Enfance






Durant l’enfance, quand aucune impression ni émotion n’est encore devenue ordinaire, l’été, avec les déplacements qu’il amène, les profonds changements dans les habitudes de la journée, les fréquentes solitudes et les isolements qu’il impose, avec à pic au-dessus de la maison, les hauts silences écrasants ou dehors, dans la campagne, ce bourdonnement infini et ce lointain bruissement, suscite dans le cœur un égarement pareil à une blessure.

L’enfant sent qu’est en train de passer sur la terre quelque chose d’énorme, d’impérieux et de vague qui, dans les hommes, les animaux et les plantes, opprime et charme la vie. Un cataclysme silencieux et bleu dont l’effet est semblable à un grondement vertigineux se produit dans les profondeurs de l’air qui retient chacun de ses mouvements ou paraît secoué imperceptiblement. L’enfant écoute, concentre son regard : émerveillé, il distingue dans le silence quelques voix éparses où domine celle de la cigale, dans l’immobilité tant de légers mouvements : guêpes, fourmis, saut de grillons ; il réalise que le silence et le calme se composent de tous ces sons et mouvements imperceptibles.






L’été est alors une roche perforée, parcourue en tout sens, une ruche mystérieuse où l’enfant se sent égaré. Ses compagnons de jeu sont partis, chacun dans une direction différente ; maintenant, également égarés et solitaires, ils vivent chacun dans un alvéole de cette ruche infinie ; dans le cœur subsiste une pénible lacune. L’imagination cherche à la combler mais elle aussi se perd dans les labyrinthes bleus et profonds de l’été ; tant d’itinéraires ignorés, tant de traces qui mènent en un point que l’intelligence peut imaginer, puis qui se perdent dans l’inconnu. L’esprit de l’enfant se tend et vibre.

Parfois, le vent passe haut et dans les cyprès rend un son lointain et désolé qui produit un dernier accroc dans cette mystérieuse tension. Parfois, les nuages s’amoncellent et la pluie tombe à verse, mettant fin au charme comme à l’angoisse.

Mario Luzi Trames Editions Verdier, 1986 (Traduction : Philippe Renard et Bernard Simeone)










Images : Io non ho paura [Je n'ai pas peur], de Gabriele Salvatores, d'après le roman de Niccolò Ammaniti (Ed. Einaudi)






lundi 16 juillet 2018

L'ombre


Au galop nous avons parcouru des plaines. Des malheureux nous ont souri. C'était des anges de passage, c'était nos ombres qui demandaient à naître, et nous nous arrêtions un instant consternés de ne rien pouvoir faire pour elles. Le matin surtout quand nous voyions s'amasser et tourbillonner autour d'elles toutes les notes de musique des orchestres de la nuit.

Louise de Vilmorin  Carnets, Gallimard 1970





Viens, bel ange, allons sur la terre
Pour nous étendre dans le lit,
De l'ombre qui tourne et pâlit
Buvons-en la nuit passagère.

Nous connaissons l'éternité
Toutes ses lois et ses coutumes,
Les limbes prises dans la brume
Et le soleil des vérités.

Dans ces provinces éternelles
L'ombre et l'ombrage ne sont pas
Compagnons de l'arbre et des pas :
L'ombre est à la terre fidèle.




Les bienheureux tant suppliés
Au bras des héros se promènent
Et les saintes en robe à traîne
Font des saluts aux oubliés.

Mais l'ombre aimée, ombre volage
Dont nos regards sont affamés,
L'ombre qu'on cherche pour s'aimer
N'aborde jamais nos parages.

Quand s'envole un voile léger
Du front de la vierge en prière,
Nulle de ses camérières
N'a d'ombre pour la protéger.

À midi descendons sur terre
Pour nous étendre dans le lit,
De l'ombre qui tourne et pâlit,
Buvons-en la nuit passagère.

Louise de Vilmorin  L'Alphabet des Aveux  Gallimard, 1954







Images : en haut, Site Flickr  

au centre, Site Flickr

en bas, Steve Scott  (Site Flickr)



jeudi 12 juillet 2018

Blues dell'Angelo (Blues de l'Ange)




Quando ormai sembrava fosse stato detto tutto
che nessun capitolo nuovo potesse iniziare,
che volti a volti si succedevano in monotona
giustapposizione, cliché d'una forma ricercata,
nausea manifesta in tenebre sempre uguali,
di sé stessi, del proprio vizio, vittime consapevoli
del quotidiano ricatto.
Quando già sembrava che la morte dominasse sovrana,
e i giorni succedevano ai giorni
senza più neanche la speranza dell'attesa,
dove un mattino di sole poteva essere uguale
a un mattino di pioggia,
dove neanche il succedersi delle stagioni
poteva avere importanza, dove un crisantemo
e una viola potevano perdere
la loro connotazione di fiori.
Quando più nessuno scopo sembrava
animare la mia esistenza vegetativa,
una sera di luglio due occhi neri
hanno incontrato i miei. Lo smarrimento
di quell'attimo in cui
fu fatto il consuntivo di una intera vita,
quando sulla bilancia furono gettati i giorni passati
e quelli probabili e incerti del futuro,
ed i piatti rimasero equilibrati, il destino
nessun segno voleva o poteva dare, e furono
gettati i dadi della sorte : morire, oppure
il tepore di una mano forse amica, la speranza
che prende di nuovo corpo e comincia ad alitare
in alto, sulla calura.

Mario Sigfrido Metalli  Il mondo delle solitudini  Semar Editore, 2001






Quand tout désormais semblait avoir été dit
qu'aucun nouveau chapitre ne pouvait plus s'ouvrir,
que les visages succédaient aux visages en une 
juxtaposition monotone, cliché d'une forme recherchée,
nausée bien connue dans des ténèbres toujours semblables,
de soi-même, de son propre vice, victimes conscientes 
du chantage quotidien.
Quand déjà il semblait que la mort régnait en souveraine,
et les jours succédaient aux jours
sans même plus l'espoir de l'attente,
là où un matin ensoleillé pouvait être semblable
à un matin pluvieux,
là où même le passage des saisons
n'avait plus aucune importance, où un chrysanthème
et une violette pouvaient perdre
leur connotation de fleurs.
Quand plus aucun but ne semblait
animer mon existence végétative,
un soir de juillet deux yeux noirs
ont rencontré les miens. La confusion
de cet instant au cours duquel
fut fait le résumé d'une vie entière,
quand dans la balance furent jetés les jours passés
et ceux improbables et incertains du futur,
et les plateaux restèrent en équilibre, le destin
ne pouvait ou ne voulait donner aucun signe,
et furent jetés les dés du hasard : mourir ou bien
la tiédeur d'une main peut-être amie, l'espérance
qui à nouveau prend corps et commence à souffler légèrement
dans les hauteurs, pour apaiser la canicule.

(Traduction personnelle)







Images : en haut, Xavier Stewart  (Site Flickr)

au centre et en bas : Nicolas Alejandro  (Site Flickr)



vendredi 6 juillet 2018

En plein cœur de Rome




Gare Termini, hall central, 09 h 14

Tout le monde n'avait, hier, qu'un seul désir : qu'il n'y ait personne et que tout autour d'eux règne la solitude. Pour être seuls et s'embrasser. Ainsi, un homme et une femme, à la gare Termini : lui venant de Caserta, elle de Padoue. Ils s'étreignaient mais tous alentour — avec des pensées prises à crédit pour vivre comme jamais on n'a vécu — tous ressentaient ce désir de faire deux à partir d'un et quelqu'un a même fait tomber de sa poche un livre, Onéguine. Une page s'est ouverte et l'encre de Chine est devenue neige. En plein cœur de Rome. 

Pietrangelo Buttafuoco  I baci sono definitivi La nave di Teseo Editore, 2017 (Traduction personnelle)







Images : auteur du blog, sauf en bas, (1) Antonio Trogu  (Site Flickr)



mercredi 4 juillet 2018

L'abandon (L'abbandono)




Ligne A, Cornelia, 6 h 30

Aujourd'hui justement, à six heures et demie, les banlieusards ont l'air de ceux qui "s'en vont". Chacun avec un bagage. L'un d'eux — avec l'émotion marquée sur son visage — emporte les crépuscules de novembre ; d'autres les étoiles des nuits de décembre et puis, deux femmes — qui ne restent pas un instant en silence — se passent de main en main les matinées emperlées de gel, celles de janvier flambant neuf sous la neige.
Le peu qu'il reste de février, qui vient de s'achever, se remarque encore dans les wagons bondés de souvenirs. Il y a même entre les sièges des petits biscuits, les thés de l'après-midi et les sachets remplis de confettis, tous d'une grande discrétion, découpés dans les livres de poésie. 
Dans un wagon où il n'y avait personne, il y a justement une personne. Il est perdu dans une solitude sans échappatoire, avec les oreilles suspendues aux fils des écouteurs qui diffusent Insieme a te non ci sto più [Je ne suis plus avec toi].
Il reste là avec l'hiver qui "s'en va". Dans l'état de l'abandon, abandonné.

Pietrangelo Buttafuoco  I baci sono definitivi  La nave di Teseo Editore, 2017 (Traduction personnelle)








Images : en haut, Franco Battaglia  (Site Flickr)

en bas, (1) Luigi Zarrillo  (Site Flickr)

(2) Filippo Lorenzi  (Site Flickr)



mardi 3 juillet 2018

Les baisers sont définitifs




Ligne B, Colosseo / Piramide, 16 h 29

Une femme assise dans le métro — à la station Colosseo, à Rome — exhibe un tatouage somptueux et plutôt démonstratif. Il représente un dragon flamboyant qui se déploie de l'avant-bras jusqu'aux doigts de la main. 
L'animal est, en effet, impérial. Il saisit dans ses griffes un rocher orné d'étendards et de cerisiers auguraux tandis que dans ses yeux brillent tous les présages de victoire.
Un dessin qui témoigne, sinon de l'inquiétude, du moins de la forte personnalité de la femme, une musicienne.
Elle s'appelle Tosca et elle transporte, rangé dans un étui, un instrument à cordes. Et musicienne aussi est son amie qui, un petit tas de partitions sur les genoux, observe cet enchevêtrement avec circonspection avant de donner son avis.
La femme au tatouage, Tosca justement, s'aperçoit de la stupeur de son amie et dit :
"C'est juste du henné, ça part facilement."
L'autre, alors, ne manque pas de répondre :
"Moi, je ne veux rien de définitif sur mon corps."
Un homme assis près d'elles — entre-temps, la rame est déjà arrivée à la station Piramide, tout le monde descend en direction de Testaccio — prend la liberté de parler :
"... à l'exception des baisers."
Les deux amies le regardent, lui adressent un coup d’œil en forme de question — comme pour lui demander : "qu'est-ce que vous voulez dire ?" — et lui, sans se démonter, conclut ainsi la discussion, avec cette réponse :
"Les baisers sont définitifs."

Pietrangelo Buttafuoco  I baci sono definitivi  La nave di Teseo Editore, 2017 (Traduction personnelle)










Images : en haut, départ du bateau Amerigo Vespucci, Livourne 1963, auteur inconnu

en bas, (1) Valerio Pompilio  (Site Flickr)

(2) Andrea Donato Alemanno  (Site Flickr)

(3) Alessandra Striglioni  (Site Flickr)



vendredi 29 juin 2018

Vers la gloire




Ô fier jeune homme rempli de sérieux,
j'admire ta démarche quand tu passes
sur le quai de la gare avec tes yeux
fixés vers un lointain qui te tracasse
d'une ambition précise car ta race
n'est pas de celles qui ici ou là
promènent un pas hésitant et las,
non ! tu sais bien où ta fièvre te chasse !
Tu es parti vers ton vaste destin
cependant que je reste dans ce train
qui m'emporte vers la prochaine gare :
tu m'auras donné un instant la vue
d'une beauté peut-être que j'ai eue
quand je marchais comme toi vers la gloire !

William Cliff   Au Nord de Mogador  Editions du Dilettante, 2018








Images : en haut, Angela Massagni  (Site Flickr)

en bas, (1) David Evans  (Site Flickr)

(2) Site Flickr



mardi 26 juin 2018

Le havre




Ferrare avec son calme et sa tranquillité
n'est-elle pas un lieu presque paradisiaque ?
ces porches réputés de l'université,
ce ghetto mystérieux, ce ciel plein de miracle ?

le château imposant, la cathédrale étrange,
les galets enfoncés dans le ciment des rues,
les vélos circulant sans que rien les dérange,
même ce restaurant dont les plafonds remuent

aux couleurs éraillées de peintures anciennes... ?
L'Arioste, le Tasse avaient vécu ici
mais on n'en soufflait point de pompeuses antiennes
pas plus qu'on n'en faisait de Giorgio Bassani

dont le corps était rentré dormir à Ferrare
comme pour y retrouver son havre de grâce.

William Cliff   Matières fermées, poème  La Table Ronde, 2018







Images : en haut, Massimo Battesini  (Site Flickr)

en bas, (1) Manuela Barattini  (Site Flickr)

(2) Arnold Sam  (Site Flickr)

samedi 23 juin 2018

Le Distrait




Un poème de Gabriel Ferrater, poète catalan né en 1922 et mort à Barcelone en 2003. Il est extrait du recueil Menja't una cama, paru en 1961.

EL DISTRET 

Segur que avui hi havia nùvols,
i no he mirat enlaire. Tot el dia
que veig cares i pedres i les soques dels arbres,
i les portes per on surten les cares i tornen a entrar.
Mirava de prop, no m’aixecava de terra.
Ara se m’ha fet fosc, i no he vist els nùvols.
Que demà me’n ricordi. L’altre dia
vaig mirar enlaire, i ennllà de la barana
d’un terrat, una noia que s’havia
rentat el cap, amb una tovallola
damunt les espatlles, s’anava passant,
una vegada i deu i vint, la pinta pels cabells.
Els braços em van semblar branques d’un arbre molt alt.
Eren les quatre de la tarda, i feia vent.

Gabriel Ferrater


LE DISTRAIT

Certainement qu'aujourd'hui il y avait des nuages
mais je n'ai pas regardé en l'air.
Tout le jour je n'ai vu que des visages et des pierres et des troncs d'arbres,
et des portes à travers lesquelles des visages entrent et sortent.
Je regardais de près, toujours au niveau de la terre.
Et maintenant tout est sombre et je n'ai pas vu les nuages.
Il faut que demain je m'en souvienne. L'autre jour
j'ai regardé en l'air, et par-delà la balustrade
d'une terrasse, une jeune fille qui s'était
lavée la tête, avec une serviette
sur les épaules, se passait
une, dix, vingt fois le peigne dans les cheveux.
Ses bras ressemblaient aux branches d'un arbre très haut.
Il était quatre heures de l'après-midi et il y avait du vent.

Traduction personnelle






IL DISTRATTO 

Certamente oggi c’erano nuvole,
ma non ho guardato in alto.
È tutto il giorno che vedo volti e pietre e tronchi d’albero,
e porte attraverso cui volti entrano ed escono.
Guardavo da vicino, non mi alzavo da terra.
Ora m’è venuto buio e non ho visto le nuvole.
Bisogna che domani me ne ricordi. L’altro giorno
ho guardato in alto, e oltre la ringhiera
di un terrazzo, una ragazza che s’era
lavata la testa, con un asciugamano
sulle spalle, si passava
una, dieci, venti volte, il pettine fra i capelli.
Le sue braccia assomigliavano ai rami di un albero molto alto.
Erano le quattro del pomeriggio, e c’era vento.

Traduzione : Pietro U. Dini






Images : en haut, Domenico Ghirlandaio  Adoration des bergers, 1485 (détail)

au centre, Piero della Francesca  Légende de la Vraie Croix (détail), Arezzo, 1452-1466

en bas, Agnolo Bronzino Portrait de jeune homme, c. 1531, Uffizi, Firenze

vendredi 1 juin 2018

Per la morte di Napoleone Eugenio (Pour la mort de Napoléon Eugène)




Les hasards d'une recherche m'ont conduit vers ce poème de Giosuè Carducci extrait des Odes barbares et dédié à la mémoire du fils unique de Napoléon III et d'Eugénie de Montijo, Napoléon Eugène, dit Louis-Napoléon, tué à vingt-trois ans, le premier juin 1879, en combattant sous l'uniforme rouge des Britanniques contre les Zoulous sur les côtes océaniques de l'Afrique australe. C'est une belle figure que celle de ce "petit prince" exilé, courageux et attachant, qui ne connaîtra jamais la gloire à laquelle il était promis sous le nom de Napoléon IV. Le poème s'ouvre sur l'évocation de la "sagaie barbare" qui lui fut fatale avant de s'attarder dans un souffle hugolien sur le destin funeste des Bonaparte, symbolisé par l'invocation de l'ombre dolente de la mère de l'Empereur, Letizia, "Niobé corse" recluse dans sa maison d'Ajaccio. On remarquera au passage que Carducci ne s'embarrasse guère de la vérité historique, puisque Letizia est morte en 1836 (à Rome, et pas à Ajaccio !), c'est-à-dire vingt ans avant la naissance de cet arrière-petit-fils qu'elle n'a jamais connue... Il n'est pas non plus très attaché à la vérité géographique si l'on en juge par la description qu'il fait de la maison natale de l'Empereur, bien loin de ce qu'elle est dans la réalité ! Mais tout cela n'a que peu d'importance puisqu'il reste un fort beau poème, d'une puissance lyrique impressionnante (et fort difficile à traduire, j'ai essayé ici de faire de mon mieux !).


PER LA MORTE DI NAPOLEONE EUGENIO 

Questo la inconscia zagaglia barbara 
 prostrò, spegnendo li occhi di fulgida 
 vita sorrisi da i fantasmi 
 fluttuanti ne l'azzurro immenso. 

L'altro, di baci sazio in austriache 
 piume e sognante su l'albe gelide 
le dïane e il rullo pugnace, 
 piegò come pallido giacinto. 

 Ambo a le madri lungi ; e le morbide 
 chiome fiorenti di puerizia 
 pareano aspettare anche il solco 
 de la materna carezza. In vece 

 balzâr nel buio, giovinette anime, 
 senza conforti ; né de la patria 
 l'eloquio seguivali al passo 
 co' i suon de l'amore e de la gloria. 

 Non questo, o fósco figlio d'Ortensia, 
 non questo avevi promesso al parvolo : 
 gli pregasti in faccia a Parigi 
 lontani i fati del re di Roma. 

 Vittoria e pace da Sebastopoli 
 sopían co 'l rombo de l'ali candide 
 il piccolo : Europa ammirava : 
 la Colonna splendea come un faro. 

 Ma di decembre, ma di brumaio 
 cruento è il fango, la nebbia è perfida : 
 non crescono arbusti a quell'aure, 
 o dan frutti di cenere e tòsco. 

 Oh solitaria casa d'Aiaccio, 
 cui verdi e grandi le querce ombreggiano 
 e i poggi coronan sereni 
 e davanti le risuona il mare ! 

 Ivi Letizia, bel nome italico 
 che omai sventura suona ne i secoli, 
 fu sposa, fu madre felice, 
 ahi troppo breve stagione ! ed ivi, 

 lanciata a i troni l'ultima folgore, 
 date concordi leggi tra i popoli, 
 dovevi, o consol, ritrarti 
 fra il mare e Dio cui tu credevi. 

 Domestica ombra Letizia or abita 
 la vuota casa ; non lei di Cesare 
 il raggio precinse : la còrsa 
 madre visse fra le tombe e l'are. 

 Il suo fatale da gli occhi d'aquila, 
 le figlie come l'aurora splendide, 
 frementi speranze i nepoti, 
 tutti giacquer, tutti a lei lontano. 

 Sta ne la notte la còrsa Niobe,
 sta su la porta donde al battesimo 
 le uscíano i figli, e le braccia 
 fiera tende su 'l selvaggio mare : 

 e chiama, chiama, se da l'Americhe, 
 se di Britannia, se da l'arsa Africa 
 alcun di sua tragica prole 
 spinto da morte le approdi in seno.

Giosuè Carducci  Odi barbare, 1877






POUR LA MORT DE NAPOLÉON EUGÈNE

Celui-ci, l'inconsciente sagaie barbare
le terrassa, éteignant ses yeux
auxquels souriaient des rêves de gloire
flottant dans l'azur immense

L'autre, rassasié de baisers dans la douceur 
autrichienne et rêvant des dianes 
et des tambours de guerre dans des aubes glaciales,
se fana comme une pâle jacinthe.

Tous deux loin de leurs mères, et leurs souples
chevelures éclatantes de jeunesse
semblaient attendre encore
l'empreinte de la caresse maternelle. Au contraire,

ces jeunes âmes basculèrent dans la nuit,
sans nul réconfort ; l'éloge de la patrie
ne les accompagna pas au tombeau
aux accents de l'amour et de la gloire.

Ce n'est pas cela, sombre fils d'Hortense,
ce n'est pas cela que tu avais promis à ton petit enfant :
devant Paris, tu avais prié
 que le sort du roi de Rome lui fût épargné.

La victoire et la paix de Sébastopol
berçaient le petit sous leurs blanches ailes :
l'Europe admirait :
la Colonne brillait comme un phare.

Mais de décembre, mais de Brumaire
la boue est cruelle, et le brouillard perfide :
les arbustes ne croissent pas dans cet air fétide,
ou donnent des fruits cendreux et empoisonnés.

Ô maison solitaire d'Ajaccio,
qu’ombragent les grands chênes verts
qu'entourent les collines paisibles
et devant qui résonne la mer !

Là, Laetitia, beau nom italique
qui désormais dans les siècles évoque le malheur,
fut épouse et mère heureuse
pour une saison hélas trop brève ! Et c'est là,

lancée sur les trônes l'ultime foudre,
des lois de concorde données aux peuples,
que tu devais, ô consul, te retirer
entre la mer et Dieu, en lequel tu croyais.

Ombre domestique, Laetitia maintenant habite
la maison vide : l'auréole de César
ne ceignit pas son front, la mère corse
vécut parmi les tombes et les autels.

Son fils fatal aux yeux d'aigle,
ses filles splendides comme l'aurore,
ses petits-fils frémissants d'espérance,
tous périrent, tous d'elle éloignés.

Elle est là dans la nuit, la Niobé corse,
elle se tient sur la porte d'où pour leur baptême
sortaient ses enfants, et fière elle tend 
les bras vers la mer tempétueuse :

et elle appelle, elle appelle, pour que des Amériques,
de la Grande-Bretagne, ou de la brûlante Afrique
quelqu'un de sa race tragique,
poussé par la mort, aborde sur son cœur.

(Traduction personnelle)






« Quelques semaines plus tard, sept des trente Zoulous qui ont participé à cette attaque sont faits prisonniers par les Anglais. Ce sont eux qui ont raconté les derniers moments du Prince Impérial. De sa main restée valide, la gauche, il a réussi à sortir son revolver et, sans chercher un instant à fuir, il a marché lentement à l'ennemi. Les Zoulous ont été étonnés d'une telle bravoure. De la main gauche, donc, il tire trois coups de revolver. Est-ce sa main qui tremble, ou plutôt l'agilité des Zoulous, prompts à faire un bond de côté, mais il rate les trois coups. Il trouve encore la force de saisir au vol une sagaie et de la retourner contre ses assaillants, mais, en se défendant, il ne voit pas un trou, trébuche, et reçoit une sagaie au côté gauche. Alors, il tombe et c'est la curée : dix-sept blessures, toutes de face.
Louis meurt, abandonné par ses camarades, seul avec son rêve, le grand rêve napoléonien, qui l'a enchanté depuis l'enfance. Et, tandis que son père a vainement cherché la mort sur le champ de bataille de Sedan, il sera le seul des Bonaparte à être tué à l'ennemi. Les Zoulous dépouillent son corps et se partagent ses vêtements : pantalon, dolman, le gilet en peau de renne, le casque et le sabre. Ils abandonnent les bottes à quelques mètres de là : trop petites pour leur servir, ils les jettent, encore garnies de leurs éperons. Et le cadavre demeure nu sur le sol, dans le grand silence, bientôt sous la nuit étoilée. »

(extrait de Napoléon IV, d'Alain Frerejean, éditions Albin Michel, très bonne biographie parue en 1997)


Images : en bas, (1) dessin de P. Jamin, musée de Versailles

en bas, (2) Le Prince Impérial et son chien Nero, marbre de J.-B. Carpeaux, musée d'Orsay, Paris