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jeudi 9 août 2018

Une Vie violente (Una Vita violenta)




Il y a tout juste un an sortait sur les écrans le film de Thierry de Peretti Une vie violente, désormais disponible en VOD et DVD. A cette occasion, je republie ici cet article de l'été dernier...

Une Vie violente, sorti le 9 août sur les écrans, est le deuxième long-métrage de Thierry de Peretti, après Les Apaches en 2013 ; cette fois-ci, il est encore question de la Corse (plus tout à fait la même toutefois : on est à Bastia et plus dans l’extrême-sud de l’île, comme dans le premier film) et de la violence, mais l’ambition est plus ample, comme le cadre de l’écran qui s’est élargi (Les Apaches était tourné en format 4/3). 
La dimension politique qui était à peine effleurée dans le premier film prend dans celui-ci une place prépondérante : le spectateur se retrouve plongé au cœur des années quatre-vingt dix, qui ont vu les différentes tendances (certains diront les différents clans) du mouvement nationaliste se déchirer et s’entretuer, avec parfois une limite bien difficile à discerner entre la revendication politique et le banditisme pur et simple. On retrouve d’ailleurs cette confusion dans la forme du film où les pistes sont souvent brouillées, le spectateur ayant parfois du mal à saisir les motivations des personnages, surtout s’il relâche un moment son attention, mais ce brouillage reflète surtout la perte de repères et la dérive des jeunes militants (et de leurs chefs) que l’on voit sur l’écran. 
Le titre est bien sûr emprunté à Pasolini, l’une des inspirations majeures du cinéma de Thierry de Peretti, comme l’on pouvait déjà s’en apercevoir à la vision des Apaches, mais cette parenté n’a rien de littéral, c’est plutôt dans l’esprit que l’on peut trouver des passerelles avec l’œuvre du maître italien, en particulier dans la confrontation entre une modernité aveuglante et déstabilisante et la persistance de repères archaïques très forts, issus d’une ruralité encore très présente en Corse.





Une vie violente est construit autour d'un long flash-back central, qui va nous permettre de suivre la trajectoire chaotique d’un jeune étudiant, Stéphane, issu de la bonne bourgeoisie bastiaise (sa mère est notaire, et elle l’a élevé seule), que l’on découvre d’abord à Paris en 2001, avant qu’il ne retourne en Corse pour assister aux funérailles de Christophe, l’un de ses plus proches amis, victime d’un attentat ; on va alors remonter quelques années en arrière, au moment où Stéphane, peu politisé, va accepter de cacher des armes pour aider un ami, ce qui va lui valoir d’être arrêté et de se retrouver en prison, où il va rencontrer un militant plus âgé, François, qui va devenir un mentor politique (il lui fait lire Frantz Fanon, et les théoriciens de la lutte contre le colonialisme, alors qu’il était au départ plutôt porté sur la littérature, on le voit par exemple plongé dans Les Démons de Dostoïevski) et peut-être aussi une sorte de père de substitution. 
Tous ces passages dans la prison peuvent évoquer le film de Jacques Audiard Un prophète, et on pourrait d’ailleurs penser aujourd’hui en les voyant à la question de la "radicalisation" qui est au cœur de la problématique du terrorisme djihadiste, mais les deux situations sont évidemment très différentes, et le rapprochement ne doit pas être poussé trop loin. En sortant de prison, il va donc suivre François dans le mouvement clandestin qu’il a créé avec son ami Marc-Antoine pour s’opposer à ce qu’il considère comme les dérives de ses anciens frères d’armes. Stéphane engage alors ses amis, originellement plutôt versés dans le petit banditisme, à les rejoindre, et très vite, on va assister à l’engrenage d’une violence de plus en plus déchaînée, sur le principe de la loi du talion. 
Le scénario du film est en prise directe avec les événements réels de cette époque : la création d’Armata Corsa par François Santoni et Jean-Michel Rossi, que l’on reconnaît facilement derrière les personnages de François et Marc-Antoine, les nuits bleues, l’impôt révolutionnaire, porte ouverte à la justification du racket et à la dérive vers le banditisme, les règlements de compte entre factions rivales, les collusions entre les nationalistes purs et durs et les représentants de l’État (c'est l’époque des fameux "accords de Matignon", et il y a une scène très drôle où l’on voit la femme du maire de Paris (l'inénarrable Xavière Tiberi dans la réalité) tenir à tout prix à se faire prendre en photo dans un grand restaurant parisien en compagnie du sulfureux chef nationaliste Marc-Antoine, envers qui elle multiplie les manifestations d’affection), l’assassinat de François lors d’une fête de mariage, comme ce fut le cas pour Santoni...




Tout cela est représenté, et pourtant Une Vie violente n’est pas seulement une chronique de cette époque et pas du tout un film "engagé" défendant une thèse ! C’est une œuvre beaucoup plus singulière et beaucoup plus universelle ; elle tire d’abord son originalité d’un filmage nerveux, toujours très près des corps des acteurs (alors que les scènes de violence sont filmées de beaucoup plus loin, évitant ainsi tout effet de complaisance), avec la plupart du temps des plans-séquences qui permettent aux acteurs d’exister formidablement sur l’écran en développant des scènes ou des conversations que l’on croirait improvisées tant elles paraissent vraies et spontanées. On parle en effet beaucoup dans ce film, et cette ivresse du verbe (à laquelle correspond l'ivresse des armes à feu et de la volonté de puissance qu'elles représentent) est une constante de la personnalité de ces militants corses qui ne s’aperçoivent même plus du gouffre qui se creuse entre leurs aspirations identitaires, leurs convictions idéologiques et la réalité de plus en plus sordide de leurs actions.




Stéphane, le héros (ou anti-héros) du film est d’ailleurs emblématique de ce décalage : il semble toujours à côté du réel auquel pourtant il participe ; les valeurs qui le font agir (l’amour de sa terre, le sens de l’amitié et d’une certaine fraternité dans la lutte) sont très ancrées en lui, mais il ne fait rien pour arrêter la spirale mortifère dans laquelle il s’est engagé, avec candeur et détermination tout à la fois. Tous les acteurs du film (pour la plupart des amateurs choisis sur castings) sont magnifiques, mais Jean Michelangeli, qui n’est pas non plus un acteur professionnel, se révèle particulièrement remarquable : il donne à ce personnage complexe une force intérieure et une grâce qui frappent le spectateur (j’ai pensé souvent en le voyant à Christian Patey, le "modèle" bressonien de L’Argent, le dernier film du maître : il y a entre eux une proximité physique, mais surtout le même détachement, la même capacité à être à la fois ailleurs et incroyablement présent dans le plan) ; ce qu'il fait est vraiment très fort !





Le film rejoint aussi l’universel par la façon dont tous les thèmes qu’il aborde sont traités : cette intrigue puisée dans la réalité parfois la plus triviale rejoint en fait la tragédie la plus archaïque, avec ces frères qui s’entretuent (on pense à Goodfellas, par exemple dans la scène du café où il est question d'une dette à rembourser, mais aussi aux affrontements fratricides de La Notte di San Lorenzo des Taviani), ces personnages sur lesquels pèse un fatum qui va les écraser et les détruire. Il y a même une évocation des Parques dans un hallucinant plan fixe de plusieurs minutes vers la fin du film, où la mère de Stéphane va se retrouver dans une tablée de femmes proches des ennemis de son fils, et dont elle espère obtenir la protection ; or, ces dernières, occupées à déchiqueter tranquillement des langoustes, vont multiplier les sarcasmes, les allusions, les moqueries, complètement insensibles à la détresse de celle qui est venue les implorer : elles la renvoient impitoyablement à la loi du sang et du destin, avec la même insensibilité et le même cynisme que mettaient leurs époux ou leurs amants à accomplir leurs règlements de comptes. 
On est loin ici de la Corse des cartes postales, et au cœur d’une vérité humaine qui glace le sang. Pourtant, et le paradoxe est beaucoup moins évident quand on a vu le film, Une Vie violente n’est pas un film sordide ou désespéré ; il y règne une jubilation et une grâce dans le filmage que l’on ne retrouve pas souvent aujourd’hui au cinéma. La vie y triomphe finalement, et la force de l’art, comme dans ce long travelling final où l’on suit Stéphane tandis qu'il arpente les rues de Bastia : on devine sous son tee-shirt la forme du gilet pare-balles qu’il porte, mais il paraît tranquille, presque serein ; il marche seul dans le soleil et plus rien ne semble compter pour lui que cette vérité ultime : là, maintenant, que ce soit pour quelques minutes encore ou pour l’éternité, il est vivant...





Les dernières lignes du roman de Pasolini, Una vita violenta

(Traduction personnelle : "Mais puisqu'il fallait mourir, il avait décidé que ce serait dans son lit : et dans les circonstances actuelles, on lui donna très facilement la permission de retourner à la maison. C'était une belle journée, très douce, vers la fin septembre, le soleil brillait dans un ciel immaculé, et les gens bavardaient ou chantaient dans les rues aux immeubles neufs.
Quand Tommaso se retrouva dans son petit lit, il lui sembla qu'il se sentait mieux. En fin de compte, l'heure de l'extrême-onction n'était pas encore venue ; depuis quelques heures la toux avait cessé, et il avait même réclamé à sa mère un peu de ce vin de Marsala que lui avait apporté Irène. Mais ensuite, avec la tombée de la nuit, il se sentit de plus en plus mal : il se remit à vomir du sang, il toussa, toussa sans pouvoir reprendre son souffle, et adieu Tommaso.")


La page Facebook du film

Un très bon article de blog sur le film (cliquez pour lire)







vendredi 1 juin 2018

Per la morte di Napoleone Eugenio (Pour la mort de Napoléon Eugène)




Les hasards d'une recherche m'ont conduit vers ce poème de Giosuè Carducci extrait des Odes barbares et dédié à la mémoire du fils unique de Napoléon III et d'Eugénie de Montijo, Napoléon Eugène, dit Louis-Napoléon, tué à vingt-trois ans, le premier juin 1879, en combattant sous l'uniforme rouge des Britanniques contre les Zoulous sur les côtes océaniques de l'Afrique australe. C'est une belle figure que celle de ce "petit prince" exilé, courageux et attachant, qui ne connaîtra jamais la gloire à laquelle il était promis sous le nom de Napoléon IV. Le poème s'ouvre sur l'évocation de la "sagaie barbare" qui lui fut fatale avant de s'attarder dans un souffle hugolien sur le destin funeste des Bonaparte, symbolisé par l'invocation de l'ombre dolente de la mère de l'Empereur, Letizia, "Niobé corse" recluse dans sa maison d'Ajaccio. On remarquera au passage que Carducci ne s'embarrasse guère de la vérité historique, puisque Letizia est morte en 1836 (à Rome, et pas à Ajaccio !), c'est-à-dire vingt ans avant la naissance de cet arrière-petit-fils qu'elle n'a jamais connue... Il n'est pas non plus très attaché à la vérité géographique si l'on en juge par la description qu'il fait de la maison natale de l'Empereur, bien loin de ce qu'elle est dans la réalité ! Mais tout cela n'a que peu d'importance puisqu'il reste un fort beau poème, d'une puissance lyrique impressionnante (et fort difficile à traduire, j'ai essayé ici de faire de mon mieux !).


PER LA MORTE DI NAPOLEONE EUGENIO 

Questo la inconscia zagaglia barbara 
 prostrò, spegnendo li occhi di fulgida 
 vita sorrisi da i fantasmi 
 fluttuanti ne l'azzurro immenso. 

L'altro, di baci sazio in austriache 
 piume e sognante su l'albe gelide 
le dïane e il rullo pugnace, 
 piegò come pallido giacinto. 

 Ambo a le madri lungi ; e le morbide 
 chiome fiorenti di puerizia 
 pareano aspettare anche il solco 
 de la materna carezza. In vece 

 balzâr nel buio, giovinette anime, 
 senza conforti ; né de la patria 
 l'eloquio seguivali al passo 
 co' i suon de l'amore e de la gloria. 

 Non questo, o fósco figlio d'Ortensia, 
 non questo avevi promesso al parvolo : 
 gli pregasti in faccia a Parigi 
 lontani i fati del re di Roma. 

 Vittoria e pace da Sebastopoli 
 sopían co 'l rombo de l'ali candide 
 il piccolo : Europa ammirava : 
 la Colonna splendea come un faro. 

 Ma di decembre, ma di brumaio 
 cruento è il fango, la nebbia è perfida : 
 non crescono arbusti a quell'aure, 
 o dan frutti di cenere e tòsco. 

 Oh solitaria casa d'Aiaccio, 
 cui verdi e grandi le querce ombreggiano 
 e i poggi coronan sereni 
 e davanti le risuona il mare ! 

 Ivi Letizia, bel nome italico 
 che omai sventura suona ne i secoli, 
 fu sposa, fu madre felice, 
 ahi troppo breve stagione ! ed ivi, 

 lanciata a i troni l'ultima folgore, 
 date concordi leggi tra i popoli, 
 dovevi, o consol, ritrarti 
 fra il mare e Dio cui tu credevi. 

 Domestica ombra Letizia or abita 
 la vuota casa ; non lei di Cesare 
 il raggio precinse : la còrsa 
 madre visse fra le tombe e l'are. 

 Il suo fatale da gli occhi d'aquila, 
 le figlie come l'aurora splendide, 
 frementi speranze i nepoti, 
 tutti giacquer, tutti a lei lontano. 

 Sta ne la notte la còrsa Niobe,
 sta su la porta donde al battesimo 
 le uscíano i figli, e le braccia 
 fiera tende su 'l selvaggio mare : 

 e chiama, chiama, se da l'Americhe, 
 se di Britannia, se da l'arsa Africa 
 alcun di sua tragica prole 
 spinto da morte le approdi in seno.

Giosuè Carducci  Odi barbare, 1877






POUR LA MORT DE NAPOLÉON EUGÈNE

Celui-ci, l'inconsciente sagaie barbare
le terrassa, éteignant ses yeux
auxquels souriaient des rêves de gloire
flottant dans l'azur immense

L'autre, rassasié de baisers dans la douceur 
autrichienne et rêvant des dianes 
et des tambours de guerre dans des aubes glaciales,
se fana comme une pâle jacinthe.

Tous deux loin de leurs mères, et leurs souples
chevelures éclatantes de jeunesse
semblaient attendre encore
l'empreinte de la caresse maternelle. Au contraire,

ces jeunes âmes basculèrent dans la nuit,
sans nul réconfort ; l'éloge de la patrie
ne les accompagna pas au tombeau
aux accents de l'amour et de la gloire.

Ce n'est pas cela, sombre fils d'Hortense,
ce n'est pas cela que tu avais promis à ton petit enfant :
devant Paris, tu avais prié
 que le sort du roi de Rome lui fût épargné.

La victoire et la paix de Sébastopol
berçaient le petit sous leurs blanches ailes :
l'Europe admirait :
la Colonne brillait comme un phare.

Mais de décembre, mais de Brumaire
la boue est cruelle, et le brouillard perfide :
les arbustes ne croissent pas dans cet air fétide,
ou donnent des fruits cendreux et empoisonnés.

Ô maison solitaire d'Ajaccio,
qu’ombragent les grands chênes verts
qu'entourent les collines paisibles
et devant qui résonne la mer !

Là, Laetitia, beau nom italique
qui désormais dans les siècles évoque le malheur,
fut épouse et mère heureuse
pour une saison hélas trop brève ! Et c'est là,

lancée sur les trônes l'ultime foudre,
des lois de concorde données aux peuples,
que tu devais, ô consul, te retirer
entre la mer et Dieu, en lequel tu croyais.

Ombre domestique, Laetitia maintenant habite
la maison vide : l'auréole de César
ne ceignit pas son front, la mère corse
vécut parmi les tombes et les autels.

Son fils fatal aux yeux d'aigle,
ses filles splendides comme l'aurore,
ses petits-fils frémissants d'espérance,
tous périrent, tous d'elle éloignés.

Elle est là dans la nuit, la Niobé corse,
elle se tient sur la porte d'où pour leur baptême
sortaient ses enfants, et fière elle tend 
les bras vers la mer tempétueuse :

et elle appelle, elle appelle, pour que des Amériques,
de la Grande-Bretagne, ou de la brûlante Afrique
quelqu'un de sa race tragique,
poussé par la mort, aborde sur son cœur.

(Traduction personnelle)






« Quelques semaines plus tard, sept des trente Zoulous qui ont participé à cette attaque sont faits prisonniers par les Anglais. Ce sont eux qui ont raconté les derniers moments du Prince Impérial. De sa main restée valide, la gauche, il a réussi à sortir son revolver et, sans chercher un instant à fuir, il a marché lentement à l'ennemi. Les Zoulous ont été étonnés d'une telle bravoure. De la main gauche, donc, il tire trois coups de revolver. Est-ce sa main qui tremble, ou plutôt l'agilité des Zoulous, prompts à faire un bond de côté, mais il rate les trois coups. Il trouve encore la force de saisir au vol une sagaie et de la retourner contre ses assaillants, mais, en se défendant, il ne voit pas un trou, trébuche, et reçoit une sagaie au côté gauche. Alors, il tombe et c'est la curée : dix-sept blessures, toutes de face.
Louis meurt, abandonné par ses camarades, seul avec son rêve, le grand rêve napoléonien, qui l'a enchanté depuis l'enfance. Et, tandis que son père a vainement cherché la mort sur le champ de bataille de Sedan, il sera le seul des Bonaparte à être tué à l'ennemi. Les Zoulous dépouillent son corps et se partagent ses vêtements : pantalon, dolman, le gilet en peau de renne, le casque et le sabre. Ils abandonnent les bottes à quelques mètres de là : trop petites pour leur servir, ils les jettent, encore garnies de leurs éperons. Et le cadavre demeure nu sur le sol, dans le grand silence, bientôt sous la nuit étoilée. »

(extrait de Napoléon IV, d'Alain Frerejean, éditions Albin Michel, très bonne biographie parue en 1997)


Images : en bas, (1) dessin de P. Jamin, musée de Versailles

en bas, (2) Le Prince Impérial et son chien Nero, marbre de J.-B. Carpeaux, musée d'Orsay, Paris



samedi 17 mars 2018

Vers la lumière




J'ai déjà évoqué dans ce blog la grande exposition de Jean-Paul Marcheschi au musée de Bastia,  Abîmes Abysses, il y a déjà quatre ans ; en lisant le fort intéressant volume de correspondance entre Marie Ferranti et Jean-Guy Talamoni qui vient de paraître aux éditions Gallimard, joliment intitulé Un peu de temps à l'état pur, j'ai beaucoup aimé le passage où Marie Ferranti raconte sa visite de l'exposition avec le peintre, peu de jours avant l'ouverture au public. Je reproduis ici ce très beau texte :

Le jour où j’écrivais ce texte, je pensais encore aux images de désir et de mort que j’avais vues la veille. En compagnie de Jean-Paul Marcheschi, j’avais visité l’exposition qu’il préparait au musée de Bastia
Le musée est enclos dans la forteresse génoise. 
Les œuvres de Marcheschi, les premières que je vis, étaient installées dans l’ancienne prison : des grands tableaux sombres, rétro-éclairées, composés de dizaines de feuillets reliés entre eux et collés sur un panneau : un assistant s’y employait. 
Les pinceaux de Marcheschi sont du feu qu’il dompte selon l’interprétation et le sens qu’il veut donner à l’œuvre. Images des abîmes et des abysses — c’est le titre de l’exposition — inspirées de La Divine Comédie, du Pharaon noir, à l’origine du duende, de métaphores personnelles : le noir domine ; le blanc l’exalte. 
Tout était en voie d’achèvement, mais rien n’était fini. Nous arpentions ce chaos apparent. Un bestiaire fantastique longeait le sol : je l’éclairai à l’aide de mon téléphone. Certaines sculptures étaient encore enveloppées dans du papier de soie. Il n’émergeait de ce friselis blanc qu’une tête d’oiseau, un bec ; de grands oiseaux aux ailes déployées étaient débarrassés de cette gangue légère, certains ressemblaient à ces gargouilles des vieilles cathédrales, et un marcassin, qui semblait vif, apparut dans la lumière. Tous étaient également d’un noir d’encre. 
Nous quittâmes la prison et grimpâmes un étage.


Le Gouffre (détail)

Le sanglier

Je me retrouvai dans un labyrinthe illuminé d’œuvres au noir.


La Terre

Impératrice enfant

Fractal

Bouchant la fenêtre, un globe terrestre, mais les pays étaient aussi des feuillets de carnets écrits, comme huilés par la cire, et les océans étaient blancs ; de l’un des tableaux, issus de la sculpture et du magma des formes, Jean-Paul me fit découvrir un crâne de la noirceur de la suie, qui affleurait des profondeurs ; selon l’angle de vue, il remontait à la surface ; puis, une grande œuvre : un arbre immense, au ramage courbe qui touchait presque le sol ; deux femmes se tenaient sur le côté opposé ; une tante de l’artiste, morte jeune, en avait inspiré la silhouette. Elles étaient figées dans le recueillement, figures silencieuses, comme celles de Giotto, regardant passer au fil de l’eau un cadavre pétrifié. Devant cette œuvre, un lac noir, encore vide, où l’on verserait, au dernier moment, une eau lustrale, qui refléterait l’œuvre entière.


Lac du sommeil et de l'oubli


Cet artifice n’était pas inutile. De sa simplicité naîtrait un effet de profondeur : il était garant du vertige causé par le frémissement du reflet, sa fragilité, sa rupture, la difficulté à cerner l’illusion entre l’œuvre accomplie et celle reflétée. L’abîme est toujours intérieur ; le lac noir le réfléchit.


Le bateau




Enfin, en face d’une ouverture, où étaient enserrés un carré de mer et un grand paquebot peint en blanc et bleu, presque irréel, une barque transparente était posée, sur un socle haut. À l’intérieur de la coque, un noir de fumée vaporeux qui semblait s’évanouir dans l’air, flotter dans le bleu du ciel et dans le bleu de la mer. On ne peut ouvrir la gaine en Plexiglas qui sangle la barque sans risquer qu’elle tombe en poussière. C’est de la suie sculptée, un souffle noir, prisonnier de la transparence. 
Une salle était consacrée aux dernières œuvres : celles du rouge de la lave et du sang. Les trois couleurs étaient réunies : noir, blanc, rouge, et l’alchimie réussie : je voyais les voyelles de Rimbaud.

Marie Ferranti (extrait d'Un peu de temps à l'état pur, Correspondance avec Jean-Guy Talamoni, Gallimard, 2018)


Cercle rouge avec sciarra




A lire sur le même thème : Citadelles de la mémoire

Images : merci à Mathieu François Du Bertrand pour les images du sanglier, du Lac du sommeil et de l'oubli et du bateau. (Site Flickr)



samedi 17 février 2018

La Corse des solitudes





Un deuxième extrait de Vers l'invisible, le tome du Journal de Julien Green dans lequel il raconte son séjour en Corse au mois d'août 1958 :

Hier à Poggio d’Oletta. On traverse Oletta et on monte. On arrive à un village où il y a deux églises côte à côte, toutes deux du dix-huitième siècle, pauvres et belles. Nous sommes dans le premier des trois villages qui composent Poggio et il faudra grimper pour voir les deux autres. Une vue immense, de longues collines, des vallées inondées de lumière, avec des hameaux gris, blancs et roses dispersés çà et là. Nous montons encore pour atteindre le tout dernier village, Poggio-le-Haut. Il donne l’impression d’avoir mille ans et plus, avec ses maisons de pierres grises et noires et ses rues qui ont le roc pour pavé. Nous en suivons une qui serpente et se dirige simplement vers le ciel : tout au bout, en effet, il y a le ciel. J’en ai reçu une sorte de choc, mais tout m’a frappé dans ce village étrange et fascinant. En voyant ces rochers sortant de terre sous nos pieds, cette pierre usée et polie par les pas de milliers d’hommes et de femmes, j’ai essayé de voir les choses par les yeux des gans d’ici. De son enfance jusqu’à sa mort, l’habitant sait qu’il y a une roche de telle forme entre la dernière et l’avant-dernière maison. Rien ne bouge ici, rien n’est nouveau. La maison, c’est du rocher, c’est encore de la montagne. A Paris où tout change et se dérange et se défait, nous ne savons plus où nous sommes et le sol fuit sous nos pieds, mais à Poggio tout est immobile à jamais. Il doit y avoir chez les gens de ce village un sens de l’éternité dont ils ne se rendent pas compte. Combien d’entre eux ont jamais fait le voyage de Saint-Florent ? N’ai-je pas connu des Vénitiens qui n’avaient jamais quitté Venise ? En redescendant, nous nous arrêtons au second Poggio. C’est bien autre chose. Une rue étroite et fraîche, puis de petites places carrées qui se commandent les unes les autres comme les pièces d’un appartement. En s’y promenant, on a l’impression d’être chez quelqu’un qui est sorti. Personne. Dans une fenêtre, une colombe blanche sur le rebord de pierre, contre le grand fond noir de la salle vide. Les belles demeures sévères nous regardent. Pas un son. Un petit chat couleur de fumée joue sur les marches d’un perron. Un enfant de quatre ou cinq ans nous considère en silence. 





A l’église d’Oletta où j’entends la messe, le dimanche, les hommes se tiennent au fond, près de la porte, absolument immobiles. On ne les entend pas, mais ils sont là, un peu comme des arbres, ils ont cette dignité qu’ont les arbres. Ce sont sans doute les êtres les plus mystérieux que j’aie connus. On a l’impression que le village est sauvé en bloc, comme une seule personne. Partout une propreté sans défaut. Ce n’est ni le Midi de la France, ni l’Italie, ni l’Espagne, c’est la Corse des solitudes.

Julien Green  Vers l'invisible, Journal 1958-1967  Editions Plon, 1967







Images : (1) Simon Massicotte  (Site Flickr

(2) et (3) merci à Stéphane Lagarde  (Site Flickr)



mercredi 7 février 2018

Vers l'invisible




En août 1958, Julien Green séjourne en Corse, près d'Oletta, dans le canton du Nebbio (dans les parages du Cap Corse), et il consacre à ce séjour quelques entrées de son Journal de cette année-là, publiées en 1967 dans le volume Vers l'invisible (1958-1967). Je recopie ici quelques extraits significatifs de ces souvenirs de Corse, qui méritent certainement de figurer parmi les plus belles pages que l'Île a inspirées à un écrivain.

3 août. — A Oletta, en Corse, non loin de Saint-Florent. De nos fenêtres, nous voyons au loin, sur une colline, le village dominé par les deux tours de son église baroque. Le jardin est plein d'odeurs grisantes. Du matin au soir, la Corse vous promène sous le nez un bouquet de fleurs. Les habitants ne saluent et ne sourient que si on les salue d'abord, mais alors ils se montrent très cordiaux. Quant au paysage, que puis-je en dire ? Je me demande s'il n'est pas nécessaire de venir ici pour savoir à quel point la terre est belle. J'ai pourtant voyagé dans deux parties du monde et même dans trois... Sous les figuiers du jardin, il y a six colombes d'une blancheur qui fatigue la vue lorsqu'elle vont se promener au soleil pour se faire admirer. Elles sont si blanches que l'ombre de leurs plumes sur leurs plumes semble encore de la blancheur. Parfois elles s'envolent au-dessus de la vallée jusqu'au village, parcourant en une minute un espace que nous ne franchissons à pied qu'en une demi-heure, et vont se poser sur l'église.





Non loin d'ici, à Murato, dans une sauvage et magnifique campagne cernée de collines d'un vert qui fait songer à un velours usé, il y a une église très ancienne et d'une simplicité étonnante. Elle est toute blanche, rayée horizontalement de bandes vert-de-gris foncé. Des ornements en frise courent tout autour des murs, exposés au vent, au soleil. Le dessin est beau. On voit — c'est la frise qui m'a le plus frappé — un serpent énorme qui sort d'un arbre et tient dans sa gueule une pomme qu'il offre à Eve ; celle-ci, déjà, se cache d'une main. A l'intérieur de l'église, rien. Un autel de bois, mais des ornements d'une grande élégance sculptés dans les murs. Cette église si riche et si pauvre, si belle et si sévère, se dresse au soleil couchant, toute seule au milieu des collines dénudées, un peu comme une âme devant Dieu.






12 août. — Étendu sur mon lit, je vois le soleil se coucher dans mes vitres. Pourquoi cela m’attriste-t-il ? Je sais bien qu'il va falloir quitter la terre, ou plutôt m'enfouir dedans. La nuit dernière, sur la terrasse, je regardais avec émerveillement les étoiles aussi nombreuses et aussi brillantes que dans le ciel d'Afrique. J'ai beau essayer de me faire à cette idée qu'il faut s'en aller un jour, je serais consterné de mourir maintenant.

Julien Green  Vers l'invisible Journal 1958-1967, Librairie Plon, 1967






Images : tout en haut, Marcel Dormanns  (Site Flickr)

(2) Oletta, église Sant'Andria SourceWikiCommons

(3) Murato, église San Michele Source : Site Flickr

(4) Dan Hutt (Site Flickr)


(6)  Angela Massagni  (Site Flickr)

(7) Source : WikiCommons

dimanche 26 novembre 2017

Mémoire, mère d'oubli




Note : à l'occasion de la sortie de la traduction française du livre de Maurizio Bettini Contre les racines, aux éditions Flammarion (dans la collection Champs actuel), je republie ici l'article que j'avais écrit à ce propos il y a cinq ans, au moment où le livre était paru en Italie :

Maurizio Bettini, professeur de philologie classique à l’Université de Sienne, vient de publier un petit livre intitulé Contro le radici (Contre les racines, Il Mulino Ed. Collezione Voci, 2012). Il s’agit d’une réflexion polémique, mais très stimulante, sur les thèmes de la tradition, de l’identité et de la mémoire. J’avoue ne pas avoir été convaincu par la manière dont l’auteur critique la métaphore arboricole des "racines", selon lui forcément contraignante pour l’individu puisqu’elle l'enferme dans une identité "verticale", autoritaire et exclusive ; il lui préfère pour sa part la métaphore plus "horizontale" et accueillante des sources, des ruisseaux, des fleuves et des affluents dont les eaux peuvent se répandre et se mêler de façon plus libre. 

On comprend bien le sens de cette substitution, qui veut offrir une vision plus ouverte de l’identité, celle-ci n'étant plus centrée sur la tradition et l’origine, mais située de façon plus diffuse autour du partage et de l’échange. Il y a tout de même ici le risque d’une dilution, d’une sorte de fusion dans un ensemble indifférencié que Bettini ne me semble pas prendre en compte de façon assez nette dans son raisonnement, tout concentré qu’il est sur sa volonté de critiquer le déterminisme des racines, et d'en dénoncer les effets pervers. La réflexion qu’il conduit dans la seconde partie de l’ouvrage m'a semblé beaucoup plus convaincante, puisqu'il s'y arrête sur les paradoxes de la tradition et de la mémoire aux prises avec une certaine modernité qui, en cherchant à en exalter les mérites, ne parvient en fait qu’à les occulter, par exemple à travers le développement du tourisme de masse. Je cite ici à ce propos le dernier chapitre de l’ouvrage : 

«Je voudrais conclure ces réflexions en traitant d’un sujet moins dramatique que le conflit qui a dévasté le Rwanda à la fin du siècle précédent : le rapport entre le tourisme et la mémoire culturelle, en prenant comme exemple une visite que j’ai faite il n’y a pas très longtemps à Corte, en Corse. Cette petite expérience me semble tout à fait appropriée pour mettre en lumière un autre paradoxe lié au thème de la tradition et des racines dans la société contemporaine. 

Je m’étais rendu à Corte poussé par la curiosité de découvrir le lieu qui avait été le berceau de l’indépendance de l’île. C’est en effet dans cette ville qu’a été rédigée la première Constitution corse, quand Jean-Pierre Gaffori fut élu chef de la nouvelle Nation; après l’assassinat de Gaffori, cette même ville devint la capitale de la Corse indépendante pendant la période de Pascal Paoli, le héros des Lumières, l’élève d’Antonio Genovesi et l’homme d’état admiré par Rousseau. Je savais aussi que c’était à Corte que Paoli avait créé la première imprimerie corse et installé l’Université de Corse, fermée par la suite, et pour longtemps, par les Français – en somme, j’imaginais que j’allais découvrir le lieu où la Corse d'aujourd'hui a ses racines, pour utiliser une métaphore bien connue. Cela n’a pas été exactement le cas. 

Je me suis en fait retrouvé dans une petite ville très touristique (au moins dans sa partie la plus ancienne), dont le cours et les places principales sont constellés de restaurants qui se veulent typiques, de boutiques qui vendent des produits alimentaires également typiques, des couteaux fabriqués en Chine qui portent sur la lame l’inscription "vendetta corse", des hachoirs et des coupes en bois d’olivier comme on peut en trouver à Malaga ou à Castellina in Chianti. Sur la place dédiée à Pascal Paoli, située dans la partie basse de la ville, la statue du héros était entourée de motocyclettes garées n’importe comment. Dans la partie haute de la ville, la petite place consacrée à Gaffori était entièrement occupée par les tables et les chaises des divers bars et restaurants qui l'entourent. Il était même impossible de s’approcher de la statue du général, dressée au centre de la place ; en fait, on ne parvenait même plus à la voir : qui s’y serait risqué aurait immanquablement renversé un parasol, ou écrasé les pieds de quelques innocents Allemands en train de déguster leurs crèmes glacées. Pendant ce temps-là, un petit train vert, composé d’une locomotive à la Disney et de petits wagons de plastique, promenait à travers les ruelles des caravanes de touristes occupés à photographier tout ce qu'ils pouvaient, sans bien savoir pourquoi. Du point de vue de la mémoire culturelle, la visite à Corte était plutôt décevante. Pour en retrouver un écho, il ne restait plus qu’à entrer dans le musée construit à l’intérieur de la citadelle – comme c’est souvent le cas, la tradition se tenait retranchée derrière une billetterie, des gardiens, des vitrines, des murs.





Je me retrouvais donc face à un authentique paradoxe : un lieu de la mémoire s’était transformé, pour cette raison même, en lieu de l’oubli. On pourrait d’ailleurs observer le même phénomène dans beaucoup d’autres localités italiennes et européennes que la tradition a marquées d’une forte empreinte. Ce qui attirait à Corte les visiteurs, les éloignant un moment de leurs plages estivales, c’était, de façon plus ou moins consciente, l’aura de culture et d’histoire qui entourait cette petite ville. Tout cela aboutissait pourtant à un paradoxe, puisque les conséquences de cette attraction finissaient par aller à l’encontre de la cause même qui l’avait provoquée. Les souvenirs accumulés dans les pierres de la ville, dans les statues érigées à la gloire des héros locaux, dans les impacts que les balles des soldats génois avaient laissés sur les murs de la maison Gaffori, avaient fini par générer autour d’eux un réseau d’activités et une foule de gens qui non seulement ne prêtaient aucune attention à ces souvenirs, mais finissaient même par en occulter la présence derrière une barrière de glaciers, de petits trains et de "vendettas corses" made in China. Avec le tourisme en guise de sage-femme, la mémoire culturelle avait fini par accoucher de son propre oubli.»

Maurizio Bettini  Contro le radici, Il Mulino Ed., 2012  (Traduction personnelle)









Images : en haut, Denis Trente-Huittessant  (Site Flickr)

au centre, Jaroslav Mrkvicka  (Site Flickr)

en bas, Yves Benoit  (Site Flickr)


On peut voir ici une émission de la série Le Storie (Rai Tre) où Maurizio Bettini parle de son ouvrage Contro le radici (en italien, bien sûr).

lundi 28 août 2017

Une nuit d'été




C’était une nuit d’été, plus précisément celle du dix-huit août 1978, dans le port de Cavallo, une petite île entre la Corse et la Sardaigne. Cette nuit-là, en rejoignant son yacht, le prince Victor Emmanuel de Savoie, héritier en exil de la couronne d’Italie, s’aperçoit que l’on a sans sa permission emprunté son Zodiac. Les responsables sont sans doute un groupe de riches et bruyants Italiens que le prince a déjà remarqué et qu’il n’apprécie guère. Furieux, il se saisit d’un fusil et tire à deux reprises en direction du groupe de malotrus.
Au même moment, un jeune touriste allemand de dix-neuf ans, Dirk Hamer, dort dans une barque amarrée à proximité ; il sera atteint par un projectile. Transporté à Porto-Vecchio, puis dans un hôpital de Marseille, il faudra l'amputer d’une jambe. De nombreuses complications surviendront et d’autres opérations auront lieu en Allemagne, à l’hôpital d’Heidelberg. Dirk Hamer mourra quatre mois plus tard, à la suite d’un terrible calvaire.
Le prince italien restera en prison quelques semaines à Ajaccio, puis il sera libéré dans l’attente de son procès. Le parcours judiciaire, long et tortueux, s’achèvera treize ans plus tard : le prince sera finalement acquitté, avec une amende légère pour port d’armes abusif. L’affaire connaîtra un rebondissement inattendu en 2006, quand le prince, finalement autorisé à rentrer en Italie, sera brièvement incarcéré pour une sombre affaire de corruption et de jeux de casino truqués (l’affaire s’est conclue par un non-lieu). Dans une conversation (enregistrée) avec ses camarades de cellule, le prince reconnait au passage que, dans l’affaire de Cavallo, il a réussi à berner tout le monde (« Anche se avevo torto, devo dire che gli ho fregati. » «Même si j'avais tort, je dois dire que je les ai bien eus.»)...
Dans un recueil de nouvelles qui vient de paraître en Italie, Non saremo confusi per sempre (Nous ne serons pas perdus pour toujours), le jeune romancier Marco Mancassola se souvient de cette histoire. Dans la nouvelle intitulée, Un principe azzurro (Un prince charmant), il imagine qu’une troupe de comédiens revient sur l’île de Cavallo pour y monter un spectacle inspiré par le drame. Mais comme on le verra dans l’extrait que je cite ici, dans une traduction personnelle, la fiction parviendra cette fois-ci à bouleverser la réalité :




Le soir du spectacle, quelques autres barques arrivèrent dans la baie. Il y avait des journalistes et des amis de Claudio. Même avec ce renfort, le public était plutôt réduit. Tobias, Chiara et moi étions sur la plage, un peu tendus, tandis que la lune montait dans le ciel comme un œil curieux. L’installation semblait rudimentaire, il n’y avait même pas une vraie scène, mais en fait, cette simplicité n’était qu’apparente. Le son, par exemple, était un problème dans un pareil contexte. Il y eut donc des problèmes techniques qui retardèrent le début du spectacle, nous laissant dans l’attente jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Pour distraire le public, ce cher Vincent trouva judicieux de sortir son appareil stéréo, et il proposa de nous faire entendre quelque chose... Personne ne protesta. Nous étions déjà tous ailleurs, captivés, hypnotisés en songeant à la représentation qui allait avoir lieu. Peut-être aussi effrayés, comme des participants à une séance de spiritisme.
Le spectacle tout entier se déroulait dans des barques, chaque acteur se tenant en équilibre au bord de l’embarcation, tandis que le public suivait tout cela depuis la plage, muet, debout, comme l’étaient les témoins du drame qui s’était déroulé trente ans auparavant. La source principale de lumière arrivait de la plage ; elle provenait des phares d’une automobile.
Les faits étaient racontés à rebours, en partant de l’arrestation du prince en 2006 pour ensuite reculer plus loin dans le temps. Chaque scène se déroulait comme une anticipation, et nous remontions progressivement à l’origine de ce que nous venions à peine de voir.
Une brise humide commença à monter de l’eau. Les quelques personnes présentes sur la plage se rapprochèrent les unes des autres, sans détacher les yeux de ce qui se passait dans les barques. Les personnages n’avaient pas de nom, il étaient réduits à leur propre rôle : le prince, le jeune homme, le père de la victime.
C’était presque l’aube quand arriva la dernière scène. Une lueur intense, électrique et mélancolique, commença à éclaircir l’horizon, tandis que les constellations pâlissaient dans le ciel, et que retentissait le coup de fusil du prince. Il devait sûrement s'agir d'une arme chargée à blanc ; pourtant le fracas déchira le silence de la baie, et, sur la plage, nous fit sursauter, tandis qu'un frisson nous courait sur la peau. C’est à ce moment-là, à cet instant précis, que tout le monde comprit.




La fin avait été changée. Même les acteurs paraissaient surpris. Claudio, notre metteur en scène, avait gardé jusque là le secret sur ses intentions.
Après le coup de feu, le jeune homme se leva sur la barque, vivant, le corps intact, la peau étincelante dans la lumière de l’aube. Il sauta d’un bond dans la barque où se trouvait le prince, lui adressa un sourire et tendit la main vers lui pour lui rendre un gros projectile doré.
Il jeta un dernier regard vers nous. Le jeune homme monta dans un canot, détacha les amarres et s’éloigna vers le large. Quand je compris ce qui était en train de se passer... Quand je compris qu’il s’en allait, libre, vivant pour l’éternité, je courus vers le rivage en tremblant. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. J’aurais voulu lui hurler de revenir, et en même temps, j’avais envie de lui dire de partir très loin, loin de nous et de notre souffrance. Loin de nous et de notre réalité. Loin, très loin de notre royaume perdu.

Marco Mancassola Non saremo confusi per sempre Ed. Einaudi, 2011 (Traduction personnelle)








Images : en haut, portrait de Dirk Hamer

(2) : Jacques Froissant (Site Flickr)

(3) : Eli (Site Flickr)

en bas, Federico Novaro (Site)