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vendredi 19 avril 2019

Mes seules larmes (D'un pianto solo mio)



Sept villes se vantaient d'avoir cerné la Ville :
Auteuil voulait en faire un jardin potager ;
Grenelle en voulait faire un énorme verger ;
Bercy, des entrepôts ; Montmartre, un vaudeville.

Passy faillit en faire un immeuble servile,
Un caravansérail pour le noble étranger ;
Vaugirard, la Villette à ce peuple léger
Faisaient des abattoirs pour sa guerre civile.

Mais la dame a mangé les sept petites sœurs,
Elle a mis pour toujours la liberté de l'âme,
Et tous ces fourniments et tous ces fournisseurs,

Le négoce, l'amour, et la cendre, et la flamme,
Et tous ces boniments et tous ces bonisseurs,
Et les gouvernements gendres et successeurs

Sous le commandement des tours de Notre-Dame

Charles Péguy  Les Sept contre Paris






1

Mio fiume anche tu, Tevere fatale,
Ora che notte già turbata scorre ;
Ora che persistente
E come a stento erotto dalla pietra
Un gemito d'agnelli si propaga
Smarrito per le strade esterrefatte ;
Che di male l'attesa senza requie,
Il peggiore dei mali,
Che l'attesa di male imprevedibile
Intralcia animo e passi ;
Che singhiozzi infiniti, a lungo rantoli
Agghiacciano le case tane incerte ;
Ora che scorre notte già straziata,
Che ogni attimo spariscono di schianto
O temono l'offesa tanti segni
Giunti, quasi divine forme, a splendere
Per ascensione di millenni umani ;
Ora che già sconvolta scorre notte,
E quanto un uomo può patire imparo ;
Ora ora, mentre schiavo
Il mondo d'abissale pena soffoca;
Ora che insopportabile il tormento
Si sfrena tra i fratelli in ira a morte;
Ora che osano dire
Le mie blasfeme labbra :
« Cristo, pensoso palpito,
Perchè la Tua bontà
S'è tanto allontanata ? »

(...)

3

Cristo, pensoso palpito,
Astro incarnato nell'umane tenebre,
Fratello che t'immoli
Perennemente per riedificare
Umanamente l'uomo,
Santo, Santo che soffri,
Maestro e fratello e Dio che ci sai deboli,
Santo, Santo che soffri
Per liberare dalla morte i morti
E sorreggere noi infelici vivi,
D'un pianto solo mio non piango più,
Ecco, Ti chiamo, Santo,
Santo, Santo che soffri.

Giuseppe Ungaretti  Il Dolore (1937-1946)





1

Fleuve mien toi aussi, Tibre fatal,
Maintenant que la nuit passe déjà troublée ;
Maintenant qu'insistant,
Comme exsudé à grand'peine de la pierre,
Un bêlement d'agneaux se multiplie
Égaré dans les ruelles atterrées ;
Que l'attente sans fin du mal,
Le pire mal,
Que l'attente du mal imprévisible
Entrave l'esprit et les pas ;
Que des pleurs infinis, que de longs râles
Glacent chaque demeure, antre peu sûr ;
Maintenant que passe la nuit déjà meurtrie,
Qu'à tout instant sont réduits à néant
Ou risquent les outrages tant de signes
Conduits, presque divins, à resplendir
À travers l'ascension des millénaires ;
Maintenant que déjà démembrée la nuit passe
Et que j'apprends tout ce qu'un homme peut souffrir ;
Maintenant, maintenant, tandis que le monde asservi
Étouffe au gouffre de douleur ;
Maintenant que l'intolérable peine
Se déchaine entre frères en haine à mort ;
Maintenant que ma bouche
Se risque à blasphémer :
« Christ, pensive palpitation,
Pourquoi s'est-elle éloignée
Aussi loin, Ta bonté ? »

(...)

3

C'est dans Ton cœur une plaie,
La somme de la douleur
Que l'homme répand sur la terre ;
Ton cœur, foyer ardent
De l'amour qui n'est point vain.

Christ, pensive palpitation,
Astre incarné dans la ténèbre humaine,
Frère perpétuellement
Immolé pour que soit refait
L'homme plus humainement,
Saint, Saint, Saint douloureux,
Pour délivrer de la mort tous les morts
Et soutenir nous autres malheureux vivants,
Je ne pleure plus mes seuls pleurs,
Vois, je T'appelle, Saint,
Saint, Saint douloureux.

Traduction : Philippe Jaccottet









Images : Passion et Crucifixion, de Bernardino Luini (terminé en 1529) Eglise de Santa Maria degli Angeli, Lugano

Source : Site Flickr



 

Erbarme dich, mein Gott, 
Um meiner Zähren Willen ! 
Shaue hier, Herz und Auge 
Weint vor dir bitterlich. 
Erbarme dich, mein Gott ! 

Aie pitié, mon Dieu, 
à la vue de mes larmes ! 
Vois, mon cœur et mes yeux 
pleurent amèrement devant toi. 
Aie pitié, mon Dieu !

dimanche 24 décembre 2017

Le Berger endormi



Buon Natale a tutti !




Parmi les santons de la crèche napolitaine traditionnelle, Benino "il pastore dormiente" [le berger endormi] est l’une des figures les plus attachantes, et les plus mystérieuses. En général, on place ce santon au point le plus haut de la crèche, loin de la grotte de la Nativité. C’est donc un berger endormi, entouré de quelques brebis ; sa tête est posée contre un rocher, à l’ombre d’un arbre. Le personnage est inspiré des bergers qui, dans l’Évangile de Luc [2, 10-12], veillent près de leurs troupeaux : « un ange du Seigneur se présenta devant eux, la gloire du Seigneur les enveloppa de lumière et ils furent saisis d’une grande crainte. L’ange leur dit : "Soyez sans crainte, car voici, je viens vous annoncer une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple : Il vous est né aujourd'hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur ; et voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire" ». 




Benino représente donc le début du parcours vers la Révélation, son état d’inconscience est la condition nécessaire à l’initiation, à la transfiguration, à la re-naissance par laquelle le dormeur Benino deviendra "il pastore della Meraviglia" [le berger de l’Emerveillement], celui qui, face à l’Enfant-Jésus, ne peut que lever les bras au ciel et ouvrir la bouche en un cri muet, littéralement possédé par l’extase et la joie de la Révélation (ce personnage est aussi le "Ravi" des crèches provençales). Mais dans la symbolique de la crèche napolitaine, le personnage de Benino a une autre signification : c’est celui qui rêve la crèche tout entière, et qui chaque année lui permet de revivre. Il faut prendre garde à ne pas le réveiller, parce qu’avec son rêve, c’est le mystère et l’enchantement de la crèche qui disparaîtraient... 









vendredi 25 mars 2016

À la vue de mes larmes




"Erbarme dich, mein Gott, 
um meiner Zähren willen !"





« À Varallo, près de Vercelli dans le Piémont, l'église Santa Maria delle Grazie réserve au visiteur une surprise spectaculaire. Une fois franchi le seuil de cet édifice franciscain, dont l'allure plutôt simple ne laisse rien soupçonner depuis l'extérieur, on tombe nez à nez avec une fresque monumentale représentant vingt et une scènes de la Vie et de la Passion du Christ, occupant toute la largeur de l'église, soit 10,4 x 8 m. Cette œuvre superbe a été réalisée en 1513 par Gaudenzio Ferrari (1475 - 1546), considéré comme le plus grand peintre piémontais de la Renaissance. C'est grâce à un voyage dans le centre de l'Italie au tout début du seizième siècle qu'il développe son propre style en assimilant les influences du Pérugin, de Léonard de Vinci et de Bramante. Peintre, mais aussi sculpteur et architecte, il est surtout connu pour ses fresques et ses statues du Mont sacré situé sur la montagne qui surplombe la ville. »

Extrait du Dictionnaire insolite de l'Italie, de Régine Cavallaro, aux éditions Cosmopole, 2016










ImagesGaudenzio Ferrari, Cycle de la Vie du Christ, église de Santa Maria delle Grazie, Varallo 



lundi 25 mai 2015

« Il y a de la lumière »




Le 25 mars, jour de l’Annonciation, Neville Rowley, Caroline Duchatelet — une artiste plasticienne qui désirait filmer l’événement — et moi, nous sommes allés au couvent de San Marco assister à l’arrivée de la lumière, à l’aube, bien avant que n’arrivent les visiteurs. (...) 




Il fait encore nuit, il n’y a personne dans les rues, nous arrivons au couvent San Marco. Nous frappons à la porte, on nous mène à travers le cloître jusqu’à l’Annonciation ; nous nous installons face à elle, sur les marches de l’escalier qui mène au corridor
On éteint les spots. Il fait noir dans l’escalier, la fresque semble lointaine, pâle, voilée. On discerne l’Ange et la Vierge, la forme du portique, l’immense douceur de l’espace. On ne voit pas bien, et pourtant, même dans le noir, il y a de la lumière. Elle semble abritée à l’intérieur de l’ombre. On dirait qu’elle respire. Le mur vibre. (...)




L’Annonciation s’adresse à chacun de ceux qui la regardent, comme elle s’adressait aux moines qui passaient devant elle pour rejoindre leur cellule. En témoigne l’inscription en bas de la fresque : « N’oublie pas de dire l’Ave Maria quand tu passes devant cette fresque. » 
Le silence qui habite la fresque se diffuse à nos corps qui se tiennent maintenant dans le calme qu’elle leur prodigue. La partie gauche de la fresque, c’est-à-dire le jardin, sort lentement des ténèbres. La fresque vient ; elle semble se lever doucement depuis la lumière, comme si elle exerçait une poussée dans l’air. 
Chaque regard contient une attente, chaque regard mesure son attente. Le corps se dispose en fonction de ce qui l’anime. Je suis maintenant complètement couché dans l’escalier, embusqué, le regard tendu vers l’Ange et la Vierge, comme à la chasse. 




Le jardin s’annonce. C’est la lumière qui a fait le ciel, la terre, la mer, les arbres. La lumière de la Genèse qui rejoue le temps de la naissance. Elle vient du jardin, c’est-à-dire du premier temps, celui d’Éden, et s’ouvre à ce nouveau lieu qu’est la parole évangélique. La parole qui traverse un corps fait de celui-ci le lieu d’une naissance. Un tel prodige est valable pour la vie de l’esprit, mais aussi pour l’art. 




Voici que les ailes de l’Ange sortent de l’ombre. Leurs couleurs sont celles du jardin : des verts, des rouges, des jaunes. Elles portent la lumière de ce qui vient d’avant — depuis la gauche, depuis le petit jardin clôturé d’Ève ; puis s’ouvrent en dégradé vers ce qui advient de la rencontre avec la Vierge, nouvelle Ève, dont le jardin est maintenant intérieur. 
Ce n’est pas encore un rayon qui passe, mais une ouverture de l’intérieur. Les couleurs se lèvent. Toute la fresque est appelée par le corps de la Vierge, par son étrange courbure d’accueil. La lumière se dirige lentement vers elle. Espace ovale où se tient la Vierge, dont le corps lui-même compose une figure ovale. Elle est l’espace qui reçoit la nouvelle que lui apportent l’Ange et la lumière : celle de la fenêtre, celle de la parole de Dieu. (...) 




Voici que l’intensité du rayon s’ajuste, on perçoit de nouveau l’Ange. La lumière, plus douce, monte vers le visage de la Vierge. 
Présence pure de la courbe éclairée par l’auréole. La lumière la touche, elle est lovée dans le consentement qui la gratifie. Une féminité infinie s’ouvre à l’événement qu’elle accueille. Une immense douceur inonde l’équilibre de la scène. La sensualité est une modalité du repos : lignes, rondeurs — on est dans le monde de la parole qui ouvre sans bruit. 
Oui, la Vierge est penchée doucement sur son expérience intérieure. Recueillie, elle coïncide avec la lumière. Elle sait ce qui a lieu en elle et qu’on ne peut pas voir : la naissance d’un dieu. À travers son visage et ses couleurs rose et sable, la lumière s’offre, claire et pensive : elle est l’incarnation de la grâce. 
Le rayon atteint l’extrémité droite de la scène, la lumière rejoint la Vierge, son visage, ses mains, son auréole, son tabouret. La parole de l’Ange se transporte en silence jusqu’à cette ombre discrète qu’on remarque sous le tabouret, derrière la Vierge. N’est-il pas écrit qu’elle sera « couverte » par une « ombre » ? 
Ce grand silence qui passe entre l’Ange et la Vierge est une voix sans limites, comme celle qui brûle à travers un buisson. L’espace est maintenant entièrement éclairé. L’Annonciation a eu lieu.

Yannick Haenel  Je cherche l'Italie  L'Infini / Gallimard, 2015








Images : (2) Steven Zucker  (Site Flickr)

(3) et (4) Neville Rowley

(1), (5) et (6) Fra Angelico  L'Annonciation (fresque, couvent de San Marco, Florence) 




mardi 5 mars 2013

Valle dei morti (Vallée des morts)




C'è una piccola valle che s'inoltra
nelle colline così dolci e popolose, solo un tratto
d'ombra visto dal treno, dietro il verde
che fugge e quelle bestie
miti, vacche e cavalli
uguali da un anno con l'altro e quasi immobili
lungo il filo dei giorni.
Ma uno, se alza gli occhi dal suo libro,
o si sveglia smarrito a un sobbalzo,
la guarda per un attimo come si guarda il vuoto.
E tutto è fermo : una coda a mezz'aria,
un getto giallo d'urina, un ghiaccio teso
sui fotogrammi spezzati, un bambino
che salta e resta appeso
al suo gesto giocoso. C'è una casa
e del fumo e un paesaggio tagliato dal treno.
E quell'ombra.

C'è sempre una piccola valle che s'inoltra
e non si sa dove porti
se ci passi
qualcuno mai. Lì vorrei immaginarvi
camminare da soli nei boschi d'autunno,
a modo vostro liberi, senza voltarvi. E non posso.

Fabio Pusterla Folla sommersa, ed. Marcos y Marcos, 2004





Vallée des morts

Il y a une petite vallée qui s'avance
dans les collines si douces et populeuses, un simple trait
d'ombre aperçu depuis le train, derrière les pâturages
qui défilent et ces bêtes
douces, vaches et chevaux
identiques d'une année à l'autre et presque immobiles
dans la suite des jours.
Mais quelqu'un, levant les yeux de son livre,
ou se réveillant égaré en un sursaut,
regarde soudain cette vallée comme on regarde le vide.
Et rien ne bouge : la queue à demi dressée d'une vache,
un jet jaune d'urine, du givre répandu
sur des plaques photographiques brisées, un enfant
qui saute et reste suspendu
dans son geste joyeux. Il y a une maison
de la fumée et un paysage haché par le train.
Et cette ombre.

Il y a toujours une petite vallée qui s'avance

sans que l'on sache où elle conduit
s'il y passe
jamais quelqu'un. C'est là que je voudrais vous imaginer
marcher seuls dans les bois d'automne,
libres, à votre manière, sans vous retourner. Et je ne peux pas.


(Traduction personnelle)





Images : Renaud Camus (Site Flickr)

dimanche 30 octobre 2011

Le Magnificat de l'art




En même temps que Piero della Francesca, Lieu clair, Jean-Paul Marcheschi publie, dans la même collection Notes d'un peintre, un autre très bel ouvrage consacré à Pontormo, Rosso et Greco, La déposition des corps. Je cite ici un extrait de cet ouvrage, sur la Visitation de Pontormo, à l'église San Michele de Carmignano :

«C'est dans les morgues, ou comme le fit le Pontormo, en immergeant des corps morts, en nous entraînant dans ces contrées lugubres de la tuméfaction et de la maladie, que les peintres font reculer les frontières de l'abjection. Bien sûr, il y a la puanteur, immense obstacle à franchir. Mais toujours ils travaillent sur des marges dangereuses. Hormis le Rosso et le Pontormo, aucun des peintres du maniérisme ne se plia à la redoutable épreuve. Les Salviati, les del Conte, les Macchietti ne firent qu'un art décoratif, une pittura colta, peinture maniérée justement. À l'inverse, ce que nos deux Florentins donnent à voir dans leurs tableaux, c'est le sang, l'inquiétude et l'ambroisie, les moissons, les couleurs fauves, les poissons mêlés aux moisissures, le ciel, la sueur, les mictions, le coït, toutes choses puisées aux anfractuosités humides du corps. 

C'est de là, de ce terreau, que le Pontormo fait naître ses créatures étranges, ses corps-fleurs aux visages blêmes, ses hermaphrodites à la chair de cire. Et les filaments bleutés qu'il en extrait, les violets, leurs ors et leurs éclats, s'il en observe les altérations, c'est pour les rendre ensuite au firmament de l'art. Ce sont ces feux qui enflent les voiles de Marie et ceux d'Elisabeth dans l'oeuvre de Carmignano, et s'élèvent jusqu'à la polychromie dans ce Magnificat splendide de l'art qu'est la Visitation. Ici, la peinture renonce à illustrer. La filiation masaccienne, celle qui gouverne encore Michel-Ange, se perd, et ce qui restait en elle de naturalisme, dans les couleurs notamment, est dissous. L'image semble être entièrement passée de l'autre côté du miroir, jusqu'à perdre le sujet, jusqu'à sa pulvérisation, jusqu'à l'irréel. Ce n'est même plus l'air ou le nuage qui servent de modèle, comme ce fut le cas dans la Déposition de Florence, mais la couleur et le rythme mis en musique. Et tout le visuel bascule dans le chant. On songe au dernier Bach, aux compositeurs viennois du vingtième siècle, à Schönberg, à Berg surtout, mais aussi aux Improvisations d'un Kandisky (ca 1910), ou aux abstractions d'un Rothko en leur dématérialisation sacrée et leur réfutation radicale de l'image.




Chez le Pontormo, aucun contact ne s'établit entre les corps. S'ils s'approchent et s'effleurent, jamais ils ne se touchent. Son art est un Noli me tangere qui se généralise. Dans ce "ne me touche pas" où il faut comprendre son contraire, s'entend encore la prière de l'esseulé. J'ai beaucoup insisté sur la pâleur, mais de la douceur je n'ai rien dit. Pourtant, dominant les autres valeurs, c'est elle qui couronne son style. N'était-elle pas, pour Baudelaire comme pour Proust, la première qualité de l'art et la plus haute ?»

Jean-Paul Marcheschi Pontormo Rosso Greco, la déposition des corps Editions Art 3, Nantes, 2011





samedi 11 juin 2011

Il primo cielo (Le premier ciel)






«Drizza la mente in Dio grata» mi disse,

«che n'ha congiunti con la prima stella».

Dante Paradiso II, 29-30








Un extrait du premier roman de Mario Fortunato, Il primo cielo, paru en Italie en 1990 et qui n'a pour le moment pas été traduit en français. Anna, l’héroïne, est violoniste et elle a décidé de ne plus donner de concert, se contentant d'enregistrer des disques. Dans le passage que je cite ici, elle rejoue pour la première fois depuis de longues années devant un public, à l’occasion d’une fête organisée en son honneur :


Quasi puntando a un effetto sorpresa, ho attaccato di colpo la Seconda Partita. Fra me e gli altri, si è subito aperto un vuoto. Ho immaginato una camera d’aria : la voce del violino era il sibilo, il segnale di qualcosa che, di botto, si sta sgonfiando. Una perdita, durata appena qualche istante, il tempo di poche battute. Da quel precipizio sonoro, sono riemersa a fatica nella pausa fra l’Allemanda e la Corrente. Ora stavo riprendendo con più dolcezza, cercando un sorriso dell’archetto, una tenerezza delle corde : ho allungato i movimenti, e i muscoli si sono adeguati a una diversa distensione del tempo. Stavo puntando a una sorta di distanza da me stessa, da tutto ciò che di ingombrante e di sovrapposto rappresentavo per le note. Volevo frenare a ogni costo l’impulso a essere io lo strumento, io la cassa armonica, io la voce e il suo timbro. Pensavo a un disco, a un sistema meccanico e insieme armonico, che girava su se stesso dentro e fuori di me. Era come spargere gli accordi nell’aria, senza più volerli raccogliere. Fantasticavo una semina, un gesto che si esauriva e tornava a ripetersi nell’atto stesso del suo compiersi. Non c’era più nessuna pausa fra un movimento e l’altro, non avevo bisogno di qualche istante di silenzio per riprendere fiato. Anzi, il silenzio era parte della musica stessa, si insinuava in ogni interstizio, irrigandola e permeandola in profondità. Quasi in modo autonomo, il capo si inclinava sempre più, cercando il contatto, lo struggersi della pelle e del legno.

Poi, arrivata alla Giga, sentii che non valeva più nulla continuare a suonare. Avvertii la musica che io stessa producevo come la forma di un grande vuoto in espansione, una galassia negativa di suoni. Era una progressione roteante verso l’alto o una spirale che si avvitava in giù, e sotto e sopra, prima e dopo, tempo e spazio tracciavano simultaneamente un profilo e la sua negazione. Trascinata in questa corrente, scorgevo un dialogo fra presente e passato, ma in questo scambio reciproco era contenuta una spinta all’indietro, sempre più indietro, verso un luogo spaventosamente lontano. Percepii la mia identità come qualcosa che non mi apparteneva più. Io non ero più io ; ero nulla ; ero il pentagramma prima della scrittura ; ero il suono prima di ogni nota. C’era solo un tono, un colore vocale che, come un’energia magnetica, legava e imbastiva il mio essere. Grazie a questo debole segnale acustico, ora capivo a un tratto il motivo delle mie disattenzioni e incertezze e confusioni. E comprendevo la sollicitudine di mio fratello e la sua paura che io perdessi del tutto, progressivamente, la memoria. Una volta, lui mi aveva anche parlato di alcuni rari casi di precoce demenza senile ; aveva usato una denominazione scientifica, cha avevo subito respinto e dimenticato. La mia malattia era dunque qualcosa di bianco e incorporeo, come la musica. A rigore, anzi, non era neppure una malattia, ma l’analogo di me stesso e di ciò che nel tempo avevo più amato. Cercando nel linguaggio dei suoni il codice della mia esistenza, ero giunto a una soglia, e quel varco non poteva che schiudere se stesso. Per questo, la musica fuori di me doveva ormai soltanto tacere. Non c’era più nessun ordine da stabilire ; nessun confine separava una cosa dall’altra ; nessun orizzonte era distinguibile fra cielo e terra. Tutto si svolgeva e era possibile secondo una continuità costante e imperfetta. Sognai, prima che l’ultima nota della Ciaccona si spegnesse nell’aria, una zona aperta in cui luce e ombra sfumavano una nell’altra, in cui dolore e gioia erano tutt’uno, e presente e passato si perdevano e riannodavano nel futuro. Chiamai mentalmente questo altrove, che era anche qui e ora, il primo cielo della dimenticanza, e quello era il luogo di un ricordare senza ricordi.

Mario Fortunato Il primo cielo Ed. Einaudi, 1990







Comme si je recherchais un effet de surprise, j’ai attaqué d’emblée la deuxième Partita. Entre les autres et moi s’est soudain créé un vide. J’ai pensé à une chambre à air : la voix du violon était le sifflement, le signe de quelque chose qui, brusquement, se dégonfle. Une perte, qui a duré l’espace d’un instant, le temps de quelques accords. Je me suis péniblement extraite de ce précipice sonore pendant la pause entre l’Allemande et la Courante. Je reprenais maintenant avec plus de douceur, en cherchant un sourire de l’archer, une tendresse des cordes : j’ai donné de l’ampleur à mes mouvements, et les muscles se sont adaptés à un tempo différent, plus apaisé. J’étais à la recherche d’une sorte de distance vis-à-vis de moi-même, de tout ce qui en moi était encombrant et superflu par rapport aux notes. Je voulais ralentir à tout prix l’élan qui me poussait à être moi-même l’instrument, la caisse de résonance, la voix et le timbre du violon. Je pensais à un disque, à un système à la fois mécanique et harmonieux, qui tournait sur lui-même en moi et en dehors de moi. C’était comme si je lançais les accords dans l’air, sans chercher à les recueillir. J’imaginais des semailles, un geste qui s’épuisait pour se réaliser à nouveau dans l’acte même de son accomplissement. Il n’y avait plus de pause entre un mouvement et l’autre, je n’avais plus besoin d’instant de silence pour reprendre souffle. Le silence était lui-même devenu une partie de la musique elle-même, il l’irriguait et l’imprégnait en profondeur, s’insinuant dans chaque interstice. Presque de façon autonome, ma tête s’inclinait toujours davantage, recherchant le contact, la fusion de la peau et du bois.

Puis, arrivée à la Gigue, je sentis qu’il était devenu inutile de jouer. Je perçus la musique que je produisais comme une sorte de grand vide en expansion, une galaxie négative de sons. C’était comme une avancée tourbillonnante vers le haut ou une spirale se déroulant vers le bas ; et dessus et dessous, avant et après, le temps et l’espace traçaient simultanément un profil et son effacement. Emportée dans ce courant, je découvrais un dialogue entre le présent et le passé, mais cet échange réciproque était aussi à l’origine d’un retour en arrière, toujours plus loin, vers un lieu terriblement éloigné. Je perçus mon identité comme une chose qui ne m’appartenait plus. Je n’étais plus moi ; je n’étais plus rien ; j’étais comme la portée sur laquelle aucun signe n’a encore été tracé ; le son avant la première note. Il y avait simplement une tonalité, une couleur vocale qui, comme une énergie magnétique, liait et construisait mon être. Grâce à ce faible signal sonore, je comprenais tout à coup le motif de mes distractions, incertitudes et confusions. Et je comprenais la sollicitude de mon frère et sa crainte de me voir perdre complètement, et de façon progressive, la mémoire. Il avait même évoqué une fois quelques rares cas de démence sénile précoce ; il avait employé un terme scientifique, que j’avais aussitôt écarté et oublié. Ma maladie était donc quelque chose d’immaculé et d’immatériel, comme la musique. À la rigueur, il ne s’agissait même pas d’une maladie, mais d’une sorte de coïncidence de mon être avec ce que j’avais le plus aimé tout au long de ma vie. En cherchant dans le langage des sons le code de mon existence, j’étais parvenue à un seuil, un passage qui ne pouvait que s’ouvrir devant moi. Pour cela, la musique extérieure à moi-même n’avait plus désormais qu’à faire silence. Il n’y avait plus aucun ordre à établir ; aucune frontière ne séparait plus les choses ; aucun horizon n’était plus perceptible entre le ciel et la terre. Tout se déroulait et s’affirmait selon une continuité constante et imparfaite. Avant que la dernière note de la Chaconne se fût éteinte dans la pièce, je songeai à une zone ouverte où la lumière et l’ombre se confondaient, où la joie et la douleur n’étaient plus qu’une seule et même chose, où le présent et le passé se perdaient et se réunissaient dans le futur. Mentalement, j’appelai cet ailleurs, qui était aussi ici et maintenant, le premier ciel de l’oubli, et c’était le lieu où l’on pouvait se souvenir sans souvenirs.

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Juan (Site Flickr)

au centre, Julia Gabriel (Site Flickr)

en bas, Carrie Kaili (Site Flickr)


samedi 11 décembre 2010

D'une voix légère


Hugues Cuénod (26 juin 1902 – 6 décembre 2010)

"Terra, sii leggera su di lui, lo fu lui su di te..."





Bach
Oratorio de Noël, Cantate n. 2, Aria : Frohe Hirten, eilt, ach eilet
Doyen du canton

Charles Sigel : une lettre à Hugues Cuénod
Source de la vidéo :
Site YouTube

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: Wiki Commons