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vendredi 2 octobre 2015

Le Consentement à l'amour (ou Serenata in vano)




Que les yeux ne voient rien de ce que l’esprit ne peut nommer : en ce sens, et surtout dans le domaine de l’art, il n’existe pas de pure perception rétinienne, non plus d’ailleurs qu’auriculaire. L’image et le son n’ont pas de réalité s’ils ne sont immédiatement un concept, quand bien même celui-ci serait-il un peu flou, pauvre, erroné, temporaire ; s’ils ne rencontrent un langage, soit-il inadéquat, une convoitise ou bien une aversion. Il n’y a pas de jouissance esthétique de bonne qualité qui ne s’appuie sur de la connaissance, et sur du désir. La simple disponibilité ne suffit pas ; encore la faut-il consciente, active, ou pour le moins qu’elle repose sur des désirs anciens, sur une attente qu’on pouvait croire apaisée, peut-être, mais qui demeurait insatisfaite ; sur un savoir en suspens. 




Vous marchez dans une ville avec quelqu’un qui ne s’intéresse pas du tout à l’architecture, par exemple, à l’histoire, à l’archéologie. Or, que cette personne ne trouve rien de particulièrement intéressant aux monuments pourtant les plus remarquables, ce n’est pas assez dire : elle ne les voit pas, elle ne les distingue en rien de ceux qui les entourent, les rues sont pour elles un à-plat que les vitrines seules, éventuellement, ou les autres passants, parviennent à diversifier quelque peu. A cent reprises m’a-t-il été donné d’observer, pour ma part, des gens qui traversaient pour la première fois de leur vie la place du Panthéon, à Rome, en route vers les cafés de la place Navone ou les restaurants du corso Vittorio-Emmanuele, et qui n’y auraient rien remarqué qui pour eux sortît si peu que ce soit de l’ordinaire, qui n’auraient jamais songé à ralentir le pas, qui n’auraient jamais envisagé de s’interrompre au milieu d’une phrase si, peiné pour eux, peiné pour le Panthéon, peiné pour moi, je ne saurais dire, je ne leur avais doucement touché le coude, et désigné du menton le portique et sa porte de bronze. 




La beauté, dans l’art, à moins qu’elle ne s’accompagne de caractères emphatiques qui ne lui sont pas spécifiques, l’énormité, l’immensité, la somptuosité, la bizarrerie, l’éclat, la beauté ne peut pas s’imposer par elle-même, indépendamment de la moindre notion de son registre, chez qui la rencontre, et de toute appétence. Nous sommes bien loin du temps, d’ailleurs peut-être mythique, de toute manière, où tel bouvier de l’Attique, arrivant dans Athènes, poussant ses bêtes, pouvait s’émerveiller entre toutes des statues de Phidias, sans que personne ait dû lui signaler leur splendeur, leur éloquence ou leur gloire. Qui ne sait rien de la peinture, il regarde trente secondes Les Noces de Cana ou La Mort de Sardanapale, et croit en avoir tout vu. Et de fait, regarderait-il plus longtemps, il n’apercevrait rien de plus. Moins on a de lumières dans un art ou dans un autre, plus rapidement on croit avoir fait le tour de ce que les œuvres ont à offrir. 




Il faut être un visiteur prodigieusement éclairé, familier d’autre part des villes voisines et comparables, pour se risquer à visiter une cité nouvelle, inconnue, sans le secours d’un bon guide et d’informations sûres. Tout intime qu’on puisse être de Lucques, de Florence, de Pise et de Pistoie, de San Gimignano, de Sienne ou de Massa Marittima, nous ne saurions douter que se déroberont à nous beaucoup des plus précieuses séductions de Volterra, si quelque expert, livre ou compagnon, ne nous pilote entre ses murailles. On trouvera mal choisi cet exemple, et ne s’appliquer guère aux tableaux, aux statues, aux symphonies, aux poèmes et aux romans, qui paraissent s’offrir tout entiers à l’investigation vigilante, sans escaliers dérobés, sans ruelles pentues qui feintent les barbacanes pour vous conduire en trois épingles à cheveux vers des campagnes semées d’insoupçonnables ruines antiques, sans merveilles derrière des porches clos, dont la clef ne s’obtient qu’auprès de la gouvernante de l’archiprêtre... Et pourtant, même s’agissant de l’art qui semble le plus candidement offert, et le mieux adhérer à l’apparente simplicité de sa surface, encore faut-il savoir quelles questions se poser, lui poser, quelles curiosités chercher à satisfaire, quelles prouesses admirer, quelles jouissances débusquer. 




Beaucoup de l’art contemporain, surtout plastique, exaspère jusqu’à la caricature cette impopulaire constatation, et, minimal en effet, paraît ne proposer plus que des occasions d’exégèse et des motifs à tours de force critiques, d’autant plus admirables chacun que leur prétexte visuel est plus aisément descriptible, plus immédiatement cernable. Et sans doute y a-t-il eu de ce côté-là, d’évidence, force méchants canulars et trop patents abus ; mais le principe inspirateur d’un tel mouvement n’était pas faux, ni ses leçons sans portée, qui tendaient toutes à multiplier l’attention, à l’intensifier toujours, à l’informer sans cesse, même et d’abord à propos de ce qui paraissait la mériter le moins.

Renaud Camus  Esthétique de la solitude, Éditions P.O.L, 1990








Images : (2) Mike Cotter  (Site Flickr)

(3) Phillip Wong  (Site Flickr

(4) Delacroix  La Mort de Sardanapale (détail) Site Flickr

(5) Michael Colburn  (Site Flickr

(6) Cy Twombly Untitled 1970  Site Flickr




mardi 2 décembre 2014

San Giusto, Volterra




À Volterra, derniers jours de novembre. [...] Volterra sur son piton n'est qu'un gros bourg allongé, pénétré de vergers et de potagers jusqu'en son centre. Sous l'énorme forteresse-prison, mais au-dessus des toits, s'étale un parc peu boisé, et le jour épuisé, à cinq heures, n'avait pas tant abdiqué qu'on ne puisse voir encore, de là, les tours, les clochers, les rues, les places, les façades et la plaine ; plus loin, dans toutes les directions, de très hauts plateaux nus ondulent sombrement sous les pics distants des monts Métallifères. Ce ne peut être seulement l'heure, la saison, si le voyageur se croit revenu au bord d'une ville perchée de son pays, à Saint-Flour ou à Salers.

Une sentinelle dans sa guérite crie « Pezzo di merda ! », on ne sait à quelle adresse : un camarade, un détenu, nous, la nuit, l'existence.




Illuminée le soir, la façade de l'église San Giusto, hors les murs, près des balzes déchiquetées, on l'imaginerait plutôt en Corse, ou au Mexique, ou au Pérou. Elle n'est qu'un très haut mur étroit et plat de pierres jaunes non appareillées. Quatre longs pilastres le scandent. Ceux du bord, un peu plus forts, sont couronnés de pignons que de simples volutes unissent au fronton surélevé, porté par ceux du centre. Une seule porte, une seule fenêtre, rectangulaires et toutes civiles, leurs tympans dûment différents, triangulaire l'un, l'autre incurvé. La Corse tout de même n'aurait pas pu, ni le Pérou, un art si raffiné ni si simple. Il faut pour ce dépouillement théâtral et grandiose toute la science dont témoigne par exemple, en ville, le palais Incontri d'Ammannati. Ce Cantal-là connaît son Michel-Ange. En tout cas le maniérisme n'a jamais été moins maniéré.

San Giusto n'est ceint que de ciel noir. Rien ne l'enserre. Une large pelouse monte vers elle, entre une double rangée d'immenses cyprès. Au pied de cinq ou six degrés, deux colonnes font socle à des saints aéropagytes, et deux autres au sommet, qui flanquent le perron. Les transepts saillent à peine, puis deux chapelles rondes latérales, déjà dévorées par l'ombre.

Renaud Camus  Notes achriennes  Editions Hachette P.O.L, 1982








Images : en haut et en bas, Matteo Bimonte  (Site Flickr)

au centre, Paul Petruck  (Site Flickr)




mardi 3 mai 2011

Les étoiles froides




"Vaghe stelle dell'Orsa, io non credea

Tornare ancor per uso a contemplarvi
Sul paterno giardino scintillanti,
E ragionar con voi dalle finestre
Di questo albergo ove abitai fanciullo,
E delle gioie mie vidi la fine."

G. Leopardi Le Ricordanze







Peu de films sont liés à une ville comme l’est Vaghe stelle dell’Orsa (le film est sorti en France sous un titre beaucoup plus banal : Sandra), de Luchino Visconti, à Volterra. En revoyant le film, on est frappé par l’adéquation entre l’histoire, les personnages et la ville, qui est bien plus qu’un simple décor. La Volterra de Visconti, c’est d’abord et avant tout la «città di vento e di macigno» («la ville de vent et de pierre») dont parle D’Annunzio dans son ultime roman, Forse che si, forse che no. L’influence de D’Annunzio est d’ailleurs évidente dans le film, et revendiquée par Visconti, qui n’a pas choisi pour rien de situer l’action au palais Inghirami (où habitent les personnages du roman de D’Annunzio).



Dès le début du film, tandis que Sandra et son époux américain, Andrew, s’approchent de la ville, on aperçoit les Balze, ces failles gigantesques dues à l’érosion du terrain fait d’argile et de sable, immenses et menaçantes falaises que D’Annunzio rapproche dans son roman de la représentation de l’Enfer dantesque. Quelques secondes plus tard apparaissent à l’image les remparts étrusques qui entourent la ville : le passé étrusque de Volterra, témoignage d'une civilisation mystérieuse et perdue, est aussi un élément important dans le film.



Visconti dit dans plusieurs entretiens qu’il a choisi Claudia Cardinale pour incarner Sandra, non seulement «pour ce que son apparente simplicité cache d’énigmatique, mais aussi pour l’adhésion somatique de son visage avec ce qui, des femmes étrusques, est parvenu jusqu’à nous.» L’actrice est souvent cadrée de profil, en gros plan, les nattes qui entourent parfois son visage rappelant certaines statues visibles au musée étrusque de la ville, ou sur les fresques des nécropoles étrusques (à Tarquinia, par exemple). Comme chez D’Annunzio, le paysage devient une métaphore de l’action : tout nous renvoie sans cesse au secret qui lie les personnages autour d’une tragédie familiale dont on découvrira progressivement les différents aspects (la mort du père dans un camp de concentration, peut-être dénoncé par sa femme qui a sombré dans la folie, le lien incestueux entre Sandra et son frère Gianni), sans d’ailleurs qu’à la fin tous les secrets soient dévoilés... Dans Forse che si, forse che no, la venteuse et cendreuse Volterra devenait une représentation de Dité, la cité infernale décrite par Virgile (dans l’Enéide) et par Dante (au chant VIII de L’Enfer) ; cette présence des morts et des fantômes dans le paysage est aussi importante chez Visconti : on citera par exemple la première rencontre de Sandra et Gianni dans le parc de la maison familiale, près de la statue voilée du père déporté et privé de tombe (on pense aussi ici à la rencontre d’Electre et d’Oreste – la référence à l’Orestie est explicite dans le film – devant le tombeau d’Agamemnon). Dans cette scène, le vent souffle, comme la bourrasque infernale qui emporte Paolo et Francesca dans le cercle des Luxurieux, au chant V de L'Enfer...



La présence métaphorique du paysage est aussi évidente dans la séquence de l’ancienne citerne romaine, avec son escalier à vis et son eau stagnante ; elle est devenue le refuge du frère et de la sœur et le lieu de leurs rendez-vous secrets : à la fin de la séquence qui les réunit une nouvelle fois dans ce lieu surgi de l’enfance, les silhouettes des deux personnages apparaissent dans l’eau sombre, comme un ultime reflet d'un passé à jamais perdu. Le passé s’érode, les souvenirs se désagrègent, comme la matière poreuse de l’albâtre, si présent à Volterra où on l’extrait des carrières et où on le travaille pour en faire des statues, comme celle d’Amour et Psyché que l’on voit dans le film, où Sandra et Gianni cachaient les messages qu’ils s’adressaient secrètement. Tout le film est sombre, nocturne, crépusculaire, impression renforcée par l’utilisation du noir et blanc et la magnifique photographie d’Armando Nannuzzi, qui joue admirablement de l’ombre et de la lumière. Ombre et lumière, comme dans la séquence finale qui mêle la découverte du corps de Gianni (il s’est suicidé) et la cérémonie d’inauguration de la statue du père ; on y entend les mots du rabbin qui évoque la résurrection des morts, les ombres qui renaissent à la vie, et l’on aperçoit dans la dernière image la silhouette blanche de Sandra, dans le grand vent qui agite les voiles des femmes et les branches des oliviers, emportant avec lui les paroles, les espoirs et les secrets.




À propos de Volterra et des Balze, je voudrais citer la très belle description qu’en fait Guido Piovene dans son remarquable Voyage en Italie (Flammarion 1958, hélas pas réédité depuis de très nombreuses années...) :

«A meno di un chilometro della città si apre la voragine delle Balze, dovuta all'erosione, un'erosione che ha inghiottito necropoli, mura etrusche, di cui si scorgono scarsi avanzi sul ciglio, chiese, monasteri, case, e che ancora continua. L'antichissima ma viva frana forma un anfiteatro spalancato verso il paesaggio. Si va a vederlo dall'alto, sul ciglio erboso, gettando occhiate timide in quell'imbuto di calcare dalle pareti a picco, giallastre, rossastre, nerastre, sputacchiate qua e là dagli escrementi dei falchetti, simili a spruzzi di pennello. Il vento vi mulina dentro ; quando è forte, è impossibile gettare nella voragine un fiore, uno sterpo, un grumo di terra ; come un guardiano occulto, il vento li ferma e li respinge. Si dice che dal baratro talvolta salgono le serpi ; non ne ho viste ; ho invece sentito salire il profumo delle ginestre, non già diffuso, ma in correnti fisse, come rivoli d'aria. Il luogo sembra popolato di volontà intelligenti e invisibili. Davanti si dilunga l'ampio paesaggio attravversato da grandi vertebre biancastre rivolte a ponente, e terminante all'orizzonte in una serie di catene montuose che sovrastano l'una all'altra finché l'ultima si dissolve in nebbia. Se vi tramonta il sole rosso, si pensa davvero al regno dei morti.»
Guido Piovene Viaggio in Italia, Ed. Mondadori 1957

«A moins d’un kilomètre de la ville s’ouvre le gouffre des Balze, dû à l’érosion, une érosion qui a englouti nécropoles, murailles étrusques dont on aperçoit encore au sommet de rares vestiges, églises, monastères, maisons, et qui ne s’est jamais arrêtée. Le très antique éboulement, toujours à vif, forme un amphithéâtre s’ouvrant sur le paysage. On va le voir d’en haut, et jeter des regards timides dans cet entonnoir de calcaire aux parois à pic, jaunâtres, rougeâtres, noirâtres, où çà et là les excréments des faucons font des taches comme des éclaboussures de peinture. Le vent tourbillonne à l’intérieur ; quand il souffle très fort, il est impossible de jeter dans l’abîme la moindre fleur ou broussaille, la moindre poignée de terre ; comme un gardien mystérieux, le vent les arrête et les repousse. On dit que des serpents sortent parfois de cet abîme ; je n’en ai pas vu ; mais j’ai senti monter le parfum des genêts non pas diffus, mais en courants fixes, comme des bouffées d’air. L’endroit semble peuplé de volontés intelligentes et invisibles. En face s’étend le vaste paysage traversé de grandes vertèbres blanchâtres et terminé à l’horizon par une série de chaînes montagneuses qui se superposent jusqu’à ce que la dernière se fonde dans la brume. Lorsque le soleil rouge s’ y couche, on pense vraiment au royaume des morts.»

Guido Piovene
Voyage en Italie (traduction : Claude Poncet)

Certaines des références citées dans mon texte sont extraites de l'excellent ouvrage de Laurence Schifano, Luchino Visconti, les feux de la passion, Perrin, 1987 (réédition (revue et augmentée) dans la collection Folio sous le titre Visconti, une vie exposée, 2009).

Je signale ce très bon site consacré à Visconti.

Un article intéressant sur le Viaggio in Italia de Guido Piovene (en italien).

Source des images : les Balze : site Flickr, photo de la séquence de la citerne : site Flickr, capture d'écran de la séquence finale : site Francomac.

On peut voir sur YouTube plusiers extraits de Vaghe stelle dell'Orsa, dont la très belle séquence d'ouverture.

jeudi 10 mars 2011

Le città del silenzio (1) (Les villes du silence)


"J'aime... la Déposition du Rosso à Volterra, Volterra, les balze, l’église San Giusto à Volterra, une plaque à la mémoire de d’Annunzio à Volterra, la salle des Voyages vers la mort en bateau au musée étrusque de Volterra, la salle des Voyages vers la mort en char au musée étrusque de Volterra, une plaque indiquant que se déroulent à cet emplacement certaines scènes de Forse che si, forse che no dans le très petit jardin en terrasse du musée étrusque de Volterra, une plaque à la mémoire d’un savant danois catholique du XVIIe siècle, dont j’oublie le nom, sur une maison de Volterra, le fait que la ville de Mende soit jumelée avec Volterra, une conversation sur Volterra avec le président des Amitiés mendo-volterranaises lors d’un déjeuner à Mende, 10 août 1996, la maison où fut tourné Le Vaghe Stelle dell’Orsa à Volterra..."





Volterra


Su l'etrusche tue mura, erma Volterra,
fondate nella rupe, alle tue porte
senza stridore, io vidi genti morte
della cupa città ch'era sotterra.

Il flagel della peste e della guerra
avea piegata e tronca la tua sorte ;
e antichi orrori nel tuo Mastio forte
empievan l'ombra che nessun disserra.

Lontanar le Maremme febbricose
vidi, e i plumbei monti, e il Mar biancastro,
e l'Elba e l'Arcipelago selvaggio.

Poi la mia carne inerte si compose
nel sarcofago sculto d'alabastro
ov'è Circe e il brutal suo beveraggio.

Gabriele d'Annunzio Elettra, Le città del silenzio Ed. Mondadori



Volterra


Sur tes murs étrusques, Volterra isolée,
bâtis dans le roc, devant tes portes,
je vis surgir, sans rumeur, la lignée des morts
de la sombre cité qui se trouvait sous terre.

Le fléau de la peste et de la guerre
avait blessé et mutilé ton sort ;
et les antiques horreurs de ce Donjon
emplissaient une ombre que nul ne dissipe.

Je vis s'éloigner la Maremme fiévreuse,
et les montagnes de plomb, et la Mer blanchâtre
et l'Elbe et l'Archipel sauvage.

Puis, inerte, ma chair se disposa
dans le sarcophage sculpté d'albâtre
où se trouve Circé et son brutal breuvage.

Traduction : Muriel Gallot (Poèmes d'amour et de gloire, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2008)





Image : en haut, Eric Perrone (Site Flickr)


samedi 29 janvier 2011

La Déposition



"Le monde peut bien nous contrarier un peu. La flamme brûle toujours, et jamais n'a-t-elle brûlé si vive, si claire, si souveraine ni si droite. La nuit n'a qu'à bien se tenir."

Renaud Camus La Guerre de Transylvanie, Journal 1991, éditions P.O.L






Dans un entretien avec le musicien Gérard Pesson, le peintre Jean-Paul Marcheschi commente le thème de la Déposition dans l'oeuvre de Rosso Fiorentino. Le texte est extrait du catalogue de l'exposition Les Sources rouges, au Carré des arts de Paris (septembre-octobre 1990). Cet entretien a été par la suite repris dans Le livre du sommeil (éditions Somogy, 2001, pages 95-106) :

Jean-Paul Marcheschi
: Pour ce qui est de la déposition, c’est un mot extrêmement riche qui pourrait d’ailleurs quasiment tenir lieu de définition pour l’ensemble de la peinture, puisque peindre, fondamentalement, c’est déposer, en tout cas dans le tableau. Cela fait immédiatement référence à la via di porre telle que l’a définie Léonard, à savoir qu’en peinture il s’agit de poser. D’ailleurs, les Italiens ont quelquefois une hésitation terminologique entre le deposto, qui fait penser au dépôt, au dépôt de suie, de matière, de sens, et d’autre part la deposizione, dans le sens plus actif qui suggère le moment où l’on décroche le corps mort du Christ. On a là deux situations intéressantes, aussi bien plastiquement, puisque peindre c’est déposer des matières, que sémantiquement, car la déposition c’est aussi la tentative de ressusciter un désir problématique. Ici, le sens n’est pas indifférent : le Christ mort dans les bras de sa mère pose bien la question : comment désirer un corps mort ? Ce qui est également une aporie que toute la peinture chrétienne, notamment du seizième siècle, a merveilleusement traitée.

Gérard Pesson : Vous avez chez vous, en bonne place – je le vois en face de moi – une reproduction du tableau du Rosso qui est un tableau que vous aimez beaucoup, et que vous avez commenté à plusieurs reprises.






Jean-Paul Marcheschi : Oui, il s’agit de la Déposition du jeune Rosso, celle qu’il a peinte semble-t-il dans un certain isolement intellectuel, puisqu’il a dû quasiment s’exiler afin de faire apparaître la très forte étrangeté qu’il manifeste. Sans doute l’a-t-il exécutée à Volterra où elle fut longtemps exposée dans l’église de San Giovanni, et elle est tout à fait passionnante. Elle peut frapper d’abord par son extrême modernité puisqu’on pourrait juger précézanienne sa construction et son chromatisme quasiment fauve. Il semblerait que la Déposition ait obsédé Rosso puisque dans sa brève vie il en aurait peint trois. Rosso signifie rouge, donc roux et l’artiste était lui-même roux. On l’aurait identifié dans la représentation du Christ, de sorte que le tableau résonne bien comme une sorte d’espace identificatoire, mimétique, cathartique et autobiographique. Les trois Dépositions – celle de Volterra, celle de Borgo San Sepolcro et celle du Louvre, son œuvre ultime, représentent trois plans, trois cadrages dans le sens cinématographique du mot, c’est-à-dire trois distances vis-à-vis d’un objet extraordinairement angoissant qui correspond au moment athée du christianisme.





On a là un bord extrême du sens, où la pensée chrétienne rencontre un moment d’asymbolie parfaite, épouvantable, d’abandon maximal à la pesanteur des corps. Le Christianisme est une de ces rares religions qui envisage ce moment terrible où son dieu, le dieu fait homme, doute de lui-même, de son propre père et se trouve face à la plus grande déréliction. On peut s’interroger d’ailleurs sur ce paradoxe qui va de manière tout à fait étonnante produire de très grandes performances visuelles, spatiales, chromatiques : s’il n’y a pas de doute sur le père, il n’y a pas d’art. Plus l’objet est impossible à désirer et plus on va réussir à rendre admirable, enfin neuve, la surface du tableau, et le tableau lui-même. Dans la dernière des Dépositions, celle du Louvre, dont je crois que c’est la dernière image laissée par le peintre, la dernière image de son désir, le climat et le mouvement sont plus dramatiques. A Volterra, on a l’impression d’avoir un Christ ivre qui est en train d’être décroché de la croix, tandis que la mère, séparée, est dans l’ombre.








On voit à l’œuvre ici un peintre de la nuit, et on a la sensation que c’est en effet la nuit qui arrive dans le tableau avec le rideau bleu, absolument intact, plat, qui gagne dans le fond et qui rend le tableau encore plus mystérieux. C’est le moment du crépuscule mais la Vierge est déjà dans la nuit. Le dernier moment, qu’il faudrait plutôt nommer celui de la pietà et qui est celui du tableau du Louvre, correspondrait à un très gros plan.






On est là au plus près de ce qu’il peut y avoir d’extrêmement douloureux dans sa séparation, juste avant la mise au tombeau. Ici l’effervescence spatiale de Volterra s’atténue terriblement, on y reconnaît encore une fois le Rosso, probablement représenté de nouveau dans le corps du Christ. Si l’espace supprimé est renvoyé à la nuit, la couleur, elle, est soumise à une sorte d’antinaturalisme tout à fait étonnant, qui semble la rendre plus que jamais consciente d’elle-même. Le fauvisme, très retenu à Volterra, se déchaîne à Paris en une extrême dissonance des surfaces ; un peu comme si ce qu’il y a de plus douloureux dans la séparation et dans la mort parvenait, à travers le regard, à contaminer la couleur et à la déplacer jusqu’à faire hurler. Dès lors que c’est la couleur qui hurle, c’est déjà l’espace résurrectionnel. La mort est écartée. Même si l’œuvre protège de la mort, elle ne suffit évidemment pas à l’écarter définitivement, et c’est à la fois la gloire et la limite d’une œuvre ; il semblerait d’ailleurs que le Rosso se soit suicidé juste après cette Déposition. On peut également interpréter cette insistance de Rosso sur le Deposto comme le repérage et l’exploration des deux derniers temps de l’initiation et peut-être tout particulièrement de ce moment abyssal du passage entre mort et résurrection. Et pour un peintre la résurrection c’est toujours la peinture.


Images
: en haut, Jean-Paul Marcheschi dans son atelier, photographie de Renaud Camus (Site Flickr). On remarquera, à droite sur la photo, une reproduction de la Deposizione de Volterra.

Deuxième image : Rosso Fiorentino Deposizione, 1521 (Pinacoteca di Volterra) Source : Wiki Commons

Troisième image : Rosso Fiorentino Compianto sul Cristo deposto, 1528 (Sansepolcro, Chiesa di San Lorenzo) Source : Wiki Commons

Dernière image en bas : Rosso Fiorentino Pietà, 1537-1540 (Musée du Louvre, Paris) (Source)