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vendredi 1 juin 2018

Per la morte di Napoleone Eugenio (Pour la mort de Napoléon Eugène)




Les hasards d'une recherche m'ont conduit vers ce poème de Giosuè Carducci extrait des Odes barbares et dédié à la mémoire du fils unique de Napoléon III et d'Eugénie de Montijo, Napoléon Eugène, dit Louis-Napoléon, tué à vingt-trois ans, le premier juin 1879, en combattant sous l'uniforme rouge des Britanniques contre les Zoulous sur les côtes océaniques de l'Afrique australe. C'est une belle figure que celle de ce "petit prince" exilé, courageux et attachant, qui ne connaîtra jamais la gloire à laquelle il était promis sous le nom de Napoléon IV. Le poème s'ouvre sur l'évocation de la "sagaie barbare" qui lui fut fatale avant de s'attarder dans un souffle hugolien sur le destin funeste des Bonaparte, symbolisé par l'invocation de l'ombre dolente de la mère de l'Empereur, Letizia, "Niobé corse" recluse dans sa maison d'Ajaccio. On remarquera au passage que Carducci ne s'embarrasse guère de la vérité historique, puisque Letizia est morte en 1836 (à Rome, et pas à Ajaccio !), c'est-à-dire vingt ans avant la naissance de cet arrière-petit-fils qu'elle n'a jamais connue... Il n'est pas non plus très attaché à la vérité géographique si l'on en juge par la description qu'il fait de la maison natale de l'Empereur, bien loin de ce qu'elle est dans la réalité ! Mais tout cela n'a que peu d'importance puisqu'il reste un fort beau poème, d'une puissance lyrique impressionnante (et fort difficile à traduire, j'ai essayé ici de faire de mon mieux !).


PER LA MORTE DI NAPOLEONE EUGENIO 

Questo la inconscia zagaglia barbara 
 prostrò, spegnendo li occhi di fulgida 
 vita sorrisi da i fantasmi 
 fluttuanti ne l'azzurro immenso. 

L'altro, di baci sazio in austriache 
 piume e sognante su l'albe gelide 
le dïane e il rullo pugnace, 
 piegò come pallido giacinto. 

 Ambo a le madri lungi ; e le morbide 
 chiome fiorenti di puerizia 
 pareano aspettare anche il solco 
 de la materna carezza. In vece 

 balzâr nel buio, giovinette anime, 
 senza conforti ; né de la patria 
 l'eloquio seguivali al passo 
 co' i suon de l'amore e de la gloria. 

 Non questo, o fósco figlio d'Ortensia, 
 non questo avevi promesso al parvolo : 
 gli pregasti in faccia a Parigi 
 lontani i fati del re di Roma. 

 Vittoria e pace da Sebastopoli 
 sopían co 'l rombo de l'ali candide 
 il piccolo : Europa ammirava : 
 la Colonna splendea come un faro. 

 Ma di decembre, ma di brumaio 
 cruento è il fango, la nebbia è perfida : 
 non crescono arbusti a quell'aure, 
 o dan frutti di cenere e tòsco. 

 Oh solitaria casa d'Aiaccio, 
 cui verdi e grandi le querce ombreggiano 
 e i poggi coronan sereni 
 e davanti le risuona il mare ! 

 Ivi Letizia, bel nome italico 
 che omai sventura suona ne i secoli, 
 fu sposa, fu madre felice, 
 ahi troppo breve stagione ! ed ivi, 

 lanciata a i troni l'ultima folgore, 
 date concordi leggi tra i popoli, 
 dovevi, o consol, ritrarti 
 fra il mare e Dio cui tu credevi. 

 Domestica ombra Letizia or abita 
 la vuota casa ; non lei di Cesare 
 il raggio precinse : la còrsa 
 madre visse fra le tombe e l'are. 

 Il suo fatale da gli occhi d'aquila, 
 le figlie come l'aurora splendide, 
 frementi speranze i nepoti, 
 tutti giacquer, tutti a lei lontano. 

 Sta ne la notte la còrsa Niobe,
 sta su la porta donde al battesimo 
 le uscíano i figli, e le braccia 
 fiera tende su 'l selvaggio mare : 

 e chiama, chiama, se da l'Americhe, 
 se di Britannia, se da l'arsa Africa 
 alcun di sua tragica prole 
 spinto da morte le approdi in seno.

Giosuè Carducci  Odi barbare, 1877






POUR LA MORT DE NAPOLÉON EUGÈNE

Celui-ci, l'inconsciente sagaie barbare
le terrassa, éteignant ses yeux
auxquels souriaient des rêves de gloire
flottant dans l'azur immense

L'autre, rassasié de baisers dans la douceur 
autrichienne et rêvant des dianes 
et des tambours de guerre dans des aubes glaciales,
se fana comme une pâle jacinthe.

Tous deux loin de leurs mères, et leurs souples
chevelures éclatantes de jeunesse
semblaient attendre encore
l'empreinte de la caresse maternelle. Au contraire,

ces jeunes âmes basculèrent dans la nuit,
sans nul réconfort ; l'éloge de la patrie
ne les accompagna pas au tombeau
aux accents de l'amour et de la gloire.

Ce n'est pas cela, sombre fils d'Hortense,
ce n'est pas cela que tu avais promis à ton petit enfant :
devant Paris, tu avais prié
 que le sort du roi de Rome lui fût épargné.

La victoire et la paix de Sébastopol
berçaient le petit sous leurs blanches ailes :
l'Europe admirait :
la Colonne brillait comme un phare.

Mais de décembre, mais de Brumaire
la boue est cruelle, et le brouillard perfide :
les arbustes ne croissent pas dans cet air fétide,
ou donnent des fruits cendreux et empoisonnés.

Ô maison solitaire d'Ajaccio,
qu’ombragent les grands chênes verts
qu'entourent les collines paisibles
et devant qui résonne la mer !

Là, Laetitia, beau nom italique
qui désormais dans les siècles évoque le malheur,
fut épouse et mère heureuse
pour une saison hélas trop brève ! Et c'est là,

lancée sur les trônes l'ultime foudre,
des lois de concorde données aux peuples,
que tu devais, ô consul, te retirer
entre la mer et Dieu, en lequel tu croyais.

Ombre domestique, Laetitia maintenant habite
la maison vide : l'auréole de César
ne ceignit pas son front, la mère corse
vécut parmi les tombes et les autels.

Son fils fatal aux yeux d'aigle,
ses filles splendides comme l'aurore,
ses petits-fils frémissants d'espérance,
tous périrent, tous d'elle éloignés.

Elle est là dans la nuit, la Niobé corse,
elle se tient sur la porte d'où pour leur baptême
sortaient ses enfants, et fière elle tend 
les bras vers la mer tempétueuse :

et elle appelle, elle appelle, pour que des Amériques,
de la Grande-Bretagne, ou de la brûlante Afrique
quelqu'un de sa race tragique,
poussé par la mort, aborde sur son cœur.

(Traduction personnelle)






« Quelques semaines plus tard, sept des trente Zoulous qui ont participé à cette attaque sont faits prisonniers par les Anglais. Ce sont eux qui ont raconté les derniers moments du Prince Impérial. De sa main restée valide, la gauche, il a réussi à sortir son revolver et, sans chercher un instant à fuir, il a marché lentement à l'ennemi. Les Zoulous ont été étonnés d'une telle bravoure. De la main gauche, donc, il tire trois coups de revolver. Est-ce sa main qui tremble, ou plutôt l'agilité des Zoulous, prompts à faire un bond de côté, mais il rate les trois coups. Il trouve encore la force de saisir au vol une sagaie et de la retourner contre ses assaillants, mais, en se défendant, il ne voit pas un trou, trébuche, et reçoit une sagaie au côté gauche. Alors, il tombe et c'est la curée : dix-sept blessures, toutes de face.
Louis meurt, abandonné par ses camarades, seul avec son rêve, le grand rêve napoléonien, qui l'a enchanté depuis l'enfance. Et, tandis que son père a vainement cherché la mort sur le champ de bataille de Sedan, il sera le seul des Bonaparte à être tué à l'ennemi. Les Zoulous dépouillent son corps et se partagent ses vêtements : pantalon, dolman, le gilet en peau de renne, le casque et le sabre. Ils abandonnent les bottes à quelques mètres de là : trop petites pour leur servir, ils les jettent, encore garnies de leurs éperons. Et le cadavre demeure nu sur le sol, dans le grand silence, bientôt sous la nuit étoilée. »

(extrait de Napoléon IV, d'Alain Frerejean, éditions Albin Michel, très bonne biographie parue en 1997)


Images : en bas, (1) dessin de P. Jamin, musée de Versailles

en bas, (2) Le Prince Impérial et son chien Nero, marbre de J.-B. Carpeaux, musée d'Orsay, Paris



lundi 12 décembre 2016

L'Amour de loin (L'Amore di lontano)




Iratz e gauzens m’en partray,
S’ieu ja la vey, l’amor de lonh :
Mas non sai quoras la veyrai,
Car trop son nostras terras lonh...




La diffusion en direct au cinéma depuis le Metropolitan de New York de la représentation de l'opéra L'Amour de loin, de Kaija Saarihao (livret d'Amin Maalouf) m'a remis en mémoire le poème que Giosuè Carducci a consacré en 1888 à Jaufré Rudel, prince de Blaye et troubadour du douzième siècle, qui célébra son "amour de loin" pour la princesse de Tripoli, Mélissende (Clémence dans l'opéra) dont il s'éprit sans jamais l'avoir vue, à la simple évocation que lui en firent les pèlerins de retour d'Antioche. Cette passion lointaine (qui inspira plus tard celle de Dante pour Béatrice et de Pétrarque pour Laure) fut d'abord à l'origine de nombreuses chansons ou poèmes d'amour, avant que Rudel ne se décide à la connaître et pour cela à s'engager dans la deuxième croisade ; hélas, il tombera malade pendant la traversée et, parvenu à Tripoli, il ne vit la princesse que pour mourir dans ses bras, selon ce que conte la légende. C'est de cette histoire que s'inspire le poème de Carducci que l'on va lire ci-dessous (dans une traduction personnelle), et c'est aussi l'argument du livret de Maalouf pour le très bel opéra que l'on peut voir jusqu'à la fin du mois de décembre à New York, dans une mise en scène de Robert Lepage dont j'ai repris ici quelques images.




 Jaufre' Rudel

Dal Libano trema e rosseggia 
Su ’l mare la fresca mattina : 
Da Cipri avanzando veleggia 
La nave crociata latina. 
A poppa di febbre anelante 
Sta il prence di Blaia, Rudello, 
E cerca co ’l guardo natante 
Di Tripoli in alto il castello. 

In vista a la spiaggia asïana 
Risuona la nota canzone : 
“Amore di terra lontana, 
Per voi tutto il cuore mi duol". 
Il volo d’un grigio alcïone 
Prosegue la dolce querela, 
E sovra la candida vela 
S’affligge di nuvoli il sol. 

La nave ammaina, posando 
Nel placido porto. Discende 
Soletto e pensoso Bertrando, 
La via per al colle egli prende. 
Velato di funebre benda, 
Lo scudo di Blaia ha con sé : 
Affretta al castel : - Melisenda 
Contessa di Tripoli ov’è ? 

Io vengo messaggio d’amore, 
Io vengo messaggio di morte : 
Messaggio vengo io del signore 
Di Blaia, Giaufredo Rudel. 
Notizie di voi gli fur porte, 
V’amò vi cantò non veduta : 
Ei viene e si muor. Vi saluta,
Signora il poeta fedel. 

La dama guardò lo scudiero 
A lungo pensosa in sembianti : 
Poi surse, adombrò d’un vel nero 
La faccia con gli occhi stellanti : 
- Scudier, - disse rapida - andiamo. 
Ov’è che Giaufredo si muore ? 
Il primo al fedele rechiamo 
E l’ultimo motto d’amore. 

Giacea sotto un bel padiglione 
Giaufredo al conspetto del mare : 
In nota gentil di canzone 
Levava il supremo desir. 
- Signor che volesti creare 
Per me questo amore lontano, 
Deh fa che a la dolce sua mano 
Commetta l’estremo respir ! 

Intanto co ’l fido Bertrando 
Veniva la donna invocata ; 
E l’ultima nota ascoltando 
Pietosa risté sull’entrata : 
Ma presto, con mano tremante 
Il velo gittando, scoprí 
La faccia ; ed al misero amante 
- Giaufredo, - ella disse, - son qui. 

Voltossi, levossi co ’l petto 
Su i folti tappeti il signore 
E fiso al bellissimo aspetto 
Con lungo respiro guardò. 
- Son questi i begli occhi che amore 
Pensando promisemi un giorno ? 
È questa la fronte ove intorno 
Il vago mio sogno volò ? 

Sí come a la notte di maggio 
La luna da i nuvoli fuora 
Diffonde il suo candido raggio 
Su ’l mondo che vegeta e odora, 
Tal quella serena bellezza 
Apparve al rapito amatore, 
Un’alta divina dolcezza 
Stillando al morente nel cuore. 

- Contessa, che è mai la vita ? 
È l’ombra d’un sogno fuggente. 
La favola breve è finita, 
Il vero immortale è l’amor. 
Aprite le braccia al dolente. 
V’aspetto al novissimo bando. 
Ed or, Melisenda, accomando 
A un bacio lo spirto che muor. 

La donna su ’l pallido amante 
Chinossi recandolo al seno, 
Tre volte la bocca tremante 
Co ’l bacio d’amore baciò, 
E il sole da ’l cielo sereno 
Calando ridente ne l’onda 
L’effusa di lei chioma bionda 
Su ’l morto poeta irraggiò.

Giosuè Carducci  Rime e ritmi 





Jaufré Rudel

Du Liban le frais matin
frémit et s'empourpre sur la mer :
Venant de Chypre fait voile
Le vaisseau de la croisade latine.
A la poupe, haletant de fièvre
Se tient le prince de Blaye, Rudel,
Et il cherche d'un regard ondoyant
Le château haut perché de Tripoli.

En vue de la mer d'Asie
Résonne la célèbre chanson :
"Amour de terre lointaine,
Pour vous, souffre tout mon cœur".
Le vol d'un gris alcyon
Accompagne cette douce plainte,
Et au-dessus de la voile blanche
Le soleil s'afflige de nuages.

Le navire manœuvre et accoste
Dans le port tranquille. Seul et pensif
Bertrand descend,
En prenant le chemin de la colline.
Il porte le bouclier de Blaye
Recouvert d'un voile noir ;
Il se hâte vers le château : - où est
Mélisande, comtesse de Tripoli ?

Je viens en messager d 'amour,
Je viens en messager de mort :
Je suis le messager du seigneur
De Blaye, Jaufré Rudel.
Il eut vent de votre renommée,
Il vous aima, vous chanta sans vous voir :
Il vient et se meurt. Le poète fidèle,
Madame, vous salue.

La dame regarda l'écuyer
Longuement, l'aspect songeur :
Puis elle se leva, couvrit d'un voile noir
Son visage aux yeux étincelants :
- Écuyer, dit-elle aussitôt, partons.
Où Jaufré se meurt-il ?
Allons porter à cet amant fidèle
Le premier et l'ultime mot d'amour. 

Jaufré gisait sous une belle tente
Dressée face à la mer :
En un chant doux et suave
Montait son suprême désir.
- Seigneur, toi qui voulus créer
Pour moi cet amour de loin,
De grâce, fais qu'en sa douce main
je pose mon dernier soupir !

Au même moment, avec le fidèle Bertrand,
Arrivait la dame invoquée ;
Et la dernière note entendant,
Elle resta sur le seuil avec piété :
Mais vite, d'une main tremblante,
Jetant son voile, elle découvrit
Son visage ; et dit au malheureux amant :
- Jaufré, je suis venue.

Le seigneur se retourna, se souleva
sur les épais tapis,
Et fixant éperdument le beau visage
Il dit avec un long soupir :
- Sont-ce là les beaux yeux
Qu'Amour en songe un jour me promit ?
Est-ce là le front autour duquel
Mon beau rêve vola ?

Ainsi que dans la nuit de mai 
La lune émergeant des nuages
Répand son blanc rayon
Sur la nature épanouie et parfumée,
Ainsi cette beauté sereine
Apparut à l'amant extasié,
Une haute et divine douceur
S'insinua dans le cœur du mourant.

- Comtesse, qu'est ce donc que la vie ?
C'est l'ombre d'un songe fugace.
La brève fable est achevée,
La vérité immortelle est l'amour.
Ouvrez vos bras au malheureux.
Je vous attends au prochain rendez-vous.
Et maintenant, Mélisande, à un baiser
Je confie l'esprit qui s'en va.

La dame penchée sur son pâle amant
Le serra contre sa poitrine,
par trois fois, la bouche tremblante
lui donna le baiser d'amour.
Et le soleil dans le ciel serein
descendu en jouant sur les eaux
irradia sa chevelure blonde 
répandue sur le poète mourant.

(Traduction personnelle)





On peut lire ici le livret de l"opéra


vendredi 20 décembre 2013

Come un inno lieto (Comme un hymne joyeux)




Je voudrais proposer aujourd'hui un aperçu moins funèbre de la poésie de Giosuè Carducci, en citant deux autres de ses poèmes d'une tonalité plus apaisée, bucolique et virgilienne. 

Les deux textes, par leur franche et solennelle simplicité, peuvent se passer de longs commentaires. Je signale simplement les deux références présentes dans le deuxième poème (A un asino) : "les tentes de Job" renvoient au Livre de Job (5, 24) : "Tu jouiras du bonheur sous ta tente / Tu retrouveras tes troupeaux au complet" ; les deux derniers vers évoquent l'Iliade (XI, 558-574), où Homère compare la résistance d'Ajax aux assauts ennemis à l'obstination de l'âne qui vaillamment fait face aux outrages et aux coups. Ce poème de Carducci m'a toujours fait penser au chef-d’œuvre de Robert Bresson Au hasard Balthazar, c'est la raison pour laquelle j'ai associé ici ces vers et ces images. Un lecteur français se souviendra bien sûr aussi de Francis Jammes, et tout particulièrement des poèmes du recueil De L'Angelus de l'aube à l'Angelus du soir, et de sa Prière pour aller au paradis avec les ânes (dans Le Deuil des primevères). 





Il bove

T'amo, o pio bove ; e mite un sentimento
Di vigore e di pace al cor m'infondi,
O che solenne come un monumento
Tu guardi i campi liberi e fecondi,

O che al giogo inchinandoti contento
L'agil opra de l'uom grave secondi :
Ei t'esorta e ti punge, e tu co'l lento
Giro de' pazïenti occhi rispondi.

Da la larga narice umida e nera
Fuma il tuo spirto, e come un inno lieto
Il mugghio nel sereno aër si perde ;

E del grave occhio glauco entro l'austera
Dolcezza si rispecchia ampio e quïeto
Il divino del pian silenzio verde.

23 novembre 1872 






Le boeuf 

 Je t'aime, ô bœuf sacré ; et tu emplis mon cœur
D'un doux sentiment de vigueur et de paix,
Soit que, avec la solennité d'un monument,
Tu contemples les champs libres et féconds, 

Soit que, pliant volontiers sous le joug,
Paisible, tu accompagnes l’œuvre agile de l'homme :
Il t'exhorte et te pique, et toi tu réponds
En tournant lentement vers lui tes yeux patients.

De ta large narine humide et noire 
S'exhale ton souffle, et comme un hymne joyeux
Ton mugissement se perd dans l'air serein ;

Et dans l'austère douceur de ton œil grave et glauque
Se reflète, ample et tranquille,
Le divin silence vert de la plaine.

23 novembre 1872 

(Traduction personnelle)







A un asino

Oltre la siepe, o antico pazïente,
De l'odoroso biancospin fiorita,
Che guardi tra i sambuchi a l'orïente
Con l'accesa pupilla inumidita ?

Che ragli al cielo dolorosamente ?
Non dunque è amor che te, o gagliardo, invita ?
Qual memoria flagella o qual fuggente
Speme risprona la tua stanca vita ?
 

Pensi l'ardente Arabia e i padiglioni
Di Giob, ove crescesti emulo audace
E di corso e d'ardir con gli stalloni ?
 

O scampar vuoi ne l'Ellade pugnace
Chiamando Omero che ti paragoni
Al telamonio resistente Aiace ?


28-29 settembre 1884 



  



À un âne

Par delà la haie d'aubépine odorante et fleurie
Toi, l'éternel patient,
Que regardes-tu vers l'est, parmi les sureaux,
D'un œil brillant et humide ?

Pourquoi lances-tu vers le ciel ce braiment douloureux ?
Toi si vaillant, ce n'est donc pas l'amour qui t'invites ?
 Quel souvenir douloureux ou quel fuyant
Espoir ranime ta vie lasse ?

Penses-tu à l'Arabie ardente et aux tentes 
De Job, où tu grandis, émule audacieux, 
En course et en hardiesse, des étalons.

Ou veux-tu te réfugier dans la vaillante Héllade
En invoquant Homère afin qu'il te compare
Au fils de Télamon, l'endurant Ajax

28-29 septembre 1884 

(Traduction personnelle)
 









 Images : en haut, Site Flickr

au centre, Pierluigi Ortolano  (Site Flickr)

Les trois dernières images sont extraites d'Au hasard Balthazar, de Robert Bresson



jeudi 14 novembre 2013

Pianto antico (Plainte antique)




"No, no : scambiare in sul primo entrar nella vita l'avvenire dell'esistenza per l'oscurità del non essere non è bene." 

(Giosuè Carducci, Lettera a Ferdinando Cristiani, 14 novembre 1870)







Je cite ici deux poèmes de Giosuè Carducci, écrits après la mort de son jeune fils Dante, à la suite d'une congestion cérébrale, le 9 novembre 1870 (il n'avait que trois ans). Dans le premier poème, Carducci s'adresse à son frère cadet, Dante, qui s'était suicidé à l'âge de vingt ans en 1857, dans la demeure familiale de Santa Maria a Monte, près de Pise (selon une autre version, c'est son père, Michele Carducci, qui l'aurait tué accidentellement au cours d'une dispute) ; il lui confie l'âme de son fils (appelé justement Dante en mémoire de ce frère mort : "lui par qui tu revivais / Dans le grand nom vénéré") en lui recommandant de l'accueillir dans le sombre séjour des morts. Le titre du poème (Funere mersit acerbo) vient d'un vers de l'Énéide (VI, 429): "Abstulit atra dies et funere mersit acerbo." ("Un jour sombre les emporta et les poussa à une mort prématurée") ; il s'agit du moment où Énée, descendu dans le royaume des morts, entend des vagissements : ce sont les plaintes des âmes des nouveaux-nés emportés par la mort "au premier seuil de l'âge, exclus de la douceur de vivre, arrachés au sein maternel". 

Le second poème à été écrit l'année suivante, le jour de l'anniversaire de la naissance du jeune Dante (né le 21 juin 1867). Il est aussi célèbre en Italie que peut l'être en France Demain dès l'aube, le poème que Victor Hugo a dédié à la mémoire de sa fille Léopoldine. Le titre (Pianto antico) fait référence au thrène, la lamentation funèbre que chantaient les aèdes dans la Grèce antique (on peut rappeler à ce propos le chant XXIV de l'Iliade, au moment de l'exposition du corps d'Hector : "Ils ramenèrent le héros dans son humble demeure / Et le placèrent sur un lit sculpté. À ses côtés / Vinrent se mettre des chanteurs de thrènes, qui poussèrent / Leurs chants plaintifs, ponctués par les longs sanglots des femmes." (traduction de Frédéric Mugler, éditions Actes Sud, 1995)). On peut encore voir dans le petit jardin de la maison qu'habitait alors Carducci à Bologne, au n. 777 de la via Broccaindosso, le vert grenadier (beaucoup moins vert aujourd'hui, hélas...) dont il est question au tout début du poème. Les deux poèmes se trouvent dans le recueil Rime nuove, paru en 1887.


Funere mersit acerbo

O tu che dormi là su la fiorita
Collina tòsca, e ti sta il padre a canto ;
Non hai tra l’erbe del sepolcro udita
Pur ora una gentil voce di pianto ?

È il fanciulletto mio, che a la romita
Tua porta batte : ei che nel grande e santo
Nome te rinnovava, anch’ei la vita
Fugge, o fratel, che a te fu amara tanto.

Ahi no ! giocava per le pinte aiole,
E arriso pur di visïon leggiadre
L’ombra l’avvolse, ed a le fredde e sole

Vostre rive lo spinse. Oh, giú ne l’adre
Sedi accoglilo tu, ché al dolce sole
Ei volge il capo ed a chiamar la madre.

9 novembre 1870


Funere mersit acerbo

Ô toi qui dors là-bas sur la colline toscane
Fleurie, au côté de ton père ;
N'as-tu pas à l'instant entendu, parmi
Les herbes du tombeau, une douce voix plaintive ?

C'est mon petit enfant, qui à ta porte isolée
Frappe : lui par qui tu revivais
Dans le grand nom vénéré, lui aussi, mon frère,
Fuit la vie, qui te fut si amère.

Mais non, hélas ! Il jouait dans les jardins fleuris,
Et alors que tout lui souriait, l'ombre l'enveloppa
Pour l'emporter vers vos rives froides et désolées.

Oh ! En ce sombre séjour accueille-le,
Lui qui vers le doux soleil
Tourne la tête, et appelle sa mère.

9 novembre 1870

(Traduction personnelle)








Pianto antico

L'albero a cui tendevi
La pargoletta mano,
Il verde melograno
Da'bei vermigli fior,

Nel muto orto solingo
Rinverdì tutto or ora
E giugno lo ristora
Di luce e di calor.

Tu fior de la mia pianta
Percossa e inaridita,
Tu de l'inutil vita
Estremo unico fior,

Sei ne la terra fredda,
Sei ne la terra negra ;
Né il sol più ti rallegra
Né ti risveglia amor.

Giugno 1871

 
Plainte antique

L'arbre vers lequel tu tendais
Ta main enfantine,
Le vert grenadier 
aux belles fleurs vermeilles,

Dans le verger solitaire et muet
Reverdit à présent
Et juin le vivifie
Par sa lumière et sa chaleur.

Toi, fleur de ma plante
Blessée et desséchée,
Toi, de l'inutile vie
Ultime et unique fleur,

Tu es dans la terre froide,
Tu es dans la terre noire ;
Et le soleil ne te réjouit plus
Pas plus que l'amour ne te réveille.

Juin 1871

 (Traduction personnelle

 






Images : en haut, Site Flickr

au centre, Aldorindo Tartaglione  (Site Flickr)

en bas, Alessandro Grussu  (Site Flickr)




lundi 19 novembre 2012

Maremma




La Maremme toscane, c'est pour Giosuè Carducci le pays de l'enfance. Il y vécut les quinze premières années de sa vie, à Valdicastello (où il est né le 27 juillet 1835), Serravezza, et surtout à Bolgheri, un hameau de la commune de Castagneto (aujourd'hui Castagneto Carducci), où il passa près d'une dizaine d'années. En 1949, il partit pour Florence pour y faire ses études. Trente six ans plus tard, en avril 1885,  à l'occasion d'un voyage en train de Livourne à Rome, il retraverse ces lieux et écrit ce très beau sonnet, nostalgique, amer, mais finalement serein, puisqu'il s'achève sur l'évocation de la douceur paisible des collines toscanes et de la verte plaine riante sous la rosée du matin. 

C'est un poème très célèbre en Italie ; des générations d'écoliers l'ont appris par cœur et l'ont récité dans leurs classes. Il est très difficile à traduire ; je ne pense pas d'ailleurs y être vraiment parvenu... On remarquera au vers 5 la citation quasi littérale d'un vers de Pétrarque (Canzoniere CCCI, 9 : "Ben riconosco in voi le usate forme, / Non, lasso, in me, che da sì lieta vita / Son fatto albergo d'infinita doglia." "Je reconnais bien en vous les formes anciennes / Non pas en moi, hélas, qui après une vie si joyeuse / Suis devenu l'asile d'une douleur sans fin.") Traversando la Maremma toscana se trouve dans le recueil Rime nuove (1887).




 Traversando la Maremma toscana

Dolce paese, onde portai conforme
L’abito fiero e lo sdegnoso canto
E il petto ov’odio e amor mai non s’addorme,
Pur ti riveggo, e il cor mi balza in tanto.

Ben riconosco in te le usate forme
Con gli occhi incerti tra ’l sorriso e il pianto,
E in quelle seguo de’ miei sogni l’orme
Erranti dietro il giovenile incanto.

Oh, quel che amai, quel che sognai, fu in vano ;
E sempre corsi, e mai non giunsi il fine ;
E dimani cadrò. Ma di lontano

Pace dicono al cuor le tue colline
Con le nebbie sfumanti e il verde piano
Ridente ne le pioggie mattutine.

21 aprile 1885






En traversant la Maremme toscane

 Doux pays, dont j'emportai en moi
Le fier caractère et le chant hautain
Et l'âme où ne s'apaisent jamais la haine ni l'amour,
Enfin je te revois, et mon cœur bat plus fort.

Mes yeux hésitant entre sourire et larmes
Retrouvent bien en toi les formes anciennes,
Et en elles, de mes rêves je suis les traces
Errantes derrière l'enchantement de la jeunesse.

Oh ! j'ai aimé et rêvé, mais en vain ;
Et j'ai couru toujours sans atteindre aucun but ;
Et demain je tomberai. Mais, de loin :

«Paix !» disent au cœur tes collines
Enveloppées de brumes, et la verte plaine
Riante dans la rosée du matin.

21 avril 1885








Toutes les photographies sont d'Aurelio Candido  (Site Flickr)




vendredi 16 novembre 2012

Santa Maria degli Angeli




Ce poème dédié à François d'Assise a été écrit par Giosuè Carducci en souvenir d'un séjour en Ombrie, sur les lieux franciscains (ici la basilique de Sainte-Marie-des-Anges, construite à l'endroit où mourut saint François), en juillet 1877. Les deux derniers vers sont évidemment une citation littérale du Cantique des créatures (connu aussi en italien sous le titre Cantico di Frate Sole). Le poème est extrait du recueil Rime nuove :




Santa Maria degli Angeli

Frate Francesco, quanto d’aere abbraccia
Questa cupola bella del Vignola
Dove incrociando a l’agonia le braccia
Nudo giacesti su la terra sola !

E luglio ferve e il canto d’amor vola
Nel pian laborïoso. Oh che una traccia
Diami il canto umbro de la tua parola,
L’umbro cielo mi dia de la tua faccia !

Su l’orizzonte del montan paese,
Nel mite solitario alto splendore,
Qual del tuo paradiso in su le porte,

Ti vegga io dritto con le braccia tese
Cantando a Dio — Laudato sia, signore,
Per nostra corporal sorella morte !

27-29 maggio 1886 








Frère François, que d'espace elle embrasse
Cette belle coupole de Vignola
où, en agonie, les bras en croix
Tu gisais nu à même la terre !

Et juillet brûle, et le chant d'amour vole
Dans la plaine laborieuse. Oh que le chant de l'Ombrie 
Me donne un écho de ta parole,
Et le ciel de l'Ombrie une esquisse de ton visage !

Sur l'horizon du pays montagneux,
Dans la douce splendeur haute et solitaire,
Comme sur les portes de ton paradis,

Que je te voie debout, les bras tendus,
Chantant à Dieu – Loué sois-tu, Seigneur,
Pour notre sœur la mort corporelle !

27-29 mai 1886

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Mark Stephenson  (Site Flickr)

au centre, Jim Flewker  (Site Flickr)

en bas, Paolo C.  (Site Flickr)




jeudi 21 janvier 2010

Nevicata


Lenta fiocca la neve pe'l cielo cinerëo : gridi,
Suoni di vita più non salgono da la città,

Non d'erbaiola il grido o corrente rumore di carro,
Non d'amor la canzone ilare e di gioventù.

Da la torre di piazza roche per l'aëre le ore
Gemon, come sospir d'un mondo lungi dal dì.

Picchiano uccelli raminghi a'vetri appannati : gli amici
Spiriti reduci son, guardano e chiamano a me.

In breve, o cari, in breve – tu càlmati, indomito cuore –
Giù al silenzio verrò, ne l'ombra riposerò.

Giosuè Carducci Odi barbare



Ciel de neige

La neige lentement tombe en un ciel de cendre :
Ni cris, ni sons de vie ne montent de la ville,

Nul cri de revendeuse ou bruit d'un char qui roule,
Nulle heureuse chanson d'amour et de jeunesse.

De la tour du palais, rauques dans l'air les heures
Gémissent, longs soupirs d'un monde loin du temps.

Des oiseaux égarés frappent aux vitres ternes :
Mes amis revenus me regardent, m'appellent.

Bientôt, ô vous, si chers – paix, mon cœur insoumis –
J'irai vers le repos de l'ombre et du silence.

Traduction : Danielle Boillet

Source des images (1) et (2) : Site Flickr