"I piccoli aeroplani che tu
fai volano nel crepuscolo, si perdono
come farfalle notturne nell'aria
che s'oscura, non torneranno più."
La Tragédie d'un homme ridicule, de Bernardo Bertolucci, trente ans plus tard :
Tout commence par un rêve, et La Tragédie d’un homme
ridicule (sorti en France en novembre 1981) n’est peut-être que la représentation de ce rêve. Dans ce film
étrange qui pourrait également s'intituler In cerca del mistero (En quête du mystère), comme le recueil de poèmes que Bernardo Bertolucci a publié à vingt-deux ans, on ne cesse de s’interroger sur la réalité de ce que l'on voit, solidaire
en cela du "héros" du film, Primo Spaggiari, dont la voix off ne
cesse d’accompagner le spectateur. Comme les voies d’un labyrinthe, les
personnages et les événements se dédoublent, limpides, à l’image des
paysages automnaux de la région de Parme dans lesquels se déroule l'histoire, et terriblement opaques.
On a bien du mal à trouver des repères : est-on dans une comédie
italienne classique, comme la présence de certains comédiens (Ugo Tognazzi,
Vittorio Caprioli) semble le
confirmer ? Pourtant, à côté d’eux, la jeune et gracile Laura Morante,
l’acteur de théâtre "underground"
Victor Cavallo ou l’altière et mystérieuse
Anouk Aimée nous conduisent sur de toutes autres pistes... L’intrigue du film
est elle aussi insaisissable, avec ses allures de polar politique : on
assiste dans les toutes premières scènes à l’enlèvement du fils d’un riche
industriel, propriétaire d’une grande fabrique de parmesan et de jambon ;
pourtant, on ne cesse de se demander au fur et à mesure que le film avance s’il
ne s’agit pas d’un simulacre. Le riche industriel est en fait au bord de la
faillite et cette histoire d’enlèvement et de rançon n’est peut-être qu’un coup
monté pour lui permettre de renflouer les caisses et de relancer son entreprise («J'étais redevenu un paysan, dit la voix-off de Primo, comme mon père et mon grand-père, j'engraissais mon champ avec le sang de mon fils»). On pensait se trouver dans la situation inverse de
La Stratégie de l'araignée (on aperçoit d'ailleurs sur le mur du salon des Spaggiari
le tableau d'Antonio Ligabue sur lequel s'inscrivait le générique de
La Stratégie) : un père part à la recherche de son fils et mène l'enquête pour tenter de retrouver sa trace, mais on s'aperçoit très vite que cette piste n'est pas forcément la bonne.
Le spectateur est de plus en plus perplexe devant le spectacle de cette
ambiguïté généralisée des situations et des caractères, ce scénario qui ne
cesse de multiplier les chausse-trapes et les faux-semblants, retirant le tapis sous ses pieds au moment où il
croyait justement avoir trouvé ses marques dans ce jeu de piste. Par son extraordinaire fluidité, la mise en scène de Bertolucci déroute sans jamais égarer, comme l'a très bien montré Louis Skorecki dans sa critique des
Cahiers du cinéma (n. 329, novembre 1981) : «Tout arrive visuellement de concert, en même temps, dans un constant glissement d'appareil, un incessant mouvement d'avancée et de recul, comme s'il s'agissait de tracer des parallèles, les plus fluides et lisses trajets qui soient, cadrages, recadrages, ouvertures, destinés à ne jamais – c'est le lot des parallèles – se toucher, se rencontrer, même se frôler. Froides distances, échappées de chaleur.» Et en effet, les personnages semblent tous enfermés dans leur logique propre, sans qu'aucune communication entre eux soit possible, même pas par le biais de la sexualité, toujours si présente chez Bertolucci, et ici complètement inopérante, comme si elle était vraiment hors-sujet (la scène de séduction avortée entre Primo et la jeune ouvrière (qui dit être la fiancée du fils enlevé) est sur ce point très révélatrice).
Le flou de l’intrigue rejoint
d’ailleurs admirablement celui de l’Italie de ces années de plomb, qui étaient
aussi des années de brouillard, où l’incompréhension était généralisée jusqu’à
l’absurde. Tout cela est parfaitement exprimé dans une des séquences finales du
film, où Primo se lance dans un monologue qui pourrait être le pendant de
celui de Puck dans
Prima della Rivoluzione. Toutefois, le ton a irrévocablement changé : dans
le film de la jeunesse, l’aristocrate floué adressait un adieu magnifiquement
lyrique à un monde révolu ; dans le film de la maturité (Bertolucci a la
quarantaine quand il tourne
La Tragédie d’un homme ridicule), l’ancien partisan
qui a construit avec opiniâtreté son petit empire laisse éclater son dépit et
son amer désarroi face à une société qu’il ne reconnaît plus et une génération
qui tourne le dos à toutes les valeurs auxquelles il a cru : «Les fils qui nous entourent sont des monstres. Plus pâles que nous ne l'étions à leur âge, ils ont des yeux éteints. Ils traitent leurs parents avec un respect qui ressemble à du mépris. Ils sont incapables de rire ; ils ricanent. Ils sont sombres, et surtout, ils ne parlent plus ; en les voyant silencieux, on ne sait pas s'ils nous demandent de l'aide ou s'apprêtent à nous tirer dessus. Ce sont des criminels.»
Et c’est là peut-être
que la tragédie de cet homme ridicule, perché sur la tour de
guet de son château d'opérette avec ses jumelles et sa casquette d'amiral, rejoint le désarroi de Bertolucci au seuil des
années quatre-vingt : comme dans un cauchemar, il voit son monde se
défaire dans une Italie qu'il ne reconnaît plus, il perd pied face à une réalité qui se délite. Sans pathos mais avec une froide lucidité, dans une
ambiance parfois bunuelienne (la scène des usuriers qui ont toujours froid, que l'on croirait sortie du
Fantôme de la liberté), le cinéaste fait l’inventaire de ses illusions perdues : la fraternité
révolutionnaire, exaltée dans
Novecento, s’est retournée en farce sanglante avec le terrorisme des
Brigate rosse, et les merveilleux paysages de la campagne de Parme et des Apennins voisins, magnifiquement
chantés par le père, le poète Attilio
Bertolucci, sont devenus des lieux dérisoires où l’on va dissimuler des
valises de billets dans des séchoirs à châtaignes désaffectés, en une partie de
cache-cache sinistre, parodie grinçante des jeux et des belles promenades de
l’enfance à
Casarola.
Même l’opéra, et Verdi tant aimé, est ici réduit à une
triste caricature : un extrait de
l’air de Germont, le père noble d'Alfredo dans
La Traviata,
massacré par Primo que son épouse fusille du regard : «Comme tu as
vieilli, tu es pathétique !».
In fine, ce jeu de masques et
cette réalité fuyante nous renvoient à Pirandello : dans la séquence ultime (un bal, le lieu de tous les possibles, comme il y en a tant dans les films de
Bertolucci, y compris dans le dernier,
Io e te, qui vient de sortir en Italie ; mais là, il n'y a plus que
deux danseurs dans l’exiguïté d'une cave), le fils réapparaît et le père incrédule assiste derrière une
vitre à sa résurrection. La musique alerte et insidieuse
d’Ennio Morricone, tout en arabesques, retentit alors pour accompagner ces improbables retrouvailles
familiales, et l’on s’attend à tout moment à voir surgir Laudisi, le
personnage de
Cosi è (se vi pare), prêt à s’écrier : «Et voilà,
Messieurs, à quoi ressemble la vérité !»
La commedia è finita, et Bertolucci ne va pas
tarder à boucler ses valises ; déjà, dans l’objectif de sa caméra, ce ne sont
plus les tours du château de
Torrechiara qu’il aperçoit, mais les murailles de
la Cité Interdite...