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lundi 26 novembre 2018

L'addio (L'adieu)



Pour saluer Bernardo Bertolucci  (Parme, 16 mars 1941 - Rome, 26 novembre 2018)






Il fiume no, il fiume basta !
Bisogna dimenticarselo il fiume
Ci dicono di salutarlo
Ci ordinano di salutarlo
Verranno qui con delle macchine
Verranno qui con le loro draghe
Ci saranno degli uomini diversi
e il rumore dei motori
Chi ci penserà a tirarli su che non gelino i pioppi ?
Non resterà più niente
Non ci sarà più l’estate
Non ci sarà più l’inverno
Anche per te è finita
Fatti da parte
Tirati indietro, affonda la tua barca !
Si, parlo anche per te !
Non pescheremo più il luccio insieme
Non pescheremo neanche le carpe
E le anatre non passeranno
Non ritorneranno più dentro il mirino del mio fucile
Basta le folaghe, basta il volo delle oche selvatiche !
Amici miei, vedete :
Qui finisce la vita e comincia la sopravvivenza
Perciò, addio Stagno Lombardo !
Ciao, ciao fucile !
Ciao, fiume !
E ciao Puck !

(Monologue de Puck, dans le film de Bernardo Bertolucci Prima della Rivoluzione)




Le fleuve, non, c'est fini, le fleuve !
Le fleuve, il faut l’oublier
Ils nous disent de le saluer
Ils nous ordonnent de le saluer
Ils viendront ici avec leurs engins mécaniques
Il y aura des hommes différents et le fracas des moteurs
Qui prendra soin des peupliers pour qu’ils ne gèlent pas ?
Il ne restera plus rien
Il n’y aura plus d’été
Il n’y aura plus d’hiver
Pour toi aussi, c’est la fin
Laisse couler ta barque
Oui, c’est de toi aussi que je parle !
Nous ne pêcherons plus ensemble ni le brochet ni les carpes
Et les canards ne passeront plus
Ils ne reviendront plus dans le viseur de mon fusil
C’en est fini aussi des foulques et du vol des oies sauvages
Regardez, mes amis :
Ici s'achève la vie et commence la survie.
Alors, adieu, Étang de Lombardie !
Adieu, adieu fusil !
Et adieu, Puck !

(Traduction personnelle) 






Image (en bas) : Antonio Romei (Site Flickr)



jeudi 28 juin 2018

Commedia della sera (Comédie du soir)




Passano carri di fieno
davanti a ville addormentate,
arlecchini dormono
all'ombra di lucenti magnolie.

Fra breve il tramonto
coprirà di porpora le nuvole,
serena la sera scenderà
battendo gli zoccoli sulla strada.

I cavalli lentamente
masticano un po' d'erba fresca.

Attilio Bertolucci  Fuochi in novembre (1934)





 

Comédie du soir

Des charrettes de foin passent
devant des demeures endormies,
des arlequins dorment
à l'ombre de luisants magnolias.

Bientôt, le soleil couchant
va teindre de pourpre les nuages,
serein, le soir va descendre
en martelant la route de ses sabots.

Les chevaux, lentement,
mâchent un peu d'herbe fraîche.

(Traduction personnelle) 








Images : en haut, Juri Fontana (Site Flickr

au centre, Federico Pedretti  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr




mardi 29 août 2017

I pescatori (Les pêcheurs)




"Il fiume no, il fiume basta !
Bisogna dimenticarselo il fiume !"




L’œuvre poétique d’Attilio Bertolucci est en grande partie autobiographique ; c’est évident et revendiqué dans l’admirable "roman familial en vers", La camera da letto (traduction française aux editions Verdier sous le titre La Chambre), mais cette dimension autobiographique est aussi très présente, souvent de façon plus secrète et plus mystérieuse, dans les autres recueils de poèmes de Bertolucci (un seul est intégralement traduit en français : Voyage d’hiver, aux éditions Verdier, 1997). Le fils cadet du poète, Giuseppe Bertolucci, scénariste et réalisateur au théâtre et au cinéma, mort en 2012, a fait paraître en 2011 aux éditions Bompiani un beau livre de souvenirs et de réflexions, Cosedadire (tout attaché : Des chosesàdire), dans lequel se trouve un chapitre intitulé Una vita in versi (Une vie en vers) ; il s’agit d’une réflexion autour de neuf poésies de son père dans lesquelles on le retrouve, seul ou en compagnie de son frère aîné, Bernardo. Les neuf poésies se situent entre 1950 et 1965, à partir de l’enfance de Giuseppe (il a trois ans dans les premiers poèmes) jusqu’à la fin de son adolescence (il a dix-huit ans en 1965). 

C’est un témoignage passionnant et souvent très émouvant sur la création poétique, mais aussi sur la sensation étrange que l’on peut éprouver lorsque l’on devient le sujet d’une œuvre, soi-même et pourtant aussi un autre, doublé d’une "vie poétique" qui côtoie la vie réelle et en même temps lui échappe. «C’est une identité poétique que le destin m’a offerte, comme un don précieux, mais aussi une source de nombreuses inquiétudes», écrit Giuseppe Bertolucci. Il emploie également l’expression "douce condamnation" pour caractériser l’impression qu’il ressent à être ainsi transformé en "matière du chant" ("materia del canto") de son père, "une sorte d’euthanasie, de douce mort dans la parole poétique". C’est aussi peut-être ce doux malaise qui sera à l’origine de sa volonté de fonder sa propre identité artistique [ceci est également vrai pour son frère] : la volonté de passer du statut de personnage à celui d’auteur. Je cite ici l'un des poèmes choisis par Giuseppe Bertolucci, suivi du commentaire qu'il en propose ; ce sont des vers "implacables et doux", qui nous transportent dans une sorte de lieu béni qui ressemble à un Eden. On y retrouve Giuseppe et son frère aîné, Bernardo, qui se souviendra sûrement de ce poème quand il écrira la séquence du Pô, dans l'un de ses films les plus personnels, Prima della Rivoluzione : 



I pescatori

Avete visto due fratelli, l'uno
di quindici l'altro di dieci anni, lungo
il fiume, intento il primo a pesca,
il secondo a servire con pazienza

e gioia ? Il sole pomeridiano colora
i visi così simili e diversi
come una foglia a un'altra foglia nella
pianta, una viola a un'altra viola in terra.

Oh, se durasse eternamente questa
mattina che li svela e li nasconde
come erra la corrente tranquilla,
e li congiunge sempre se un silenzio

troppo dura fra loro e li opprime
così da cercarsi a una voce e trovarsi,
intatte membra, intatti cuori, rami
che la pianta trattiene strettamente.

Attilio Bertolucci  Viaggio d'inverno  Garzanti Ed. 1971





Les pêcheurs

Avez-vous vu deux frères, l'un
de quinze ans, l'autre de dix, le long
du fleuve, occupé le premier à pêcher,
le second à l'aider avec patience

et joie ? Le soleil de l'après-midi colore
leurs visages aussi semblables et différents
que sur une plante deux feuilles entre
elles, ou deux violettes sur la terre.

Oh ! si elle durait éternellement cette
matinée qui les révèle et les masque
alors que vagabonde le courant tranquille,
et qui toujours les unit quand un silence

s'éternise entre eux et les oppresse au point
qu'ils se cherchent d'une même voix et se trouvent,
membres intacts, cœurs intacts, branches
que la plante retient étroitement.

Traduction : Muriel Gallot  (Voyage d'hiver, Editions Verdier, 1997)


«Le père, depuis la rive, épie ses deux fils, "deux frères, l’un de quinze ans [Bernardo], l’autre de dix [Giuseppe], le long / du fleuve, occupé le premier à pêcher, / le second à l'aider avec patience / et joie". Il les observe : "leurs visages aussi semblables et différents / que sur une plante deux feuilles entre / elles, ou deux violettes sur la terre", "membres intacts, cœurs intacts, branches / que la plante retient étroitement". Dans la vison du poète, tout s’organise, dans un ordre parfait, sublimé par une métaphore végétale qui assimile les deux garçons à deux feuilles et deux violettes, pour culminer dans cette image finale de la plante paternelle, qui retient étroitement les deux fils, comme des branches. Nous voilà tous transformés, comme dans un mythe classique, en éléments de la nature. Déshumanisés, vidés de toute conflictualité et de toute contradiction, projetés dans un temps qu’Attilio voudrait voir durer éternellement. Mais ce Giuseppe, qui seconde avec patience son aîné [on peut noter ici au passage que Giuseppe sera souvent l’assistant de Bernardo dans sa carrière cinématographique], et surtout cette plante, le père, qui retient étroitement ses enfants, ne sont-ils pas aussi une façon d’exorciser la crainte que cet enchantement puisse se rompre, que l’unité familiale puisse, d’un moment à l’autre, être remise en question ? Et aussitôt, dans une circularité sans échappatoire, l’angoisse réapparaît sur la scène, travestie en son contraire, l’idylle. L’effet de l’anesthésie se dissipe.»

Extrait de Cosedadire, de Giuseppe Bertolucci, Editions Bompiani, 2011 (Traduction personnelle)








Images : grazie a Alessio Cuccu (Site Flickr)




vendredi 20 janvier 2017

Parme




"Altrove, in lontananza, e tardi, o forse mai !
Non so dove tu fuggi, tu non sai dove vado,
io t'avrei certo amato, e tu certo lo sai !"






Tu marchais tout le long du grand palais Farnèse,
de ses murs écrasés de briques entassées,
et tu étais tout seul avec ton élégance,
tu marchais lentement tout le long des hauts murs.

Et puis tu as été par un ami vulgaire
arrêté, tu as dû lui parler comme on doit
parler à un patron, un prêtre, un professeur.

C'est ainsi que nous n'avons pas pu nous connaître
car toujours dans la vie les obstacles nous viennent
des ennuyeux jaloux qui nous suivent partout.

Tu m'aurais montré ton corps, tu m'aurais donné
à humer les endroits odorants de ta chair,
j'aurais tout exploré de ton être, t'aurais
entièrement aimé et ensuite parlant

comme les amants parlent quand ils ont aimé,
j'aurais appris ta vie, tes projets, ton histoire,
m'en souvenant longtemps comme l'on se souvient
des beaux moments d'amour qui brillent dans la vie

et nous ravissent par leur charmant souvenir.

William Cliff   Amour perdu  Le Dilettante, 2015








Images : en haut, Site Flickr

en bas, (1) Christian Garimberti  (Site Flickr)

(2) Marco  (Site Flickr)



mercredi 21 décembre 2016

Crepuscolo




Dolcemente muore
il giorno d'inverno,
migra la luna
sul Parma ai colli che imbrunano.

A quest'ora quando su Antognano
passava s'accendeva la lucerna.
Oggi, qualche volto che s'illuminava
all'improvvisa fiamma è al buio per sempre.

Come indugia il crepuscolo,
crudele o pietoso ?
No, è gennaio al declino
e il giorno s'allunga.

Attilio Bertolucci  Viaggio d'inverno, Garzant Ed. 1971


Crépuscule

Doucement meurt
le jour d'hiver,
la lune migre
sur la Parma vers les collines qui noircissent.

À cette heure, quand elle passait
sur Antognano, on allumait la lanterne.
Aujourd'hui, certains visages qui s'éclairaient
à cette flamme soudaine sont dans le noir à jamais.

Le crépuscule tarde, mais comment,
cruel ou charitable ?
Non, c'est janvier sur son déclin
et le jour s'allonge.

Traduction : Muriel Gallot (Voyage d'hiver, Editions Verdier, 1997)








Images : en haut, Site Flickr

en bas, Elisa Contini (Site Flickr)




jeudi 7 mai 2015

Il Paese del melodramma (Le Pays du mélodrame)




En ces années de célébrations verdiennes, il serait dommage de ne pas se rappeler de Bruno Barilli, l'auteur de l'un des plus beaux livres consacrés à la musique de Verdi, Il Paese del melodramma (Le Pays du mélodrame), publié pour la première fois en 1930 et introuvable en français, hélas ! Barilli (pour l'anecdote, il est l'oncle de Cecrope Barilli, qui joue Puck dans le film de Bertolucci Prima della Rivoluzione, et le grand-oncle de Francesco Barilli, qui interprète dans le même film le rôle de Fabrizio) est critique musical et compositeur (deux opéras, Medusa et Emiral, fort peu joués, même si le second lui a valu un prix remis par un jury présidé par Puccini...), mais c'est aussi (et surtout) un magnifique écrivain. Sa façon de parler des œuvres peut surprendre, dans la mesure où il n'aborde pratiquement pas l'aspect technique et purement musical, mais plutôt le cadre culturel et géographique qui a donné naissance à ces œuvres. On n'a jamais mieux montré que dans cet ouvrage le lien indissoluble qui unit le mélodrame verdien aux paysages et aux gens de la région de Parme : c'est de là que viennent son souffle, son âme et ses couleurs (Barilli parle par exemple de la musique vermeille du Trouvère, pour lui le vrai chef d’œuvre de Verdi, davantage que les deux derniers opéras, Otello et Falstaff, plus homogènes et "contrôlés", habituellement considérés comme les sommets de l’œuvre). Pour évoquer cette musique à la fois rigoureuse et débordante, Barilli a recours à une profusion de comparaisons et de métaphores, toutes merveilleusement évocatrices, comme celle du torrent qui traverse la ville de Parme, et que l'on retrouvera dans le second extrait que je traduis ici. Dans le premier passage, on verra que Verdi a aussi puisé son inspiration dans de petits détails quotidiens, comme le chant d'un colporteur saisi au vol sous un portique et réutilisé dans un chœur du troisième acte d'Aïda :

Un giorno un vecchio mentore, persona conosciuta e famigliare che sosteneva in città la parte di Matusalemme, ci toccò una spalla. Eravamo sotto i portici del palazzo del Governatore. Trentadue gradi all’ombra. In quell’estasi canicolare udivi salire fino al cielo il ritornello querulo di un venditore di terraglie. « Ragazzo mio, » fece il nostro autorevole amico indicandoci una delle arcate che si aprivano in piena luce sulla piazza Grande « proprio di là ho visto venir su Verdi appoggiato al braccio della Stolz. Nel fermo stupore solare questi due pellegrini sorsero dinanzi a me improvvisamente. Lo stesso grido noioso e solitario che tu odi ripetersi in questo momento echeggiava anche allora qui sotto le volte. Verdi ne parve sorpreso. Si sciolse dalla sua compagna, cavò fuori un libriccino e segnò una sull’altra quelle quattro note approssimative. La cantilena del merciaio ambulante era andata a incastrarsi dritta nella sua fantasia. Ferro tira ferro, ragazzo mio. Il cervello umano quando lavora diventa una calamita. Qualche volta un accessorio rimette in movimento la macchina, poi l’opera si stacca come un frutto maturo e rotola sull’erba. Vedi come procede di sorpresa e per indicazioni il lavoro creativo ? Non si potrebbe forse pensare  che in un pomeriggio arido e sonnolento come questo da una costola di Adamo venne fuori Eva e si addormentò vicino a lui ? Basta, se lo vuoi sapere il grido ozioso di poco fa ha trovato la sua nicchia nella Aida. Vent’anni or sono, nell’udire quest’opera, riconobbi, durante l’atto del Nilo, nell’invocazione rituale dei sacerdoti nascosti nel tempio, la voce del nostro venditore di terraglie che da cinquant’anni trascina il suo piato e la sua merce per le strade di Parma ».
— Questa fu la nostra prima lezione di composizione.

(...)

La nostra città è rotta in due, e si dà l’aria di essere traversata da un famoso corso d’acqua. Il torrente scende ogni tanto dalla montagna e le fa una visita improvvisa e minacciosa. I parmigiani gli hanno preparato per ogni evenienza un gran letto che non basta ai suoi trasporti. A primavera vien giù in piena, impennato e tuonante come se fosse preceduto da una fila di tamburi, s’ingrossa, monta, supera i livelli e sale con la rapidità di un aerostato fomentato da un falò.

La folla nera protesta sui parapetti grida e gongola, mentre sotto i suoi piedi i ponti tremano, e guarda passare nei gorghi e roteare intorno ai pilastri tronchi d’albero, stie galleggianti, asini e cani affogati e gonfii come sacchi di zampogne. Già l’acqua sta per lambire il segno dell’ultima inondazione e chiudere gli occhi dei ponti : schiuma e tempesta contro gli ostacoli velocissima. Le ali dei muraglioni e le case dai camini che fumano sembrano filare in senso inverso come una flotta pigiata e fuggente.

Allo stesso modo impetuoso si abbatte sul populo radunato nel teatro di Parma la melodia corale di Verdi, poi decresce, si ritira e lascia allo scoperto il greto ampio ardente, impervio e abbagliante.

Bruno Barilli  Il Paese del melodramma  Réédition Adelphi, 2000




Un jour, un vieux mentor, une personne bien connue et familière qui tenait dans la ville le rôle de Mathusalem, me toucha l’épaule. Nous étions sous les portiques du palais du Gouverneur et il faisait trente-deux degrés à l’ombre. Dans cette extase caniculaire, on entendait monter jusqu’au ciel le chant plaintif d’un marchand ambulant. « Mon garçon, » dit cet ami important en me désignant l’une des arcades qui s’ouvraient en pleine lumière sur la Grand Place, « à cet endroit précis, j’ai vu s’approcher Verdi appuyé au bras de la Stolz. Dans l’immobile stupeur solaire, ces deux promeneurs surgirent soudain devant moi. Le même cri monotone et solitaire que tu entends se répéter en cet instant retentissait également ce jour-là sous ces voûtes. Verdi en parut surpris. Il lâcha le bras de sa compagne, sortit un petit carnet et griffonna tour à tour ces quatre notes approximatives. La rengaine du colporteur avait aussitôt trouvé sa place dans son imagination. Le fer attire le fer, mon garçon. Quand il se met en action, le cerveau humain devient un aimant. Parfois, un simple accessoire remet en marche la machine, puis l’œuvre se détache comme un fruit mûr et roule sur l’herbe. Comprends-tu que le travail de création avance de façon surprenante et aléatoire ? Ne pourrait-on pas imaginer qu’en une après-midi somnolente et aride comme celle-ci Ève a surgi d’une côte d’Adam et qu’elle s’est endormie auprès de lui ? Hé bien, si tu veux le savoir, le cri fastidieux de tout à l’heure s’est retrouvé dans Aida. Il y a vingt ans, en entendant cet opéra, j’ai reconnu, pendant l’acte du Nil, au milieu de l'invocation rituelle des prêtres cachés dans le temple, la voix de notre colporteur qui trimballe depuis cinquante ans sa marchandise dans les rues de Parme ».
— Ce fut mon premier cours de composition.

(...)


Notre ville est cassée en deux, et s’enorgueillit d’être traversée par un fameux cours d’eau. Le torrent descend parfois de la montagne pour lui rendre une visite inopinée et menaçante. Les habitants de Parme lui ont préparé à toute éventualité un grand lit qui ne suffit pas à contenir ses élans. Au printemps, il déferle en crue, emporté et tonnant comme s’il était précédé d’une rangée de tambours, il grossit, dépasse les niveaux de garde et monte avec la rapidité d’un aérostat propulsé par un feu.

La foule compacte penchée sur les parapets crie et jubile, tandis que sous ses pieds les ponts tremblent, et elle regarde passer dans les remous et tournoyer autour des piliers des troncs d’arbres, des clapiers flottants, des ânes et des chiens noyés et gonflés comme des sacs de cornemuses. Déjà, l'eau s'apprête à lécher les traces de la dernière inondation et à fermer les yeux des ponts : furieuse, elle écume et tempête contre les obstacles. Les bords des murailles et les maisons aux cheminées fumantes semblent filer en sens inverse comme une flotte pressée et fuyante.

De façon aussi impétueuse, la mélodie chorale de Verdi s’abat sur le peuple réuni dans le théâtre de Parme, puis elle décroît, se retire et laisse à découvert la grève vaste et brûlante, inaccessible et éblouissante.

(Traduction personnelle)










Images : Teatro Regio, Parma

en haut, Rami Jakupi (Site Flickr)

au centre et en bas (2) Marco Delaurenti  (Site Flickr)

en bas (1) Manuel Palomino Ajorna  (Site Flickr)



mercredi 6 mai 2015

Portare un sogno (Apporter un rêve)




Dans ce deuxième extrait du recueil de Bernardo Bertolucci, In cerca del mistero [En quête du mystère], c'est un poète de quinze ou seize ans qui se souvient de Leopardi : La Ginestra, bien sûr, mais aussi L'Infinito, avec cette "siepe" (haie) qui «de tout bord ou presque / dérobe aux yeux le lointain horizon». Ici, au contraire, la haie ne cache pas, mais protège, dans son lieu le plus doux, le plus accueillant. C'est déjà "le rêve d'une chose", pour reprendre l'expression pasolinienne, les collines de l’Émilie remplaçant ici les paysages du Frioul ; dans ce tableau bucolique, les perceptions se mêlent mystérieusement : la poudre d'or de la lumière du matin, le bourdonnement des abeilles et le parfum des genêts. On songe aussi en lisant le poème à Virgile et aux abeilles du Livre IV des Géorgiques [219 - 227] : «D'après ces signes et suivant ces exemples, on a dit que les abeilles avaient en elles une parcelle de la divine intelligence et des émanations de l'empyrée ; car, selon certains, Dieu se répandrait par toutes les terres, et les espaces de la mer, et les profondeurs du ciel ; c'est de lui que les troupeaux de petit et de gros bétail, les hommes, toute la race des bêtes sauvages emprunteraient à leur naissance les subtils éléments de la vie ; c'est à lui que tous les êtres retourneraient et seraient rendus après leur dissolution ; il n'y aurait point de place pour la mort, mais, toujours vivants, ils s'envoleraient au nombre des constellations et gagneraient les hauteurs du ciel.»


Fu qualcuno che me disse delle ginestre.

Se qualcuno passa per le colline
mi porti tutte le ginestre che il mattino
ha ricoperto d'oro, le più giovani
che abbiano ancora le api
e il loro ronzio tra i petali ; io porterò
con me questo sogno, in ogni paese
in ogni casa : « Ecco il mio sogno ! ».
Se dovessi andarmene per una strada
e le api non conoscessero il punto dolce
della siepe, riportate le ginestre alle colline
e le api.

Bernardo Bertolucci  In cerco del mistero  Gremese Editore, 1988  (Prima edizione : Longanesi, 1962)






Quelqu'un me parla des genêts.

Si quelqu'un passe par les collines
qu'il m'apporte tous les genêts que le matin
a recouverts d'or, les plus jeunes
qui abritent encore les abeilles
et leur bourdonnement dans les pétales ; j'emporterai
avec moi ce rêve, dans chaque village
dans chaque maison : « Voici mon rêve ! ».
Si je devais m'en aller sur une route
et que les abeilles ne connaissent pas l'endroit le plus doux
de la haie, ramenez les genêts aux collines
et les abeilles.

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Emilio Poli  (Site Flickr)

en bas, Chiara  (Site Flickr)


samedi 26 avril 2014

Le Esequie di Focione (D'après Poussin)





O tu che ai piedi del colle ragazzo dell'Appennino
deflori non deflorato castagne che nessuno vuole

sprigionando dall'ombra delle faville di rosa
che svelano un attimo il mio volto segregato

a quale festino di dei laziali o a quali esequie
di eroe a quali montagne d'ametista e fumi lontani

ti sottraesti per accuciarti qui dove il mio viaggio
ha una sosta il mio sudore un ristoro nell'aria della sera ?

Attilio Bertolucci  Viaggio d'inverno  Garzanti Editore







Les Funérailles de Phocion  (D'après Poussin)

Ô toi qui au pied de la colline enfant de l'Apennin
déflores non défloré ces châtaignes dont personne ne veut

libérant de l'ombre des étincelles de rose
qui révèlent un instant mon visage isolé

à quel festin des dieux du Latium à quelles funérailles 
de héros à quelles montagnes d'améthystes et fumées lointaines

t'es-tu soustrait pour te nicher ici où mon voyage
connaît une trêve et ma sueur un réconfort dans l'air du soir

Traduction : Muriel Gallot








Images : en haut, Nicolas Poussin  Paysage avec les funérailles de Phocion (1648)

en bas, Nicolas Poussin  Paysage avec les cendres de Phocion (1648)

au centre, grazie agli amici di Legambiente Parma  (Site Flickr)

mardi 18 mars 2014

De plomb et de brouillard





"I piccoli aeroplani che tu
fai volano nel crepuscolo, si perdono
come farfalle notturne nell'aria
che s'oscura, non torneranno più."

Attilio Bertolucci   Per B...







La Tragédie d'un homme ridicule, de Bernardo Bertolucci, trente ans plus tard :

Tout commence par un rêve, et La Tragédie d’un homme ridicule (sorti en France en novembre 1981) n’est peut-être que la représentation de ce rêve. Dans ce film étrange qui pourrait également s'intituler In cerca del mistero (En quête du mystère), comme le recueil de poèmes que Bernardo Bertolucci a publié à vingt-deux ans, on ne cesse de s’interroger sur la réalité de ce que l'on voit, solidaire en cela du "héros" du film, Primo Spaggiari, dont la voix off ne cesse d’accompagner le spectateur. Comme les voies d’un labyrinthe, les personnages et les événements se dédoublent, limpides, à l’image des paysages automnaux de la région de Parme dans lesquels se déroule l'histoire, et terriblement opaques. 

On a bien du mal à trouver des repères  : est-on dans une comédie italienne classique, comme la présence de certains comédiens (Ugo Tognazzi, Vittorio Caprioli) semble le confirmer  ? Pourtant, à côté d’eux, la jeune et gracile Laura Morante, l’acteur de théâtre "underground" Victor Cavallo ou l’altière et mystérieuse Anouk Aimée nous conduisent sur de toutes autres pistes... L’intrigue du film est elle aussi insaisissable, avec ses allures de polar politique : on assiste dans les toutes premières scènes à l’enlèvement du fils d’un riche industriel, propriétaire d’une grande fabrique de parmesan et de jambon ; pourtant, on ne cesse de se demander au fur et à mesure que le film avance s’il ne s’agit pas d’un simulacre. Le riche industriel est en fait au bord de la faillite et cette histoire d’enlèvement et de rançon n’est peut-être qu’un coup monté pour lui permettre de renflouer les caisses et de relancer son entreprise («J'étais redevenu un paysan, dit la voix-off de Primo, comme mon père et mon grand-père, j'engraissais mon champ avec le sang de mon fils»). On pensait se trouver dans la situation inverse de La Stratégie de l'araignée (on aperçoit d'ailleurs sur le mur du salon des Spaggiari le tableau d'Antonio Ligabue sur lequel s'inscrivait le générique de La Stratégie) : un père part à la recherche de son fils et mène l'enquête pour tenter de retrouver sa trace, mais on s'aperçoit très vite que cette piste n'est pas forcément la bonne.

Le spectateur est de plus en plus perplexe devant le spectacle de cette ambiguïté généralisée des situations et des caractères, ce scénario qui ne cesse de multiplier les chausse-trapes et les faux-semblants, retirant le tapis sous ses pieds au moment où il croyait justement avoir trouvé ses marques dans ce jeu de piste. Par son extraordinaire fluidité, la mise en scène de Bertolucci déroute sans jamais égarer, comme l'a très bien montré Louis Skorecki dans sa critique des Cahiers du cinéma (n. 329, novembre 1981) : «Tout arrive visuellement de concert, en même temps, dans un constant glissement d'appareil, un incessant mouvement d'avancée et de recul, comme s'il s'agissait de tracer des parallèles, les plus fluides et lisses trajets qui soient, cadrages, recadrages, ouvertures, destinés à ne jamais – c'est le lot des parallèles – se toucher, se rencontrer, même se frôler. Froides distances, échappées de chaleur.» Et en effet, les personnages semblent tous enfermés dans leur logique propre, sans qu'aucune communication entre eux soit possible, même pas par le biais de la sexualité, toujours si présente chez Bertolucci, et ici complètement inopérante, comme si elle était vraiment hors-sujet (la scène de séduction avortée entre Primo et la jeune ouvrière (qui dit être la fiancée du fils enlevé) est sur ce point très révélatrice).




Le flou de l’intrigue rejoint d’ailleurs admirablement celui de l’Italie de ces années de plomb, qui étaient aussi des années de brouillard, où l’incompréhension était généralisée jusqu’à l’absurde. Tout cela est parfaitement exprimé dans une des séquences finales du film, où Primo se lance dans un monologue qui pourrait être le pendant de celui de Puck dans Prima della Rivoluzione. Toutefois, le ton a irrévocablement changé : dans le film de la jeunesse, l’aristocrate floué adressait un adieu magnifiquement lyrique à un monde révolu ; dans le film de la maturité (Bertolucci a la quarantaine quand il tourne La Tragédie d’un homme ridicule), l’ancien partisan qui a construit avec opiniâtreté son petit empire laisse éclater son dépit et son amer désarroi face à une société qu’il ne reconnaît plus et une génération qui tourne le dos à toutes les valeurs auxquelles il a cru : «Les fils qui nous entourent sont des monstres. Plus pâles que nous ne l'étions à leur âge, ils ont des yeux éteints. Ils traitent leurs parents avec un respect qui ressemble à du mépris. Ils sont incapables de rire ; ils ricanent. Ils sont sombres, et surtout, ils ne parlent plus ; en les voyant silencieux, on ne sait pas s'ils nous demandent de l'aide ou s'apprêtent à nous tirer dessus. Ce sont des criminels.»

Et c’est là peut-être que la tragédie de cet homme ridicule, perché sur la tour de guet de son château d'opérette avec ses jumelles et sa casquette d'amiral, rejoint le désarroi de Bertolucci au seuil des années quatre-vingt : comme dans un cauchemar, il voit son monde se défaire dans une Italie qu'il ne reconnaît plus, il perd pied face à une réalité qui se délite. Sans pathos mais avec une froide lucidité, dans une ambiance parfois bunuelienne (la scène des usuriers qui ont toujours froid, que l'on croirait sortie du Fantôme de la liberté), le cinéaste fait l’inventaire de ses illusions perdues : la fraternité révolutionnaire, exaltée dans Novecento, s’est retournée en farce sanglante avec le terrorisme des Brigate rosse, et les merveilleux paysages de la campagne de Parme et des Apennins voisins, magnifiquement chantés par le père, le poète Attilio Bertolucci, sont devenus des lieux dérisoires où l’on va dissimuler des valises de billets dans des séchoirs à châtaignes désaffectés, en une partie de cache-cache sinistre, parodie grinçante des jeux et des belles promenades de l’enfance à Casarola.




Même l’opéra, et Verdi tant aimé, est ici réduit à une triste caricature : un extrait de l’air de Germont, le père noble d'Alfredo dans La Traviata, massacré par Primo que son épouse fusille du regard : «Comme tu as vieilli, tu es pathétique !». In fine, ce jeu de masques et cette réalité fuyante nous renvoient à Pirandello : dans la séquence ultime (un bal, le lieu de tous les possibles, comme il y en a tant dans les films de Bertolucci, y compris dans le dernier, Io e te, qui vient de sortir en Italie ; mais là, il n'y a plus que deux danseurs dans l’exiguïté d'une cave), le fils réapparaît et le père incrédule assiste derrière une vitre à sa résurrection. La musique alerte et insidieuse d’Ennio Morricone, tout en arabesques, retentit alors pour accompagner ces improbables retrouvailles familiales, et l’on s’attend à tout moment à voir surgir Laudisi, le personnage de Cosi è (se vi pare), prêt à s’écrier : «Et voilà, Messieurs, à quoi ressemble la vérité !» La commedia è finita, et Bertolucci ne va pas tarder à boucler ses valises ; déjà, dans l’objectif de sa caméra, ce ne sont plus les tours du château de Torrechiara qu’il aperçoit, mais les murailles de la Cité Interdite...



mardi 22 octobre 2013

Un violoniste (2)




Il n'y a pas que des virtuoses célèbres parmi les artistes dont Bruno Barilli fait le portrait dans son merveilleux livre Il Paese del melodramma [Le Pays du mélodrame]. Dans le chapitre dont je traduis ici un large extrait, il nous présente un musicien de rue, le pittoresque Migliavacca :

Il y a trente ans vivait à Parme un vieux violoniste  vagabond et en guenilles du nom de Migliavacca, aveugle, obèse et imberbe comme un diacre. Il déversait ses aigreurs, ses angoisses et ses sarcasmes en mâchonnant des insultes d’une voix avinée. Il était estimé et respecté par tous. Avec cette tête majestueuse inclinée sur la poitrine, plongée dans l’obscurité, il inspirait de la crainte, et un cortège d’admirateurs le suivait à une distance respectueuse lors de ses pérégrinations et de ses concerts du soir. Migliavacca errait d’une auberge à l’autre en serrant toujours sous son aisselle un petit violon malingre et graisseux comme un os de jambon. 
Il aima jusqu’au dernier de ses jours les airs d’opéra, le vin de table et les femmes de mauvaise vie. C’est par amour pour ces dernières qu’il se laissait conduire docilement vers les maisons closes. Il montait en tâtonnant les escaliers remplis d’ordures et de chansons avariées, et parvenu au salon, quand le bras nu et doux de quelque poissarde l’effleurait, il faisait une moue vicieuse et son masque d’impassibilité, qui cachait une cuisante détresse, semblait se craqueler et se dissoudre dans une lascivité muette. Aussitôt, toutes les femmes l’entouraient en le priant : « Grand-père Migliavacca, joue-nous quelque chose de joli ! » Ces appels racoleurs le faisaient tressaillir ; avec un sourire lubrique sur les lèvres humides, il cherchait à tâtons son violon, l'appuyait contre son épaule et posait son visage congestionné sur la caisse de l’instrument. Les doigts agrippés à la cheville comme s’il fouillait avec les ongles dans une poitrine, il parvenait alors à nous toucher jusqu’au cœur. Puis le morceau s’achevait parmi les soupirs et les harmonies, et Migliavacca, catapulté sur un divan, coulait glorieusement à pic sous les étreintes et les caresses de ces prostituées. 
Le lendemain, on le retrouvait déjà de bon matin immobile et solitaire sur le trottoir, côté ombre, devant l’auberge de la Fontaine. 
Il gagnait ainsi, humblement, son pain, en jouant pour les clients qui se mettaient aux fenêtres en bras de chemise, tandis que tout autour de son archer capricieux tourbillonnaient avec une familiarité pittoresque les pigeons du palais communal. Le soir même, on le retrouvait au dernier acte de l’opéra, assis au poulailler du Teatro Regio. Comme l’on pourrait voir assis dans une église, abandonné sur un siège de la tribune, le plus vieux des chanteurs de la chorale, Migliavacca se trouvait là, écoutant dans le noir la Traviata, avec une mystérieuse expression de joie recueillie. 

Il avait pour guide et fidèle compagnon un guitariste presque aveugle lui aussi, abruti par le vin, loqueteux et grossier comme un muletier andalou dans une gravure de Gustave Doré. Il avait vraiment une tête d’ivrogne ;  pendant qu’il grattait à moitié endormi les cordes de son instrument, un cercle de mouches et de songes bourdonnait sans cesse autour de cette guitare geignarde. 
De temps en temps, Migliavacca, avec un grognement contenu, devait le secouer énergiquement parce qu’il s’endormait sur un accord. 
Ils jouaient ensemble devant le café Marchesi pour un public assis en terrasse. Exposition vaniteuse de petites familles, société provinciale, filles à marier, exaspération, indolence et insondable ennui de la vie citadine : tout cela constituait le cadre pittoresque et animé de ces prodigieuses soirées commémoratives. 
Au milieu des hurlements et des excentriques acrobaties des garçons de café, dans le scintillement des carafes, des assiettes et des verres, des âmes lasses vibraient, suspendues aux cordes d’un violon souffreteux. 
Oh, toutes ces lèvres roses entrouvertes comme pour un baiser devant un sorbet au citron ! Ce sont les jeunes filles de bonne famille, surveillées par leurs chers parents, qui se laissent elles aussi emporter en catimini, sur le thème musical, par l’idée unique et obsédante d’un mariage éventuel. 
Demi-sommeil, candeur, stupéfaction de cette architecture archiducale. 
Noyée à demi dans une obscurité mythologique, la foule des misérables se pressait derrière les deux musiciens. Toute cette plèbe couvait en son sein des haines, des rivalités, de la colère, des rancœurs, tout en savourant gravement la musique, avec un air extasié et rêveur. Au même moment, on croyait voir progressivement s’allonger sur les vieux bâtiments environnants, l’ombre sévère de Napoléon
En été, ces concerts s’achevaient bien après minuit, en s’étiolant lentement. Les spectateurs rassemblés, concentrés et sombres, étaient muets comme le firmament autour de l’aveugle. Semblables à des étoiles filantes, dans le silence chimérique créé par le violon, de secrètes convoitises et de hasardeuses spéculations sombraient dans les galaxies mystérieuses. 

Bruno Barilli  Il Paese del melodramma  Adelphi Editore, 2000 (Traduction personnelle








Images: en haut, Sarah  (Site Flickr)

en bas, Gianluca Catelli  (Site Flickr)

jeudi 12 septembre 2013

Verdi, homme-chêne (Verdi, uomo-quercia)




S’il avait été l’un de ces autres musiciens qui, quand on les appelle, ne répondent pas, quand on les regarde, ne vous voient pas, et chez lesquels la Musique, cette sorcière, a stérilisé tout sentiment humain, Verdi ne figurerait pas maintenant — sous son chapeau à larges bords et dans sa redingote croisée — parmi les protagonistes du Risorgimento, à côté de Cavour, de Mazzini, de Garibaldi ; tandis qu’alentour, à perte de vue, sous un ciel d’azur peuplé de saints dans des fauteuils rouge et or, des milliers et des milliers d’orgues de Barbarie répètent tout près, puis loin, puis plus loin et très loin enfin : « Va, pensée, sur les ailes doré-é-ées… ». 




Le grand chapeau et la redingote croisée sont conservés au Musée de la Scala, et bien que, de prime abord, placés comme ils le sont — le chapeau en haut, la redingote au-dessous et entre chapeau et redingote l’espace vide de la tête —, ils évoquent la présence de l’Homme Invisible arrêté et mis sous verre, on comprend sans peine qu’il n’y a rien de diaboliquement musical dans ces vêtements ; ce sont le chapeau et l’habit que le Bon Paysan, l’Homme-Chêne, abandonna sur la chaise de sa chambre de l’hôtel Milano avant de partir, l’âme nue, le 27 janvier 1901. 

De sa mort, il nous reste un document sobre et infiniment tragique : les dessins que Hohenstein fit de la tête de Verdi agonisant, et sous lesquels une notation horaire et une date marquent le passage de la vie à la mort : 
20 heures                                    25-1-1901 
9 heures et demie                       26-1-1901 
10 heures                                    26-1-1901 
16 heures                                    26-1-1901 
20 heures                                    26-1-1901 
Et tout s’arrête là. 




La musique de Verdi échappe aux doigts de qui veut la jouer au piano. Seul Falstaff constitue une exception dans sa transcription pour cet instrument. Mais le mérite en revient-il à Verdi ou au bon maître Carignani ? Certaines rencontres de secondes diminuées, dans l’accompagnement des paroles du Doge, « Tu pleures » [« Piangi »], dans Simon Boccanegra, étonnent comme des inventions qui ne seraient pas de lui.




Sa vie même n’avait pas ce caractère chimique, abstrait, astral de la vie cabalistique des musiciens. Sa musique est essentiellement chant, à savoir directe et naturelle. Il s’entendait bien avec les sopranos, les ténors, les basses : mammifères gras, de belles bagues aux doigts, le cerveau dans une bonace perpétuelle. 

Telles sont la santé et la "singularité" de son destin. Paysan, Verdi ne fertilisera pas sa terre avec des engrais chimiques, mais avec un bon fumier naturel. 
Même lui ne se connaissait pas. Et, jugeant sa musique selon un critère musical, il lui donnait à peine dix ans de vie. 

Pourtant, les autres musiques mourront mais la sienne continuera à vivre. Parce qu’elle n’est pas détachée du monde et stérile comme les autres, mais modelée et remodelée par de fortes et massives mains de paysan, pétrie avec les éléments mêmes de la terre : le bien et le mal de la terre, son amour et sa haine, sa douceur et sa cruauté, sa stupidité, son indifférence, sa folie. 
Les hommes à l’esprit éminent, à la pensée la  plus riche, ignorent parfois Bach, ignorent Mozart, ignorent Wagner ; mais ils s’arrêtent étonnés et fascinés par la folie de l’univers : par la folie de Giuseppe Verdi.

Alberto Savinio  Hommes, racontez-vous  Editions Gallimard, 1978 (Traduction : Sandra Ducrot)






Trois chapitres sont consacrés à Verdi dans le magnifique ouvrage de Renaud Camus Demeures de l'esprit Italie du Nord (Fayard, 2012). J'en recommande vivement la lecture.


Images, de haut en bas :

(1) Statue de Verdi à Busseto (Site Flickr)

(2)  Le Roncole, maison natale de Verdi (Fabio Biasio  Site Flickr)

(3) Parc de la villa Verdi à Sant'Agata (Marthina von Loeben  Site Flickr)