Translate

Affichage des articles dont le libellé est Sienne. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Sienne. Afficher tous les articles

samedi 11 mai 2013

Les Chats de Sienne




On voit tant de chats à Sienne, qu’il semble ne point y avoir de chiens, ou les chiens se sont faits chats, peut-être. J’en avais neuf, disais-je, sous ma terrasse rouge ; et deux étaient si hauts sur pattes, qu’après tout c’était sans doute d’anciens lévriers qui s’étaient chattés pour vivre à Fonte Branda. Tout le monde, à Sienne, aime les chats. Il en est deux, aux couleurs de la ville, qui sont nourris aux frais de l’État, dans le Palais de la République. Je n’en suis pas sûr, et je n’ai pas consulté les Olims de la Cité, au palais Piccolomini ; mais j’espère qu’il en est ainsi. Messieurs les Chats ont leurs marchands qui pourvoient à les satisfaire : tous les matins et parfois le soir, le bonhomme passe dans la rue, portant de la rate, du foie, du mou, du gras-double et d’autres morceaux de choix sur une espèce de tréteau en forme d’échelle. Il appelle, il fait tinter son grelot ou une crécelle. Les fenêtres s’ouvrent à tous les étages : un petit panier descend au bout de la corde, avec la monnaie nécessaire ; et le vieux barbu de blanc, l’Hébé des minets, échange contre les sous le foie ou la rate, qu’on attend là-haut avec impatience. J’entends parfois un mia-ou qui module, où le râle du désir se confond avec le ronron de la joie. Sienne est la ville des chats. Ainsi pas une beauté ne lui manque.

André Suarès  Voyage du condottiere, Sienne la bien-aimée






Images : en haut,  Site Flickr

en bas, Site Flickr 

vendredi 18 janvier 2013

Monte Amiata




Vu de Sienne, le Mont Amiata est une forme solennelle et délicate, couleur de cendre, qui plonge dans les espaces vides et venteux entourant la ville. Les jeunes filles dans les collèges, les écoliers dans les salles de classe presque toutes situées sur les ultimes éperons de l’habitat, se mettent souvent à la fenêtre, appuient le front à la vitre et s’attardent à le regarder. Quelques-uns sont de là-bas et sa masse lointaine, isolée dans le bleu de la région perdue, fourmille pour eux de vieilles histoires paysannes ; pour d’autres, c’est un mystère. Ce n’est pas un hasard si au milieu s’étend l’immense et irréelle vallée de l’Orcia avec ses crete (1) défrichées, ses vastes champs ensemencés, ses terres au repos dans le mouvement continu des coteaux qui occupent et ouvrent le ciel : la terre est d’un gris livide et brûlé si subtil que la lumière non absorbée s’y dilate en vibrations violacées qui se perdent au loin par delà les derniers contours et avivent la sensation d’immensité et de solitude. Terre qui apparaît comme une toile de fond pour la mémoire ou un lieu du rêve, au-dessus de laquelle un sens obscur et exalté perçoit le frisson d’un mystérieux courant d’air.




Mais le Mont Amiata est un règne beaucoup plus terrestre : son cône très élevé, riche en hêtres et, jusqu’en bas, en châtaigniers, s’évase en pentes douces et anfractueuses qui dans leur mouvement créent des cuvettes et de petits vallons : là, grâce à l’eau abondante, s’insinuent des cultures fraîches et serrées à moins que ne prospèrent vignes et olivettes à cause de la sécheresse ; vers le midi, le mont se répand en contreforts plus arides donnant sur la maremme où prédominent le grand chêne, entre des taches de plus modestes châtaigneraies, et encore l’olivier, la vigne, et dans les plis ombragés, les légumes. Quand la vue est limitée, on se trouve en un lieu des plus agréables, dans la profonde fraîcheur du vert fouillis des menues vallées où le paysan soigne sa treille, arrose ses céleris et ses salades avec l’eau du petit bassin ou du conduit rudimentaire tandis que plus haut, le grand été méditerranéen cogne sur le talus de la grand-route toute tressée de taches d’ombre et de soleil, et occupe nettement les sens et l’esprit, renouvelant le thème immémorial de la béatitude et de l’otium rustique. Quand l’horizon est plus ouvert, quand la vue se perd dans les latitudes célestes du pays siennois ou bien, sur l’autre versant, dans la fuite désolée à perte de vue vers la maremme des éperons rocheux entre lesquels serpentent de maigres torrents – l’Albegna et la Fiora – alors, l’imminence de tant d’espace suscite dans l’esprit une certaine mélancolie. 

(1) Crete : collines argileuses dénudées caractérisant la campagne siennoise. 

Mario Luzi  Trames  Éditions Verdier, 1986  (Traduction : Philippe Renard et Bernard Simeone)






Images : en haut, Alessandro Ornelli  (Site Flickr)

au centre, Site Flickr 

en bas, Elena Fusto  (Site Flickr


D'autres extraits de Trames sur ce blog :

Spolète, l'Aurore au crépuscule

L'Eté, l'Enfance 

"Cor tibi magis Sena Pandit" 

Un autre extrait sur le site Terres de femmes :

Près de la reine de Saba  

Présentation de l'ouvrage sur le site des éditions Verdier

samedi 12 janvier 2013

"Cor tibi magis Sena pandit"




Aujourd’hui encore, après tant de fois où cela s’est répété, je ne sais ce qui me rappelle impérieusement à Sienne et me fait aussitôt m’en éloigner. La ville appartient à ma première adolescence mais berce aussi mes rêves survivants d’homme mûr. A quoi vais-je obéir en montant dans le car qui, dépassé les maigres bois de pins, s’enfonce dans la Toscane profonde – à la mémoire, à l’espérance, à une complaisance douloureuse ou au plaisir ? Je ne puis répondre. Je souffre et m’exalte à la fois tandis qu’au long du ruban ondulé de la route – la Cassia encore romaine – notre région devient toujours plus vaste et clairsemée, et en même temps plus ferme en cette verte campagne, en cette terre ocre. Dans le lointain, tout cet espace vire et s’estompe en bleu et violet quand nous l’observons depuis les bastions ou les hautes maisons de Sienne. A la fois et indistinctement, toujours plus réel et plus onirique. Pour moi qui descend de la région de Florence, il n’est matière plus certaine, plus nette, nullement illusoire que ces terres en jachère et ces maisons vigoureusement équarries, tout ensemble rustiques et raffinées ; et rien n’est plus immatériel que tout cela se sublimant dans les marbres et les briques de Sienne. Ainsi la ville paraît-elle intime et lointaine en sa propre région ; elle peut à la fois donner une sensation de terre et paraître entourée par le vide et le vertige.

Les jours de marché, la Via di città, la Castarella et tous les environs du Campo sont bondés de métayers, de courtiers et de marchands qui portent au cœur de la ville l’odeur de la campagne rude et forte. Les Siennois, éminemment urbains, ne leur épargnent pas quelques railleries, mais la présence des campagnards entre les murs nobiliaires et les monuments quasi fantasmagoriques semble pourtant naturelle ou tout au moins inévitable. Mais ensuite, quand le soir est tombé, quand la ville, libérée des sombres aspects et de la fête de ses architectures, s’allège dans l’air à peine nocturne et que les campagnards s’en sont allés dans les cars bondés ou dans ces trains débonnaires qui démarrent à contrecœur en bas, sous les pentes, l’imagination peut à nouveau, entre les édifices demeurés taciturnes et solitaires, inventer autour des murs un espace irréel et infini, habité par des hommes bien plus chimériques que ceux vus auparavant. En général, c’était l’heure où enfant je sentais comme un secret courant d’air me paralyser et me glacer le sang, où mon esprit exalté revenait à certaines images de l’art siennois qui me paraissaient alors exprimer plus que d’autres ce vertige intime : la chevauchée mystérieuse, solitaire de Guidoriccio da Fogliano s’associait immanquablement à mes pensées ; cette lande entre les forteresses devenait alors la campagne environnante et cette fable toute la vie, son essence, sa fièvre.



Cependant, même en plein jour, l’après-midi, le silence est parfois si haut et la lumière qui cogne sur les pierres, sur les marbres, sur les briques incandescentes si éclatante que les sens ne peuvent les supporter – alors l’imagination effrénée vole vers des mirages, à tel point qu’on est souvent poussé vers les portes pour chercher un réconfort dans la couleur dense et concrète de la terre, dans le vert vraiment vert de l’herbe. Terre et herbe si proches que l’on peut, comme cela m’arrivait quand j’habitais Provenzano, avoir d’un côté de la maison un à-pic campagnard et de l’autre une très dense architecture urbaine.

Ici naissent fatalement d’étranges passions et de grandes manies et l’on ne peut vivre autrement que dans une subtile folie. En effet, la ville est pleine de types extravagants, d’hommes inquiets, attristés par de petits tracas ou exaltés par la vanité ou l’ennui. Quand ensuite viennent les jours du Palio, tout cela explose partout sous une forme qui paraît inconcevable à qui n’est pas d’ici ou n’y a jamais demeuré. De la femme, ce que je pourrais observer aujourd’hui restera toujours dominé par certaines apparitions froides, sublimes et intangibles que je voyais alors passant par ces rues ou montant par quelques-unes de ces rampes escarpées. C’étaient – mais il eût été impossible alors de penser à cette pluralité, chacune semblait absolument unique – c’étaient en général de très grandes jeunes filles avec quelque chose de malsain dans leur pâleur excessive, dans leur pas rapide mais fragile ; autour d’elles régnait une solitude si profonde qu’elles paraissaient vivre entourées de leur pure irradiation, ni plus ni moins que les vierges de la peinture à fond d’or.



Aujourd’hui, certes, je ne pourrais retrouver ce jeu, je ne suis plus de la partie ; et c’est là une ville où l’on ne peut vivre en étranger. En repartant, on passe la porte qui dit : Cor tibi magis Sena pandit... (1) A condition que notre cœur aussi se soit ouvert. En sortant, on quitte un monde, un royaume distinct de l’âme comme une étrange corniche du purgatoire et l’on rentre dans l’aventure ordinaire de la vie.

(1) Devise de Sienne inscrite sur la Porta Camollia, la porte principale de la ville : Sienne t'ouvre grand son cœur.

Mario Luzi Trames Editions Verdier, 1986 (traduction : Philippe Renard et Bernard Simeone)





Images : en haut et au centre Pedro Prats (Site Flickr)

mardi 2 octobre 2012

Mal de Sienne



 

Le pavé du Dôme donne la mesure de l'amour infini que Sienne nourrit pour la Vierge et de sa passion pour la beauté. Elle compte pour rien la dépense et le génie, cette prodigalité naturelle. Sienne consent à ce qu'on efface du pied les chefs-d'œuvre qu'elle consacre à sa Reine. Sienne cherche la beauté en toute chose pour mieux aimer ; et c'est son insatiable amour qui cherche en tout la forme la plus belle.


André Suarès Sienne la bien aimée







Depuis que j'ai marché là-bas sur les sibylles,
Le remords de l'oracle opprimé de talons
Remonte, c'est mon mal de Sienne, à stades lents
De mon talon mordu par le serpent syllabe
Jusqu'à mon cœur qui branle et mes vouloirs labiles.

Rouge orifice oraculaire horizontal,
O bouche qu'elles font ronde pour dire oracle !
C'est sur elle que j'apposai le pied du siècle,
Foulant l'ovale à moments dorés des Visages
Parmi tant d'Allemands qui n'en ont pas pris mal.

Mais moi je savais trop que mon pas était faute
Et que conculquer perpendiculairement,
Comme faisait d'aplomb tout un car d'allemands,
L'Erythrea couchée en drapé de graffite,
S'expie, et que le verbe écrasé fait venin.

Elles auront collé leur lèvre inoculante
À mon pied parmi le tourisme tout-venant,
La Persique, la Cuméenne à gorge nue
Ou bien Gergis qui narre à travers dôme au ciel,
Et je vague avec leur toxine dans ma rue.

Cette fièvre est savoir, savoir que dans la rue
Rien n'est, le parfum des vivantes ni l'argent
De semblance après quoi délire encor la gent,
Ni les fards mordorés des idoles de boue,
Rien n'est, que le conseil sibyllin de rien n'être,

Rien n'est, que le péché mortel d'être debout
Quand, couchée à son rang dans leur beau nombre douze,
Chaque vierge, de sa plate effigie, étend
L'horizontalité d'où fument les syllabes
Comme parle en vapeurs un sommeil de volcan.

L'édit là-bas des plates douze folles sages
Qu'étale épars un cathédrale jeu de cartes,
L'ordre qui s'insinue en mon sang depuis lors,
C'est d'aller réparer là-bas mon pas coupable
En abjurant notre inanité verticale,

C'est, jusqu'à Sienne, en pénitence de l'outrage,
Pour valoir à mon sang le pardon des vestales,
D'aller, bien lessivé de soleil, recevoir
Leur bouche à bouche mosaïque face à face,
À quatre pattes sur leur pâle jeu de cartes.

Marcel Thiry Le Jardin fixe, Italiques (1969)









Le magnifique pavement du Dôme de Sienne, largement recouvert la plupart du temps par mesure de précaution, est actuellement totalement visible, jusqu'au 24 octobre 2012. (On peut voir ici un beau diaporama).

 

 Images : en haut,  Site Flickr

en bas, Wiki Commons