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mercredi 17 mai 2017

Uragano d'estate (Orage d'été)




Je cite ici un extrait de l'ouvrage d'Elena Pigozzi, qui raconte de façon plaisamment romancée le tournage, pendant l'été 1953, du film de Luchino Visconti Senso (Uragano d'estate a été l'un des nombreux titres provisoires du film). La scène racontée ici se situe au moment du tournage de la longue séquence d'ouverture (elle fut en fait l'une des dernières à être tournées), au théâtre de la Fenice, pendant une représentation du Trouvère. Les deux autres personnages qui interviennent ici avec Visconti sont la scénariste Suso Cecchi d'Amico et le producteur-fondateur de la Lux Film, Riccardo Gualino :

 Visconti aveva alzato il braccio. «Stop» Le riprese in teatro erano finite. Dietro di lui, la d’Amico e Gualino. Li raggiunse. 
«Come andiamo Visconti ?» 
«Resta il finale e abbiamo terminato.» 
«Era prevista la fucilazione nella prima versione» ricordò Suso, «poi sono stati imposti altri tagli alla lavorazione.» 
Gualino scuoteva la testa. «Lo so, me l’hanno riferito...» 
«Che venga fucilato è inutile» disse deciso Visconti. 
La d’Amico e Gualino lo fissarono. «Io lo lascerei al suo destino, alle sue vicende...» proseguì il regista. 
«Senza fucilazione, non mi convince» commentò Gualino, non smettendo di sfogliare il copione. 
Lo sguardo di Visconti cambiò, più disteso il volto. 
«Può darsi. Ma ora la trovo inutile.» Vide Suso perplessa. «Che ne pensa Susanna ?» 
«Anch’io la inserirei» gli rispose. 
«Tra due giorni siamo a Roma. Gireremo due finali. Si deciderà con il montaggio.»
«Castel Sant’Angelo per l’esecuzione di Franz» ricordò Suso. 
«Per l’altro finale, ho pensato ad alcune vie di Trastevere» precisò il regista.
«Com’è questo finale ?» chiese Gualino. 
«Livia ha appena denunciato l’amante. Corre e grida per strada. Poi passa tra gruppi di soldati ubriachi... e la sequenza si chiude con l’inquadratura di un giovanissimo soldato austriaco completamente sbronzo. È appoggiato al muro. Canta una canzone di vittoria. Si interrompe. Piange e grida : “Viva l’Austria !”»
«È pericoloso. È pericolosissimo» ribatté serio Gualino, appena si interruppe.
«Per me è bello. A Franz, succeda quel che deve succedere. Che importa che muoia o no.» 
«Importa, Visconti. Importa molto» replicò duro. Lo scrutò serio. Gualino sapeva il fatto suo. «Chiuderebbe il personaggio. La storia risulterebbe più compatta...»
Rimase in silenzio Visconti. Osservò la platea del teatro. Stavano smontando il terzo atto del Trovatore. Prima un fischiettare, poi il coro dei tecnici, degli operai, dei manovali. «Di quella pira, l’orrendo foco...» La romanza, si ricordò Visconti. Si voltò verso Gualino  e la d’Amico. Sorrise. Si alzò. Il melodramma si chiude, pensò. I due amanti, Leonora e Manrico... Alla fine, muoiono tutti.

Elena Pigozzi  Uragano d'estate, Ed. Marsilio, 2009 






Visconti avait levé le bras. «Stop.» Les prises de vue au théâtre étaient finies. Derrière lui se trouvaient D’Amico et Gualino. Il les rejoignit. 
«Où en sommes-nous, Visconti ?» 
«Il ne reste plus que la séquence finale, et on aura terminé.» 
«Dans la première version, on avait prévu une exécution, rappela Suso, et puis on nous a imposé d’autres coupures pendant le tournage.» 
Gualino secoua la tête : «Je sais, on m’en a parlé...» 
«Il est inutile de le fusiller.» dit Visconti sur un ton décidé. 
D’Amico et Gualino le fixèrent. «Moi, je l’abandonnerais à son destin, à son triste sort...» poursuivit le cinéaste. 
«Sans l’exécution, ça ne me semble pas convaincant.» commenta Gualino, en continuant à feuilleter le scénario. 
Le regard de Visconti changea, il sembla plus détendu. 
«Peut-être. Mais pour le moment, ça me paraît inutile.» Il vit que Suso était perplexe. «Qu’en penses-tu, Susanna ?» 
«Moi aussi, je garderais l'exécution.» lui répondit-elle. 
«Dans deux jours, nous sommes à Rome. Nous tournerons deux fins. On décidera au montage.» 
«Castel Sant’Angelo pour l’exécution de Franz», rappela Suso.
«Pour l’autre fin, j’ai pensé à des rues dans le Trastevere», précisa le cinéaste. 
«Elle est comment, cette fin ?» demanda Gualino. 
«Livia vient de dénoncer son amant. Elle court dans la rue en hurlant. Elle passe ensuite au milieu de groupes de soldats ivres... et la séquence s’achève sur le plan d’un très jeune soldat autrichien complètement saoul. Il est adossé à un mur. Il entonne un chant de victoire, il s’interrompt, il pleure et crie : "Vive l’Autriche !"» 
«C’est dangereux. C’est très dangereux !» insista Gualino, visiblement préoccupé, dès que Visconti eut fini de parler. 
«Pour moi, c’est très bien. Laissons Franz à son destin ; qu’il meure ou pas, ça n’a aucune importance.» 
«Au contraire, Visconti, c’est important, c’est très important !» répliqua durement Gualino. Il le fixa avec un air grave. Il connaissait bien son métier. «Ça bouclerait bien le personnage. L’histoire serait plus cohérente...» 
Visconti demeura silencieux. Il observa la scène du théâtre, où l’on démontait le décor du troisième acte du Trouvère. D’abord un sifflotement, puis le chœur tout entier des techniciens, des ouvriers, des manœuvres. «Di quella pira, l’orrendo foco...» De ce bûcher, l’horrible flamme...») La romance, se rappela Visconti. Il se tourna en souriant vers Gualino et D’Amico, puis se leva. Le mélodrame s’achève, songea-t-il. Les deux amants, Leonora et Manrico... À la fin, ils meurent tous les deux. 

(Traduction personnelle) 



On peut voir ici une très intéressante conférence de Laurence Schifano à propos de Senso (en français).



vendredi 12 juin 2015

Captures d'écran




Dans Ludwig, de Luchino Visconti, Marc Porel interprète le rôle de Richard Hornig, l'écuyer du roi Louis II de Bavière. Voici quelques captures d'écran pour se souvenir de sa brève mais belle présence dans le film :
















jeudi 14 mai 2015

Maestro





Dans son ouvrage Persone speciali, Masolino d'Amico, le fils du musicologue Fedele d'Amico et de la scénariste Suso Cecchi d'Amico, fait le portrait de plusieurs grandes personnalités italiennes du monde de l'art, du spectacle ou de la politique qu'il connaît depuis son enfance puisqu'elles fréquentaient toutes, pour des raisons amicales ou professionnelles, la maison de ses parents. Je cite ici, dans une traduction personnelle, quelques extraits du texte qu'il consacre à Luchino Visconti, un grand ami de sa mère qui fut la scénariste de presque tous les films du Maestro :

La caractéristique la plus impressionnante de Luchino Visconti dans la vie comme dans le travail, c’était l’autorité. Par autorité — on dirait aujourd’hui "leadership" — j’entends la capacité de se faire obéir, c'est-à-dire d’obtenir que des personnes exécutent des ordres sans perdre de temps pour les convaincre. C’est un don naturel et mystérieux qui se manifeste de plusieurs façons. Les chefs d’orchestre ne peuvent pas exceller s’ils en sont dépourvus, mais il n’y en a pas deux qui l’expriment de la même manière — Bernstein, qui sautillait plein d’enthousiasme comme un derviche et terminait en sueur, avait sur son orchestre le même ascendant que le glacial Pierre Monteux, qui lorsqu’on le voyait de dos semblait ne même pas bouger un doigt. 




Visconti, qui élevait rarement la voix, était venu au monde avec son autorité, mais il est difficile de prétendre qu’il l’avait héritée de ses lointains ancêtres, les moyenâgeux seigneurs de Milan, dont les titres, après l’extinction de la branche principale, étaient passés, par une faveur de Napoléon Bonaparte, à des héritiers collatéraux assez éloignés. Le fait est qu’il émanait l’autorité, sans que l’on sache d’où elle lui venait. 

Initialement, il l’exerça sur les chevaux, recourant même à l’hypnose pour transformer un canasson presque boiteux en vainqueur du Grand Prix de la Ville de Milan. Il passa ensuite aux acteurs, qu’il comparaît d’ailleurs volontiers à des quadrupèdes, en affirmant qu’il fallait savoir les prendre, et déduire de leur caractère s’ils avaient besoin de la cravache, des caresses ou du petit sucre. Le but ultime de cette manipulation du prochain n’était pas, fort heureusement, la politique, mais plutôt le théâtre, le cinéma, l’opéra, autrement dit le ludus, le jeu ; du reste, le jeu nécessite le plus grand engagement et le sérieux le plus total. Sur le jeu théâtral, Visconti ne plaisantait jamais, il exigeait au contraire la perfection en tout et de la part de tous. 

Si le génie réside dans le soin infini apporté au moindre détail, Visconti le possédait. Dans chaque circonstance, il savait exactement ce qu’il voulait, jusqu’à la tonalité d’un sifflement de train dans le lointain, et il était impossible de le contenter avec un ersatz approximatif. On l’a présenté comme un grand amateur, mais en réalité il maîtrisait parfaitement chacun des domaines de son activité. Pour les costumes et les décors, il choisissait toujours de façon infaillible les tissus les plus chers. Ses producteurs essayaient parfois de modifier les prix sur les étiquettes des échantillons, mais il ne se laissait jamais prendre à ce subterfuge. Ses collaborateurs étaient également d’un très haut niveau, de la couturière jusqu’au chef opérateur ; avec lui, chacun parvenait même à se surpasser. Son autorité accroissait le potentiel des personnes. Si Visconti te demandait de faire quelque chose d’inhabituel ou de déroutant, tu lui obéissais sans discuter, puisqu’il en savait évidemment plus que toi. (...)




Très exigeant avec tout le monde, Visconti le fut aussi avec lui-même quand il fut victime d’une attaque cérébrale qui le laissa avec un bras et une jambe à demi paralysés. Il refusa en quelque sorte d’admettre sa situation : il ne l’avait pas ordonné lui-même, donc cela n’était pas vraiment arrivé. Il se soigna secrètement avec ténacité, il obéit aux médecins, il se soumit à des séances exténuantes de rééducation, mais devant les autres il continua à travailler comme si de rien n’était. Comme son métier nécessitait la mise en marche et la maîtrise d’une très importante organisation, il eut du mal à convaincre des producteurs de la lui confier, mais, comme à son habitude, il finit toujours par y parvenir. 

Pour démontrer qu’il n’avait rien perdu de sa maîtrise, il accepta une offre du théâtre Stabile de Rome, qui cherchait à sauver une saison désastreuse en mettant à l’affiche un nom prestigieux : la mise en scène de Vecchi tempi [C’était hier], une pièce de Pinter qui ne lui convenait pas vraiment. Il accepta également que le producteur de son film Gruppo di famiglia in un interno [Violence et passion] soit un homme de droite en quête de respectabilité culturelle comme Edilio Rusconi (à ceux qui le lui reprochaient, il répondit justement que les capitaux ne sont pas à gauche) ; et en somme, il se remit au travail, à sa manière. Il refusa de se comporter en invalide, ne serait-ce qu’une seule seconde. À grands frais, on fit venir pour lui de Suisse un tout dernier modèle de chaise roulante automatique, mais il ne s’y assit qu’une seule fois : il devait impérativement se tenir sur ses jambes. (...) 




J’ai pleuré en apprenant sa mort — je l’aimais beaucoup, et puis j’étais encore jeune et j’ignorais qu’il y a des personnes qui ne meurent jamais. Sur ce point, Luchino en savait évidemment plus que moi. Une fois, un employé maladroit de l’Opéra de Rome, qui ne l’avait pas reconnu, tenta de l’empêcher d’accéder à l’entrée des artistes. Le Comte le traita très durement, et l’autre s’entêta. Quand le malentendu fut levé, l’employé, qui voulait avoir le dernier mot, lui dit : « Restez calme, restez calme ! Et souvenez-vous que nous allons tous mourir. » « Vous, peut-être, lui répondit Visconti, mais moi certainement pas ! »

Masolino d'Amico  Persone speciali  Sellerio editore Palermo, 2012  (Traduction personnelle)






Images : (1), Visconti en 1935 (il a vingt-neuf ans).

(2) Visconti à la Scala de Milan, en compagnie de Maria Callas et Leonard Bernstein (pendant les répétitions de La Vestale, de Spontini, en 1955).

(3) Visconti et Alain Delon, pendant le tournage de Rocco et ses frères, en 1960.

(4) Visconti entouré de Giancarlo Giannini et Laura Antonelli, sur le tournage de L'Innocent, en 1975.

(5) Visconti et sa soeur Uberta, sous le portrait de leur mère, Carla Erba.



Interview de Luchino Visconti par François Chalais, en 1963

lundi 11 mai 2015

Lumière




En 1962, Claudia Cardinale participe simultanément à deux tournages : à Palerme, elle interprète le rôle d'Angelica dans Le Guépard de Visconti et à Cinecittà, elle est Claudia dans le Huit et demi de Fellini. Autrement dit, elle se retrouve dans deux des plus grands films de l'histoire du cinéma, et joue en alternance avec une grande virtuosité deux grands rôles on ne peut plus différents, sous la direction de deux cinéastes dont les univers cinématographiques et les méthodes de travail sont diamétralement opposés, comme elle le montre bien dans le passage que l'on va lire :

Personne ne me contredira si j’affirme que, pour passer de l’un à l’autre de ces réalisateurs de génie, il fallait au moins de la souplesse et de la disponibilité... 
Avec Visconti, on travaillait dans un silence quasi religieux, le plateau était un temple où l’on rendait grâce à l’art. Fellini avait au contraire besoin de tumulte. Il avait peur du calme. Il lui fallait une ambiance de trattoria à l’heure du coup de feu. 
Visconti n’admettait que le vrai, l’authentique. Fellini était heureux au milieu du carton-pâte. Comme un enfant, il voulait ce genre de bateaux qu’on regarde chalouper sur des mers en plastique. Et surtout, que ce soit du faux ! Il adorait les toiles peintes des vieux ateliers de photographes où l’emplacement des têtes est découpé pour qu’on puisse y passer la sienne et se retrouver dans un habit, un décor, complètement loufoques.
Impossible de savoir ce qu’il avait décidé à l’avance, lui-même l’ignorait. Il jonglait, misant tout sur son imagination, sa poésie, et pourtant, il réalisait des prouesses techniques, des travellings qui lui permettaient de passer d’un acteur à l’autre selon des trajectoires croisées, impossibles à réussir sans les avoir préalablement travaillées avec une précision et une rigueur de géomètre. 
Le Guépard était l’histoire de Visconti, ou plutôt l’histoire de celui qu’il aurait été, un siècle plus tôt. Huit et demi est incontestablement l’histoire de Fellini. Avec Mastroianni dans le rôle de l’alter ego. Il l’avait vieilli pour qu’il ait exactement son âge, avait terni ses cheveux, lui avait mis des bretelles. Mastroianni était son « héritier », l’acteur qu’il aurait aimé être, le séducteur qui faisait rêver l’éternel époux de la Masina. Et moi j’étais la source d’inspiration, qui vole pour lui tendre un verre d’eau dans lequel il puise le renouveau de ses forces créatrices. Celle qu’il imagine tour à tour en déesse et en démon.






Fellini passait me prendre tous les matins, à la campagne, pour me conduire au studio. Pendant tout le trajet en voiture, il parlait, parlait, n’arrêtait pas de parler, avec extravagance, profusion, il commentait ses rêves, sa vie, ses obsessions, son fétichisme, autant de purs moments de poésie dont le flot me berçait. Tout y passait. Depuis le cinéma de son enfance. Ainsi, à tous ceux qui voulaient savoir la vérité sur Huit et demi, il aurait dû répondre comme le patron de la petite salle de Rimini où il avait vu ses premiers films : « Je ne dirai rien ! » 
Il suffisait qu’il évoque ce personnage pour que lui reviennent ses souvenirs de collégien avide d’aventure, et qui demandait, sur des charbons ardents : « Mais à la fin, est-ce qu’il meurt ? » Et l’homme restait énigmatique : « Il meurt... Mon cul ! » 
C’est le genre d’histoire que Federico adorait. Avec les scènes des confessions collectives au pensionnat, chez les salésiens, quand il fallait crier à tue-tête, à genoux sur le marbre glacé, la liste des péchés qu’un curé écoutait d’un air distrait. Ou son émotion devant Anita Ekberg, un mètre quatre-vingt-un, et son incrédulité comme s’il avait eu devant lui un éléphant ou un baobab. Il disait aussi que rien n’était plus émouvant pour lui que l’innocence. 
Il dormait peu, c’était un insomniaque dont les nuits blanches étaient aussi une source d’émerveillement. Privé de sommeil, il rêvait, éveillé. Il pouvait parler des heures de la lumière. À vrai dire, je crois que c’était elle la véritable héroïne de ses films. C’était elle qu’il traquait, épiait. « La lumière est idéologie, sentiment, couleur, profondeur, atmosphère. Elle efface, elle réduit, elle enrichit, elle nuance, elle souligne... », écrivit-il un jour. Sur ce sujet, il était intarissable. 
Bref, dans la voiture, sagement assise à son côté, je jouais déjà pour lui le rôle de l’inspiratrice... 
Est-ce parce que j’arrivais de Palerme où régnaient l’ordre et la discipline ? J’entrais sur son plateau avec le sentiment de me jeter en plein chaos. D’ailleurs, le terrain vague fait partie du paysage fellinien. On croisait des femmes en costume des années vingt, des musiciens de jazz, des vamps en robes longues, des chevaux, des enfants occupés à sauter à cloche-pied, de faux prélats, de vrais reporters, des clochards, des patriciens, quelque cent cinquante personnages disparates qui terminent le film par une farandole, au départ tournée comme bande annonce et qui lui plut au point que Fellini décida qu’elle servirait de final à son délire. 
L’anarchie lui était aussi indispensable que l’ordre l’était à Luchino. À ceux qui tournaient avec Visconti, l’idée même de téléphoner entre deux scènes aurait semblé une incongruité, presque un sacrilège. Au contraire, pour satisfaire son ami Marcello, Fellini avait fait installer un combiné sur le plateau. Et à chaque interruption, Marcello composait le numéro d’un copain, d’une amie... Federico adorait cette confusion. Autant Luchino détestait l’amateurisme, autant Federico avait besoin de voir débarquer des gens de la rue, des silhouettes, des drôles de gueule, à qui il demandait, « Tu comptes à haute voix, un, deux, trois, quatre, et tu te mets à rire. Cinq, six, sept, tu te lèves, huit, neuf, dix, tu vas vers la fenêtre... ». Et dans cette tempête, il nageait, petit poisson heureux de sentir la houle autour de lui. 
Et sa coiffure ! Mon Dieu, ces épis, qu’il oubliait d’aplatir au saut du lit ! Ses pantalons informes, ses chemises froissées... En Sicile, Visconti ne quittait jamais son costume de lin blanc, impeccablement coupé, il portait les panamas des meilleurs faiseurs. Et tout cela, avec un naturel, une nonchalance... Il n’était pas pour rien l’ami de Coco Chanel. Avec Fellini... c’était une tout autre histoire. Des chapeaux de paille de riz, des polos transparents, des bretelles... Voilà quelqu’un qui n’aurait pas fait un drame pour un bouton en moins, il se moquait de tout cela. Il se faisait des taches, et il reprenait le travail. Qu’est-ce que ça changeait pour lui ? Rien.




J’aimais le seigneur qu’était Visconti, ses fêtes somptueuses avec leurs débauches d’argenterie, de cristaux, de porcelaines, et ces collections d’art ou d’antiquités qu’il n’aimait réunir que pour mieux les disperser ensuite entre ses amis. Et j’aimais Fellini pour sa chaleur de bon vivant, cette liberté qu’il nous donnait, à nous qui n’avions pas d’horaires, qui, bon gré, mal gré, devions, quand nous tournions avec lui, renoncer à toute autre vie car nous étions si soudés, si heureux de partager le même repas à de grandes tables bruyantes, de dévorer des pâtes servies dans des assiettes en carton. Lui ne se nourrissait que des pique-niques que sa femme, la grande actrice Giuletta Masina, lui faisait porter par leur chauffeur.
Visconti m’a permis d’exprimer la force, l’énergie que je cachais au fond de moi. Fellini m’a rendu ma voix. 
L’idée qu’une voix pouvait faire partie de la personnalité d’une actrice, achever son personnage, semblait alors superflue. En Italie, nous étions toutes doublées. Mais ma voix rauque, un peu cassée, continuait à me gêner au point que j’avais consulté un spécialiste pour savoir s’il était possible de la réparer. Le médecin m’avait expliqué qu’il n’y avait rien à faire. Selon lui, je n’avais pas assez exercé mes cordes vocales durant mon enfance, et elles ne s’étaient pas développées correctement. Je devais accepter ce signe particulier qui me perturbait, mon talon d’Achille de comédienne. Jusqu’à ma rencontre avec Fellini, j’étais comme la Petite Sirène, condamnée au silence pour l’amour du cinéma. Mais pour Fellini, toute différence était source de poésie. Ma voix n’échappait pas à la règle. Il m’a donc laissée parler... et cette voix a convaincu Comencini de ne pas me faire doubler pour La Ragazza di Bube, l’année suivante. Ce rôle allait me rapporter ma première vraie récompense d’actrice, le Nastro d’Argento. Visconti m’avait donné des ailes, Fellini m’a réconciliée avec moi-même. 

Claudia Cardinale   Mes étoiles  Éditions Michel Lafon, 2005







 "Perché non sa voler bene."

lundi 4 mai 2015

La place du fantôme




Dans son recueil de souvenirs Mes étoiles, Claudia Cardinale raconte sa dernière (brève) participation à un film de celui qui fut son maître, Luchino Visconti ; c'était en 1974, dans Gruppo di famiglia in un interno (en France, le film est sorti sous le titre grandiloquent de Violence et passion). En Italie, nous sommes alors au cœur des funestes "années de plomb" (dont on perçoit plusieurs échos dans le film) ; Visconti est déjà très diminué par l'attaque cérébrale qui l'a frappé deux ans plus tôt, et Claudia Cardinale se trouve elle-même à un moment très difficile de sa carrière, puisqu'elle vient de quitter son mari et producteur Franco Cristaldi pour vivre avec le cinéaste Pasquale Squitieri. Cristaldi prendra très mal ce qu'il considère comme une trahison et fera tout pour que Cardinale ne puisse plus tourner en Italie, boycott qui durera pendant plusieurs années : tout cela explique "l'odeur de cendres" qu'elle évoque dans son récit, qui est un adieu à l'âge d'or du cinéma italien, mais aussi à la jeunesse de l'actrice et à l'apogée de sa carrière..




Mon ami Luchino m’avait demandé de lui donner une journée pour apparaître dans son Gruppo di famiglia in un interno, qu’il voulait qu’on traduise tout simplement en français par Groupe de famille dans un intérieur, et qu’à sa grande fureur, les producteurs ont rebaptisé Violence et passion.

Lorsque le tournage a commencé, en avril 1974, Visconti n’avait pas retrouvé, malgré des efforts surhumains, l’usage normal de ses jambes. Et pourtant, il était là, debout, à prétendre nous diriger comme d’habitude, ou presque, comme si tout allait pour le mieux désormais. Suso [Cecchi d'Amico], sa chère scénariste devant laquelle il avait eu son attaque cérébrale, ne le quittait pas des yeux. Elle semblait souffrir autant que lui. 
Il ne pouvait plus, comme un grand général, diriger des centaines de figurants, autant de techniciens, courir d’un atelier de décor à une salle de maquillage. Mais il voulait faire bonne figure. 
Il avait choisi son ami Burt Lancaster pour incarner le vieillard, collectionneur égoïste, qui aurait pu lui ressembler, la générosité en moins. 
Moi, il m’avait fait la faveur de me réserver la place du fantôme. 
Il me voulait en mariée, le visage enseveli sous un voile blanc en tout point semblable à celui que portait Carla Erba, héritière d’une des plus riches familles de Milan, au moment où elle épousait le duc Giuseppe Visconti di Modrone, son père. 
À mesure que Luchino sentait la mort approcher, le souvenir de sa mère devenait plus familier, plus obsédant et plus précieux. Il voulait la revoir dans tout l’éclat de sa jeunesse et de son amour. C’est un immense honneur qu’il me faisait, en me confiant ce rôle. 




Luchino ne pouvait savoir à quel point j’étais émue de porter ce costume qui évoquait une histoire chère à son cœur. Elle l’était aussi au mien. Mais pas pour les mêmes raisons. 
Le temps qui lui était désormais compté, le calvaire de ses souffrances, de ses humiliations, la passion du cinéma d’autant plus brûlante qu’elle était maintenant celle qu’on ressent pour une maîtresse inaccessible, le tenaient à l’écart des commérages. Et pourtant, il savait tout, à sa manière, et sans que j’aie jamais rien eu besoin de lui confier. 
Quand j’avais vingt ans, et un enfant secret d’à peine un an, quelque part à la campagne, il m’avait mis dans les bras le bébé de Rocco
J’en avais trente-cinq, et j’aimais absolument : il me voyait en mariée...
Lorsque je suis rentré chez moi, après cette unique journée de tournage, émue et attristée de l’avoir revu si affaibli, un paquet m’attendait. Il m’avait fait envoyer une pochette du soir Bulgari, comme une invitation à un prochain bal, sublime, mais qu’il ne pouvait donner qu’en rêve.
L’actualité ne parlait que de bombes aveugles, d’enlèvements, d’assassinats. Le terrorisme rouge et noir poursuivait une conversation qui ne laissait derrière elle que d’horribles chiffres : huit morts, cent deux blessés, le 28 mai 1974, par l’explosion d’une bombe à Brescia ; douze morts, quarante-huit blessés, le 4 août, lors d’un attentat contre un train près de Bologne. Le calendrier italien était sanglant. Et ce petit objet si délicat, si inutile aussi, parlait raffinement, beauté. La seule chose véritablement importante, avec l’amour, disait Visconti. 
Cette pochette du soir évoquait une autre vie, et pas seulement celle du Guépard, et de ce bal qui avait été celui de ma jeunesse. Une vie que j’étais en train de perdre. Une odeur de cendres. 

Claudia Cardinale  Mes étoiles  Éditions Michel Lafon, 2005






lundi 23 mars 2015

Les Nuits blanches

 



"Ein jeder Engel ist schrecklich."






C’est en 1998 qu'Helmut Berger a publié en Allemagne son autobiographie, dont les éditions Séguier proposent aujourd’hui la traduction française, augmentée d’un chapitre consacré à la participation de Berger au Saint Laurent de Bertrand Bonello. L’acteur se raconte au fil d’une conversation avec la journaliste Holde Heuer, de façon plutôt chaotique, comme le fut souvent sa vie. On mesure en lisant cet ouvrage à quel point le rôle que lui a confié Visconti dans son film testamentaire, Violence et passion, est autobiographique : ce jeune homme violent, grossier, égoïste, mais aussi fascinant, attirant irrésistiblement les hommes et les femmes, profitant de tout le monde sans respecter personne, dans une sorte de tourbillon suicidaire, c’est autant le personnage  de Konrad Huebel que l’acteur qui l’interprète. Parfait reflet de la réalité au cœur de la fiction, sous le regard de celui qui fut l’amant et le père de substitution de Berger, Luchino Visconti, présent derrière la caméra mais aussi devant, à travers le personnage du vieux professeur incarné par Burt Lancaster. Revoir le film après avoir lu le livre est vraiment une expérience fascinante ! 

S’il y a un reproche que l’on ne peut pas faire à Berger, c’est d’utiliser la langue de bois et de se contenter de tresser ses propres lauriers : il n’est certes pas mécontent de lui et ne doute guère de son talent, mais il ne dissimule rien de ses défauts et de ses manies, ni de celles de tous les personnages qu’il a pu rencontrer : acteurs, metteurs en scène, artistes,  mais aussi membres de la jet-set. Le lecteur peut parfois être un peu lassé de l’évocation de ces interminables nuits blanches dans les boîtes et les hôtels  à la mode, dans les fumées de cigarettes, les effluves d’alcool et les rails de coke, à Kitzbühel et Saint-Moritz l’hiver, à Salzbourg, Ischia, Capri ou Saint-Tropez l’été, à Monaco ou Hollywood le reste du temps, sur les yachts d’Onassis ou Niarchos, chez Warhol à New York, à Paris avec Noureev, le temps d’un étreinte torride "dans une ruelle venteuse"... Au fil des pages, et des nombreuses illustrations, c’est un name dropping ininterrompu et des anecdotes tendres ou féroces sur Liz Taylor, Richard Burton, Karajan, Callas, Grace de Monaco, Tennessee Williams, Christina Onassis, Willy Brandt, le Shah d’Iran, Mick Jagger, les Beatles, Juan Carlos et bien d’autres encore. On remarque également une jalousie véritablement obsessionnelle pour Alain Delon, qui se manifeste dès les premières pages et revient plusieurs fois dans l’ouvrage...




Le plus intéressant reste quand même le récit souvent très intime de la relation qui a uni Berger et Visconti pendant une douzaine d’années, (de 1964, où ils se rencontrent à Pérouse sur le tournage de Sandra, jusqu'à la mort du maestro en 1976), et l’évocation des tournages de ces trois admirables films qu’ils ont faits ensemble : Les Damnés, Ludwig et Violence et passion, trois joyaux qui suffisent largement à assurer la gloire d’un acteur et à lui garantir une place de choix dans l’histoire du cinéma. Je cite ici deux passages que j’aime beaucoup : le premier à propos d'une séquence des Damnés, le second évoquant la mort de Visconti, dont Berger dit qu’il est devenu "la veuve à trente-deux ans" : 

« Bien évidemment, tout n’était pas toujours rose entre Luchino et moi. Je devenais capricieux avec le temps. Dès le début, j’étais le plus faible, le plus vulnérable de notre couple. C’était lui l’homme actif, il prenait toujours l’initiative. Aujourd’hui, je vis le contraire. Au lieu d’attendre, je suis entreprenant et ne fais montre d’aucune retenue quand quelqu’un me plaît. 
La relation avec Luchino évoluait aussi. C’était un bon professeur, doux en amour et énergique dans le travail. Avant la mise en branle d’un tournage, il entrait dans une tension nerveuse comme les sportifs de haut niveau juste avant le signal du départ. La concentration pouvait déclencher des pauses érotiques, notamment lorsque c’était moi qui interprétait le rôle principal. Selon lui, toutes nos énergies pouvaient alimenter l’art, y compris les énergies sexuelles, qui ne sont pas à sous-estimer. Il devenait le maître de discipline sans pitié de mes prestations. 
Quand je pense aux longues répétitions pour mon rôle de Marlene Dietrich dans Les Damnés, j’en suis encore malade, alors même qu’Anne-Marie Hanschke, le professeur de théâtre allemand bien connu qui avait travaillé avec Uschi Glas et Helga Lehner, était à mes côtés. Ingrid Thulin, Dirk Bogarde et les amis de l’équipe de tournage observaient mes douloureuses répétitions. Je devais répéter encore et encore. Luchino n’était jamais content. J’aurais aimé prendre la fuite — fuck off, Luchino —, mais les regards encourageants de mes collègues m’aidaient à continuer. C’étaient là des vétérans, ils connaissaient le prix élevé des meilleures performances. Et le résultat fut vraiment convaincant. 
Marlene Dietrich m’appela après la première à New York. Elle me couvrit de compliments, me dit que j’avais été fidèle à sa personne et inoubliablement beau dans ma féminité séduisante. Elle m’assura que sa propre interprétation de la chanson "Ich will einen Mann, einen richtigen Mann" ("Je veux un homme, un vrai homme") n’aurait pas été meilleure. Je ne pouvais que bégayer d’émotion quand elle me demanda de saluer Luchino chaleureusement. Qu’est-ce que j’étais fier ! Quelques jours après, elle m’envoya une photo d’elle-même avec la question : "Who’s prettier ? Love, Marlene". » 




« Quand j’arrivai à Rome, c’était l’horreur. La famille Visconti me proposa de lui dire adieu. Je n’y arrivais pas. Impossible ! Les jours suivants, je fus comme paralysé, tout simplement absent. Tous les jours j’essayais de joindre mon Luchino par téléphone. Je ne sais pas ce que j’aurais été capable de faire dans les jours qui suivirent sa mort si je n’avais pas eu ma gouvernante Maria. Elle dormit à côté de moi, ne me laissa jamais seul. 
Il y eut des obsèques nationales. Ils étaient tous là : le gouvernement, les collègues avec Fellini, De Sica, Claudia Cardinale, Alain Delon, tous, tous, tous. Et tous portaient des lunettes de soleil noires, sauf moi. Je voulais qu’on voie mon visage. Je voulais faire mes adieux à Luchino, à l’état pur et nu. Je n’avais rien à cacher. Pas une larme ne sortit de mes yeux, j’étais dans une espèce de transe. Tout au long de la cérémonie, un seul problème me préoccupa : savoir si la famille Visconti n’allait pas mettre mon énorme cœur de gardénias pour Luchino de côté. Je le fixais assidûment du regard et tout le reste était totalement irréel pour moi. Je jouais dans un film, sans son, sans âme, sans Luchino. J’étais seul. Mon dieu, je crois que je le méritais. »
















Helmut Berger, autoportrait, propos recueillis par Holde Heuer, est paru aux éditions Séguier en mars 2015.

mardi 6 janvier 2015

Souvenirs de "L'Innocent"




Dans le recueil de souvenirs qu'il vient de publier, Sono ancora un bambino (ma nessuno può sgridarmi) [Je suis encore un enfant, mais personne ne peut me gronder], Giancarlo Giannini se souvient du tournage de L'Innocent, le dernier film de Luchino Visconti, dans lequel il tient le rôle principal. Je traduis ci-dessous quelques extraits de son témoignage, fort intéressant, mais aussi étonnant : quand on connaît le caractère de Visconti et sa volonté de tout contrôler sur un plateau, on peut tout de même être surpris par la facilité avec laquelle il accepte toutes les suggestions que lui fait Giannini, jusqu'à lui confier la tâche de procéder au montage final de son film ! Il est vrai que le Visconti de L'Innocent est très diminué par les effets de la maladie qui devait l'emporter quelques semaines après la fin du tournage, mais on peut tout de même se demander si Giannini (excellent dans le film) ne cède pas ici à des excès d'autosatisfaction. 
Il n'en reste pas moins que son témoignage très vivant mérite d'être lu, ne serait-ce que pour le plaisir de se replonger dans l'atmosphère du tournage du dernier film de Visconti, sans doute sous-estimé à sa sortie, où l'on a surtout souligné son aspect mélodramatique et décoratif, alors que ce qui frappe quand on le revoit aujourd'hui est son côté hiératique, funèbre et vénéneux, que souligne bien Laurence Schifano dans la biographie qu'elle a consacrée au grand cinéaste (Luchino Visconti, les feux de la passion, Perrin, 1987, réédité récemment dans la collection Folio) : « Dans ce dernier miroir, Visconti regarde la mort au travail : la silhouette des chevaux funèbres, les maisons fermées, bientôt vendues, envahies par la blancheur mortuaire des housses qui recouvrent les meubles, la mort de l'enfant, la fin théâtrale et dérisoire de Tullio Hermil, tout ici est marqué par la mort. Il le sait déjà : L'Innocent, ce sera le faire-part de sa propre mort. Son dernier "groupe de famille", où figurent les enfants d'Uberta et d'Ida [les sœurs de Visconti], et aussi la fille de Wanda Toscanini, Marguerita Horowitz, tandis que Franco Mannino interprète au piano tous les passages musicaux, cette portée des souvenirs. Et, sur le velours grenat, cette main enfin, la sienne, qui, au générique, tourne lentement les feuillets jaunis d'une édition ancienne de L'Innocente et chaque fois s'attarde, comme pour en caresser le doux vélin... »

Le deuxième jour, il y eut une petite discussion à propos d’une scène ; mais, en y repensant, je me dis qu’il valait mieux que cela se passe au début du tournage. Mon personnage devait aller à son bureau et écrire une lettre : selon Luchino, la lettre était adressée à sa maîtresse, mais pour moi, il devait au contraire écrire à sa femme. Il appela ses trois assistants et leur demanda laquelle des deux versions était correcte. Visconti inspirait beaucoup de crainte quand il parlait, et ils lui donnèrent aussitôt raison. J’allai donc chercher le scénario et retrouvai l’endroit exact où il était indiqué que la lettre était adressée à sa femme. Et lui, un peu vexé, me demanda à mi-voix : « Mais comment fais-tu pour toujours tout savoir ? » Je le désarmai en lui disant que j’étudiais pendant la nuit. Puis il se tourna vers ses assistants et hurla : « Vous êtes trois imbéciles. Fichez le camp ! » 

Visconti, quand il tourna son dernier film, était déjà très malade. Il était presque toujours assis, parlait peu, se contentait de quelques gestes de la main, et tout le monde lui obéissait en grand silence. Il s’était fait construire une loge à côté du plateau, où il pouvait aller se reposer pendant les pauses. Le matin, il y avait le rite du café turc : un café long à préparer, et tous les deux nous parlions du travail de la journée. En ouvrant le scénario, il me disait : « Giancarlo, montre-moi ce que tu ferais ici ». À ce moment-là, il pouvait imaginer les différents plans, et il appelait le directeur de la photographie, Pasqualino De Santis, pour lui demander combien de temps serait nécessaire pour réaliser la scène dont nous venions de discuter. 

Son instinct était infaillible. Il utilisait quatre caméras avec des objectifs différents, il était difficile de comprendre comment il envisageait le montage. Il utilisa beaucoup cette technique pendant le tournage, parce qu’elle lui permettait d’aller plus vite. Il craignait de ne pas pouvoir finir le film avant de mourir. Il termina le film avec deux jours d’avance sur le plan de travail, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. (...) 
 



Le seul souhait de Luchino Visconti était d’avoir devant sa caméra des gens vivants et vrais. Il ne concevait pas le cinéma comme un simple élément récréatif, mais comme une raison de vivre. C’est lui qui a donné une grande importance aux costumes et aux décors dans notre cinéma. Et après lui, on a vu bien peu de choses originales. Visconti était un grand artiste et un homme courageux. Il venait d’une famille noble, il était riche, communiste et homosexuel. Le communisme était pour lui une religion laïque, même s’il avait connu une enfance dorée, dans les palais fastueux de la Milan du début du vingtième siècle. Il eut le mérite de suivre habilement dans ses films la transformation de la société, et c’est pour cela que je le considère comme un maître. Il était méticuleux, toujours à la recherche d’une perfection absolue. Un homme de style, affectueux, délicat, charismatique, qui savait utiliser la douceur et l’éducation comme une force vitale. Il allait à contre-courant, mais avec une grande rigueur dans ses principes. 

Dans L’Innocent, on retrouve la philosophie nietzschéenne du surhomme. En particulier dans une scène, quand mon personnage cherche à pousser sa femme à avorter. Dans le scénario, la scène s’étalait sur huit pages. Le mari devait être vêtu de blanc, et son épouse était étendue sur le lit, souffrante. Je me trouvai sur le divan, contre des murs blancs, c’était l’été. Je changeai tout. Je demandai à Luchino de m’habiller en noir, comme un corbeau, ce que j’étais en fait, et je modifiai ainsi toute la scène. J’entrais dans la chambre, je la découvrais, elle apparaissait nue, moi habillé sur le lit, et elle devait se baisser puis disparaître de l’image. C’est moi qui, dans un gros plan, aurais raconté la suite. [Giannini reste très allusif, mais la "suite" en question est une fellation...] Quand je lui fis part de mes idées, je vis l’expression de Visconti changer, et il s’exclama : « C’est très beau ! On va tourner la scène comme cela ! » Mais il ne savait pas comment annoncer ce changement à Laura Antonelli, qui jouait le rôle de l’épouse. Nous avons donc choisi de lui expliquer la scène sans rentrer dans les détails. Il me dit : « On va faire comme ceci : quand je te ferai un signe, tu l’obliges à se baisser, la caméra se rapproche de toi et elle disparaît de l’écran. Donc, le mieux est qu’elle ne le sache pas à l’avance. » C’était un plan parfait : Visconti était génial ; il imaginait tout, il avait déjà en tête le résultat final tel qu’on le verrait à l’écran. Il appela Piero Tosi [le costumier] et lui demanda un costume noir pour moi. Piero s’y opposa, parce que le noir n’était pas adapté à l’été, mais en fin de compte, il fit ce que désirait Visconti. Et il ne voulait pas non plus que l’on déchire la combinaison de Laura Antonelli, je me souviens qu’il s’est mis à hurler : « Non, c’est impossible, elle appartient à la grand-mère de... » Et il fallut donc changer de combinaison, on en trouva une autre moins précieuse, déjà déchirée et recousue pour cette occasion. 

Quand on commença à tourner la scène, Visconti riait sous cape. Il attendait Laura, il était curieux de voir ce qui allait arriver. On tourna la scène exactement comme nous l’avions tous les deux imaginée. Et c’est cette image qui a été choisie pour l’affiche du film en Amérique. Mais je réussis aussi dans une autre entreprise mémorable : amener Visconti dans la salle de projection pour regarder les rushes, ce qu’il ne faisait jamais. (...) « Giancarlo, me dit-il, ce film, je le tourne en chaise roulante, mais pour le prochain, ce sera dans une civière ! » C’était son souhait, il aurait voulu mourir en tournant, derrière une caméra.




Je me souviens que la première version du film était très longue. Visconti était déterminé, sûr de lui et de ses choix, et quand la scénariste, Suso Cecchi D’Amico lui conseilla de faire des coupes, il refusa. Puis, quand nous nous retrouvâmes tous les deux, il voulut savoir ce que j’en pensais, et je lui dis qu’il me semblait nécessaire de couper ; il me demanda donc de lui indiquer les endroits où l’on pourrait faire ces coupes. Ne sachant pas trop comment procéder, j’appelai Suso Cecchi D’Amico et Enrico Medioli, l’autre scénariste, en leur disant que Visconti m’avait demandé de raccourcir le film, mais que j’en étais incapable ; il fallait donc qu’ils m’indiquent ce que j’aurais dû dire à Visconti. Ils m’apportèrent le scénario avec les indications des coupes et j’allai trouver Luchino, en feignant d’être le seul auteur de la nouvelle version. Et lui, dès qu’il le put, donna le scénario à Suso en lui montrant les coupes nécessaires. Absurde, non ? Ces chassés-croisés se déroulèrent avec une parfaite correction de la part de tous. Et avec la volonté de jouer qui était évidente dans chacune de nos rencontres. 

Je ne peux qu’être reconnaissant à Visconti de la confiance qu’il m’a accordée. Il mourut avant le doublage du film. Nous fîmes les coupes avec le monteur, Ruggero Mastroianni, le frère de Marcello. Quand Visconti mourut, je me trouvais au Canada. Je n’ai pas pu, comme je l’aurais souhaité, le saluer pour la dernière fois. 

Giancarlo Giannini  Sono ancora un bambino (ma nessuno può sgridarmi)  Longanesi, 2014  (Traduction personnelle)






vendredi 8 mars 2013

D'une voix légère (2)




D’une voix légère est le titre particulièrement bien choisi d’un recueil de conversations entre Hugues Cuenod et François Hudry. Cuenod y raconte avec beaucoup de spontanéité, de verve et de précision sa longue (plus de soixante ans de chant !) et magnifique carrière. Il suffit de parcourir l’index du volume pour se rendre compte de la qualité exceptionnelle des artistes qu’il a connus et avec qui il a travaillé, les plus grands dans l’histoire de la musique au vingtième siècle... Je cite ici deux passages que j’aime beaucoup et qui illustrent bien le caractère de Cuenod : à la fois curieux, précis et léger, bien loin de tout carriérisme et de tout pesant esprit de sérieux. Dans le premier extrait, il évoque un moment de fou rire avec Teresa Stich Randall, la grande Fiordiligi, l’altière Comtesse des Noces, la magnifique Donna Anna du festival d’Aix-en-Provence, sous la direction d’Hans Rosbaud ; dans le second extrait, il se souvient de son travail avec Visconti dans une production mémorable des Noces de Figaro à la Scala de Milan : 





«À Milan, je chantais un tout petit rôle : c’était le Haushofmeister bei der Feldmarschallin, c'est-à-dire le Majordome de la Maréchale. J’ai pu ainsi voir tout ce qui se passait, profiter du Chevalier à la rose, admirer la direction de Karajan et les voix de toutes ces grandes chanteuses qu’étaient Schwarzkopf, Della Casa et Jurinac. C’était un trio de dames merveilleuses. Je chantais seulement dans le premier acte et faisait entrer et sortir les invités de la Maréchale. J’ai aussi chanté, dans le même théâtre [la Scala], le Capitaine dans Wozzeck d’Alban Berg. C’était une très belle production avec Tito Gobbi, sous la direction de Dimitri Mitropoulos. J’ai chanté, durant la même saison, Basile dans Les Noces de Figaro de Mozart, à Aix-en-Provence, avec Pilar Lorengar, Leonie Rysanek et Teresa Stich-Randall, qui avait une voix comme un violon et était ravissante en scène. J’ai beaucoup chanté avec elle. Nous nous sommes bien amusés dans une production d’Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, au Grand Théâtre de Genève. C’était pendant les fêtes de fin d’année, et nous faisions toujours des plaisanteries sur le plateau. Je chantais le rôle de Styx, où j’étais à genoux devant elle [Stich-Randall chantait le rôle d'Eurydice] en la priant de m’épouser, et j’avais ajouté dans mon texte une réplique dans laquelle je jouais sur son nom. Comme elle s’appelait Stich et que moi j’étais Styx, je lui avais dit : «Ecoutez, épousez-moi : comme ça, vous n’aurez pas grand-chose à changer sur votre carte de visite !» Cela l’avait tellement fait rire qu’elle ne pouvait plus continuer à chanter, le public riait également de bon cœur et nous avions tous attrapé le fou rire. Il ne faut jamais faire ce genre de farce sur scène, car on finit par s’y perdre soi-même...»






«J’ai travaillé avec Luchino Visconti dans Les Noces de Figaro de Mozart, qu’il avait monté à la Scala de Milan, et c’est pour moi un souvenir inoubliable. Non seulement Visconti était un génie du théâtre, mais il avait des idées pour cet opéra, que personne n’avait osé exprimer avant lui. Dans le deuxième acte, par exemple, les meubles qui décoraient la chambre de la comtesse n’étaient pas de style Louis XVI, selon la tradition. La comtesse ne s’était pas meublée à La Belle Jardinière ou à La Samaritaine au dernier moment (!) : c’était une dame de la noblesse qui avait hérité des meubles de ses grands-parents. Elle avait de très beaux tableaux de Poussin, de Lorrain et d’autres artistes anciens. Il y avait aussi dans cette mise en scène de Visconti un clin d’œil politique. Vous savez que c’était un homme d’extrême gauche, bien qu’il fût l’héritier d’une très noble famille milanaise. Au troisième acte des Noces, il avait fait quelque chose qui m’avait beaucoup amusé. Il y avait, à gauche de la scène, un escalier qui descendait beaucoup plus bas dans des jardins pleins de fleurs et de jets d’eau. Mais, pour voir la scène, il fallait prendre une telle hauteur que seules les places de la galerie permettaient de tout contempler. De telle sorte que c’étaient les gens les plus modestes qui voyaient le mieux ce qui se passait. Tout cela était pensé avec une sorte de badinerie sans aucune méchanceté, et c’était là tout le caractère de Visconti. Il avait aussi de véritables coups de génie lorsqu’il nous expliquait ses intentions sur la plateau. J’ai eu de nombreux metteurs en scène excellents, mais j’ai l’impression qu’il les dépassait tous, car il pensait toujours à des situations psychologiques absolument justes. Il s’entendait à merveille avec le chef Carlo Maria Giulini, et c’était un très grand bonheur que de pouvoir travailler dans des conditions aussi idéales.»

Hugues Cuenod D'une voix légère, entretiens avec François Hudry, La Bibliothèque des Arts, 1996




LP "Debussy: 17 Mélodies" (1972)

 

Romance : L'âme évaporée (Claude Debussy / Paul Bourget)

L'âme évaporée et souffrante,
L'âme douce, l'âme odorante
Des lys divins que j'ai cueillis
Dans le jardin de ta pensée,
Où donc les vents l'ont-ils chassée,
Cette âme adorable des lys ?

N'est-il plus un parfum qui reste
De la suavité céleste
Des jours où tu m'enveloppais
D'une vapeur surnaturelle,
Faite d'espoir, d'amour fidèle,
De béatitude et de paix ?...




Image  (en haut) : René-Pierre Favre  (Site Flickr)

jeudi 21 juin 2012

Valentina !




"Ho cominciato che ero una bambina, gli anni sono passati e ancora adesso mi sento una bambina, una bambina a cui piace sfidare il domani. Dio, ma quanti sono i domani passati ?"







La grande actrice italienne Valentina Cortese vient (à près de quatre-vingt-dix ans – ce n'est pas une indiscrétion, elle ne cache pas du tout son âge) de publier son autobiographie, sous le beau titre nostalgique Quanti sono i domani passati (Combien de lendemains sont passés ? Ed. Mondadori.). C'est une vie extraordinaire qu'elle retrace avec la fougue et l'enthousiasme qu’on lui a toujours connu, et aussi parfois ces touches de cabotinage, de vacherie ou de fausse modestie qui font partie de son charme. 

Elle consacre de très belles pages à son enfance dans la campagne lombarde où, "enfant du péché", comme l'on disait alors, elle a été confiée à une famille de paysans (elle restera toujours très attachée à ses parents d'adoption, et ses éternels foulards autour de la tête sont un souvenir de cette enfance paysanne). Juste avant la guerre, à dix-huit ans, alors qu’elle vient de débuter comme actrice dans de petits rôles à Cinecittà, elle rencontre le grand chef d’orchestre Victor de Sabata (il a trente ans de plus qu’elle), avec qui elle aura une longue liaison admirative et passionnée. Cela nous vaut de belles évocations des grands concerts du maestro : son interprétation du Requiem de Verdi dans la basilique romaine de Sainte-Marie-des-Anges (avec des solistes exceptionnels, car à la différence du grand Toscanini, Victor de Sabata savait choisir les meilleurs chanteurs : Maria Caniglia, Ebe Stignani, Beniamino Gigli, Tancredi Pasero), ou les légendaires représentations de Tristan à la Scala : «Après le concert, Victor revenait plusieurs fois saluer pour remercier le public. Puis dans sa loge, il s’abandonnait, complètement épuisé, privé de toute énergie vitale puisqu’une fois de plus, il avait tout donné. J’avais l’impression qu’à l’ivoire de son visage s’ajoutait une pâleur mortelle ; je lui tendais un petit verre de whisky, mais il détestait cette boisson, qui avait selon lui un goût de pétrole. Petit à petit, il reprenait ses esprits. Un soir, il se tourna vers moi et murmura : "Je sais bien que chaque fois que je dirige Tristan, j’abrège un peu ma vie".» 

Valentina quitte Victor de Sabata après la guerre, pour tenter sa chance à Hollywood, où elle ne fera pas vraiment carrière ; elle y aura pour partenaires James Stewart, Gregory Peck, Spencer Tracy ou Humphrey Bogart, mais dans des films qui ne sont guère mémorables, exception faite de La Comtesse aux pieds nus, de Mankiewicz, dans lequel elle ne joue qu’un petit rôle (à Hollywood, son nom devient Cortesa). Son expérience américaine prend fin brutalement, le jour où elle lance un verre de whisky à la figure du producteur Darryl Zanuck qui s’est permis de lui faire des avances un peu trop appuyées. 

Après Victor de Sabata, l’autre grand homme de sa vie sera Giorgio Strehler, dont elle partagera la vie dans les années soixante, et qui lui offrira ses plus beaux rôles au théâtre : Brecht (Santa Giovanna dei Macelli [Sainte Jeanne des Abattoirs]), Tchekhov (Platonov, Il Giardino dei ciliegi [La Cerisaie]), Pirandello (I Giganti della montagna [Les Géants de la montagne], sa dernière pièce, demeurée inachevée, qui se termine dans la mise en scène de Strehler sur cette extraordinaire image de la charrette des acteurs brisée par le rideau de fer qui retombe brusquement sur la scène). Dans sa carrière exceptionnelle d’actrice de théâtre, il faut aussi rappeler la Lulu de Wedekind, dans la mise en scène de Patrice Chéreau et Le Procès de Jeanne d’Arc d'Anna Seghers et Brecht, sous la direction de Klaus Michael Grüber. Elle n'a travaillé qu'une seule fois avec Visconti, dans l'une de ses toutes dernières mises en scène, Tanto tempo fa [C'était hier] de Pinter, joué au théâtre Argentina de Rome en 1973 ; l'adaptation déplut fortement à Pinter, et on le vit même un soir lancer des pièces de monnaie aux acteurs pendant le représentation («Qu'il ait eu tort ou raison sur la question de l'adaptation, je trouve que son geste était vraiment vulgaire.» écrit Valentina à propos de cet épisode tragi-comique). Le lecteur s’amuse aussi beaucoup à l’évocation de sa collaboration avec Fellini pour Giulietta degli spiriti, où – selon ses dires – le maestro finira par couper presque toutes ses scènes pour ne pas fâcher Giulietta Masina, jalouse de se voir ainsi voler la vedette dans un film originellement tourné à sa gloire exclusive... 




Je cite ici un extrait de cette autobiographie dans lequel Veronica Cortese se souvient d’une émission télévisée de 1970, dans laquelle, sous le regard médusé de Pierre-André Boutang, elle se livre à un extraordinaire numéro d'actrice. Cette émission française aura une grande importance dans la suite de sa carrière, puisque c’est en la voyant que Truffaut décidera de lui confier l’un de ses rôles les plus célèbres au cinéma, celui de Séverine, l’actrice "étourdie" de La Nuit américaine (Effetto notte en Italie) : 

«Quand j’étais à Paris pour une tournée théâtrale, j’aimais loger à l’Hôtel, un petit établissement de la rue des Beaux-Arts qui fut la dernière demeure d’Oscar Wilde. Les chambres avaient des penderies si petites qu’il m’était impossible d’y ranger tous mes vêtements, mais j’aimais me plonger dans l’atmosphère où ce grand homme avait vécu. Aujourd’hui, c’est devenu un endroit très chic, mais je crois que les chambres sont restées les mêmes. 

Mon agent avait organisé un entretien de dix ou quinze minutes pour l’émission française Portrait d’artiste. Je déteste parler de moi devant les caméras, mais cette fois-ci j’acceptai parce que l’on me dit que c’était une chose importante pour un acteur qui souhaitait se présenter au public français. J’attendais l’équipe dans ma chambre, mais personne n’arrivait. Plus le temps passait, plus je me disais que je n’avais vraiment aucune envie de faire cette interview, alors, brusquement, je pris Truc Truc [le petit chien de l’actrice] dans mes bras et je m’en allai. Je tournai à peine l’angle de la rue que je me retrouvai face au présentateur de l’émission [il s’agissait de Pierre-André Boutang], accompagné de ses techniciens ; j’aurais voulu disparaître sous terre, je me mis à bredouiller quelques excuses, leur disant que j’étais justement sortie pour aller à leur rencontre. Je retournai avec eux à l’hôtel et nous montâmes dans ma chambre. Pendant qu’ils installaient les lumières, je jouais avec Truc Truc, en me demandant ce que j’allais bien pouvoir inventer. L’entretien commença et, tout à coup, j’eus envie de m’amuser. Je commençai à jouer, à improviser, à confondre la femme Valentina et Valentina l’actrice. J’étais déchaînée, je passais du rire aux larmes, du soupir au haussement d’épaule ; j’alternais le français, l’italien, l’anglais et n’importe quelle autre langue étrangère qui me passait par la tête, sans me soucier de la prononciation. Je me moquais de moi-même, jouant la tragédie en prenant à partie le spectateur comme s'il s'agissait de quelqu’un de familier. Je fis un peu le clown, un peu l’actrice dramatique. Je récitai des passages de Brecht, de Shakespeare, de Wedekind, de Tchekhov, de Pirandello, et même des extraits d’El nost Milan une pièce en dialecte milanais. Puis, je passai de D’Annunzio à Saba, de Montale à Ungaretti, tout en racontant plusieurs anecdotes : par exemple le travail avec Fellini, qui décidait toujours au dernier moment de modifier les scènes et demandait aux acteurs de jouer en récitant des suites de nombres. 

Face à la caméra, j’apparaissais comme une femme parfaitement sincère dans la mesure où j’assumais pleinement le fait que j’étais avant tout une actrice. Au lieu des dix minutes initialement prévues, le tournage dura plus d’une heure. Le lendemain de la diffusion, Le Figaro et les autres journaux français m’appelèrent "La divine", "Le monstre sacré"... Je sus par la suite que les gens de théâtre et de cinéma avaient beaucoup commenté ma "performance". Parmi eux se trouvait François Truffaut, qui m’appela quelques jours plus tard pour me proposer le rôle de Séverine, dans La Nuit américaine

Extrait de Quanti sono i domani passati, autobiographie de Valentina Cortese, Mondadori, 2012 (Traduction personnelle, les notes entre crochets sont du traducteur)