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mercredi 28 août 2019

L'Écriture de Dieu



"O goldne Zeit, die nicht mehr ist im Werden,
Als noch die Kunst vermocht die Welt zu lehren,
Und nur das Schöne heilig war auf Erden !"



"He exists 
and wil continue to do so for some time, perhaps
for many years, and as I walked without hesitation
directly past the store he had entered I was overcome 
with a sudden feeling of elation at the thought
that it was within my power to record this incident
which is unexceptional
as the budding of pear trees in their season,
unrepeatable as the first sight of a great city."

John Ash  Following a Man



"Je ne publie pas un commentaire de même teneur : son auteur persiste, dans son blog à faire référence à Renaud Camus. Et ça, je ne peux vraiment cautionner."
Silvano, auteur du blog Gay Cultes






Un autre extrait du roman de Renaud Camus L’Épuisant Désir de ces choses ; il s’agit d’un dialogue entre le personnage principal, Jean Deladevèze, et son collègue de travail Cattaro. Ce dernier lui fait part d’un projet de film qui lui tient particulièrement à cœur : 

« Je n’y comprends rien. Qu’est-ce que c’est ton projet ? 
— Ça pourrait s’appeler L’Ecriture de Dieu… 
— Fiououou… Carrément… 
— Carrément. L’écriture de Dieu, ce sont les visages… 
— Les visages ? 
— Oui, les visages. Écoute, s’il y a quelqu’un qui peut comprendre ça, c’est bien toi… On traverse des villes étrangères, des campagnes, n’importe où, et on voit des visages qui nous éblouissent, des visages qu’on donnerait n’importe quoi pour pouvoir contempler aussi longtemps qu’on voudrait, inscrire en nous, posséder, si tu veux, interroger, en tout cas, interroger sous tous les angles ; des visages qui semblent tout expliquer : comme si toutes les lignes de la réalité convergeaient vers leurs traits, ou bien même partaient d’eux, au contraire. 
— Des visages de garçons ? 
— Dans mon cas, ce sont plutôt des visages de garçons, évidemment. L’écriture de Dieu n’est pas forcément la même pour tout le monde…
— De garçons et en plus de beaux garçons, je suppose. De garçons qui te paraissent beaux à toi, en tout cas ?
— Beaux, ou intéressants, ou même pas beaux, mais qui me parlent, pour une raison ou pour une autre, qui me paraissent attachants, bons, forts, émouvants…
— Oui, enfin, qui t’inspirent du désir…
— Pas forcément, mais… Pas forcément un désir physique, en tout cas…
— Quand même, c’est une drôle de conception de l’écriture de Dieu. Pas très… démocratique. Dieu ne parlerait que par la beauté ?
— Oh, alors là, tu es bien placé pour faire ce genre d’objections, toi… Dieu ne parle pas que par la beauté, mais disons que la beauté est sa poésie. Les autres visages sont la prose… […] On demande donc à ceux que je veux filmer s’ils nous permettent de le faire, ça peut être quinze secondes, une photographie animée, ou bien une conversation de cinq minutes, d’un quart d’heure, ou bien plusieurs conversations, dans plusieurs sites : le tout est d’établir une relation de confiance  — et ensuite elle peut évoluer vers ceci ou vers cela, l’amitié, le plaisir, l’amour, le malentendu, la disparition… L’essentiel est de mettre fin à ce supplice, à cette perte continuelle, à tous ces moments où l’on se dit qu’on est peut-être en train de passer juste à côté du bonheur, et où l’on ne peut rien faire pour s’en assurer ; comme si l’écriture de Dieu… 
— Mais qui te dit que ce n’est pas justement ça, l’écriture de Dieu : un texte qui défile si vite devant nous qu’on n’a pas le temps de l’arrêter, qui brille un laps, comme dit l’autre ; et si on l’arrêtait ce ne serait plus que… 
— Oh, quel parfait salaud tu fais ! Tu dis ça par méchanceté pure… Puisque c’est comme ça je ne t’inviterai même pas à la projection de la première partie de mon film, qui doit durer cinquante-trois heures seulement, après un montage féroce… 
— Je vois ça d’ici : Pedro, Lorenzo, Paolo, Giancarlo, Guido, Nourredine, Ali, Ahmed, Nemer, Jean-François, Pierre, Cesario, Manuel, Stefano, Ruy, Henrique, Wenceslao… 
— Phiououou… Tu crois que ça va être vraiment aussi beau que ça ? »

Renaud Camus   L'Épuisant Désir de ces choses  Éditions P.O.L, 1995 













Merci à Charles Roffey pour ses merveilleuses photographies (Site Flickr)




samedi 15 juin 2019

Niente che sia d'oro resta (L'or n'est pas éternel)



Pour saluer Franco Zeffirelli (Florence, 12 février 1923 - Rome, 15 juin 2019)




 C. Thomas Howell dans Il Giovane Toscanini, de Franco Zeffirelli


"Il me semble que si j'étais cinéaste je ne choisirais pour tourner dans mes films que des êtres d'une beauté ou d'un attrait physique merveilleux : non pas seulement pour attirer le public, mais parce que c'est la fonction même de l'art, à mon avis, de pérenniser ou de solenniser ce qu'il y a de plus émouvant sur la terre, et qui sans lui se perdrait."

Renaud Camus Vaisseaux brûlés





C. Thomas Howell dit le poème de Robert Frost  Nothing gold can stay dans le film de Francis Coppola The Outsiders :




Nature's first green is gold,
Her hardest hue to hold.
Her early leaf 's a flower ;
But only so an hour.
Then leaf subsides to leaf.
So Eden sank to grief,
So dawn goes down to day.
Nothing gold can stay.

In Natura il primo verde è dorato,
E subito svanisce.
Il primo germoglio è un fiore ;
Ma dura solo un ora.
Poi a foglia segue foglia.
Come l'Eden affondò nel dolore,
Così oggi affonda l'Aurora.
Niente che sia d'oro resta.

Le premier vert de la nature est d'or,
Et aussitôt il disparaît.
Son premier bourgeon est une fleur ;
Qui ne vivra qu'une heure.
Puis la feuille succède à la feuille.
Comme l’Éden mourut dans la douleur,
L'aurore cède au jour cruel.
L'or n'est pas éternel.








Images extraites du film de Franco Zeffirelli  The young Toscanini

mardi 24 juillet 2018

Beau soir




Mardi 9 juin [1987], 9 heures et demie. Ce fut d’abord, plus tôt, une illumination sur l’autoroute, comme j’entrais en Toscane, samedi soir : beau soir de juin sur les campagnes blondes, lumière qui s’allonge sur les champs de coquelicots, belles fermes et beaux villages sur les collines. Voici les inévitables, Bourget quand il s’aggrave de Debussy : Lorsqu’au soleil couchant les rivières sont roses / Et qu’un pâle rayon court sur les champs de blés / Un conseil d’être heureux semble sortir des choses / Et monter vers les cœurs troublés...
Entrée dans la ville : un bonheur de conducteur, c’est l’intimité maline avec le réseau des sens interdits. Pour décourager les étrangers, celui de Florence est particulièrement retors. Il a pour principe de vous renvoyer sans cesse hors les murs. Mais je m’en joue comme d’une vieille connaissance machiavélique, dont tous les tours les plus perfides vous sont de longue date familiers, et je peux arriver jusqu’à deux pas de la Seigneurie sans cesser un instant de chantonner : Un conseil de goûter le charme d’être au monde / Cependant qu’on est jeune et que le soir est beau... Je dîne au Cavallino, lisant Vittorini entre les plats. Quel plaisir de rêver à Piazza Armerina en face du Palais Vieux ! Mais, c’est avec la statue équestre de Cosme Ier que j'ai les meilleures relations, sans que je puisse bien démêler si mon commerce le plus heureux est avec le cheval ou avec le grand-duc lui-même. Les statues équestres sont toujours de hauts lieux de l’esprit, surtout quand elles se détachent sur le ciel, comme celle d’Henri IV au Pont-Neuf, ou qu’on mange des tortellins à la panne contre leur socle. Vittorini, lui, déraille un peu, cependant. Comment se fait-il que les grands discours, et les propos les plus discrets, même, les plus poétiques et distanciés, sur la solidarité humaine et la grande communauté des humbles dans la souffrance, ne sont, littérairement, plus supportables ? Ou bien si ce n’est que pour moi, par l’effet de mon insigne sécheresse de cœur ? Heureusement, Shakespeare s’obstine entre les pages jusqu’à la fin, dans Conversation en Sicile. Le père cheminot donnait à lui tout seul des représentations dans les salles d’attente des gares de montagne. Et le cavalier des statues équestres, c’est toujours un peu le vieil Hamlet, doublé du Commandeur. Allons, tout se tient. Une demi-bouteille de chianti doit y être un peu pour quelque chose. La symbolique du vin tient d’ailleurs un rôle très important, dans le livre. Ce soir, c’était mon habituel rosé Antinori. Il m’en faut peu.

Renaud Camus  Vigiles, Journal 1987 Editions P.O.L, 1989






Images : en haut, Piergiorgio Marinielli (Site Flickr)

en bas, Francesca  (Site Flickr)



mercredi 11 avril 2018

Calm




Plieux, vendredi 19 mai 2017, minuit et demi. Un jour, dans une salle sombre de la Wallace Collection, à Londres, j'ai été illuminé, comme elle l'était elle-même, par des tableaux hollandais à travers lesquels s'engouffrait le ciel, jusqu'en les profondeurs bien cirées de l'antique édifice victorien, aux lourds rideaux tirés. C'étaient des marines de Wilhem Van de Velde le Jeune, un peintre auquel je n'avais jamais porté attention plus tôt et que je distinguais à peine, jusque là, des autres membres de son abondante dynastie. Cependant je ne l'ai jamais oublié. 





La plupart de ces tableaux avaient dans leur titre, en vigie liminaire, le mot : Calm : Dutch Ships coming to Anchor ; Calm : Fishing Boats at Low Water ; Calm : Fishing Boats under Sail (le plus beau) : Calm : a Fishing Boat at Anchor ; Calm : French Merchant Ships at Anchor, etc. Et de fait ils étaient parfaitement calmes. La mer s'y montrait rigoureusement étale, toute en reflets, comme un parquet de salle de bal. Tout y semblait dans l'attente d'un dieu, ou de rien, ou dans la jouissance d'un silence. Les bateaux aux coques brunes, ou noires, parfois relevées d'un peu de cramoisi, y déployaient de larges voiles blanches, ou grises, ou tabac, lie-de-vin, qui se détachaient tranquillement sur l'azur, dans la lumière. Et derrière elles, au-dessus d'elles, ces ciels inoubliables que j'ai dits, bleu ciel et blanc, dont l'allégresse immobile, malgré les nuages blancs qui les parcouraient, irradiait vers les boiseries acajou, vers les autres tableaux, vers les visiteurs qui passaient, en contre-jour, et dont on n'eût pas du tout été surpris si une grande ombre s'en fût détachée à travers la pénombre. On eût juré, ces toiles de dimensions modestes, qu'elles étaient de formidables machines à produire de la sérénité éclairée.




Le souvenir d'elles me vient souvent, et cette après-midi encore comme nous marchions sur le chemin de la Rouquette, sous un énorme ciel bleu tacheté de blanc qu'un gentil vent un peu frisquet rendait particulièrement lumineux, impatient que tout vibre dans sa grande clarté et dans sa transparence — les arbres, les âmes, les châteaux, le chemin blanc.

Renaud Camus  Juste avant après, Journal 2017, Chez l'auteur, 2018







Images : en haut, Wilhem Van de Velde le Jeune  Calm : Fishing Boats Under Sail (1655-60)

plus bas, (1) Wilhem Van de Velde le Jeune  Calm : Dutch Ships Coming to Anchor (1665-70)

(2) Wilhem Van de Velde  Dutch Vessels lying Inshore in a Calm, one Saluting (1660)

(3) Wilhem Van de Velde Le Jeune  Dutch men-o'-war and other shipping in a Calm (c. 1665)

(4) Renaud Camus Grand Paysage avec un personnage après la pluie (Site Flickr)



jeudi 4 janvier 2018

Le Bord des larmes



"Los ojos que del ínfimo elemento 
originaron su común defecto 
lloren ciegos y ríndanse mortales."





N’étant que changement le fleuve ne change pas, même s’il se fait estuaire ou devient carrément océan, jeune ou vieil, et ses flots toujours plus agressifs. D’ailleurs il coule hors sujet, pour ce petit traité qui ne s’y risque pas, non plus qu’à rêver d’aborder sur son éventuelle et presque inimaginable autre rive. Les précaires établissements de son bord familier, en revanche, ne cessent de s’étendre, comme une sorte de lèpre, en amont, en aval, multipliant leurs pontons de fortune, les palissades de vieilles planches de leurs chétives fabriques, les biefs ratatinés de leurs jardinets de misère. Changement à vue : ce n’est plus l’Ebre, ce n’est plus le Duero, ni le savant Mondego, ni l’Oronte des chevaliers ; c’est le Niger ou le Brahmapoutre. Mais il y a mieux, ou pire : les bords ne sont plus une mince couche d’habitations précaires et de vergers épouvantails, plaqués contre un remous beige inexplicable, dans une lumière immarcescible. L’étroite colonie, qui s’est tellement allongée, s’est aussi terriblement élargie, vers l’intérieur des terres.




Le bord des larmes, tout en conservant ses particularités curieuses, sa phénoménologie glébeuse, sa logique irréconciliable, son climat scandé par les horloges et ses après-midi que cadencent les baromètres, est en train de devenir une contrée comme une autre, avec son intendance approximative, ses routes qui courent tout droit vers les massifs montagneux et les forêts, ses services administratifs tatillons et ses corps constitués. Alors que l’on ne s’y rendait guère qu’en villégiature, jadis, pour les fins de semaine ou pour la belle saison, et bien que les heures, nous l’avons vu, n’y soient faites que d’instants qui paraissent ne communiquer qu’à peine, par les fonds, et les mois de précipices individuels, c’est maintenant un pays qu’on distingue difficilement de ses voisins, sinon qu’il est peut-être d’une vérité plus forte, au point qu’on se demande si ce ne sont pas eux qui l’imitent. Le niveau de vie ni la vie même n’y sont pourtant bien enviables, apparemment. On y passe toute l’année dans de frêles villas construites pour n’être habitées que l’été, comme feraient des gens qu’une guerre mondiale aurait surpris aux bains de mer ; et dès les premiers grands vents le sable entre dans les chambres, dans les livres et dans les yeux.

Renaud Camus  Le Bord des larmes  Editions P.O.L, 1990 






Images : en haut, Renaud Camus  (Site Flickr)

au centre, Julio Codesal Santos  (Site Flickr)

en bas, Alessandro Barbarini  (Site Flickr)














mardi 10 octobre 2017

Un jour comme un autre




Pour David Farreny, en souvenir (nostalgique) de nos campagnes camusiennes...





[Rome, Villa Médicis] Mardi 3 févier [1987], 4 heures et quart.
Certaines journées d'hiver en certains lieux somptueux sont plus émouvantes que tout ce que peuvent offrir le printemps ou l'été, parce que l'on peut se convaincre que la vie telle qu'elle est là n'a rien d’extraordinaire, qu'elle ne hausse pas le ton pour nous plaire, qu'elle se montre à nous, malgré la splendeur, dans une simplicité qui lui est quotidienne. Je tourne en vain autour d'un souvenir très flou, peut-être imaginaire, d'une terrasse en Périgord, un jour d'hiver — mais c'était peut-être au printemps : il suffit que ce ne soit pas pendant la saison. Ici, dans le parc, les jardiniers taillent les haies. Il fait assez frais, mais très beau. Marcher sur la terrasse, au-dessus du viale, entre la villa et ma maison, leurs travaux d'un côté, donc, et de l'autre la ville... Il n'y a pas dans l'année d'époque moins touristique, à Rome. On n'aperçoit pour ainsi dire pas d'étrangers, le long des rues. Ce silence, cette lenteur, cette tranquillité, cette merveilleuse ordinaireté de la beauté, ce pourrait donc être la vraie vie ? Un jour si beau être cette chose si rare, un jour comme un autre ?

Renaud Camus   Vigiles  Éditions P.O.L, 1989









Images : (1), (2) et (3) : merci à David Farreny  (Site Flickr)

tout en bas, Renaud Camus  (Site Flickr)



"Minuit. Et cette affreuse pensée qu'un soir il faudra fermer ces volets pour la dernière nuit, un matin les fermer sans retour..."


dimanche 28 mai 2017

Allegro espansivo







 

Dimanche 26 décembre, minuit et quart. D'un sommeil post-coïtal, au début de l'après-midi, j'ai été tiré par une impérieuse envie d'écouter la troisième symphonie de Nielsen. C'est la première fois que m'arrive une chose pareille, je crois bien : une phrase musicale tout à fait silencieuse m'a réveillé. Il fallait que je l'écoute au plus vite. C'était le motif dominant et quelque peu triomphant du premier mouvement (il revient dans le dernier) de la symphonie Expansive. Et en effet il n'est pas du genre à frapper timidement à la porte. Sa manière serait plutôt de la faire sauter d'un coup d'épaule. Le comble est qu'on ne lui en veut pas, tant il est joyeux et bon garçon.




Quelle vigoureuse merveille que cette symphonie ! Et quel grand compositeur que Nielsen ! Il est tout ce que Alfvén, Peterson-Berger, Atterberg et même, hélas, Bax, je suis obligé de le reconnaître (malgré le merveilleux Into the Twilight), ne sont pas. Il est concis, efficace, charpenté, vigoureux, constamment inspiré. Je ne comprends pas pourquoi il ne s'impose pas parmi les tout à fait grands compositeurs du répertoire international. À ma connaissance, il est très peu joué en dehors du Danemark, et presque jamais en France. On serait tenté d’incriminer sa nationalité, mais celle de Sibelius aurait dû être encore moins favorable et elle n'a nullement fait obstacle. Non, vraiment, je ne comprends pas pourquoi les grandes symphonies de Nielsen, la troisième (ma préférée, je crois bien), la quatrième, la cinquième, ou son admirable musique pour piano, ne sont pas jouées régulièrement, au même titre que la musique de Sibelius ou de Strauss, par exemple – il ne me semble pas leur être très inférieur.

Renaud Camus  Parti pris  Journal 2010 Éditions Fayard, 2011








Un chapitre de l'ouvrage de Renaud Camus Demeures de l'esprit Danemark Norvège est consacré à Carl Nielsen (pages 61-73).






Images
: en haut, Peter Christian Skovgaard, Les Falaises de Moen, 1852

au centre et en bas, photographies de Renaud Camus (Site Flickr)

dimanche 21 mai 2017

Transport




Les larmes sont une métaphore, sans doute, mais leur simple menace en est une autre, et plus encore, et plus littéralement : car elle est en effet un transport qui se propose de nous faire pleurer, soit que l'ici s'effrite comme château de sable au premier mascaret, soit qu'un ailleurs lui-même très ensablé perce un tunnel fulgurant jusqu'à la page que nous lisons, jusqu'au banc de pierre où nous sommes assis sous un tilleul, près d'un bassin, jusqu'à cette vitre où s'appuie notre front, dans la chambre d'hôtel d'une ville étrangère ; et jusqu'à ce bonheur dont nous étions si sûrs. Pendant ce temps, susurre-t-il, à des lieues de là… ( Meanwhile, in Pago-Pago… ) C'est un bal qui s'achève à l'aube, dans une grande maison de campagne, et tandis que nous ne regardions pas, occupés que nous étions à pianoter distraitement malgré les disques lointains un peu las, les hautes fenêtres, au lieu que la nuit d'été les placarde d'étoiles filantes, sont béantes soudain sur un vide blanchissant, sur d'humides prairies qui se dérobent pour dévaler plus vite vers la vallée, sur d'épaisses traînées de brume accrochées aux barrières, aux buissons, aux lisières. Ce sont ces lignes qui partent de guingois, comme il dit, dans la lettre envoyée de La Pitié-Salpêtrière par un ami malade, et voici qu'il s'en excuse trop courtoisement sur la nécrose rétinienne qui gagne. C'est une note faible inattendue dans une mesure qu'on croyait pleine d'allant, c'est un sens ou la saveur qui brusquement se retirent d'une phrase trop familière ou d'un serment, c'est un excès qui dans sa stridence ne désigne plus, en tout ce qui l'entoure, que la carence ordinaire désolante des choses. « Entre silence et langage, coulent les larmes », dit encore leur docte historienne : oui, dans les réticences averties de la musique, entre défaut et comblement, entre le jour et la nuit, entre le très peu que nous sommes et le trop-plein de ce que nous pourrions être, aurions été, sommes dans un monde meilleur, un monde promis, un monde perdu.

Renaud Camus  Le Bord des larmes  Editions P.O.L, 1990









Images : India Song, de Marguerite Duras



vendredi 2 octobre 2015

Le Consentement à l'amour (ou Serenata in vano)




Que les yeux ne voient rien de ce que l’esprit ne peut nommer : en ce sens, et surtout dans le domaine de l’art, il n’existe pas de pure perception rétinienne, non plus d’ailleurs qu’auriculaire. L’image et le son n’ont pas de réalité s’ils ne sont immédiatement un concept, quand bien même celui-ci serait-il un peu flou, pauvre, erroné, temporaire ; s’ils ne rencontrent un langage, soit-il inadéquat, une convoitise ou bien une aversion. Il n’y a pas de jouissance esthétique de bonne qualité qui ne s’appuie sur de la connaissance, et sur du désir. La simple disponibilité ne suffit pas ; encore la faut-il consciente, active, ou pour le moins qu’elle repose sur des désirs anciens, sur une attente qu’on pouvait croire apaisée, peut-être, mais qui demeurait insatisfaite ; sur un savoir en suspens. 




Vous marchez dans une ville avec quelqu’un qui ne s’intéresse pas du tout à l’architecture, par exemple, à l’histoire, à l’archéologie. Or, que cette personne ne trouve rien de particulièrement intéressant aux monuments pourtant les plus remarquables, ce n’est pas assez dire : elle ne les voit pas, elle ne les distingue en rien de ceux qui les entourent, les rues sont pour elles un à-plat que les vitrines seules, éventuellement, ou les autres passants, parviennent à diversifier quelque peu. A cent reprises m’a-t-il été donné d’observer, pour ma part, des gens qui traversaient pour la première fois de leur vie la place du Panthéon, à Rome, en route vers les cafés de la place Navone ou les restaurants du corso Vittorio-Emmanuele, et qui n’y auraient rien remarqué qui pour eux sortît si peu que ce soit de l’ordinaire, qui n’auraient jamais songé à ralentir le pas, qui n’auraient jamais envisagé de s’interrompre au milieu d’une phrase si, peiné pour eux, peiné pour le Panthéon, peiné pour moi, je ne saurais dire, je ne leur avais doucement touché le coude, et désigné du menton le portique et sa porte de bronze. 




La beauté, dans l’art, à moins qu’elle ne s’accompagne de caractères emphatiques qui ne lui sont pas spécifiques, l’énormité, l’immensité, la somptuosité, la bizarrerie, l’éclat, la beauté ne peut pas s’imposer par elle-même, indépendamment de la moindre notion de son registre, chez qui la rencontre, et de toute appétence. Nous sommes bien loin du temps, d’ailleurs peut-être mythique, de toute manière, où tel bouvier de l’Attique, arrivant dans Athènes, poussant ses bêtes, pouvait s’émerveiller entre toutes des statues de Phidias, sans que personne ait dû lui signaler leur splendeur, leur éloquence ou leur gloire. Qui ne sait rien de la peinture, il regarde trente secondes Les Noces de Cana ou La Mort de Sardanapale, et croit en avoir tout vu. Et de fait, regarderait-il plus longtemps, il n’apercevrait rien de plus. Moins on a de lumières dans un art ou dans un autre, plus rapidement on croit avoir fait le tour de ce que les œuvres ont à offrir. 




Il faut être un visiteur prodigieusement éclairé, familier d’autre part des villes voisines et comparables, pour se risquer à visiter une cité nouvelle, inconnue, sans le secours d’un bon guide et d’informations sûres. Tout intime qu’on puisse être de Lucques, de Florence, de Pise et de Pistoie, de San Gimignano, de Sienne ou de Massa Marittima, nous ne saurions douter que se déroberont à nous beaucoup des plus précieuses séductions de Volterra, si quelque expert, livre ou compagnon, ne nous pilote entre ses murailles. On trouvera mal choisi cet exemple, et ne s’appliquer guère aux tableaux, aux statues, aux symphonies, aux poèmes et aux romans, qui paraissent s’offrir tout entiers à l’investigation vigilante, sans escaliers dérobés, sans ruelles pentues qui feintent les barbacanes pour vous conduire en trois épingles à cheveux vers des campagnes semées d’insoupçonnables ruines antiques, sans merveilles derrière des porches clos, dont la clef ne s’obtient qu’auprès de la gouvernante de l’archiprêtre... Et pourtant, même s’agissant de l’art qui semble le plus candidement offert, et le mieux adhérer à l’apparente simplicité de sa surface, encore faut-il savoir quelles questions se poser, lui poser, quelles curiosités chercher à satisfaire, quelles prouesses admirer, quelles jouissances débusquer. 




Beaucoup de l’art contemporain, surtout plastique, exaspère jusqu’à la caricature cette impopulaire constatation, et, minimal en effet, paraît ne proposer plus que des occasions d’exégèse et des motifs à tours de force critiques, d’autant plus admirables chacun que leur prétexte visuel est plus aisément descriptible, plus immédiatement cernable. Et sans doute y a-t-il eu de ce côté-là, d’évidence, force méchants canulars et trop patents abus ; mais le principe inspirateur d’un tel mouvement n’était pas faux, ni ses leçons sans portée, qui tendaient toutes à multiplier l’attention, à l’intensifier toujours, à l’informer sans cesse, même et d’abord à propos de ce qui paraissait la mériter le moins.

Renaud Camus  Esthétique de la solitude, Éditions P.O.L, 1990








Images : (2) Mike Cotter  (Site Flickr)

(3) Phillip Wong  (Site Flickr

(4) Delacroix  La Mort de Sardanapale (détail) Site Flickr

(5) Michael Colburn  (Site Flickr

(6) Cy Twombly Untitled 1970  Site Flickr




lundi 2 mars 2015

Pise, la boudeuse




Agliano toujours, mercredi 11 août, midi. [...] Lundi soir nous fûmes à Pietrasanta, où la sculpture joue depuis des siècles un rôle considérable, non loin des carrières de Carrara. Sur la place principale se dressaient une vingtaine de sculptures de Folon. Je me suis intéressé davantage à une statue de Léopold de Toscane, l'ultime grand-duc, si je ne me trompe – un prince dont l'effigie n'est pas fréquente.

Madeleine proposait que nous prenions un verre sur cette place, qui n'est pas laide ; mais j'ai suggéré que nous roulions jusqu'à Pise, qui me semblait d'un tout autre intérêt pour Pierre, dont c'est le premier voyage en Italie.

Là-bas, malheureusement, la cathédrale était de pied en cap revêtue d'échafaudages, et la moitié du baptistère aussi. Les autorités veulent que ces monuments se présentent sous leur meilleur jour l'année prochaine, pour le jubilé. C'était la première fois que je voyais la tour penchée protégée de la chute par d'énormes câbles. Un vilain grillage, d'autre part, barrait à hauteur d'oeil, de l'avenue qui le longe, la totalité de l'ensemble monumental, sur sa pelouse. Et bien qu'il fût alors près de huit heures du soir, il y avait encore un monde fou, une foule bigarrée de touristes d'été. Bref, c'était un peu décevant.

Ce qui ne l'est pas, en revanche, c'est la place des Chevaliers, et surtout les quais de l'Arno, que nous avons longés dans la nuit qui venait. Ou peut-être sont-ils la déception même, au contraire – mais une déception faite grandeur et sagesse, art de vivre et beauté.

Le fleuve est si plat, à Pise, son cours est si lent, qu'on croirait toujours ces photographies du dix-neuvième siècle où les rivières ont l'air de parquets vernis, dans l'attente de bals improbables. Toutefois, l'humeur de Pise n'est pas au bal. Elle se tourne le dos à elle-même. On voit bien qu'elle n'aime pas ce qu'elle est devenue. Elle boude, comme lord Byron dans son palais, que signale une plaque que j'allai saluer en courant : c'est là qu'il écrivit six chants de son Don Juan, de l'automne 1821 à l'été 1822.

Dans une curieuse église octogonale, sur l'autre rive, Marie Mancini dort son dernier sommeil. Devenue princesse Colonna elle est morte à Pise en 1715, la même année que Louis XIV. Depuis longtemps sa vie n'était qu'errance, apparemment, et la misère même la guettait.

Après un agréable dîner au pied d'une tour, à l'enseigne du Campano (c'était la cloche qui appelait les étudiants à l'étude), nous avons découvert, dans la lumière des phares, et de nouveau sur la rive gauche, une merveilleuse église de style romano-pisan, étroite et blanche, si vieille qu'elle passe pour l'ancienne cathédrale, si j'en crois le Guide bleu, a posteriori consulté. C'est aussi lui qui me renseigne sur Marie Mancini. Mais pour aimer à Pise les quais de l'Arno la nuit, je n'ai besoin de personne.

Renaud Camus Retour à Canossa, Journal 1999 éditions Fayard, 2002






Images : en haut, Orlando (Site Flickr)

en bas, Site Flickr

samedi 14 février 2015

De l'autre côté



  "Molto tardi, ci sono ancora dei giorni felici — è già dall'altra parte. Ci sono delle belle passeggiate, ma nel paese delle ombre."





Mardi 25 février 2014, une heure du matin (le 26). [...] Ma vue baisse. Je m’en faisais l’autre jour la réflexion entre Paris et Plieux, sur l’autoroute : je vois moins bien qu’avant, les nuances sont moins délicates, la profondeur de champ plus sommaire, je perçois moins les degrés, les passages. Néanmoins, en vieillissant, si l’on voit moins bien, on voit en même temps beaucoup mieux. C’est qu’on voit tout à partir de la perte — autant dire de la mort.
 



On voit les choses, les paysages, les êtres, à partir de notre propre mort, un peu de l’autre côté du miroir que nous sommes déjà ; mais aussi à partir de leur mort à eux, du lent travail sur eux, en eux, mais parfois très rapide, de la mort. En chaque objet que rencontre notre regard, pour peu que cette ville, ce village, ce visage, ce fauteuil, ce lit nous soient un peu familiers, aient déjà une histoire en nous, nous apercevons ce qu’ils ne sont plus, ce qu’ils ont été, ce qui les a quittés, ce que le temps a transformé en eux et détruit. À cet endroit X nous a dit ceci ou cela ; là il y avait un pont ; ici nous sommes tombés en panne, Y et moi ; ma mère disait toujours qu’à partir de ce point-ci le plus dur était fait, elle se sentait presque arrivée. Tant qu’on n’a pas duré un peu on ne comprend rien à la poésie d’exister, qui est faite d’accumulation, d’effacement des détails, de relief du temps, d’écrasement des époques.

Je rattache cette observation à mon vieux thème récurrent — bien qu’il me demeure obscur (par définition) — de la complexité par le manque. Dans cette perspective ce ne serait pas le plus, qui rendrait plus complexe, mais le moins : la dérobade des liaisons, le trou de mémoire, la déchirure à midi. Je compte beaucoup sur Alzheimer pour achever de m’éclairer. L’autre jour je n’arrivais pas à retrouver le nom de Robert Desnos. Faisait écran celui d’Yvon Delbos, qui m’est pourtant beaucoup moins familier. 

Renaud Camus  Morcat  Journal 2014  Chez l'auteur, 2015











Images : Joispolo  (Site Flickr)




lundi 9 février 2015

Quasi adagio




Vendredi 25 juillet 2014, une heure et demie du matin. [...] Je ne suis pas un spécialiste du mélange des saveurs mais j’en sais peu de plus délicieux, ou de plus opérants sur moi, que celui de la musique et de la pluie — surtout en été, quand les fenêtres sont ouvertes.




Toute la matinée a été secouée par de formidables orages, striée d’éclairs à ébranler les plus antiques forteresses — il a même été question de Lectoure et de ses tempêtes au “journal de 20 heures”, ce soir : c’est dire… Mais vers midi la foudre était rentrée dans son foudreau jupitérien, et ne restait sur nos jardins qu’une paisible et chaude pluie d’été. Or, à la radio, sonate de Liszt, un des plus majestueux chefs-d’œuvre de l’esprit humain : il m’a rarement été donné, moi qui l’adore, d’en être à ce point transporté. Il est vrai que la transition, entre ses déferlements de notes et l’ondée sur la canopée, s’opérait par le truchement d’une odeur délectable entre toutes, celle de messidor trempé, à la campagne. Même un moineau de nos amis, tout décoiffé par la bourrasque, et que les brutalités du ciel à son égard avaient paru indigner, plus tôt (il faisait les cent pas sur une croisée de meneau, les bras dans le dos), paraissait tout à fait sous le charme et se repeignait tant bien que mal, aux accents du Quasi adagio.

Renaud Camus  Morcat, Journal 2014  Chez l'auteur, 2015










Images : en haut, Cyril Aniel  (Site Flickr)

au centre et en bas, Pierre-Paul Feyte  (Site Flickr)