Translate

Affichage des articles dont le libellé est Roland Barthes. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Roland Barthes. Afficher tous les articles

vendredi 15 novembre 2013

Come fossi una bambola




L'image, dit la phénoménologie, est un néant d'objet. Or, dans la Photographie, ce que je pose n'est pas seulement l'absence de l'objet ; c'est aussi d'un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu'il a été là où je le vois. C'est ici qu'est la folie ; car jusqu'à ce jour, aucune représentation ne pouvait m'assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate : personne au monde ne peut me détromper. La Photographie devient alors pour moi un medium bizarre, une nouvelle forme d'hallucination : fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps : une hallucination tempérée, en quelque sorte, modeste, partagée (d'un côté «ce n'est pas là», de l'autre «mais cela a bien été») : image folle, frottée de réel.

J'essaye de rendre la spécialité de cette hallucination, et je trouve ceci : le soir même d'un jour où j'avais encore regardé des photos de ma mère, j'allai voir, avec des amis, le Casanova de Fellini ; j'étais triste, le film m'ennuyait ; mais lorsque Casanova s'est mis à danser avec la jeune automate, mes yeux ont été touchés d'une sorte d'acuité atroce et délicieuse, comme si je ressentais tout d'un coup les effets d'une drogue étrange ; chaque détail, que je voyais avec précision, le savourant, si je puis dire, jusqu'au bout de lui-même, me bouleversait : la minceur, la ténuité de la silhouette, comme s'il n'y avait qu'un peu de corps sous la robe aplatie ; les gants fripés de filoselle blanche ; le léger ridicule (mais qui me touchait) du plumet de la coiffure, ce visage peint et cependant individuel, innocent : quelque chose de désespérément inerte et cependant de disponible, d'offert, d'aimant, selon un mouvement angélique de «bonne volonté». Je pensai alors irrésistiblement à la Photographie : car tout cela, je pouvais le dire des photos qui me touchaient (dont j'avais fait, par méthode, la Photographie même).

Je crus comprendre qu'il y avait une sorte de lien (de nœud) entre la Photographie, la Folie et quelque chose dont je ne savais pas bien le nom. Je commençais par l'appeler : la souffrance d'amour. N'étais-je pas, en somme, amoureux de l'automate fellinien ? N'est-on pas amoureux de certaines photographies ? (Regardant des photos du monde proustien, je tombe amoureux de Julia Bartet, du duc de Guiche.) Pourtant, ce n'était pas tout à fait ça. C'était une vague plus ample que le sentiment amoureux. Dans l'amour soulevé par la Photographie (par certaines photos), une autre musique se faisait entendre, au nom bizarrement démodé : la Pitié. Je rassemblais dans une dernière pensée les images qui m'avaient «point» (puisque telle est l'action du punctum), comme celle de la négresse au mince collier, aux souliers à brides. A travers chacune d'elles, infailliblement, je passais outre l'irréalité de la chose représentée, j'entrais follement dans le spectacle, dans l'image, entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir, comme le fit Nietzsche, lorsque le 3 janvier 1889, il se jeta en pleurant au cou d'un cheval martyrisé : devenu fou pour cause de Pitié.

Roland Barthes La Chambre claire Cahiers du cinéma / Gallimard / Seuil, 1980






Source de la vidéo
: Site YouTube


samedi 28 septembre 2013

Le mufle du bonheur



"Di nodi d'oro e di gemmati ceppi
Vede c'han forma i mal seguiti amori."

Ariosto  Orlando furioso, XXXIV, 68-69





« Je vais essayer de tout dire. » annonce Dominique Noguez au tout début de son récit, Une année qui commence bien ; tout dire sur le début d’un amour, sans passer par le biais de la fiction, ni de la trop rebattue "autofiction", en refusant les artifices du roman tout en restant évidemment dans la littérature. C’est donc une "confession", au sens de Rousseau plus que de Saint Augustin, qui est proposée ici au lecteur, lequel va suivre l’auteur pendant toute une année (1994), avec toutefois des retours en arrière et des embardées vers le futur, que permettent les presque vingt années de décalage entre les faits racontés et le moment où le texte est rédigé. Il s’agit donc de rester au plus près des faits, de reconstituer avec minutie ces moments inoubliables mais déjà lointains en interrogeant les photographies (l’une d’elles est même incluse dans l’ouvrage), les carnets et le journal que l’auteur a tenu minutieusement. Bien sûr, ce que raconte surtout le livre, c’est la naissance et l’évolution d’une passion (aux multiples sens du terme : croce e delizia [souffrance et plaisir], comme le dit un air de la Traviata, les références à l’opéra étant d’ailleurs très présentes dans le texte où sont tour à tour évoqués Don Giovanni, La Damnation de Faust, Tristan, Carmen, La Bohème, Tosca, et même La Périchole et son Vice-Roi en goguette incognito).

Noguez se place ici dans les pas de nombreux prédécesseurs : Proust, bien sûr, davantage du côté d’Albertine que de celui de Swann et d’Odette, puisqu’il est évident que le jeune homme évoqué dans l'ouvrage est tout à fait le genre du narrateur, et qu’il ne reviendra jamais sur ce point, même a posteriori (dans les premières pages du livre, il écrit que Cyril et lui ne se voient plus depuis plusieurs années, sans réussir à considérer que leur histoire est finie : « qui peut en jurer ? en moi l'espoir, le fol espoir, ne mourra jamais ») ; on songe aussi au Gide de Si le grain ne meurt, et plus près de nous à Passion simple, d'Annie Ernaux, et à Incomparable, de Renaud Camus (plusieurs fois cité dans le livre) et Farid Tali, qui raconte aussi, mais "à chaud", en prise directe, pourrait-on dire, l’histoire d’un emportement amoureux à sens unique, avec les deux versions, présentées successivement en deux extraits de journaux intimes : celui du soupirant, au début de l’ouvrage, et, dans la seconde partie, celui de l’objet du désir, beaucoup plus détaché et circonspect, avec un effet de miroir cruel mais fascinant pour le lecteur.




Tout commence donc en novembre 1993, à l’occasion d’un colloque littéraire, où Dominique Noguez rencontre Cyril, un jeune homme blond au regard bleu qui l’attire irrésistiblement. Ce sera le début d’une longue suite de plaisirs et de dérobades, de rencontres, de promenades, de baisers (trop) furtifs et d’étreintes ébauchées et presque aussitôt interrompues, de rendez-vous prometteurs annulés au dernier moment, parfois même sans que l’on se soit donné la peine de prévenir, de coups de téléphone complices ou assassins (il faut dire que, pour ne rien arranger, les contraintes professionnelles de l’auteur l’obligent à passer une grande partie de cette année en résidence à Kyoto, et de jongler avec les aléas techniques des communications et les décalages horaires). Croce e delizia, encore et toujours : connivence et réticence, affection et indifférence, longs silences et absences répétées suivies de délicieuses mais provisoires réconciliations, le temps pour le bonheur de "remontrer son mufle", comme dit drôlement (et amèrement) l'auteur. On pourrait d'ailleurs jouer sur le double sens de l'expression : le bonheur devient hideux puisqu'il est sans cesse provisoire et menacé, et Cyril, la source rayonnante du bonheur, se conduit aussi de façon indélicate et grossière, comme un mufle.

Le jeune homme a vingt-cinq ans, et son soupirant le double de son âge ;  il a la beauté du diable (celle du prince Éric, de Jean Galfione et de Tom Cruise !) et travaille dans le milieu de la finance (l'équivalent de ce que l’on nommerait aujourd’hui un trader, métier risqué, mais nous ne sommes pas encore ici dans les années de crise économique qui marqueront le nouveau siècle) ; il est enthousiaste, exubérant et attachant, mais aussi égocentrique, un peu mythomane, ombrageux et versatile. Évidemment, quand la "machine à amour" se met en marche, cela n’ira pas sans tumulte ni frustration pour Dominique Noguez, celui qui aime le plus (et peut-être même le seul des deux à aimer…) et qui voit l’objet de cet amour passer son temps à se dérober à lui (il cite d’ailleurs au passage l’air de Carmen : « Tu crois le saisir, il t’évite ; tu veux l’éviter, il te tient ! »). Le régime le plus habituel auquel il est soumis est celui de la douche écossaise, avec de constantes variations, des périodes où alternent les élans chaleureux et les rebuffades, voire les humiliations les plus cuisantes : pas vraiment l'enfer, mais un purgatoire plutôt sévère... « Tout dire », c’est justement rendre compte de tout cela, sans pudeur ni dissimulation, en allant au cœur de l’aveu, au centre du secret, quitte à apparaître pitoyable ou ridicule aux yeux du lecteur (la figure de la femme et du pantin n'est jamais très loin).




Ce risque, on peut dire que Noguez l’affronte crânement et résolument, comme s’il se trouvait dans une arène, au risque de la mise à mort (il compare parfois son rapport avec Cyril à une corrida, une faena sentimentale, métaphore d’autant plus frappante que le jeune homme ressemble au torero El Juli…). La sincérité n’exclut toutefois pas la distance ou l’ironie ; Noguez se livre d’ailleurs au fil de son récit (qui est aussi une peinture lucide du milieu littéraire parisien, avec ses rites, ses clans, ses indiscrétions et ses mesquineries) à de nombreuses analyses sur son état, proches des Fragments d'un discours amoureux de Barthes (tout est là : l’absence, l’attente, le ravissement, l’errance, la dépendance, la langueur, l’obscénité…). On se souviendra aussi longtemps de cette extraordinaire théorie du "sexe synthétique", forgée pour lutter contre le découragement du narrateur face aux perpétuelles dérobades de l’être aimé, où il en arrive à se dire qu’en faisant l’assemblage des différents moments d’abandon concédés par Cyril, il arriverait presque à reconstituer un acte sexuel complet ! 

À la fin de l’ouvrage, l’auteur s’interroge sur le sens et la nécessité de son entreprise : pourquoi fouiller dans ces vieilles blessures, pourquoi tomber le masque et s’offrir ainsi en pâture à des lecteurs qui ne seront sans doute pas tous bienveillants ? La réponse qu’il donne est double : l’ouvrage qu’il vient d’achever est une sauvegarde existentielle : « Il me suffit de repenser au travail sisyphéen, tantalien, presque infini, que constitue toute entreprise amoureuse, pour que les bras m’en tombent d’avance, et ainsi tout s’arrête avant même de vraiment commencer. Voilà ce que Cyril m’a apporté sans le savoir : il m’a guéri de l’amour. » Mais la sauvegarde est aussi esthétique, et Noguez cite à ce propos un merveilleux passage de l’Orlando furioso (chant XXXIV), celui où Astolphe arrive sur la Lune et y découvre, au fond d’un vallon encaissé, tout ce qu’on perd sur la Terre et qui y a été minutieusement conservé : les fumées des princes, les prières des pécheurs, les vains desseins et les vains désirs, mais aussi « les larmes et les soupirs des amants ». Tout est là, et tout est magnifié : « De nœuds dorés et de chaînes de gemmes, il voit formées les amours malheureuses » (1) ; ainsi, au fil de cette somptueuse métaphore, le livre devient le réceptacle de la passion, le lieu où elle continue à vivre et à briller, éternelle comme les étoiles au-dessus du Castel Sant’Angelo, dans le dernier acte de la Tosca… 

Une année qui commence bien, de Dominique Noguez, est paru aux éditions Flammarion. 

(1) Traduction : Michel Orcel






Images : Hong Kong, Pedder Street  Dan Lai  (Site Flickr)

Castel Sant'Angelo  Daniele Muscetta  (Site Flickr)



mardi 8 janvier 2013

L'odeur des roses



"Elles se sont réfugiées du côté de l'ombre..."





Il y a une scénographie de l'attente : je l'organise, je la manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte de l'objet aimé et provoquer tous les effets d'un petit deuil. Cela se joue donc comme une pièce de théâtre.
Le décor représente l'intérieur d'un café ; nous avons rendez-vous, j'attends. Dans le Prologue, seul acteur de la pièce (et pour cause), je constate, j'enregistre le retard de l'autre ; ce retard n'est encore qu'une entité mathématique, computable (je regarde ma montre plusieurs fois) ; le Prologue finit sur un coup de tête : je décide de «me faire de la bile», je déclenche l'angoisse d'attente. L'acte I commence alors ; il est occupé par des supputations: s'il y avait un malentendu sur l'heure, sur le lieu? J'essaye de me remémorer le moment où le rendez-vous a été pris, les précisions qui ont été données. Que faire (angoisse de conduite) ? Changer de café ? Téléphoner ? Mais si l'autre arrive pendant ces absences ? Ne me voyant pas, il risque de repartir, etc. L'acte II est celui de la colère ; j'adresse des reproches violents à l'absent : «Tout de même, il (elle) aurait bien pu..», «Il (elle) sait bien...» Ah! si elle (il) pouvait être là, pour que je puisse lui reprocher de n'être pas là ! Dans l'acte III, j'atteins (j'obtiens ?) l'angoisse toute pure : celle de l'abandon; je viens de passer en une seconde de l'absence à la mort ; l'autre est comme mort : explosion de deuil : je suis intérieurement livide. Telle est la pièce ; elle peut être écourtée par l'arrivée de l'autre ; s'il arrive en I, l'accueil est calme ; s'il arrive en II, il y a «scène»; s'il arrive en III, c'est la reconnaissance, l'action de grâce : je respire largement, tel Pelléas sortant du souterrain et retrouvant la vie, l'odeur des roses.

Roland Barthes Fragments d'un discours amoureux éditions du Seuil, 1977








Image : en haut, Renaud Camus (Site Flickr)

en bas : Source

mardi 11 décembre 2012

Certi pomeriggi (Certains après-midi)



"Come è lunga l'attesa !"





Le court récit (une quarantaine de pages) de Mario Fortunato, Certi pomeriggi non passano mai (Certains après-midi ne passent jamais), est une brillante variation sur le thème de l'attente de l'être aimé, et plus particulièrement de l'angoisse d'attente, telle que Barthes la définit dans un chapitre célèbre de ses Fragments d'un discours amoureux. On retrouve dans le texte de Fortunato tous les éléments de la "scénographie de l'attente" dont parle Barthes : nous sommes à Milan, où un homme en attend un autre qui n'arrive pas. Pendant cet interminable après-midi, les heures semblent compter double, et le lecteur assiste à un monologue intérieur où les interrogations, les doutes, les soupçons, les calculs minutieux, les multiples hypothèses, les appréhensions, les souvenirs se succèdent. Où peut-il bien être, cet absent désiré, en général si ponctuel, si raisonnable ? A-t-il été victime d'une agression dans le métro milanais, ou prend-il du bon temps en compagnie de quelqu'un d'autre, tandis que le narrateur se ronge dans l'attente ? Alors, pour passer le temps, on écrit des messages que finalement on n'envoie pas; on formule des questions auxquelles on sait très bien que personne ne répondra; on prend des tranquillisants pour apaiser l'angoisse; on se livre sur la terrasse à de petits travaux qui finiront en saccage même pas libérateur. On se souvient aussi de la première rencontre (l'anamnèse qui comble et qui déchire dont parle Barthes) : « Il avait un air égaré, mais aussi étrangement fier. Il devait être quatre heures de l'après-midi, les premiers jours de novembre, dans une lumière imprécise. Nous n'avons pas beaucoup parlé, je me sentais mal à l'aise. Je ne le trouvais pas particulièrement beau, mais il avait une belle voix. Pour quelque mystérieuse raison, malgré mon embarras, je me sentais bien auprès de lui. Je ne sais pas comment on s'est retrouvés dans l'ascenseur de mon immeuble, et cette soudaine et brève proximité m'a donné la certitude qu'il était celui que j'attendais depuis toujours.» Les étoiles brillaient en ce temps-là, mais maintenant, c'est déjà la sombre nuit de l'attente et du doute, le silence, le froid, et le début de la fin. Et ce croissant de lune, indifférent, qui trône au-dessus des toits... On ne sait plus quelle heure il est ; on se demande pourquoi on est là, quand soudain, quelqu'un frappe à la porte... 

Écrite par quelqu’un de ponctuel jusqu’à la manie, que peut bien signifier cette phrase : « Je passerai en début d’après-midi » ? Qu'est-ce qu'un début d'après-midi, quand commence-t-il, quand se termine-t-il ? À la rigueur, treize heures, c’est déjà le début de l’après-midi. Mais je suis sûr que dans ce cas-là, il aurait plutôt écrit : « Je passerai à l’heure du déjeuner ». Non seulement il est ponctuel, mais c’est aussi quelqu’un de précis. Même s’il n’est ni un intellectuel, ni un lettré, il tient à employer les mots justes.

Admettons que le début d’après-midi corresponde à quatorze heures. À Milan, c’est certainement le cas. Peut-être qu’à Naples ou à Palerme, c’est un peu plus tard : environ une heure après, en raison de l’habitude toute méridionale de ne pas déjeuner avant treize heures trente ou quatorze heures. Nous sommes à Milan. Donc, quatorze heures, cela semble correct. Mais il faut tenir compte du fait qu’il est méridional. Calabrais, comme moi. Plutôt atypique, toutefois, et Milan lui plaît parce qu'il la juge efficace et sobre. Tout compte fait, je peux lui accorder une demi-heure : pour lui, l’après-midi peut bien commencer à quatorze heures trente. Cela semble raisonnable. Nous sommes à Milan, qu’il aime tant, mais il vit avec une partie de sa famille (un frère et une sœur) qui aura conservé – on peut au moins l’espérer – de douces habitudes méditerranéennes. Du reste, il aime cette famille qui lui offre, de façon intermittente, un voile de protection. Oui, je peux bien lui concéder une bonne demi-heure.

Mais attention : il y a un problème. Si pour lui – et pour les raisons que je viens d’indiquer – l’après-midi commence à quatorze heures trente, il devrait avoir le temps de me rejoindre. En effet, à quatorze heures trente, on peut raisonnablement penser que son déjeuner frugal d’étudiant sera terminé, mais il devra certainement dire deux ou trois mots pour prendre congé, récupérer sa veste, son sac, et finalement quitter la maison.





Nous n’habitons pas tout près l’un de l’autre. Comme je vis à Milan depuis un peu plus d’un an et que j’ai un très mauvais sens de l’orientation, il me serait impossible de dire quelle est exactement la distance qui nous sépare. Je sais seulement que pour arriver ici, il doit faire une centaine de mètres à pied, prendre ensuite l’autobus, puis la ligne jaune du métro, et enfin la ligne rouge pour une dernière station. De là jusqu’à mon appartement, il ne reste plus que deux ou trois minutes à pied. Peut-on considérer qu’il faille une demi-heure pour effectuer le trajet complet? Peut-être même quarante minutes.

Récapitulons : le déjeuner en famille est terminé à quatorze heures trente. Ajoutons dix minutes avant la sortie, plus quarante minutes pour me rejoindre. Il devrait donc être au pied de l’immeuble à quinze heures vingt. Si le portail est déjà ouvert (le concierge a des horaires plutôt fluctuants), il montera immédiatement au troisième étage : à pied, comme il en a l’habitude. Comptons encore trois minutes – peut-être que cette fois-ci, il va prendre son temps, il n’est sans doute pas très impatient de me revoir. Donc, à quinze heures vingt-trois, il frappe à la porte.

Il est seize heures trente-cinq et personne n’a frappé. Il est vrai qu’il y a environ une heure il a envoyé un SMS qui disait : « Je serai un peu en retard. Excuse-moi. À tout à l’heure ». C’était une réponse à l’un de mes messages qui demandait de façon faussement détachée : « Dis-moi, tu es sûr de pouvoir passer aujourd’hui ? » Je l’ai envoyé à quinze heures trente. Théoriquement, il avait déjà sept minutes de retard. Une énormité, pour lui. Pour moi, une éternité.

Mario Fortunato Certi pomeriggi non passano mai Ed. Nottetempo, 2009 (Traduction personnelle)





Images : en haut, Site Flickr

au centre et en bas : Federico Novaro (Site Flickr)





samedi 14 avril 2012

La radura dei ragazzi (La clairière des garçons)




"Cerchereste ancora tanto a lungo
La felicità impossibile delle anime."






Édition italienne de Tricks, de Renaud Camus : notes de lecture

Malgré la photographie de couverture fort discutable, le volume est tout de même plutôt élégant : format agréable, présentation soignée (avec des cahiers cousus, ce qui est de plus en plus rare dans l'édition française), belle typographie. Du bon travail de la part de ce petit éditeur de L’Aquila, Textus. On peut bien sûr regretter qu’il ne s’agisse ici que d’une édition partielle de l’ouvrage original (vingt-quatre tricks sur quarante-six), d’autant plus que l’explication que donne le directeur de la collection (I Romanzi della Realtà), Walter Siti, n’est guère convaincante : il s’agirait de contourner l’obstacle de l’ "illisibilité", et l’ "obsession du catalogue et de la classification" ; il me semble plutôt que ces coupures font perdre beaucoup de la cohérence et de l'originalité de l'ouvrage, bien perçues par Roland Barthes dans sa préface lorsqu’il insiste sur le caractère volontairement répétitif des Tricks, «ni aliénation, ni sublimation ; mais tout de même quelque chose comme la conquête méthodique d’un bonheur (bien désigné, bien cerné : discontinu).» 

Le choix des chapitres a toutefois été fait avec soin, et il permet de retrouver la diversité géographique des rencontres (Paris, la Côte d’Azur, Milan, New-York, Los Angeles, San Francisco). La liste des Tricks repris dans cette édition est la suivante : "Walthère Dumas", "Philippe dei Commando", "Brunetto muscoloso", "L’Invisibile", "Il fratello di Jacques", "Etienne Pommier-Caro", "Calogero", "Didier", "Maurice", "Zé", "Anonimo spagnolo", "Philippe degli Ospedali", "Irwing Karstein", "Bravo ragazzo dei bastioni", "Red Morgan", "Jean-Paul il Corso", "Dominique e Alain", "Anonimo messicano", "Il cow-boy", "Bob", "Dick", "Camicia a quadri", "A Perfect Fuck"

La traduction de Maurizio Ferrara m’a semblé très bonne, précise et vivante ; la seule erreur que j’ai relevée est, dans le chapitre "Red Morgan", la traduction de blasé par nauseato, qui signifie plutôt dégoûté, écœuré... Si l’on compare d’ailleurs les deux traductions italiennes du chapitre "Il cow-boy" (la première étant paru dans le livre de Renzo Paris Cronache francesi en 1989), on s’aperçoit que cette nouvelle traduction est beaucoup plus satisfaisante. Dans les parties dialoguées, on perd hélas beaucoup du style parlé si efficace dans la version originale, où l’on a vraiment l’impression d’entendre les accents des différents personnages ; dans la version italienne, les dialogues sont beaucoup plus uniformes dans le ton, mais il était certainement difficile de faire mieux.




 On a tout de même beaucoup de plaisir à lire en italien le chapitre milanais, avec les évocations du locale di ballo la Rosamunda, des cinémas Alce ou Argentina, où le spectacle était davantage dans la salle que sur l’écran : «Per entrare nella sala, bisogna sollevare due strati di pesanti tende di velluto, distante circa un metro e mezzo. Il film era italiano, ma l’azione si svolgeva forse a Chicago, all’inizio degli anni Trenta. Sullo schermo si vedevano tante grosse limousine nere e c’era un gran numero di sparatorie. La maggior parte delle file erano vuote. In compenso, molte sagome rimanevano raggruppate dietro l’ultima fila di poltrone, oppure si spostavano verso sinistra o destra. Erano perlopiù sagome di uomini abbastanza anziani o, nella misura in cui si poteva giudicare in quella semioscurità, piuttosto brutti. Una delle scene del film, dove un “padrino” qualunque andava a riconoscere uno dei sicari nella luce livida di un obitorio, permise di farci un’idea un po’ più precisa del posto, della sua sintassi e dei suoi occupanti. Il passaggio di destra, tra i sedili e il muro, conduceva a gabinetti assai alti e profondi. Nel corridoio di accesso, due tizi sulla trentina, entrambi un po’ enfaticamente maschi, si fronteggiavano e si palpavano la patta, i pettorali, i bicipiti. Più in là, altri aspettavano senza guardarsi, addossati alla parete umida e ammuffita. Il gabinetto delle donne, la cui porta era aperta, era vuoto. In quello degli uomini, due quarantenni calvi, con una cicca tra il pollice e l’indice, erano appostati con aria meditabonda davanti alla porta chiusa del cesso occupato.» Cet extrait me rappelle un  passage que j’aime beaucoup du journal de Gérard Pesson, Cran d’arrêt du beau temps : «Les salles de cinéma ici [à Tunis], comme en Italie du sud, abritent les flirts avancés parce qu’il n’y a pas, au sec, et avec une obscurité garantie, tant d’endroits tranquilles. Une scène de neige dans le film projeté aujourd’hui (Le Destin, de Youssef Chahine) a eu à cet égard des effets désastreux.» 

On a donc longtemps attendu cette édition italienne, mais, même partielle, elle procure au lecteur un grand plaisir, celui de retrouver dans une très belle langue ce qui fait l’essentiel de ces tricks : la drôlerie, l’entrain, l’insouciance, la gaieté de la jeunesse et l’innocence du plaisir ; mais, pour le lecteur d’aujourd’hui, la promenade est aussi teintée de nostalgie et de mélancolie, aux abords de la "clairière des garçons" du parc La Fayette de San Francisco, ou face à ce garçon à la chemise à carreaux qui fixe la mer, un soir de l'été 1978, à Land’s End : «Quando sono arrivato alla fine della mia scalata, mi sono voltato e l'ho visto in basso, da solo, sulla spiaggetta grigia. Guardava il mare. [Mai rivisto








J'ajoute ici la traduction de quelques extraits d'un entretien avec le maître d’œuvre de cette édition italienne de Tricks, Walter Siti, paru dans le magazine Rolling Stone, sous le titre assez étrange "Tricks, ou l'hypnose de la baise" :

Pourquoi lire Tricks aujourd’hui ? 

Parce qu'il illustre parfaitement le moment où l’activité sexuelle est devenue un véritable objet de consommation. Le livre évoque des rencontres qui ont eu lieu dans une période de six mois, en 1978, époque antérieure au sida, quand le commerce sexuel était très libre. Le souvenir des événements de 68 était encore très présent : pour les homosexuels, mais pour tout le monde en réalité, c’était une époque de libération sexuelle. Le principe des tricks est le suivant : la satisfaction de la rencontre unique perd de la valeur au profit de l’accumulation des expériences. La rencontre d’un très grand nombre de personnes devient une sorte d’absolu parce que cela correspond à une rencontre avec l’inconnu. Il n’est pas important de faire l’amour avec un tel ou un tel ; ce qui importe, c’est de le faire avec l’Inconnu. C’est pour cela que le premier rapport est beaucoup plus important qu’une éventuelle deuxième ou troisième rencontre. Ce n’est pas un hasard si, après avoir raconté dans le détail le premier rapport sexuel, Camus liquide en quelques lignes les suivants, en les mettant entre parenthèses.

Quelles étaient les références littéraires de Camus ? 

Certainement le Barthes de Sade, Fourier, Loyola. Et également une conception de la phénoménologie du réel dont Perec était la référence essentielle en France, pendant ces années-là. Le récit de la profondeur des choses perdait de l’intérêt, parce que cette profondeur est impossible à atteindre, et donc à raconter. On se concentrait sur la superficie : par exemple en restant assis sur une place et en notant tout ce qui s’y passe au cours d’une journée (cf. Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien). Camus utilise le même procédé : il ne s’intéresse pas à la profondeur du sentiment amoureux, il raconte la répétition infinie. Il se limite à enregistrer ce qui advient. Et cela ne manque pas d’intérêt d’un point de vue littéraire puisque, le rituel étant toujours plus ou moins le même, ce sont les variations qui sont mises en évidence, c'est-à-dire les caractères individuels des personnes rencontrées.

Quelle a été l’aventure éditoriale du livre en Italie ? 

En fait, elle a été inexistante. Beaucoup d’éditeurs s’y sont intéressés. Angelo Morino (traducteur de nombreux écrivains sud-américains, et lui-même auteur) l’avait proposé à Einaudi qui a abandonné le projet, jugeant le livre trop long. Mais je crois bien que, derrière ce choix éditorial, il y avait une forme de censure. Aujourd’hui encore, il y a une résistance face à ce texte, même de la part du monde homosexuel. Tricks raconte des rencontres homosexuelles occasionnelles qui aujourd’hui semblent trop légères, comme s’il s’agissait d’une parodie de l’homosexualité. Cela pourrait selon certains nuire à une sexualité plus réfléchie, capable de prendre en compte l’aspect sentimental, d’affirmer une stabilité dans le rapport amoureux. Ce livre nous replonge au contraire au cœur d'une époque basée sur une promiscuité de pure consommation, déréglée, et, si l’on veut, très divertissante.



On peut lire ici l'entretien intégral (en italien). 

On peut entendre ici un entretien avec Walter Siti à propos de Tricks (en italien).

À lire aussi : Trick or Treat ? et une très bonne recension de Francesco Gnerre.

Ajout de juillet 2015 : un article fort intéressant de Giovanni Barracco




Images : Week-end, film d'Andrew Haigh

dimanche 8 avril 2012

Une phrase amoureuse




« Ce soir, donc, de nouveau, j’écoute la phrase qui ouvre l’andante du premier trio de Schubert. C’est une phrase parfaite, à la fois unitaire et divisée, une phrase amoureuse s’il en fut ; et je constate une fois de plus combien il est difficile de parler de ce qu’on aime. Que dire de ce qu’on aime, sinon : «je l’aime», et le répéter sans fin ? Cette difficulté est ici d’autant plus grande que le chant romantique n’est aujourd’hui l’objet d’aucun grand débat ; ce n’est pas un art d’avant-garde, il n’y a pas à combattre pour lui, et ce n’est pas non plus un art lointain ou étranger, un art méconnu pour la résurrection duquel nous devions militer. Il n’est, au fond, ni à la mode, ni franchement démodé : on le dira simplement inactuel. Mais c’est précisément là peut-être qu’est sa plus subtile provocation, et c’est de cette inactualité que je voudrais faire la brève actualité de ce soir.




Tout discours sur la musique ne peut commencer, me semble-t-il, que dans l’évidence ; de la phrase schubertienne que nous avons entendue, je ne puis dire que ceci : cela chante, cela chante simplement, terriblement, à la limite du possible. Mais n’est-il pas surprenant que cette assomption du chant vers son essence, cet acte musical par lequel le chant semble se manifester ici dans sa gloire, advienne précisément sans le concours de l’organe qui fait le chant, à savoir la voix ? On dirait que la voix humaine est ici d’autant plus présente qu’elle s’est déléguée à d’autres instruments : les cordes. Le substitut devient plus vrai que l’original ; le violon et le violoncelle chantent mieux, ou pour être plus exact, chantent plus que le soprano ou le baryton, parce que, s’il y a une signification des phénomènes sensibles, c’est toujours dans le déplacement, la substitution, bref, en fin de compte, l’absence, qu’elle se manifeste avec le plus d’éclat. »

Transcription de l'introduction de Roland Barthes à l'émission consacrée au chant romantique, diffusée sur France Musique le 12 mars 1972.








Source de la vidéo : Site YouTube

Pour les images, grazie a Federico Novaro  (Site Flickr)

samedi 24 mars 2012

"Tricks" en Italie, suite




Je poursuis ici ma petite revue de presse autour de la sortie de l’édition italienne de Tricks (Editions Textus, collection I Romanzi della realtà, dirigée par Walter Siti), avec la traduction d’un article de Andrea Di Consoli, paru dans le quotidien Il Riformista, le 22 mars 2012, sous le titre assez bizarre Gli omosessuali di Renaud Camus stanno bene (Les homosexuels de Renaud Camus vont bien) La lecture de cet article, et de ceux que j’ai déjà repris ici dans mes précédents messages, me semble particulièrement éclairante sur la façon dont la société italienne considère aujourd’hui encore la question de l’homosexualité. On a par exemple vu il y a trois ans en Italie un jeune chanteur, Povia, présenter au festival de la chanson de San Remo (un événement qui réunit chaque année un bon quart de la population italienne devant les écrans de télévision), une chanson intitulée Luca era gay (Luca était gay, on peut voir le clip à la fin de mon message), dans laquelle il raconte l’histoire d’un garçon homosexuel qui un beau jour tombe amoureux d’une jeune fille, trouvant ainsi le bonheur et, sinon la guérison, au moins la rédemption et la sérénité dans le retour à la "normalité"... Dans le même état d’esprit, il n’est pas rare de voir à la télévision italienne, dans les talk shows du dimanche après-midi, un aréopage de prêtres, médecins et psychologues débattre du "douloureux problème" de l’homosexualité, comme Ménie Grégoire le faisait en France au début des années soixante-dix. Dans cette société-là, donc, la manière naturelle, tranquille et innocente dont Renaud Camus aborde le sexe, et en l’occurrence l’homosexe, ne va nullement de soi, ce qui redonne au texte aujourd’hui traduit la force subversive qu’il avait au moment de sa sortie française. Parce qu’il refuse les clichés (si présents en Italie dès qu’il est question de l’homosexualité), et qu’il ne s’inscrit pas dans une problématique de la transgression ou de la provocation, Tricks est aujourd’hui encore un livre unique et novateur. C’est ce qu’a bien compris, me semble-t-il, l’auteur de cet article lorsqu’il insiste sur la nécessaire liberté de dire les choses comme elles sont, sans hypocrisie ni provocation ; cela semblera peut-être aller de soi pour un lecteur français, mais ces questions sont encore en Italie d’une brûlante actualité. Voici l'article :

Mis à part quelques exemples extrêmes et provocateurs (on pense ici à certaines œuvres de Dario Bellezza, Riccardo Reim et Antonio Veneziani, et pour cet auteur, on citera principalement ce grand succès de librairie que fut l’enquête sur les Mignotti ou La gaia vecchiaia, enquête sur la façon dont les homosexuels italiens vivent leur vieillesse), ou à de rares cas où l’intensité des sentiments rejoint la qualité du style (on peut par exemple citer ici Ernesto, d’Umberto Saba, Chambres séparées, de Pier Vittorio Tondelli, Petrole, de Pier Paolo Pasolini La magnifica merce, [La magnifique marchandise, l'ouvrage n'a pas été traduit en français] de Walter Siti) ou le déjà classique Elements de critique homosexuelle, de Mario Mieli ; mis à part ces quelques exemples, donc, la présence de l’homosexualité dans la littérature italienne a toujours été plutôt dissimulée et passée sous silence, et a rarement donné lieu à un discours moral collectif, franc et nécessaire (qui doit être avant tout un discours sur le franc-parler des homosexuels, leur jargon en quelque sorte, parfois joyeux, parfois désespéré, parfois grossier et provocateur). 

La parution fort bienvenue en Italie, après des années d’attente vaine, de Tricks, de l’écrivain français Renaud Camus, nous donne l’occasion de réfléchir à nouveau, sans faux-semblants, sur le langage de l’homosexualité. Il s’agit bien sûr ici d’une façon explicite – qui n’est l’apanage que de "certains" homosexuels, auxquels la société a toujours préféré les homosexuels discrets et retirés, politiquement corrects et bien élevés – de raconter un monde reclus, considéré comme "différent", "malsain" (il suffit sur ce point de penser à la récente déclaration de Romano La Russa, affirmant que l’homosexualité était une maladie à soigner), "immoral", considérations négatives qui ont exacerbé en retour certaines revendications, certains "réalismes" délibérément provocateurs, c'est-à-dire en fait libérateurs. Renaud Camus, dans son introduction à la première édition de Tricks, parue en France en 1978, prenait soin de prévenir le lecteur en écrivant : «Ceci n’est pas un livre pornographique (...) Ceci n’est pas un livre érotique (...) Ceci n’est pas un livre scientifique (...) Ceci n’est pas un tableau de la vie des homosexuels.» Et il revendiquait la liberté d’écrire "tranquillement" et "innocemment" ses tricks, ce chassé-croisé incessant de corps qui ne se rencontrent qu’une seule fois dans leur vie, «mieux qu’une drague, moins qu’un amour» (il n’y a rien de plus révolutionnaire, quand on est discriminé, que d’aspirer à la reconnaissance de la tranquillité et de l’innocence de ses comportements ; et si l’on y réfléchit, c’est ce même discours que l’on retrouve à la base de la série des chroniques "sereines" d’Armistead Maupin). 

À sa sortie, on reprocha au livre de Camus d’être répétitif, dans la technique narrative des rencontres, dans les manières d’approche (et de drague), dans les façons de raconter (à la manière d’un procès-verbal) le rapport sexuel, c'est-à-dire la mécanique du coït. Et il y a bien en effet dans ce livre quelque chose de mécanique, de névrotique, d’obsessionnel et de compulsif. Ce n’est d’ailleurs que sous cet aspect que l’on peut penser à certaines œuvres de Sade, un auteur à qui Renaud Camus a été parfois associé (à tort selon moi, parce que rien chez Sade n’est innocent). Le livre de Camus est également – même si l’auteur s’est toujours efforcé de nier cette dimension sociologique de son œuvre – un tableau indispensable de la communauté gay (pas seulement française) des années soixante-dix du siècle dernier, décennie heureuse de la liberté homosexuelle (à peine quelques années plus tard, le fléau du sida aurait refermé et terrorisé, y compris sur le plan moral, une communauté qui était en train de s’ouvrir enfin sans réticences à la société). 

Barthes écrivait dans sa préface : «Ce que je préfère, dans Tricks, ce sont les "préparatifs", la déambulation, l’alerte, les manèges, l’approche, la conversation, le départ vers la chambre, l’ordre (ou le désordre) ménager du lieu.» Barthes a raison. Camus a une façon extraordinaire de décrire, avec la précision d’un diariste, les corps, les pensées, les caractères, les conversations avec les hommes qu’il rencontre au Manhattan, légendaire boîte gay de Paris. On a l’impression, à chaque fois, que chaque type de conversation et d’approche trouve une correspondance précise dans le rapport sexuel qui va suivre, raconté à travers ses innombrables variations et nuances (et il est évident que Camus renoue ici avec le genre érotique du "catalogue"). Tricks est un livre qui nous fait une nouvelle fois comprendre que la liberté des homosexuels passe essentiellement par une libération du langage, et que tant que l’on n’acceptera pas cette liberté de dire les choses comme elles sont (et pour parler clairement : tant que l’on n’acceptera pas d’utiliser ou d’entendre utiliser avec "innocence" des mots comme "bite" et "cul"), la question de l’homosexualité ne sera que partiellement résolue. A moins que, bien sûr, certains ne présentent des arguments convaincants pour fixer de nouvelles limites à la pudeur et à la retenue linguistique.

(Traduction personnelle)





Paul Cadmus Byciclists, 1933




mercredi 14 mars 2012

Trente ans plus tard




"Erano quasi le due del mattino, il Manhattan stava per chiudere..."






Toujours à propos de la sortie de la traduction italienne de Tricks (aux éditions Textus), je reprends ici un article de Christian Poccia, paru le samedi 10 mars 2012 dans le journal Cinque giorni ; il s'agit d'un journal gratuit, très bien fait et très lu, qui a deux éditions, l'une romaine et l'autre milanaise. On peut également lire en ligne les articles du journal sur le site Cinque giorni.it. L'article mêle des extraits d'un entretien avec Renaud Camus (ce sont les passages entre guillemets) et les impressions de lecture du journaliste. Les deux éléments sont toutefois si imbriqués qu'il est parfois difficiles de les distinguer ; dans ma traduction, j'ai donc séparé le texte en paragraphes et rajouté quelques précisions entre crochets et en italiques pour faciliter la lecture de l'article, par ailleurs fort intéressant :


L'éducation sentimentale (et sexuelle) de Renaud Camus

Les rencontres avec des inconnus, les désirs et les plaisirs d'une nuit. Tricks, le journal d'une époque de «liberté absolue», écrit en 1978, paraît en traduction italienne. Son auteur (et protagoniste) raconte la frontière ténue entre la drague et l'amour qui lui fait dire aujourd'hui : «J'ai habité la terre.».

Les bouches entourées de moustaches fournies. Les cuisses dures et les torses musclés. Les sentiers de poils sur des corps imparfaits décrits comme les cartes d’un voyage. Les garçons qui se pressent au Manhattan, un bar du boulevard Saint Germain, à Paris. Paris la nuit, Milan la nuit. Les sexes, de toutes les tailles ; les avant-bras puissants. Une multitude de chambres. Et surtout l'une d'entre elles, sous les toits, perchée au septième étage. Les amitiés. Les approches. Les fesses. Paris quand le jour se lève. La plage de San Francisco en plein jour. Tricks parle de tout cela – de tout cela aussi. Il ne s’agit pas d’un roman, mais plutôt d’un journal dans lequel l’écrivain français Renaud Camus raconte six mois de rencontres sexuelles. «Trick, note Roland Barthes dans sa préface, est la rencontre qui n’a lieu qu’une fois, mieux qu’une drague, moins qu’un amour.» 

La première édition du livre date de 1978 [en fait, 1979, aux éditions Mazarine], et «depuis ce temps-là, tout a changé, nous dit, depuis la France, Renaud Camus ; l’arrivée du sida a bouleversé ce type de relations. Et je regrette la liberté totale qui a disparu, cette sexualisation totale du temps, et peut-être plus encore de l’espace, le fait qu'il n'y avait pas de solution de continuité entre le désir, l’amour et le plaisir d’une part, et, de l’autre, la rue, les jardins et les villes. On arrivait dans une ville étrangère dont on ne connaissait même pas la langue, et on pouvait se retrouver tranquillement au petit matin entre les bras d’un inconnu, dans une chambre qui nous paraissait étrangement familière. Dans ces années-là, les rencontres étaient caractérisées par une intense immédiateté, en liaison étroite avec la géographie et l’espace sensible ; elles n’avaient que peu de rapport avec la fiction, et on avait l’impression que, pour un moment, les rêves se confondaient avec la réalité. Nos rapports sexuels – les milliers d’heures sacrifiées pour assouvir des plaisirs qui ressemblent à des amours fugaces, des amours sur le seuil, à peine commencés, comme suspendus à un souffle – pouvaient être précipités, parfois même comiques ; ils n’en étaient pas moins sentimentaux, affectueux, bienveillants. [Le passage placé dans les tirets n’est pas entre guillemets dans le texte original] Nous étions pleins de reconnaissance pour ceux qui nous faisaient le don merveilleux du plaisir. C’est aussi à ces aventures que je dois mon meilleur ami, le peintre et sculpteur Jean-Paul Marcheschi. Mais les ombres des jardins, les figures plus passagères, tous ceux que je n’ai jamais revus ont laissé aussi leur empreinte : ils ont vécu dans la ville, ils sont entrés dans ces chambres, ils ont habité la terre.»
 



Parcourir les pages de Tricks, c’est comme visiter une multitude de lieux, de maisons, de bars, de recoins, toujours intimes, même quand il y a beaucoup de monde ; c’est regarder des visages la plupart du temps inoubliables, rarement beaux, c’est sentir des corps, les toucher, s’aventurer dans des désirs éternellement semblables, et qui pourtant font chaque nuit à nouveau battre le cœur comme si c’était la première fois, désirs renouvelés et insatiables ; cela signifie éprouver une fringale d’hommes. «À cette époque-là, les tee-shirts américains proclamaient : So many men, so little time (Tant d’hommes, et si peu de temps). Voilà : les garçons étaient comme des livres, des récits, des histoires ; nous étions aussi boulimiques que le lecteur de romans et de poèmes.» Et on n’avait pas le temps de tomber amoureux, en tout cas si tomber amoureux signifiait se lier à une seule personne pour toute la vie. «On se rendait compte d’avoir aimé quelqu’un alors qu’on était déjà loin de lui dans l’espace et dans le temps, dans l’escalier qu’on descendait au petit matin ou trente ans plus tard, en retrouvant une vieille photographie dans un tiroir», nous dit Renaud Camus, et il n’y a peut-être aucun regret dans ses paroles, cela ressemble plus à une nostalgie, celle d’une époque révolue, de tant d’amants perdus.




«J’ai l’impression qu’aujourd’hui les rapports sont plus secs, méfiants, plus détachés de la vie sociale, des amitiés, des voyages, des façons d’habiter l’espace. Il me semble qu’il y a moins d’érotisme, que les pactes sexuels se concluent davantage sur Internet que dans les rues. Mais j’ai soixante-cinq ans, et peut-être est-ce surtout moi qui ai changé. Peut-être que les maisons, les chambres, les jardins et les villes sont aujourd’hui encore accueillants pour les diables amoureux de vingt ou trente ans.» Et ceux-là sauront eux aussi, comme Renaud, se rappeler un jour d’avoir aimé, ne serait-ce que quelques heures, un mercredi qui n’eut pas de nuit ; et même sans connaître – après tout, quelle importance ? – le nom de celui qu’ils ont aimé.

Christian Poccia (Traduction personnelle)








Renaud Camus a bien voulu me faire parvenir le texte du passionnant entretien qu'il a eu avec Christian Poccia (et dont malheureusement il ne reste que quelques bribes dans l'article) ; je le reproduis ci-dessous dans son intégralité :

1. À travers la période de six mois que vous racontez dans Tricks vous faites le portrait d'une société homosexuelle, parisienne, libre, hédoniste et pleine d'énergie. Qu'est-ce qui a changé depuis cette époque ? Quel souvenir en gardez-vous ? 

Oh, tout a changé. Le sida est passé par là et il a totalement transformé ce type de relations. Ce dont je regrette la disparition, c’est bien sûr la liberté absolue, la sexualisation totale du temps et plus encore, peut-être, de l'espace, le fait qu’il n’existait pas de solution de continuité entre le désir, l’amour, le plaisir, d'une part, et la rue, les jardins, la ville, les villes inconnues d’autre part. On était comme le diable Asmodée qui entrait dans les maisons par les toits ; et arrivant un soir dans une capitale ou une ville étrangère dont on ne connaissait même pas la langue on pouvait très bien se retrouver au matin tranquillement installé entre des bras inconnus parmi des draps défaits au milieu d’une chambre étrangement familière, ouvrant sur une place ou sur des quartiers de banlieue où l’on avait l’impression de vivre depuis toujours, de pouvoir vivre, d’avoir pu vivre. Mais bien sûr c’est un homme de soixante-cinq ans qui répond à vos questions aujourd’hui. Peut-être est-ce surtout moi, qui ai changé. Peut-être les maisons, les chambres, les jardins et les villes sont-ils tout aussi accueillants aujourd'hui à des diables amoureux de vingt ou trente ans. Il me semble tout de même que l’espace est beaucoup moins généralement érotisé qu’il ne l’était, que les pactes sexuels se passent ailleurs, dans des lieux spécialisés ou bien par Internet, moins dans la rue, moins au clair de lune.

2. Qu'aimez-vous et qu'est-ce qui vous déplait dans les années deux mille ?

Dans mes années deux mille particulières j'aime la stabilité amoureuse, la tranquillité sentimentale, le long bonheur affectueux. Tant qu’à faire, je pense qu’il vaut mieux organiser sa vie dans ce sens que dans l’autre (conjugalité fidèle dans la jeunesse, débordements sexuels à l’âge mûr et après). Dans les années deux mille en général, je n’aime pas la brutalité des rapports sociaux, la décivilisation, l’effondrement de la parole. Nos rapports sexuels avaient beau être multiples, précipités, vaudevillesques, presque farcesques, ils n’en étaient pas moins sentimentaux, affectueux, emplis de bienveillance comme le souligne Barthes quand il évoque la déesse Eunoïa, dans sa préface. Nous étions pleins d’une reconnaissance éperdue pour qui nous faisait ce don merveilleux, le plaisir. J’ai l'impression — mais encore une fois ce n’est peut-être que l’effet d’un inévitable changement de point de vue — que les rapports sexuels sont plus secs, plus méfiants, plus détachés de la vie sociale, des amitiés, des voyages, des façons d’habiter l’espace.

3. Pensez-vous qu'il soit possible de retrouver la liberté sexuelle des années soixante-dix ?

Peut-être, si on se libérait tout à fait de la maladie. Mais il faudrait aussi retrouver la douceur, la gentillesse, l'humour, la bonne camaraderie whitmanienne...

 4. Que reste-t-il des rapports sexuels que vous décrivez dans votre roman ?

Mon livre n’est pas un roman, je ne sais pas pourquoi tout le monde l’appelle comme ça. Il n’y entre aucun élément de fiction, sauf dans les noms. Mais ces rapports sexuels occasionnels laissent beaucoup. D’abord je leur dois mon meilleur ami, le peintre et écrivain Jean-Paul Marcheschi, Jean-Paul le Corse (je ne sais pas s’il apparaît dans la traduction italienne, qui est partielle, et que je n’ai pas encore vue). Mais même les ombres des jardins, même les figures les plus passagères, même les “jamais revus”, laissent un sentiment d’avoir été là, d’avoir habité les villes, d’avoir pénétré dans les chambres, d’avoir résidé sur la terre. Il y a une merveilleuse poésie des désirs accomplis, chantée par Gide dans Les Nourritures terrestres, illustrée par Cavafy ou Sandro Penna, admirablement exprimée dans le splendide Pao Pao de Tondelli, un de mes livres préférés. Le foutre une fois versé, et peut-être surtout pour rien, en l’air, sur les feuilles des jardins publics, dans le square Jean-XXIII derrière Notre-Dame à Paris, ou sur les bords d’une fontaine, dans le brouillard, à Volterra, nous rend l'espace vibrant à jamais.

 5. L’esthétique masculine que vous représentez, empreinte de virilité, semble ne plus être actuelle. Pourquoi, selon vous ? 

Oh je ne suis pas sûr qu’elle soit moins présente que jadis. Moi je la vois très présente, sur la Toile, par exemple. Elle a toujours été minoritaire au sein de l’homosexualité. Le courant whitmanien de l'homosexualité a toujours été moins visible que le courant... comment dire, pédérastique grec, théocritien, élisabétain, stefan-georgien ; peut-être parce que, par définition, il est moins flamboyant, moins pittoresque, moins démonstratif. Il représente pourtant, si vous me permettez de le dire en riant, la seule homosexualité proprement dite, la seule qui ne singe pas l'hétérosexualité en reconstituant des rôles, la seule ortho-homosexualité...

6. Comment décririez-vous la beauté masculine ? 

Quelque chose de très simple, d’élémentaire, d’un peu massif, de plus roman que gothique, de plus primitif que maniériste ou baroque, d’inaffecté, de droit, de gentil, de souriant, de très «français de Saint-André-des-Champs», comme dit Proust — mais rassurez-vous, le Français de Saint-André-des-Champs peut parfaitement être italien et venir tout droit du Basilicate ou du Frioul, de Casalpusterlengo ou de Valguarnera Caropepe.

7. Qu'est-ce qui caractérise le sexe entre hommes, qu'a-t-il de plus ou de moins si on le compare au sexe entre un homme et une femme ?  

Oh, alors là, je ne permettrai pas d’en présumer, au moins quant au fond... Pour ce qui est de la pure logistique, en revanche, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, au moins, il présentait certainement l’avantage d’une disponibilité plus grande, d’une plus abrupte immédiateté, d’un lien plus étroit avec la géographie, la topographie, l’espace sensible. 

8. Faut-il croire à l'amour, et si oui, jusqu'à quel point ?

Dans l’amour tel que le décrit un livre comme Tricks il entre assez peu de fiction, sinon celle du fantasme sexuel, qui fait prendre un moment la réalité pour ses rêves. Le mensonge n’y a aucune part, donc la crédulité n’y est pas mise à l’épreuve.

9. Peut-on tomber amoureux pour une seule nuit, puis s'en aller et continuer tout seul sa route ?

En général c’est plus la vie, la fantaisie du voyageur, ses contraintes et celles du destin qui imposent de tels choix, pareils départs — plus que la décision délibérée. Comme le proclamaient les T-shirts américains de cette époque là : so many men, so little time. Les garçons se présentent comme autant de livres, de récits, d’histoires, de beaux noms : c’est la même boulimie que celle du lecteur de romans, d’ouvrages d’éruditions ou de poésie. Mais l'on peut tout à fait se rendre compte qu'on était amoureux alors qu'on est déjà loin, dans l’espace et dans le temps : dans l’escalier qu’on dévale au matin ou bien trente ans plus tard, en retrouvant une vieille photographie dans un tiroir.
 
10. Vous avez vécu à Rome et vous connaissez bien Milan. Quels souvenirs gardez-vous de ces deux villes ? 

Rome est plus poétique et Milan plus sexuelle. Mais comme la poésie peut-être très sexuelle, et la sexualité très poétique... J’ai des souvenirs délicieux des pentes du Capitole sous la lune, entre les marbres, entre les pins, et de toilettes souterraines de cinémas milanais, oh, comment s’appelaient-ils, L’Argentina, non, dans une merveilleuse lumière glauque à la Hopper, avec gros plan sur des cuisses, des hanches, des ventres, un sourire, des dents sous une moustache noire. Et cette boîte des confins de la ville, comment dit Tabucchi, déjà, dans Tristano muore : Rosamunda, Rosamunda, che magnifica serata / sembra proprio preparata da una fata delicata ?



 Source de l'article
 


Images : dessin de Tom of Finland, Duel Portrait

tout en bas, Site Flickr

jeudi 8 mars 2012

La dea Eunoia (La déesse Eunoïa)




J’étais pourtant sûr, dit-il, et même de l’avoir lu ! La déesse Eunoïa, c’est ça ? Il faudrait véri



"Volti d'amore, come li voleva il mio canto... 
Incontrati nelle notti di giovinezza, nelle mie notti,
ascosamente..." 

Costantino Kavafis







Je reproduis ici la version italienne de la très belle préface de Roland Barthes à Tricks, de Renaud Camus, telle qu'on peut la lire dans la récente édition italienne de l'ouvrage (Textus, 2012) :

– Perché ha accettato di scrivere una prefazione a questo libro di Renaud Camus ? 
– Perché Renaud Camus è uno scrittore, perché il suo testo rientra nel campo della letteratura, e dato che non può dirlo lui stesso, ci vuole pure qualcuno che lo dica al posto suo. 
– Se il suo testo è letterario, ciò dovrebbe vedersi da solo. 
– Infatti si vede, si sente dal primo costrutto, dal modo immediato di dire "io", di portare avanti il racconto. Ma siccome questo libro sembra parlare, e crudamente, di sesso, di omosessualità, certuni forse dimenticheranno la letteratura. 
– Si ha l' impressione che, per lei, affermare la natura letteraria di un testo sia un modo di riabilitarlo, di sublimarlo, di purificarlo, di conferirgli una sorta di dignità che, a darle retta, il sesso non ha ?
– Nient' affatto : la letteratura esiste per dare un supplemento di piacere, non di decenza. 
– Ebbene, cominci pure, ma sia breve. 

L'omosessualità scandalizza di meno, ma continua a incuriosire ; è ancora a quello stadio di eccitazione in cui provoca ciò che si potrebbe chiamare le prodezze del discorso. Parlare di essa consente a «chi non ci è» (espressione già pizzicata da Proust) di mostrarsi aperto, liberale, moderno ; e a «chi ci è» di testimoniare, rivendicare, militare. Con scopi diversi, ognuno si adopera a metterla in luce. 

Eppure proclamarsi qualcosa è sempre parlare dietro sollecitazione di un Altro vendicatore, entrare nel suo discorso, discutere con lui, chiedergli un frammento d' identità: «Lei è... - Sì, io sono...». In fondo, l'attributo non è importante ; quello che la società non tollererebbe è che io sia... niente, oppure, per essere più precisi, che il qualcosa che io sono sia apertamente presentato come passeggero, revocabile, insignificante, inessenziale, in una parola : impertinente. Basta dire «Io sono» e si è socialmente salvo. 

È possibile rifiutare l' ingiunzione sociale per mezzo di quella forma di silenzio che consiste nel dire le cose semplicemente. Dire semplicemente è di competenza di un' arte superiore : la scrittura. Si prendano le produzioni spontanee, le testimonianze parlate, poi trascritte, di cui la stampa e l' editoria fanno sempre più uso. Qualunque sia il loro interesse «umano», non so cosa suona falso (almeno al mio orecchio) : forse, paradossalmente, un eccesso di stile (fare «spontaneo», fare «vivo», fare «parlato»). Si verifica insomma uno scambio : lo scritto veridico appare un prodotto della fantasia ; affinché sembri vero, deve diventare testo, passare attraverso gli artifici culturali della scrittura. La testimonianza si arrabbia, prende a testimone la natura, gli uomini, la giustizia ; il testo va lentamente, silenziosamente, ostinatamente – e arriva più in fretta. La realtà è finzione, la scrittura è verità : questa è l' astuzia del linguaggio. 

I Tricks di Renaud Camus sono semplici. Vale a dire che esprimono l'omosessualità, ma non parlano mai di essa : non la invocano in nessun momento (la semplicità sarebbe questa : non invocare mai, non lasciar venire al linguaggio i Nomi, fonte di dispute, di arroganze e di morali). 

La nostra epoca interpreta molto, ma i racconti di Renaud Camus sono neutri, non entrano nel gioco dell' Interpretazione. Sono come dipinti con un colore uniforme, senza ombre e senza secondi fini. E ancora una volta solo la scrittura consente una tale purezza, un tale mattino dell' enunciazione ignoto alla parola, che è sempre un groviglio contorto d' intenzioni nascoste. Se non fosse per le dimensioni e per l' argomento, questi Tricks dovrebbero far pensare agli haiku : perché l'haiku unisce un ascetismo della forma (che taglia di netto la voglia d'interpretare) a un edonismo così tranquillo, che fa dire a proposito del piacere soltanto che è qui (il che è anche il contrario dell' Interpretazione). 

Le pratiche sessuali sono banali, povere, destinate a ripetersi, e tale povertà è sproporzionata rispetto alla meraviglia del piacere che procurano. Ora, siccome questa meraviglia non può essere detta (poiché appartiene all'ambito del godimento), al linguaggio non rimane altro che raffigurare, o meglio ancora, cifrare, con minore spesa, una serie di operazioni che comunque gli sfuggono. Le scene erotiche devono essere descritte con economia. Qui l'economia è quella della frase. Il bravo scrittore è colui che usa la sintassi in modo da concatenare parecchie azioni nello spazio più corto di linguaggio (c'è, in Sade, tutta un' arte delle subordinate) ; in un certo senso, la frase ha la funzione di sgrassare l'operazione carnale privandola delle sue lungaggini e dei suoi sforzi, dei suoi rumori e dei suoi pensieri accessori. A tal proposito, le scene finali dei Tricks sono interamente sotto l' influenza della scrittura. 

Ma ciò che preferisco, in Tricks, sono i «preparativi» : l'andirivieni, l'allerta, le manovre, l'abbordaggio, la conversazione, la partenza verso la camera, l'ordine (o il disordine) domestico del luogo. Il realismo si sposta: non è la scena amorosa a essere realista (o almeno il suo realismo non è pertinente), è la scena sociale. Due ragazzi, che non si conoscono ma che sanno di essere in procinto di diventare partner di un gioco, arrischiano tra loro il poco linguaggio a cui li costringe il tragitto che devono fare insieme per raggiungere il campo da gioco. Il trick lascia allora la pornografia (prima di approdarvi) e arriva al romanzo. La suspense (perché credo che questi Tricks si leggano con alacrità) verte non sulle pratiche, scontate (è il minimo che si possa dire), ma sui personaggi : chi sono ? Come sono diversi gli uni dagli altri ? Ciò che mi seduce, in Tricks, è proprio questo incrociarsi : le scene sono certamente ben lungi dall' essere pudiche, ma i discorsi lo sono : dicono di nascosto che il vero oggetto del pudore non è la Cosa («La Cosa, sempre la Cosa», diceva Charcot citato da Freud), ma la persona. E a sembrarmi riuscito in Tricks è il passaggio dal sesso al discorso. 

Si tratta di una forma di sottigliezza completamente sconosciuta al prodotto pornografico, che sfrutta i desideri, non i fantasmi sessuali. Perché ciò che suscita il fantasma non è solo il sesso, è il sesso più «l'anima». È impossibile spiegare i colpi di fulmine, piccoli o grandi, semplici attrazioni o rapimenti alla Werther, senza ammettere che nell' altro viene ricercato qualcosa che si chiamerà, in mancanza di meglio e a costo di una grande ambiguità, la persona. Alla persona è connessa una specie di quid che agisce alla maniera di una testata teleguidata e fa in modo che tale immagine, fra migliaia di altre, venga a trovarmi e mi catturi. I corpi possono disporsi in un numero finito di tipi («È proprio il mio tipo»), ma la persona è assolutamente individuale. I Tricks di Renaud Camus hanno sempre come inizio l'incontro con il tipo ricercato (perfettamente codificato : potrebbe figurare in un catalogo o in una pagina di annunci economici) ; ma non appena il linguaggio compare, il tipo si trasforma in persona e il rapporto diventa inimitabile, qualunque sia la banalità delle prime parole scambiate. Senza ricorrere alla psicologia, la persona rivela se stessa a poco a poco, leggermente, nell' abbigliamento, nel discorso, nell' accento, nell' arredamento della camera, in quello che si potrebbe chiamare la «vita domestica» dell' individuo, in quello che oltrepassa la sua anatomia e di cui ha però la gestione. Tutto questo viene piano piano ad arricchire o a rallentare il desiderio. Il trick è dunque affine al movimento amoroso : è un amore virtuale, bloccato volontariamente da una parte e dall' altra, per contratto, sottomissione al codice culturale che assimila l'abbordaggio di un partner al dongiovannismo. 

I Tricks si ripetono : l'argomento fa surplace. La ripetizione è una forma ambigua ; talvolta denota l'insuccesso, l'impotenza, talaltra può leggersi come un' aspirazione, il movimento ostinato di una ricerca che non si scoraggia : si potrebbe benissimo interpretare il racconto di adescamento come la metafora di un' esperienza mistica (e forse questo è stato già fatto, perché in letteratura esiste tutto: il problema è sapere dove). Né l' una né l' altra di queste interpretazioni si adattano apparentemente a Tricks : né alienazione, né sublimazione ; ma qualcosa come la conquista metodica di una felicità (ben designata, ben circoscritta: discontinua). La carne non è triste (ma ci vuole molta arte per farlo capire). 

I Tricks di Renaud Camus hanno un tono inimitabile. Ciò deriva dal fatto che la scrittura qui porta avanti un' etica del dialogo. Una tale etica è quella della Benevolenza, che è sicuramente la virtù più contraria alla caccia amorosa e dunque la più rara. Mentre di solito ci sono delle specie di Arpie che soprintendono al contratto erotico, lasciando ognuno in una solitudine gelida, qui è la dea Eunoia, l' Eumenide, la Benevola, ad accompagnare i due partner : certo, letterariamente parlando, sembra assai piacevole essere «trické» da Renaud Camus, anche se i suoi compagni non sono sempre coscienti di un simile privilegio (ma noialtri, lettori, siamo il terzo orecchio di questi dialoghi : grazie a noi, quel po' di Benevolenza non è stata offerto invano). Questa dea ha del resto il suo corteo : la Cortesia, il Garbo, l'Umorismo, lo Slancio generoso, come quello che coglie il narratore (durante un trick americano) e lo fa delirare gentilmente sull' autore di questa prefazione. Trick è l' incontro che accade una sola volta : più di un adescamento, meno di un amore : un' intensità, che passa, senza rimpianto. E dunque, per me, Trick diventa la metafora di molte avventure, e che non sono sessuali : incontro di uno sguardo, di un' idea, di un' immagine, sodalizio effimero e forte, che accetta di sciogliersi leggermente, bontà infedele : un modo di non impeciarsi nel desiderio, senza tuttavia schivarlo : una saggezza, insomma. 

(Traduzione :  Maurizio Ferrara) © Textus Edizioni












J'ajoute ici ma traduction d'une critique de Giorgio Fontana, parue dans le quotidien milanais Il Sole 24 ore, le six mars 2012 :


Le sexe recherché, le sexe consommé, le sexe comme découverte et même comme géographie du Paris gay. Voici Tricks, le journal de six mois de rencontres fortuites, au cours de l’année 1978. L’auteur est le prolifique Renaud Camus ; l’ouvrage est publié pour la première fois en Italie aux éditions Textus, dans une traduction partielle.

«Notre époque interprète beaucoup, écrit Roland Barthes dans sa préface, mais les récits de Renaud Camus sont neutres, ils n’entrent pas dans le jeu de l’Interprétation. Ce sont des sortes d’à-plats, sans ombre et comme sans arrière-pensées.» C’est vrai : s’il y a une constante stylistique dans ce livre, une lumière qui l’éclaire, c’est celle de la neutralité absolue. La prose de Camus est plus proche de la photographie que de la narration, de la représentation que du discours. Le réalisme désenchanté, l’objectivité minimale de la langue sont bien plus ici que des moyens techniques : ils sont les révélateurs d’une poétique globale.

«Ce livre essaie de dire le sexe, nous explique l'auteur, en l’occurrence l’homosexe, comme si ce combat-là était déjà gagné, et résolus les problèmes que pose un tel projet : tranquillement. Ou, pour parler comme Duvert : innocemment.» Il ne faut pas minimiser la portée de cet adverbe. L’innocence de Renaud Camus est absence de pudeur, totale ouverture, répétition dénuée d’angoisses. En effet, on a l’impression que Tricks décrit toujours la même rencontre. Le livre manifeste en permanence la même obsession pour les détails, les mêmes dialogues minimalistes (d’où es-tu, que fais-tu, qu’est-ce que tu veux boire : ce sont "les manèges, l’approche", qui plaisaient tant à Barthes), le même anonymat et le même appétit de chair nue.

Et pourtant, de façon paradoxale, c’est justement parce qu’ils pourraient être interchangeables que ces récits ont de la valeur. Ce n’est pas la banalité et la platitude qui les rendent équivalents, mais le fait d’être toujours vécus avec la même curiosité, la même joie. Aucun d’eux n’a l’ambition de devenir une histoire : chacun des récits naît et meurt complètement dans l’instant de l’aventure, de la dépense érotique ; mais cela ne signifie pas qu’il perd en dignité, bien au contraire.

On peut donc percevoir dans cet ouvrage du désintéressement, une passion exclusive de la chair, et même un certain degré d’"acharnement sadien". Mais on peut y lire aussi une étrange tendresse et une indéniable nostalgie – pour «son entrain, ses petits matins, son innocence», comme l’écrit Renaud Camus dans une note rédigée quelques années plus tard.

Tricks sera présenté le dix mars à dix-sept heures trente par Walter Siti et Pier Luigi Diaco, à l’Auditorium du Parc de la Musique, à Rome, dans le cadre de la manifestation Libri Come.

Source de l'article.



Images : en haut, Paul Cadmus, Jerry, 1931 

en bas, Paul Cadmus, Self-portrait on Majorca (détail), 1930