Dans l’abondante
filmographie de Mauro Bolognini, un réalisateur toujours sous-estimé, les cinq
films qu’il a réalisés à partir de scénarios de Pier Paolo Pasolini (Marisa la
civetta [titre français : Marisa la coquette], Giovani mariti [titre
français : Les Jeunes maris], La notte brava [titre français : Les
Garçons], La Giornata balorda [titre français : C’est arrivé à Rome], Il
Bell’Antonio [d’après le roman de Brancati, titre français : Le Bel
Antonio]) frappent aujourd’hui encore par leur audace et leur originalité. Au
moment de leur sortie, ces films laissèrent souvent perplexes les spectateurs, mais aussi les collègues de
Bolognini, comme il le raconte à Jean Gili à propos des Jeunes maris :
« À cette époque, Pasolini ne faisait pas encore le scénariste. Les
premières années, j’ai travaillé avec lui contre l’hostilité de tous, non
seulement des producteurs mais aussi des amis. Les dialogues de Giovani mariti
étaient insolites, peut-être littéraires, ils avaient quelque chose de particulier
— je ne saurais même pas dire quoi, je n’ai pas vu le film depuis longtemps
— ; quoi qu’il en soit ces dialogues étaient très différents du "ronron"
habituel. Pasolini était différent et ses dialogues avaient un son très
étrange. Je me souviens que lorsque l’on fit la première projection de Giovani
mariti à Cinecittà, beaucoup de gens étaient venus, des acteurs, des actrices,
des metteurs en scène importants : il y avait Antonioni, Fellini, d’autres
encore. Normalement, pendant ces années, on invitait les amis et à la fin de la
projection il y avait des applaudissements. Ce soir-là, le film terminé, il n’y
eut aucun applaudissement ; personne ne sortait pour éviter de me
rencontrer. Ils n’avaient pas le courage de me dire quelque chose, rien,
c’était tragique. Moi, j’ai dû quitter le fond de la salle où je me tenais pour
qu’ils se décident à sortir. Je crois que cet accueil était dû en partie à ces
dialogues inhabituels. Des amis me prirent par le bras dans les allées de
Cinecittà, par exemple Fellini qui me dit : « Mais pourquoi fais-tu
ces choses-là ? ». Ce soir-là, ils m’ont beaucoup démoralisé.
Cependant, je sentais que c’était ma collaboration avec Pasolini qui les
ennuyait. Alors, j’ai tout de suite choisi de continuer à travailler avec Pier
Paolo... » (entretien avec Jean Gili, in Le cinéma italien, 10 / 18,
1978).
Quand on revoit aujourd’hui Giovani mariti, on comprend que ce qui a pu désarçonner
les spectateurs ne concernait pas seulement les dialogues, leur aspect
littéraire et poétique étant limité aux passages où intervient la voix off du
narrateur (qui dit des choses comme : « Giorni della gioventù, si
sciolgono come neve al sole. » [Jours de la jeunesse, ils fondent comme neige au
soleil]) ; ce qui a pu surprendre vient aussi des situations, souvent très
audacieuses, même si l’on reste toujours dans un non-dit prudent. Le film
raconte l’adieu à la jeunesse — à leur vie de garçon, comme on a l’habitude de
dire — d’un groupe de cinq jeunes hommes
de la bourgeoisie provinciale (nous sommes à Lucques, merveilleusement filmée,
souvent dans la brume et dans la nuit, magnifiée par le noir et blanc de la
photographie d’Armando Nannuzzi). Le film est construit de façon cyclique, les
scènes du début (la fête nocturne, le bain dans le fleuve) se répétant à la fin
sur le mode du ratage et de la déception, comme si le charme de la jeunesse, de l’amitié et de
la complicité masculine était à jamais rompu, remplacé par les contraintes de
la vie adulte : le travail, le mariage, le conformisme social...
Il est
très frappant de constater la séparation radicale qu’opère ici Bolognini (et
d’abord Pasolini, l’auteur du scénario) entre les sexes : les filles sont
toujours strictement habillées et sur un perpétuel quant-à-soi, tandis que les
corps des garçons sont souvent dévêtus et érotisés, à l’occasion de baignades
dans le fleuve ou à la piscine, ou de douches après des parties de tennis. Bien
sûr, ces garçons ne parlent entre eux que de drague et de conquêtes féminines,
mais on a sans cesse l’impression qu'ils obéissent ainsi à une sorte d’impératif
social, qu’ils s’empressent aussitôt de transgresser pour se retrouver entre
eux, et que c’est à ce moment-là qu’ils sont pleinement heureux. Rien n’est dit
ouvertement, mais l’image suggère beaucoup, et c’est sans doute aussi ce trouble
et cette ambiguïté sexuelle qui ont dû gêner certains spectateurs, même si
Bolognini feint de ne pas le voir dans son entretien (quinze ans plus tard)
avec Gili.
Je terminerai en reprenant un très joli témoignage de Bernadette
Lafont, qui était présente sur le tournage de Giovani mariti, où elle
accompagnait Gérard Blain (l’un des interprètes principaux du film) qu’elle
venait d’épouser. Ce petit texte est extrait de l’ouvrage Bernadette Lafont, une vie de cinéma, un magnifique album réalisé par Bernard Bastide, et édité
par une petite maison d’édition nîmoise, Atelier Baie ; j’en recommande
vivement la lecture :
« Le tournage a dû se caser en septembre ou
octobre 1957, juste avant que ne commence celui du Beau Serge. Là-bas, j’ai
rencontré des gens merveilleux, très raffinés : Mauro Bolognini bien sûr,
mais aussi Piero Tosi, le costumier attitré de Visconti, Laura Betti, qui était
alors la copine de Bolognini avant de s’attacher à Pasolini. Etant donné que
Gérard tournait presque tous les jours, je m’embêtais pas mal. Puis un jour,
quelqu’un de la production lui a dit : « Il y a un peu de figuration
à faire. Ta femme est vraiment bien, il faut qu’elle fasse quelque
chose ! » Gérard, qui ne voulait toujours pas que je fasse de cinéma,
a fini par céder en disant que cela nous ferait un peu d’argent de poche. Autre
avantage : on a fabriqué pour moi, sur mesure, une magnifique robe en
velours noir que j’ai portée bien après le film. Quant à mon engagement, il se
réduisit à deux ou trois jours, perdue au milieu de la foule des figurants.
(...) Se trouver à Rome à l’époque de la dolce vita, c’était fascinant. Je
faisais de longues marches autour du Colisée. Ce que j’aimais par-dessus tout,
c’était les photos de films dans les vitrines, aux devantures des cinémas. Mon
cœur chavirait à la vision de ces visages familiers, au point que j’avais envie
de rentrer dans toutes les salles. Imitant les ragazze affranchies, je
m’empressais de donner rendez-vous à de jeunes garçons dans les jardins
publics. Je me rappelle notamment d’un petit jeune homme, passionné de cinéma,
âgé de dix-sept ou dix-huit ans. Un jour, alors que l’on se promenait, il m’a
pris la taille et m’a embrassé sur la bouche, ce qui nous a valus d’être hélés
par un agent de police. Tout cela avait beau être d’une grande chasteté, les
Italiens ne plaisantaient pas avec la morale. »
Il n'existe pas d'édition française de ce film, mais on peut se le procurer en DVD dans une édition italienne de très bonne qualité (sans sous-titres français).
Il mondo è una prigione [Le monde est une prison], de Guglielmo Petroni est paru en 1948 dans la revue Botteghe Oscure et l’année suivante aux éditions Mondadori. L’auteur y raconte son arrestation à Rome en mai 1944, pour faits de résistance, par les fascistes alliés aux nazis. Incarcéré dans les cachots de la rue Tasso, gardés par les soldats allemands, puis à la prison romaine de Regina Coeli, il y subira des interrogatoires et des tortures et, condamné à mort, il ne devra son salut qu'à l’arrivée des troupes américaines et alliées dans la capitale, en juin 1944.
Petroni témoigne donc quelques années plus tard de cet épisode dans un livre bref et poignant, d’où sont pourtant absents tout lyrisme et tout manichéisme. Dans une époque où en Italie s’élabore à travers le néo-réalisme le mythe de la Résistance, avec ses partisans héroïques et ses bourreaux impitoyables, le livre de Petroni étonne et choque dans la mesure où il ne cède pas au romantisme révolutionnaire et à la propagande mais choisit de donner une dimension intime et existentielle à son témoignage. On le verra dans l’extrait que je cite ci-dessous, la liberté retrouvée alors qu’il vient de frôler la mort n’est pas vécue de façon enthousiaste comme une libération de l’oppression et une porte ouverte sur un avenir radieux. De la même façon que Primo Levi dans Se questo è un uomo [Si c'est un homme], dont Il mondo è una prigione est proche par bien des aspects, Petroni nous livre son expérience intime d’une tragédie historique : au-delà des idéologies et des stratégies politiques, ce qui s’affirme dans cet ouvrage est l’aspect illusoire de toute Libération et la force d’un mal de vivre impossible à éradiquer, une sensation d’étrangeté, de détachement face à un monde et à une réalité que l’on n’arrive plus à appréhender. C’est cette lucidité, proche de celle de Camus, de Pavese et bien sûr de Primo Levi, qui fait aujourd’hui toute la force et la grande actualité de cet ouvrage hélas jamais traduit en français.
Le passage que je cite ici est extrait du premier chapitre du livre : nous sommes quelques mois après la libération de Petroni, à la fin de l’année 1944, et l’auteur raconte d’abord une visite à la basilique San Frediano de Lucques, sa ville natale ; il y observe les fonts baptismaux du douzième siècle, dont les sculptures montrent des passages de l’Ancien Testament : Moïse recevant les Tables de la Loi, le passage de la mer Rouge et la lutte rageuse d’un homme contre un monstre protéiforme ; cette image le renvoie à sa propre lutte contre l’hydre fasciste et nazie. En sortant de la basilique, il se rend dans un café où il a une altercation avec deux jeunes soldats américains passablement éméchés :
« Je marchai à nouveau dans les rues obscures. Une sorte de dégoût du monde me tourmentait ; je ne le reconnus pas tout de suite, mais je ne tardai pas à l’identifier ; c’était celui-là même qui ces derniers temps me terrassait souvent, c’était celui que j’avais découvert dans les moments complexes de ma récente existence.
Sept mois auparavant, tandis que s’accomplissaient des événements qui allaient donner à tout mon passé le plus éclatant un aspect beaucoup plus éphémère, j’avais brusquement ressenti ce désarroi. La première fois, ce fut au moment de sortir de l’obscurité de la prison allemande de la rue Tasso, à Rome ; mais à ce moment-là, les préoccupations immédiates étaient encore trop nombreuses, je quittais un lieu effrayant pour un autre qui l’était tout autant, dans lequel mon proche avenir m’apparaissait encore plus obscur et incertain ; je n’eus donc pas la possibilité de m’arrêter pour analyser ce que je ressentais, je ne pus en aucune façon m’interroger sur la signification de ce regret, ce chagrin de quitter un lieu où j’aurai lentement achevé mon existence au milieu de mes autres compagnons. Mais le 4 juin, vraiment libre finalement, au moment de quitter la prison de Regina Coeli, tandis que je me dirigeai vers le Lungotevere della Lungara, j’eus le temps de considérer plus amplement cette sorte d’égarement spirituel qui pour la seconde fois s’emparait de moi. En franchissant la porte de la prison, je m’étais immobilisé un instant, dans l’attente de cette bouffée d’air qui gonfle la poitrine quand on revient à la vie, quand on revoit le ciel et les hommes après avoir cru les avoir perdus pour toujours : j’avais levé les yeux vers les toits de la ville ; c’était bien le ciel de Rome, dans toute sa perfection ; mais ce qui gonfla ma poitrine ne fut qu’un profond regret, un regret étrange et peut-être complexe. Je m’aperçus que je regrettais violemment les heures où ma vie était suspendue à un fil, menacée à chaque moment ; je regrettais la faim, l’obscurité et l’incertitude que, désormais, je laissais définitivement derrière moi.
J’étais à nouveau libre dans les rues de Rome, ou plutôt j'étais libre pour la première fois, je retournais parmi les hommes et auprès de ceux qui m’aimaient, avec sous le bras un balluchon rempli de chiffons et de poux ; j’étais au cœur de l’agitation de la rue, il y avait le soleil et le ciel, le vert des arbres touffus, j’avais échappé à la mort, à l’incertitude, à la peur, comment pouvais-je ne pas être heureux ? Je devais l’être et je le voulais : mais l’illusion ne résista pas. Je marchais au milieu de l’agitation de la foule, les derniers allemands fuyaient avec des visages sombres, leurs armes braquées, mais je sentais croître dans mon cœur la gêne de revenir parmi les hommes ; je sentais une forte attraction pour les jours passés dans les cellules crasseuses des prisons où j’avais vécu ces quelques semaines qui m’avaient semblé des années.
Donc la prison, la liberté, ce n’étaient pas une vraie prison, une vraie liberté ? Est-ce le monde lui-même qui est une prison ? Sommes-nous peut-être notre propre prison, ou notre liberté n'existe-t-elle qu'en nous ? Les autres sont peut-être ta prison ? Une prison que tu pourras peut-être aimer, comme tu aimes maintenant celle bien concrète que tu laisses derrière toi avec cet obscur regret ?
Plus tard, je trouvai des explications à ce processus psychologique, et je compris le caractère romantique de ces sentiments ; je me crus capable de l’élucider, mais je ne cessai en fait de percevoir la vanité de mes raisonnements, le fait que certaines vérités de notre âme ont une signification que l’on profane inutilement chaque fois que l’on veut la dépouiller de son mystère.
Pourtant, depuis ce jour, je me sentis plus proche des autres, j’aimai de façon plus consciente ceux que j’aimais autrefois par instinct et par élection, mais que je négligeais dans la vie concrète ; je me sentis plus proche de ceux qui souffraient dans le monde bouleversé par la guerre, et pas seulement par la guerre.
Mais ce dégoût d’exister, cet ennui de la nécessité de vivre ensemble s’emparait souvent de moi quand j’y pensais le moins ; j’avais souvent l’impression que c’était en lui que se trouvait toute la signification de mon passé le plus raffiné et le plus intellectuel, qu’il existait un autre moi-même que les événements avaient éloigné et qui maintenant se vengeait en m’assaillant avec ces pensées sombres et pleines de tristesse. »
Guglielmo PetroniIl mondo è una prigione Universale Economica Feltrinelli, 2005 (Traduction personnelle)
Des voix
s’entendent cependant, des voix. Voix sur un lac, venues de l’autre rive :
matin d’hiver à quarante ans, entre Tessin et Lombardie, après le plaisir. Voix
des laboureurs qui se hèlent aux confins de leurs champs, sur l’autre versant
de la vallée : brumeuse et grasse après-midi d’automne, dans l’air blond
de Lomagne. Rire à peine étouffé de servantes qu’on n’apercevra pas, au profond
d’une auberge turque. Qu’aurais-je aimé ?
Ces mélodies sont belles, il va
sans dire. Mais elles sont chantées dans une langue que l’on ne connaît pas. Et
même quand leurs paroles sont françaises, il semble que l’art de se faire
comprendre, pour les chanteurs et les chanteuses, se soit perdu à jamais.
D’ailleurs ces maigres épiphanies sont de plus en plus rares, hélas. Et puis il
ne faudrait pas croire, trop généreux lecteur, qu’elles soient toujours de la
plus haute qualité spirituelle, non plus, ou poétique, loin de là. Leurs
occurrences n’ont pas nécessairement pour cadre, il importe de le savoir, des
lieux depuis toujours désignés par la grâce, ou seulement choisis par
l’obstination d’un long désir : ce n’est pas à chaque fois le pied d’un
grand arbre touffu, sur la plate-forme étroite de la plus élancée des tours
gibelines, au cœur du vieux Lucques, haut au-dessus des toits (voilà une femme
qu’il regrette, par exemple ! Une Géorgienne, rien de moins : qu’a-t-elle
bien pu devenir ? Mais les Géorgiennes qu’on a aimées en Toscane maritime
quand elles avaient vingt-cinq ans en ont toujours trente-cinq aujourd’hui, ou quarante,
l’avez-vous remarqué, et elles sont invariablement mariées à des professeurs
d’université du Middle West, sympathiques en diable, au demeurant, pas jaloux
du passé pour un sou, qu’ils disent, mais à la magnanimité un peu
démonstrative, tout de même, et de toute façon ennuyeux comme la pluie) ;
ni le cloître de San Juan de Duero, près de Numance (on y a dormi quelques
minutes dans l’herbe jaunissante, la nuque sur une hanche, la nuque sur une
hanche) ; ni la grande chambre fraîche d’un fortin génois, au cœur de
l’île de Naxos (les longs voilages se soulèvent au gré d’un vent léger, pour le
coup, et le luxe des luxes, c’est de ne pas voir la mer…) (Une jeune fille à
natte y travaille avec beaucoup d’application, semble-t-il, penchée en avant,
coudes écartés sur la très vaste table qui fait face à la fenêtre, le dos
tourné à la porte entrebâillée où se mène, dans un méchant sabir
héllénico-britannique, la négociation pour une éventuelle location ; pas
un instant elle ne tournera le visage, ni sa nuque frémira-t-elle de la
tentation d’un coup d’œil. Or cette jeune fille…) (Quel nom Achille avait-il
pris, lorsqu’il se cachait parmi les femmes ?)
Sotto tenera luna già i tuoi colli, lungo il Serchio fanciulle in vesti rosse e turchine si muovono leggere. Così al tuo dolce tempo, cara ; e Sirio perde colore, e ogni ora s'allontana, e il gabbiano s'infuria sulle spiagge derelitte. Gli amanti vanno lieti nell'aria di settembre, i loro gesti accompagnano ombre di parole che conosci. Non hanno pietà ; e tu tenuta dalla terra, che lamenti ? Sei qui rimasta sola. Il mio sussulto forse è il tuo, uguale d'ira e di spavento. Remoti i morti e più ancora i vivi, i miei compagni vili e taciturni.
Salvatore QuasimodoDavanti al simulacro d'Ilaria del Carretto
La toute jeune
femme de Paolo Guinigi, tyran de Lucques, vient de mourir. On ne sait pas de
quoi. Si le marbre n’était pas toujours exsangue, je dirais qu’elle a perdu
tout son sang. Charmante créature, elle est longue, longue comme une aiguille,
mince, fine et svelte. Couchée bien sagement et toute droite, sa robe et son
manteau sont d’une étoffe trop lourde pour elle ; ce poids la
retient ; sans quoi, cette jeune femme se relevant reprendrait sa démarche
longue et légère. Mais elle dort bien profondément et ne se réveillera pas. La
joue lisse et droite, le nez bref et droit, son long visage maigre ne sourit
guère ; ou plutôt il laisse transparaître le sourire intérieur, las d’être
si loin peut-être, la lumière sous la porcelaine de la veilleuse. Ilaria del
Carretto sourit en dedans à une douceur inconnue. L’arête de son beau petit
menton souffrant et volontaire est bien posée sur le haut col, en forme de
calice, du manteau fermé. Elle avait froid. Les plis se confondent avec ceux de
la robe ; et les pieds cachés, appuyés sur un fidèle petit chien couché
contre la plante, relèvent la courbe de la vague à jamais fixée. Robe de la
jeune femme, crête d’écume au flot de la vie, glycine palpitante de la chair
heureuse, de la forme chaude et parfumée : l’onde ici est arrêtée pour jamais
de la chair, de la forme et de la robe noblement ornée.
Iacopo della Quercia,
siennois, a taillé cette image, comme la jeune femme était à peine morte. Il
avait alors vingt-sept ou vingt-huit ans. La grâce siennoise vivait encore en
lui. Plus tard, il l’a perdue dans l’imitation de la fausse grandeur, à
l’antique. Car l’âme du moyen âge, le plus souvent, n’abdique pas en faveur de
la beauté grecque : la Renaissance n’a pas connu la véritable antiquité.
Le tombeau, où Ilaria del Carretto repose, quoique de belles proportions, est
romain dans toutes ses parties. Cinq petits anges, plutôt pareils à de gras
amours mous et dodus, se touchent par le bout des ailes et font ainsi une
quintuple accolade. Ils tiennent d’énormes guirlandes, dans le goût des
couronnes qui pèsent sur les arcs de triomphe : elles sont déjà faites de
la même immortelle et des mêmes lauriers mortuaires. On s’extasie là devant.
Dans cette œuvre, toute la beauté est de ce qui va disparaître : la
noblesse et la pureté de la figure. L’esprit est inclus à la pierre et ne l’a
pas désertée encore. Le reste annonce la pompe de la Renaissance et sa
virtuosité. Plus ils seront habiles, et plus les artistes seront virtuoses.
Moins ils auront à dire, et plus ils le diront avec éloquence :
l’abondance et le faste leur seront une autre nature. L’ornement tue la
simplicité ; il en est le bourreau, dès l’origine. Les passants admirent
dans ce tombeau le premier des mille et mille monuments semés dans toute
l’Europe, depuis cinq cent ans, et qu’on refait encore dans le même goût et le
même esprit. Cependant, Ilaria del Carretto donne en silence son sourire
intérieur et la fleur coupée de sa vie à une caresse inconnue.
Un deuxième extrait du récit autobiographique de Guglielmo Petroni, Il nome delle parole (Le nom des mots). Nous sommes dans les années vingt, à Lucques, un jour de marché sur la place San Michele :
Mio fratello studiava con profitto, ripeteva bene tutto, aveva buoni voti. «Tu a scuola che ci vai a fare ? non sei proprio tagliato» mi si diceva ; poi un giorno nel mio ultimo anno di scuola mio padre decise : «Almeno il sabatao non ci vai, sei più utile al banco per aiutare.» Tutti i sabati, l’ultimo anno di scuola saltai le lezioni, andavo ad aiutare : «Almeno al banco servi a qualche cosa». Il banco era una bancarella che tutti i sabati si montava a piazza San Michele durante il mercato. Mi alzavo prestissimo e aiutavo a montare il banco, che era formato da un carretto a due ruote per trasportarlo sul posto, poi aiutavo a vendere le scarpe ai contadini : c’era vivacità e aria aperta.
Quando riuscivamo a metterci in buona posizione si aveva davanti agi occhi la facciata di San Michele. Il suo sovrastare stendeva su di me una larga ombra protettiva ; perfino quando ero chino a infilare qualche scarpa a un cliente, per qualche attimo mi distraevo e storcevo il collo per guardare in su lo scorcio dei marmi bianchi e grigi. Il meraviglioso volto di quel grande oggetto antico emanava qualche cosa, un fluido che conteneva forse i segni della sua bellezza, forse il mistero della sua antichità. Mi stupivo che la gente intorno rimanesse indifferente, non si accorgesse nemmeno che quella splendida visione aveva una voce, chiamava. Quei ritmi di marmo erano una specie di universo nel quale potevo immedesimarmi a lungo, come se vi potessi leggere qualche cosa ; erano segni di un linguaggio che udivo benissimo, ma non ero in grado di comprendere.
Poco dopo mezzogiorno l’animazione si affievoliva, i contadini andavano a mangiare, c’era una lunga pausa in cui anche i miei andavano a casa e mi lasciavano solo a guardia della merce. Appena si erano allontanati, m’infilavo in una delle grandi casse che servivano a trasportare le scarpe, socchiudevo il coperchio, in modo che restasse soltanto uno spiraglio entro il quale la facciata di San Michele rimanesse inquadrata in uno scorcio splendido. Iniziavo un viaggio staordinariamente colmo di idee veloci ; i particolari mi attraevano, ma si fondevano gli uni negli altri ; qualche cosa scendeva giù verso il pertugio della cassa, tutto per me, un colloquio degli occhi pareva mi rendesse il mondo sottrattomi fino allora, dagli altri, da me stesso, non so ; l’importante era che, qualsiasi peso, qualsiasi ferita fresca mi tormentasse, tutto spariva. Era come se i due binari che scindevano la mia esistenza si unissero in una breve marcia, non priva di trionfalità. Ma il repentino ritorno alle faccende del banco, ai pungoli dei miei, alle sciagure reali, o allucinate, era come se cancellassero tutto.
A tredici anni fui tolto dalla scuola : «Sei più utile a bottega».
Mon frère étudiait avec profit, il retenait bien ses leçons, il avait de bonnes notes. On me disait : «Mais toi, qu’est ce que tu y fais, à l’école ? Ce n’est vraiment pas pour toi !» ; et puis un jour, à ma dernière année d’école, mon père décida : «Le samedi, tu n’iras pas en classe ; au moins, au marché, tu te rendras utile.» Pendant ma dernière année d'école, chaque samedi, je séchais les cours et j'allais aider : «Au moins, à l'étal, tu sers à quelque chose !». Tous les samedis, on dressait un étal sur le marché de la place San Michele. Je me levais très tôt et j’aidais à monter l’étal, sur un chariot à deux roues qui permettait de le transporter jusqu’à la place, puis j’aidais à vendre les chaussures aux paysans : il y avait de l’animation et du bon air.
Quand on réussissait à avoir un bon emplacement, on se retrouvait juste en face de la façade de San Michele. Sa masse imposante étendait sur moi une grande ombre protectrice ; même quand j’étais accroupi pour faire essayer une paire de chaussures à un client, je cédais à la distraction et tordais le cou pour regarder, tout là-haut, le spectacle des marbres blancs et gris. Quelque chose se dégageait de la présence de ce monument ancien, une sorte de fluide qui renfermait les marques de sa beauté, ou peut-être le mystère des siècles qu’il avait traversés. Je m’étonnai de l’indifférence des badauds, qui ne semblaient même pas s’apercevoir que cette vision splendide avait une voix, et qu’elle cherchait à nous parler. Ces étendues de marbre devenaient un univers dans lequel je pouvais me perdre longuement, comme si je pouvais y lire quelque chose ; c’étaient les mots d’une langue que j’entendais très bien, mais que je n’étais pas capable de comprendre.
Peu après midi, l’animation faiblissait, les paysans allaient manger, il y avait une longue pause pendant laquelle mes parents retournaient à la maison et me laissaient seul pour surveiller la marchandise. Dès qu’ils s’étaient éloignés, je me glissais dans l’une des grandes caisses qui nous servaient à transporter les chaussures, je laissais le couvercle entrouvert de façon à ce qu’il ne reste qu’un interstice dans lequel la façade de San Michele s’inscrivait, offrant une vue splendide. Je commençais un extraordinaire voyage, rempli d’impressions fulgurantes ; les détails m’attiraient, mais finissaient tous par se confondre ; quelque chose descendait jusqu'à l’ouverture de la caisse, pour moi seul, et ce qui s’offrait à mes yeux me restituait le monde dont jusqu’alors j’avais été privé, par ma faute ou celle des autres, je l’ignore ; l’important était que je voyais aussitôt disparaître tous les tracas, toutes les blessures qui me faisaient souffrir. C’était comme si les deux voies qui séparaient mon existence s’étaient réunies, en une brève marche, presque triomphale. Mais le brusque retour aux affaires du marché, aux remontrances de mes parents, aux malheurs réels ou imaginaires, finissait par tout effacer.
À treize ans, on me fit quitter l’école : «Tu seras plus utile à la boutique !»
(Traduction personnelle)
Images : en haut et au centre, Jim Barton (Site Flickr)
L'éditeur palermitain Sellerio vient de rééditer Il nome delle parole (Le nom des mots), le très beau récit autobiographique de l'écrivain et poète Guglielmo Petroni (1911-1993), publié pour la première fois chez Rizzoli en 1984. Petroni y raconte son enfance pauvre et triste à Lucques, où il quitte très tôt l'école pour devenir employé dans le modeste commerce de chaussures de son père. La seconde partie du livre est consacrée à ses années de formation, largement autodidactes, depuis sa découverte de la peinture et de la poésie jusqu'à la fréquentation du célèbre café des Giubbe Rosse à Florence (où il fréquente notamment Montale, Gadda, Vittorini, dont il nous livre ici de très beaux portraits). Dans la troisième et dernière partie du livre, Petroni évoque sa rencontre avec Malaparte, qui lui propose de le rejoindre à Rome pour travailler avec lui dans la rédaction de sa revue Prospettive. Nous sommes alors à la fin des années trente,en peine période fasciste, et Petroni prendra très vite une part très active à la Résistance, ce qui lui vaudra d'être arrêté, torturé et condamné à mort en 1944 ; il sera sauvé in extremis par l'entrée des troupes alliées à Rome. Petroni ne s'attarde pas dans Il nome delle parole sur cet épisode, puisqu'il l'avait déjà longuement raconté dans un autre ouvrage autobiographique paru en 1949, Il mondo è una prigione (Le monde est une prison) ; il s'agit d'ailleurs de son livre le plus célèbre, et d'un des plus beaux témoignages sur les années de la guerre et de la Résistance, hélas jamais traduit en français, sauf erreur de ma part.
L'extrait que je cite ici se situe au début de l'ouvrage, où l'auteur raconte son enfance ; dans cette vie monotone et
frustrante, auprès d'un père autoritaire et borné qui lui fait quitter l'école pour le faire travailler avec lui dans sa boutique de chaussures, et d'une mère soumise, "vivant en symbiose avec sa vieille machine à coudre Singer", l'évocation de son grand-père, un être fantasque et généreux
qui multiplia les activités, de serveur de restaurant à chanteur d'opéra, est un moment particulièrement heureux et lumineux:
Nel suo giorno di
libertà il nonno se ne andava alla l’osteria ; tornava tardi, cantando,
barcollando, brontolando con segreta allegria : «Tutti calmi ! Ci
penso io !». Quel «ci penso io» era serenità per me. «State tranquilli»,
diceva, quasi urlando, «ci penso io».
Spesso, nel suo giorno di riposo, uscito
presto di mattina, a sera tardi non si vedeva rincasare ; io aspettavo, non
lui, ma che mia madre, dopo qualche ora di riflessione, m’infilasse la mantella
: «Vai, vai a cercarlo ; a te dà retta». Sapevo dove andare, due o tre osterie
; ma sopratutto una dove lo trovavo assieme ad altri vecchi simili a lui,
vivacissimo. Il gruppo, rumoroso e fumante dell’acre tabacco dei toscani,
sembrava aver dimenticato il tempo.
«Eccolo il mi’ nipote» esclamava appena mi
vedeva entrare. Tutti si muovevano per farmi posto. «Omelette aux confitures
per il mi’ nipote !».
«Nonno ho già mangiato».
«Ci penso io, bimbo, omelette
aux confitures».
Me la portavano con la fiamma sopra, come voleva lui, che
sapeva come si serve una cosa come quella nei ristoranti di lusso. Tentava di
tagliarmela, ma si bruciava le dita : «Fai tu, sai fare meglio di me». Mi
sentivo felice.
«Ecco i giocattoli di Parpignol !» cantava tutt’a un tratto,
tra la gioia di tutti gli avventori dell’osteria. La sua voce non era vecchia,
era bella, limpida. Gli amici attorno al tavolo gli facevano coro «Ecco
Parpignol, ecco Parpignol col carretto tutto fior !».
L’ombra di Puccini
aleggiava nell’osteria. Io stesso, piccolissimo, avevo visto il nonno sul
palcoscenico al teatro del Giglio, in costume, spingere il carretto tutto fior
e cantare «Ecco i giocattoli di Parpignol !».
Non era nato povero, apparteneva
a una famiglia agiata della città. Credo si trattasse di una famiglia di
sciagurati, goderecci e spendaccioni. Lui aveva studiato canto, aveva seguito
una compagnia fino a Nizza, poi non so ; dai suoi racconti qualche scintilla
d’una favolosa Belle époque nizzarda era giunta fino a me. All’osteria con lui
conoscevo la felicità ; l’unica vera felicità che, fino ad allora, fosse
riuscita a penetrare in fondo al pozzo delle mie giornate, abitava all’osteria,
dove mi pareva scorresse una bontà infinita, la bontà di quel vecchio, dei suoi
amici che gli somigliavano ; tra di essi era sempre presente uno scultore che
aveva scolpito qualche angelo sulle lapidi del camposanto ; un facchino della
stazione ; gli altri non sa cosa facessero, ma per me erano tutti buoni,
vecchi, poveri come il mio nonno. Erano personaggi che, nella loro allegra
rassegnazione, communicavano un calore che stranamente mi pareva riscaldasse
sopratutto il mio cervello chiuso, forse ottuso, che invece si apriva come si
spalanca su un paesaggio assolato una finestra da una stanza buia. In quei
momenti mi pareva di comprendere tutto ; una specie di attenzione mi rendeva
capace di capire la gioia che ricevevo dai loro astrusi argomenti, che ascoltavo
sentendovi serpeggiare una dolce malinconia. Quelle sere, per me, erano
meravigliose feste della vita.
Pendant son jour de congé, mon grand-père allait
au bistrot ; il rentrait tard, chantant, titubant, grommelant avec une
secrète allégresse : «Restez calmes ! Je m'occupe de tout!» Ce
«je m'occupe de tout» me rendait serein. «Ne vous inquiétez pas», disait-il,
presque en hurlant, «je m'occupe de tout !»
Souvent, pendant son jour de
repos, il sortait très tôt le matin et, le soir venu, il n’était toujours pas
rentré ; moi, j’attendais, pas mon grand-père, mais plutôt le moment où ma
mère, après un temps de réflexion, me passerait mon manteau en me disant :
«Va le chercher ; toi, il t’écoute». Je savais où aller, dans deux ou
trois bistrots, mais c’était souvent dans le même que je finissais par le
trouver, attablé avec d’autres vieux pareils à lui, et très enjoué. Le groupe,
bruyant et enveloppé de l’âcre fumée des cigares toscans, semblait avoir
perdu toute notion du temps. «Le voilà, mon petit-fils !» s’exclamait-il
dès qu’il me voyait entrer. Tout le monde se poussait pour me faire de la
place. «Une omelette sucrée pour mon petit-fils !»
«Grand-père, j’ai déjà
mangé».
«Je m'occupe de tout, petit, une omelette sucrée !».
On me l’apportait
flambée, il y tenait beaucoup, car il savait comment on sert ce genre de plat
dans les restaurants de luxe. Il essayait de la couper, mais il se brûlait les
doigts : «Je te laisse faire, tu es plus habile que moi !». Je me
sentais heureux.
Tout à coup, il se mettait à chanter, à la grande joie de tous
les clients du bistrot : «Voici les jouets de Parpignol !» Sa voix
n’était pas usée, elle était belle et limpide. Autour de la table, tous ses
amis reprenaient en chœur : «Voilà Parpignol, avec sa charrette toute
fleurie !»
L'ombre de Puccini flottait dans le bistrot. Quand j’étais
encore un tout petit enfant, j’avais vu mon grand-père sur la scène
du théâtre du Giglio ; en costume, il poussait la charrette fleurie et
chantait : «Voici les jouets de Parpignol !».
Il n’était pas né
pauvre, il appartenait à une famille aisée de la ville. Je crois qu’il
s’agissait d’une famille de bons vivants, insouciants et flambeurs. Il avait
étudié le chant, il avait suivi une compagnie jusqu’à Nice, et puis je ne sais
pas trop ; jaillie de ses récits, je gardais dans ma mémoire une étincelle
de cette fabuleuse Belle époque niçoise. Avec lui, au bistrot, j’étais
parfaitement heureux ; le seul vrai bonheur qui, jusque là, avait réussi à
éclairer le fond du puits de mes journées se trouvait dans ce bistrot, où il me
semblait voir se répandre une infinie bonté, la bonté de ce vieil homme, des
amis qui lui ressemblaient ; parmi eux se trouvait toujours un artiste qui
avait sculpté des anges sur les tombes du cimetière ; un porteur de la
gare ; j’ignorais ce que faisaient les autres, mais pour moi ils étaient
tous gentils, vieux et pauvres comme mon grand-père. C’étaient des personnages
qui, dans leur joyeuse résignation, transmettaient une sorte de chaleur, et
j’avais l’étrange sensation que cette chaleur venait surtout réchauffer mon
esprit renfermé, peut-être même borné, lequel finissait par s’ouvrir, comme s’ouvre
sur un paysage ensoleillé la fenêtre d’une pièce sombre. Dans ces moments-là,
j’avais l’impression de tout comprendre ; une attention particulière me
rendait capable de saisir la joie que me procuraient leurs mystérieuses
conversations, dont il me semblait en les écoutant qu’elles étaient empreintes
d’une douce mélancolie. Pour moi, ces soirées
étaient de merveilleuses fêtes de la vie.
"Dans la cathédrale, très sombre, le sacristain dérangé de sa sieste nous guida vers la chapelle funéraire. Il réclama cent lires de pourboire pour nous allumer une douzaine de cierges munis d'ampoules électriques dont l'intensité ne devait pas dépasser vingt-cinq watts. Dans cette lumière sépulcrale, l'Ilaria paraît encore plus blanche et plus froide. Drapée dans une longue robe, les mains croisées sur la poitrine, les pieds appuyés à un petit chien, la tête soutenue par deux coussins, les bruits du monde ne l'atteignent plus. Le col montant de la robe lui comprime le menton. Cette sorte de jugulaire accentue le détachement du visage et la rigidité du corps. Le diadème, tressé de fleurs, qui entoure ses cheveux, plus qu'un élément ornemental, semble un carcan qui pèse sur son front et la rive au tombeau."
Tu vedi lunge gli uliveti grigi che vaporano il viso ai poggi, o Serchio, e la città dall'arborato cerchio, ove dorme la donna del Guinigi.
Ora dorme la bianca fiordaligi chiusa ne' panni, stesa in sul coperchio del bel sepolcro ; e tu l'avesti a specchio forse, ebbe la tua riva i suoi vestigi.
ma oggi non Ilaria del Carretto signoreggia la tetra che tu bagni, o Serchio, sì fra gli arbori di Lucca
rosso vestito e fosco nell'aspetto un pellegrino dagli occhi grifagni il qual sorride a non so che Gentucca.
Tu vois au loin les grises oliveraies qui embrument l'aspect des côteaux, ô Serchio, et la ville à l'enceinte arborée où dort la dame de Guinigi.
Ici, elle dort, la blanche fleur de lys enclose en sa robe, étendue sur la dalle du beau sépulcre ; et peut-être se mira-t-elle en toi et ta rive garda son empreinte,
Mais aujourd'hui ce n'est pas Ilaria del Carretto qui règne sur la terre que tu baignes, ô Serchio, mais parmi les arbres de Lucques,
rouge vêtu et sombre d'aspect, un pèlerin aux yeux d'aigle qui sourit à je ne sais quelle Gentucca.
Traduction : Muriel Gallot (Poèmes d'amour et de gloire, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2008)