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mercredi 18 octobre 2017

Nostalgie de Drummond




Ce texte d'Antonio Tabucchi, consacré au poète brésilien Carlos Drummond de Andrade, a été d'abord publié dans le Corriere della sera du 11 août 1999, puis repris dans le recueil Viaggi e altri viaggi, paru en 2010 aux éditions Feltrinelli. Je le cite ici dans une traduction personnelle.


C’est un dimanche de Lisbonne, et j’ai la nostalgie de Drummond. C’est un de ces dimanches que mon ami Alexandre O’Neill immortalisa dans un poème, quand la douce saudade que les Portugais ont en eux, sur le visage des habitants de Lisbonne (et aussi sur le mien) se transforme en ennui, en morgue. J’ai la nostalgie de Drummond. 
Il fait une chaleur torride, la ville est presque déserte, une touriste en short, aux longues et blanches jambes, passe ; ce soir, des amis m’ont invité sur le Tage pour déguster un parago « comme tu n’en as jamais goûté de ta vie ». J’ai la nostalgie de Drummond. 
Même sans le son, les images de la télévision sont compréhensibles. C’est une vieille histoire : celui qui assassinait hier est assassiné aujourd’hui en attendant que ses enfants aient de bonnes raisons pour assassiner demain. Espérons qu’un peu plus tard se lève la brise promise par le bulletin météorologique. J’ai la nostalgie de Drummond. 
Le championnat de football est terminé. Il y a les gagnants et les perdants : le club X ou Y fête la victoire avec des pétards et promet de futurs triomphes. Une universitaire française très estimée nous révèle à nous, commun des mortels, dans ses promenades dans le bois narratif, que l’écriture ne se mesure qu’avec elle-même. J’ai la nostalgie de Drummond. 
Dans une situation comme celle-ci, le nettoyage ethnique est une question secondaire, affirme sur le Corriere della Sera un commentateur politique, et la torture est une pratique nécessaire « en cas de nécessité » [sic]. Le missile qui a frappé l’hôpital a modifié lui-même sa trajectoire, déclare un stratège américain avec le respect que l’on doit à l’autodétermination des missiles. J’ai acheté trop de journaux et j’ai la nostalgie de Drummond.
Les critiques littéraires en ont la certitude : si au lipogramme correspond le liposème, on peut forcément en conclure que le texte dont il est question est à la fois lipogrammatique et liposémique. Il serait peut-être opportun d’étudier la théorie des malentendus, mais il semble que le temps presse. J’ai la nostalgie de Drummond. 

De Drummond qui a écrit : « Amour, / que cette parole essentielle commence cette poésie et l’enveloppe tout entière. / Qu’Amour guide mon vers et, en le guidant, / unisse l’âme et les sens, / le membre et la vulve. / Qui osera dire que l’amour est l’âme seule ? / Qui ne sent pas l’âme se répandre dans le corps / jusqu’à s’épanouir en un pur cri d’orgasme, / en un instant d’infini ? » 
De Drummond qui a écrit : « La Bombe / est une fleur de panique qui terrorise les floriculteurs / (...) / La Bombe / empoisonne les enfants avant même qu’ils naissent / (...) / La Bombe / a demandé au Diable qu’il la baptise et à Dieu qu’il valide le baptême » 
De Drummond qui a écrit : « Je ne serai pas le poète d’un monde caduque. / Et je ne chanterai pas non plus le monde à venir. / Je reste attaché à la vie / et je regarde mes compagnons. » 
De Drummond qui a écrit : « Des corrélations entre topos et macrotopos / des éléments suprasegmentaux / délivre-nous, Seigneur. / Du vocoïde, / du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique / du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique / délivre-nous, Seigneur / Du programme épistémologique dans l’œuvre / de la dimension épistémologique et de la dimension dialogique / du substrat acoustique du culminateur / des systèmes générativement compatibles / délivre-nous, Seigneur. » 
De Drummond qui a écrit : « Stéphane Mallarmé a épuisé le calice de l’Inconnaissable. / À nous autres ne reste que le quotidien ». 
De Drummond qui a écrit : « Quand je suis né / un ange tordu / de ceux qui vivent dans l’ombre / m'a dit : Va, Carlos, sois gauche dans la vie ! »




Il y a des années, quand je t’ai connu, cher Carlos Drummond de Andrade, c’était par un soir limpide de Copacabana. Et tu étais un vieux poète qui me parlait de la comète de Halley que tu avais admirée enfant depuis le lointain plateau du Minas Gerais. Et tu étais si frêle que je craignais que le vent de l’Atlantique t’emporte. Maintenant que tant d’années ont passé depuis ta mort, tu dois être plus léger qu’une feuille. Pourquoi ne profites-tu pas de la brise que la télévision a promise pour ce soir et ne viens-tu pas bavarder avec moi en ce dimanche de Lisbonne ?

Antonio Tabucchi  Nostalgia di Drummond (in Viaggi e altri viaggi, Feltrinelli Editore, 2010)  Traduction personnelle






Images : (1)  Flavio Veloso  (Site Flickr)

(2)  Aubrey Stoll  (Site Flickr)

(3)  Vasilly Lucky  (Site Flickr)




mercredi 12 avril 2017

Ce qui est resté




"... è tutto morto, niente è servito a niente.
— No, dissi io, qualcosa resta sempre."

Antonio Tabucchi  Notturno indiano

"... tout est mort, rien n'a servi à rien.
— Non, dis-je, il reste toujours quelque chose."

Antonio Tabucchi  Nocturne indien






Un poème de Carlos Drummond de Andrade, extrait du recueil A Rosa do Povo [La Rose du Peuple] d'abord dans la version originale portugaise, puis dans la traduction italienne d'Antonio Tabucchi, et enfin dans une traduction française personnelle :


Resíduo

De tudo ficou um pouco
Do meu medo. Do teu asco.
Dos gritos gagos. Da rosa
ficou um pouco

Ficou um pouco de luz
captada no chapéu.
Nos olhos do rufião
de ternura ficou um pouco
(muito pouco).

Pouco ficou deste pó
de que teu branco sapato
se cobriu. Ficaram poucas
roupas, poucos véus rotos
pouco, pouco, muito pouco.

Mas de tudo fica um pouco.
Da ponte bombardeada,
de duas folhas de grama,
do maço
— vazio — de cigarros, ficou um pouco.

Pois de tudo fica um pouco.
Fica um pouco de teu queixo
no queixo de tua filha.
De teu áspero silêncio
um pouco ficou, um pouco
nos muros zangados,
nas folhas, mudas, que sobem.

Ficou um pouco de tudo
no pires de porcelana,
dragão partido, flor branca,
ficou um pouco
de ruga na vossa testa,
retrato.

Se de tudo fica um pouco,
mas por que não ficaria
um pouco de mim ? no trem
que leva ao norte, no barco,
nos anúncios de jornal,
um pouco de mim em Londres,
um pouco de mim algures ?
na consoante ?
no poço ?

Um pouco fica oscilando
na embocadura dos rios
e os peixes não o evitam,
um pouco: não está nos livros.

De tudo fica um pouco.
Não muito: de uma torneira
pinga esta gota absurda,
meio sal e meio álcool,
salta esta perna de rã,
este vidro de relógio
partido em mil esperanças,
este pescoço de cisne,
este segredo infantil...
De tudo ficou um pouco :
de mim ; de ti ; de Abelardo.
Cabelo na minha manga,
de tudo ficou um pouco;
vento nas orelhas minhas,
simplório arroto, gemido
de víscera inconformada,
e minúsculos artefatos :
campânula, alvéolo, cápsula
de revólver... de aspirina.
De tudo ficou um pouco.

E de tudo fica um pouco.
Oh abre os vidros de loção
e abafa
o insuportável mau cheiro da memória.

Mas de tudo, terrível, fica um pouco,
e sob as ondas ritmadas
e sob as nuvens e os ventos
e sob as pontes e sob os túneis
e sob as labaredas e sob o sarcasmo
e sob a gosma e sob o vômito
e sob o soluço, o cárcere, o esquecido
e sob os espetáculos e sob a morte escarlate
e sob as bibliotecas, os asilos, as igrejas triunfantes
e sob tu mesmo e sob teus pés já duros
e sob os gonzos da família e da classe,
fica sempre um pouco de tudo.
Às vezes um botão. Às vezes um rato.

Carlos Drummond de Andrade  A Rosa do Povo, 1945






Residuo

Di tutto è rimasto un poco, 
Della mia paura. Del tuo ribrezzo.
Dei gridi blesi. Della rosa
è rimasto un poco.

È rimasto un poco di luce
captata nel cappello.
Negli occhi del ruffiano
è restata un po' di tenerezza
(molto poco)

Poco è rimasto di questa polvere
che ti coprì le scarpe
bianche. Pochi panni sono rimasti,
pochi veli rotti,
poco, poco, molto poco.

Ma d'ogni cosa resta un poco.
Del ponte bombardato,
delle due foglie d'erba,
del pacchetto
— vuoto — di sigarette, è rimasto un poco.

Che di ogni cosa resta un poco.
È rimasto un po' del tuo mento
nel mento di tua figlia.
Del tuo ruvido silenzio
un poco è rimasto, un poco
sui muri infastiditi,
nelle foglie, mute, che salgono.

È rimasto un po' di tutto
nel piattino di porcellana,
drago rotto, fiore bianco,
di rughe sulla tua fronte,
ritratto.

Se di tutto resta un poco,
perché mai non dovrebbe restare
un po' di me ? Nel treno
che porta a nord, nella nave,
negli annunci di giornale,
un po' di me a Londra,
un po' di me in qualche dove ?
nella consonante ?
nel pozzo ?

Un poco resta oscillando
alla foce dei fiumi
e i pesci non lo evitano,
un poco : non viene nei libri.

Di tutto rimane un poco.
Non molto : da un rubinetto
stilla questa goccia assurda,
metà sale e metà alcool,
salta questa zampa di rana,
questo vetro di orologio
rotto in mille speranze,
questo collo di cigno,
questo segreto infantile...
Di ogni cosa è rimasto un poco :
di me ; di te ; di Abelardo.
Un capello sulla mia manica,
di tutto è rimasto un poco ;
vento nelle mie orecchie,
rutto volgare, gemito
di viscere ribelli,
e minuscoli artefatti :
campanula, alveolo, capsula
di revolver... di aspirina.
Di tutto è rimasto un poco.

E di tutto resta un poco.
Oh, apri i flacone di profumo
e soffoca
l'insopportabile lezzo della memoria.

Ma di tutto, terribile, resta un poco,
e sotto le onde ritmate,
e sotto le nuvole e i venti
e sotto i ponti e sotto i tunnel
e sotto le fiamme e sotto il sarcasmo
e sotto il muco e sotto il vomito
e sotto il singhiozzo, il carcere, il dimenticato
e sotto gli spettacoli e sotto la morte in scarlatto
e sotto le biblioteche, gli ospizi, le chiese trionfanti
e sotto te stesso e sotto i tuoi piedi già rigidi
e sotto i cardini della famiglia e della classe,
rimane sempre un poco di tutto.
A volte un bottone. A volte un topo.

Carlos Drummond de Andrade

(Traduction italienne : Antonio Tabucchi) 





 
Ce qui est resté

De tout il est resté un peu,
De ma peur. De ton dégoût.
Des cris bredouillés. De la rose
un peu est resté.

Il est resté un peu de lumière
captée dans le chapeau.
Dans les yeux du souteneur
il est resté un peu de tendresse
(très peu).

Peu de chose est resté de cette poussière
qui a recouvert tes chaussures
blanches. Il est resté peu de vêtements,
peu de voiles déchirés,
peu, peu, très peu.

Mais de chaque chose il reste un peu.
Du pont bombardé,
des deux feuilles d'herbe,
du paquet — vide — de cigarettes, il est resté un peu.

Parce que de chaque chose il reste un peu.
Il est resté un peu de ton menton
Dans le menton de ta fille.
De ton âpre silence
un peu est resté, un peu 
sur les murs agacés,
dans les feuilles, muettes, qui grimpent.

Il est resté un peu de tout
dans le petit plat de porcelaine,
dragon brisé, fleur blanche,
il est resté un peu de rides sur ton front,
comme un dessin.

S'il reste un peu de tout,
pourquoi ne devrait-il pas rester 
un peu de moi ? Dans le train
qui va vers le nord, dans le navire,
dans les nouvelles des journaux,
un peu de moi à Londres,
un peu de moi qui sait où ?
dans la consonne ?
dans le puits ?

Un peu reste, flottant
à l'embouchure des fleuves
et les poissons ne l'évitent pas,
un peu : on ne le trouve pas dans les livres.

De tout il reste un peu.
Pas beaucoup : d'un robinet
perle cette goutte absurde,
moitié sel et moitié alcool,
cette patte de grenouille bondit,
ce verre d'horloge
brisé en mille espoirs,
ce cou de cygne,
ce secret enfantin...
De chaque chose il est resté un peu :
de moi ; de toi ; d'Abélard.
Un cheveu sur ma manche,
de tout il est resté un peu ;
du vent dans mes oreilles,
un rot vulgaire, un gémissement
d'entrailles rebelles,
et de minuscules artéfacts :
une campanule, une alvéole, 
une balle de revolver... un cachet d'aspirine.
De tout il est resté un peu.

Et de tout il reste un peu.
Oh, ouvre le flacon de parfum
et te suffoque
l'insupportable puanteur de la mémoire.

Mais de tout, terriblement, il reste un peu,
et sous le rythme des vagues,
et sous les nuages et les vents
et sous les ponts et sous les tunnels
et sous les flammes et sous le sarcasme
et sous la glaire et sous le vomi
et sous le sanglot, la prison, l'oubli
et sous les spectacles et sous la mort écarlate
et sous les bibliothèques, les hospices, les églises triomphantes
et sous toi-même et sous tes pieds déjà raides
et sous les gonds de la famille et de la classe,
il reste toujours un peu de tout.
Parfois un bouton. Parfois un rat. 

Carlos Drummond de Andrade

(Traduction personnelle) 








Images : (1)  David Sebastian Roman  (Site Flickr)

(2)  Gianni Mazzetti  (Site Flickr)

(3)  Pietro Donofrio  (Site Flickr)

(4)  Andrea Salvioni  (Site Flickr)




mercredi 10 décembre 2014

Elegia a um tucano morto (Élégie pour un toucan mort)




L'Élégie à un toucan mort est le dernier poème écrit par Carlos Drummond de Andrade, le 31 janvier 1987 :


 Ao Pedro



O sacrifício da asa corta o voo
no verdor da floresta. Citadino
serás e mutilado,
caricatura de tucano
para a curiosidade de crianças
e a indiferença de adultos.
Sofrerás a agressão de aves vulgares
e morto quedarás
no chão de formigas e de trapos.

Eu te celebro em vão
como à festa colorida mas truncada
projeto da natureza interrompido
ao azar de peripécias e viagens
do Amazonas ao asfalto
da feira de animais.
Eu te registro, simplesmente,
no caderno de frustrações deste mundo
pois para isto vieste :
para a inutilidade de nascer.

Carlos Drummond de Andrade   Farewell, 1996






À Pedro


Le sacrifice de l'aile coupe le vol
dans la verdeur de la forêt. Citadin
tu seras et mutilé,
caricature de toucan
pour la curiosité des enfants
et l'indifférence des adultes.
Tu subiras l'agression d'oiseaux communs
et mort tu tomberas
sur un sol de loques et de fourmis.

Je te célèbre en vain
comme une fête colorée mais tronquée,
projet de la nature interrompu
subissant péripéties et voyages
de l'Amazone à l'asphalte
du marché aux animaux.
Je te consigne, simplement,
dans le cahier de frustrations de ce monde,
car c'est pour cela que tu es venu :
pour l'inutilité de naître.

Traduction : Ariane Witkowski








Images : en haut, Site Flickr

au centre, Site Flickr


en bas, Szymon Kochanski   (Site Flickr)




Pedro Drummond, le petit-fils de Carlos Drummond de Andrade récite l'Elegia a um tucano morto, le dernier poème écrit par son grand-père, qui le lui a dédié.