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dimanche 22 juillet 2018

Spolète, l'Aurore au crépuscule




Juin... Dimanche


Ce dimanche, Duccia a voulu nous inviter. Elle me savait réticent comme devant tout autre signe d’une offre trop claire. L’invitation collective n’était qu’une feinte anxieuse pour me contraindre. Mais pour souligner la supplique qui s’y trouvait cachée, elle ajouta qu’elle jouerait, bien que depuis cinq mois elle n’eût pu étudier comme le doit une bonne pianiste si elle veut soigner sa technique. Elle avait dit cela sachant que je n’ai pas une passion irrépressible pour la musique et que je préfère des expressions et des langages mieux définis. Mais elle avait voulu, au lieu de s’engager dans de vagues formalités mondaines, me parler au plus profond par ce sacrifice. Ce moyen fort et délicat me conquit et m’émut.

Elle avait convié quelques jeunes filles, presque toutes de ses élèves, puisqu’ici, surtout parmi les nombreuses familles nobles, la musique et le chant sont encore très en vogue. On vit aussitôt que ces jeunes filles avaient pour elle, de peu leur aînée, une affection vraie et même un véritable culte. Régnaient la joie et une grande affabilité. Duccia avait réussi à donner le sentiment que j’étais un hôte attendu depuis bien des années et cette partialité à l’égard des autres invités semblait acceptée, voire favorisée, comme une chose naturelle. Aucune des jeunes filles n’osa demander à Duccia de se mettre au piano, sachant combien elle était sévère avec elle-même, mais il n’y eut aucune exclamation de surprise – seulement un franc sourire – quand je l’eus demandé et obtenu.

Duccia s’assit devant le piano avec une vive anxiété, mais sans hésitation. Après deux préludes de Chopin, elle joua L’Aurore de Beethoven. Pour ce morceau, elle préféra conserver devant elle la partition, mais sans jamais la regarder. Une jeune fille tournait les pages, les autres se taisaient, tout naturellement concentrées. A certaines phrases naissantes, auxquelles Duccia prêtait une sonorité – me parut-il – inouïe, quelques-unes me regardaient comme pour lire mon impression.





J’étais pris par la musique, par elle qui jouait, par les jeunes filles qui l’écoutaient, par l’heure et le lieu. La fenêtre ne laissait entrer que la lumière renvoyée par les espaliers ornant les superbes éperons des terrasses de Spolète mais derrière, je devinais un crépuscule sur l’Ombrie semblable à celui que nous avions admiré depuis Spello, quelques jours auparavant. Je ne sais pourquoi, affleuraient à nouveau en moi, l’un après l’autre, les vers de Sapho que j’avais appris par cœur au lycée. Psafo crysoplokamé (Sapho aux boucles d'or), telle était Duccia. Et maintenant, elle mettait un sursaut et un tremblement dans cette phrase renaissante...

Quand elle eut fini, tous la félicitèrent : une des jeunes filles, nommée Mammola, l’embrassa. La mère de celle-ci, femme jeune et belle à la voix superbe, qui étudiait le chant, entra alors, après avoir écouté du palier pour ne pas déranger en sonnant. Duccia retourna sur le divan à côté de ses jeunes amies et se fit pensive.

Mario Luzi  Trames  Editions Verdier, 1986 (Traduction : Philippe Renard et Bernard Simeone)






Images
: en haut, Suso (Site Flickr)

au centre, Francesca (Site Flickr)

en bas, Site Flickr



dimanche 28 octobre 2012

La Malinconia





"Après les aveux commence le mystère."

Jean Cocteau






Je ne suis pas sûr d’aimer La Malinconia, malgré l’admiration que j’éprouve, chaque fois, lorsque j’entends, sous le titre «La Mélancolie», non pas la noirceur uniforme à laquelle ce mot prépare, mais des épisodes violemment contrastés, juxtaposés sans que leurs tensions se résolvent. Je ne suis pas sûr de l’aimer, le second adagio du sixième quatuor, le mouvement lent qui clôt la partition au mépris de toutes les règles, mais j’y entends surtout un sursaut de réalité. À commencer par le silence, impossible à partager, dont s’extrait la plainte initiale. Un silence d’absolue surdité plus qu’une éclipse des sons, un monde qu’on ne peut atteindre par une simple plongée. Ce n’est pas une question de profondeur ou de gravité, ce n’est pas une affaire de degré. Il ne suffit pas de descendre en soi plus profond, ou plus profond dans les notes, pour trouver l’ouïe, la brèche, et remonter en brandissant un trésor, une vérité. Dans cet ultime mouvement de l’ultime des premiers quatuors, c’est autre chose qu’il a, lui le grand sourd, conquis, arraché, dérobé à l’inhumain. Dans La Malinconia toutes les souffrances convergent, celle du mal, celle qui œuvre au cœur de la musique, celle en moi de Turin quand j’y devine une défaite essentielle. Géométrisée dans le refus de sa folie, dans l’agrégat des rues identiques, Turin s’est raidie pour que la vie de tous les jours n’y soit qu’étrangeté.






Mes années là-bas furent sans raison, n’eurent pas de cause, comme la danse fluette, paysanne, qui succède à présent dans le quatuor à la plainte sans la dominer, allégresse et mélancolie côte à côte sans rien qui les englobe et leur donne un sens, rien qui les fasse tenir ensemble tels deux versants d’un massif. Avant lui, qui a su ajointer ainsi dans un seul mouvement des termes incompatibles, nul n’avait mis en musique la joie imméritée à côté du rien, le discontinu. Si la vie d’un homme pouvait reproduire la succession de ces notes, si la mienne le pouvait...

Bernard Simeone
Cavatine Éditions Verdier, 2000






 


Images : en haut, Site Flickr

au centre, Valinuccia (Site Flickr)

en bas, Irene (Site Flickr)


samedi 2 avril 2011

Cavatine




"O einer, o keiner, o niemand, o du :
Wohin gings, da's nirgendhin ging ?
O du gräbst und ich grab, und ich grab mich dir zu,
und am Finger erwacht uns der Ring."

Paul Celan



Lorsqu'on me demande, et on me le demande beaucoup, ce que je veux dire par cavatine, si l'on m'interroge, comme faisait Claude Maupomé, «Comment l'entendez-vous?», ce terme de cavatine, je pourrais répondre tout simplement pour me couvrir, et de quelle façon somptueuse, je pourrais répondre «Je l'entends comme Beethoven dans la cavatine du fameux 13e quatuor à cordes en si bémol majeur opus 130, dans son cinquième mouvement», et ce cinquième mouvement, intitulé expressément cavatine, adagio molto espressivo, est en quelque sorte le mouvement éponyme de cette série d'émissions. C'est la cavatine par excellence, ce que les ornithologues ou les naturalistes pourraient appeler cavatina cavatina, c'est-à-dire ce qui sert absolument de référence, sinon à toute les autres cavatines, du moins à la cavatine telle que je l'entends.

Cette cavatine a été composée dans la douleur, Beethoven le dit lui-même, pendant l’été de 1825. Le 13e quatuor est le dernier de ces quatuors dédiés au prince Galitzine, c’est-à-dire les quatuors Galitzine. Nous entrons ici, je crois pouvoir le dire, en priant qu’on m’excuse d’employer un terme aussi galvaudé, et je l’emploie ici en son sens premier, qu’on pourrait presque dire kantien, nous entrons dans le sublime pur. La cavatine du 13e quatuor était d’ailleurs considérée par Beethoven comme le couronnement de toute sa musique de chambre, et comme un des ses chefs-d’œuvre dans l’absolu. J’ai parlé à plusieurs reprises au cours de ces émissions de musiques qui n’allaient nulle part, voilà un exemple de musique qui ne va nulle part, non pas certes au sens où elle ne serait pas porteuse d’avenir, Dieu sait, car cette cavatine a eu une postérité abondante et glorieuse, mais elle ne va nulle part parce qu’elle creuse son être-là, si je puis dire, elle creuse l’ici ; elle est toute présence, et peut-être encore une fois, présence de la douleur.

Renaud Camus (Transcription de l'émission Domaine privé, diffusée en mars 1993 sur France Musique)






Le treizième quatuor serait, croyait-il, son dernier. Une suite de danses, populaires ou savantes, détournées de leur but, déchiquetées, prétexte à jeux cruels et courses d'ombres. Une constellation en miettes. Ironique, effaré, lui, le grand sourd, a pris ainsi la mesure du chaos.

Cette nuit, dans le garage, le mouvement lent, la cavatine, cavare, creuser, où certains ne voient que musique assourdie, presque sans grâce, semble écrit par l'espace lui-même qui s'incurve. Là l'écoute, qu'à Comacchio je croyais inaudible, peut s'entendre. Là je voudrais être, demeurer. Pas innocent, pas irréel, pas la proie d'une illusion : juste, au juste niveau. Quand la densité n'a pas besoin de preuve.


Si entendre la cavatine suffisait, le temps de ses notes, pour se sentir fondé, légitime. Ai-je écouté au moins une fois le treizième quatuor avec elle ? Aujourd'hui je suis seul à entendre ce qui la rend présente. Seul à espérer quoi, le pardon ? Elle est morte, le pardon, à la fin, ne pourra venir que de moi. Quel pardon vient de soi-même ? Entendant la cavatine, j'espère qu'il viendra d'une musique comme celle-là, de plus loin que la musique. Attendre de ces mesures-là la réponse qu'une femme morte ne donnera pas, c'est l'attendre d'une part de moi capable d'habiter ces notes, de les entendre vraiment. Comme le voudrait non pas un vœu de pureté au bout du compte abject, mais ce qui permet encore de parler. S'il est une chose dont je sois sûr, là où maintenant je suis et dont j'ignore le nom, détresse, chaos, gestation, c'est que pour moi, désormais, la cavatine ne peut être en deçà de la faute.

Bernard Simeone Cavatine Editions Verdier, 2000







Images
: en haut, Paolo Crosetto (Site Flickr)

en bas, Soir à Lyon, Christine Vaufrey (Site Flickr)


Adagio





"Sarà come smettere un vizio, come vedere nello specchio

riemergere un viso morto, come ascoltare un labbro chiuso.
Scenderemo nel gorgo muti."


Cesare Pavese









Une puissance corrosive, esprit de variation poussé à l'extrême de sa logique, pénètre l'adagio du douzième quatuor. Un profil neuf se substitue au thème, à l'ancien état, au premier âge, mais insensiblement, sans qu'on ait perçu d'étapes. Hors de la musique, cela n'arrive jamais, jamais ne surgit la face ouvertement neuve. Toujours le souvenir encombre, offert à des variations infimes, qui ne sont pas la musique mais la singent. Ici le thème n'est plus repérable parce que tout est devenu thème. Un jour, il en sera d'elle comme de ce quatuor. Elle se fondra en toute chose, l'aimer plus profond et l'oublier seront pareils.


(...)




Et parmi la présence abrupte des corps la sienne. Dans Turin. Parmi un million d'autres. Et cette autre parmi les dernières phrases de Pavese : «Tu t'étonnes que les autres passent à côté de toi et ne sachent pas, quand toi, tu passes à côté de tant de gens sans savoir, cela ne t'intéresse pas, quelle est leur peine, leur cancer secret?» Elle, une femme ni plus ni moins belle que d'autres, en réalité ni plus ni moins secrète, que des milliers de personnes ont frôlée un jour de leur vie sans lui prêter d'intérêt, mais qui a aimanté pour moi toutes les questions, leur a donné un sens en les déroutant, y ajoutant la sienne. Et portant en elle ce pouvoir d'ouvrir en l'autre l'infini des questions, elle a continué à parcourir la ville, à frôler des milliers d'autres êtres, énigmes sans pareilles, qu'un choc dans les collines aurait pu détruire elles aussi à tout instant. En chaque mort disparaît, avec une conscience, le monde et son évidence aveugle. Règle atroce et pourtant on y devine, aux heures les plus lucides, autre chose que l'effroi. Peut-on dire une beauté inhumaine ? À la pointe du deuil, il y a cette cruauté, le réel, qui ne détruit pas l'amour mais en éprouve la vérité. À la pointe du deuil il y a trois phrases qui me traversent. J'ai aimé. J'ai commis la violence. Je suis seul. Et sur l'invisible balance, aucune ne pèse plus que les autres.


Bernard Simeone Cavatine Editions Verdier, 2000








Images : Gianfranco Goria (Site Flickr)