Translate

Affichage des articles dont le libellé est Roma. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Roma. Afficher tous les articles

lundi 13 août 2018

Le droit à la paresse




Je traduis ici un deuxième extrait de la "petite autobiographie" que publie Adriana Asti en Italie ; il s'agit d'un passage savoureux dans lequel elle évoque sa perception de Rome, une ville à la fois fascinante et agaçante, installée dans une splendide éternité au sein de laquelle l'oisiveté peut devenir un prodigieux art de vivre, à condition de ne pas s'engluer dans le stérile ennui :

Attendre pendant aussi longtemps sans pouvoir rien faire avait été exaspérant, mais aussi complètement naturel, puisque je me trouvais à Rome, un endroit merveilleux avec lequel toutefois je n'ai pas d'affinités, une ville orientale où l'unique activité possible est de laisser passer le temps. Tant que l'on reste pris au piège de sa poussiéreuse splendeur, l'oisiveté ne se présente pas comme un choix, mais comme la seule option possible. C'est aussi pour cela que quand je me trouve ici, je ne sors pratiquement jamais : je me contente de me promener dans la maison sans rien faire. La vie ne se limite pas à l'effort, au calcul et au jugement. On peut aussi choisir le rôle de témoin et se limiter à absorber passivement ce qui arrive autour de soi. Simplement, paresser, musarder.




D'ailleurs, si l'on sait s'organiser, l'oisiveté peut même devenir un travail, à condition qu'elle ne soit pas motivée simplement par l'ennui. C'est quand on aurait mille choses à faire mais que l'on préfère cultiver une précieuse inactivité que l'on atteint les sommets de cet art. Et Rome est l'un des meilleurs endroits au monde pour le pratiquer. Bien sûr, il y a des églises splendides, de magnifiques monuments, et la place d'Espagne. Toutefois, à part la beauté, il n'y a rien à Rome : aucune pulsion de vie. C'est une ville assoupie. Rien n'y est important. On n'y fait pas d'efforts, on contemple. On donne des rendez-vous auxquels sans doute on ne se rendra pas. C'est peut-être la raison pour laquelle on l'a définie éternelle ?




C'est une ville si attrayante que je me demande pourquoi on irait s'enfermer dans un théâtre pour assister à un spectacle. Quel ennui ! Moi, je ne le ferais pas ! Un dimanche après-midi, je jouais avec Luca Ronconi, qui alors était acteur, au théâtre Quirino. Nous interprétions un couple dans l'intimité du foyer : j'étais en chemise de nuit et lui en pyjama. Tout à coup, au beau milieu d'une conversation, quelque chose de doux nous passa sur le visage. C'était le rideau : on l'avait brusquement refermé. La salle était à moitié vide, le public s'en allait et le directeur du théâtre avait jugé opportun d'interrompre de cette façon le spectacle. A l'intention de ceux qui ne l'ont jamais éprouvée, je dirai que ce n'est pas une sensation déplaisante, quoiqu'un peu inquiétante : le rideau est comme une chauve-souris, une terrible caresse de velours qui vous frôle.

Adriana Asti  Un futuro infinito, piccola autobiografia  Mondadori, 2017  (Traduction personnelle)






Images : de haut en bas, (1) Tommauro  (Site Flickr)

(2)  Claudio Frizzoni  (Site Flickr)

(3)  Monica  (Site Flickr)

(4)  Michele De Angelis  (Site Flickr)



samedi 11 août 2018

Roma




Di quanti vanno bravando nella notte
Credendo per la forza li si tema,
Occhi aurei o argentati
Di quella pasta luminosa
Misto acrilico misto resina.
Svegliando in accelerazione
Centomila persone ad ogni colpo
Di tallone.

Franco Buffoni  Roma Guanda Ed. 2009


Combien s'en vont bravaches dans la nuit
En croyant que leur force les rend terrifiants,
Yeux dorés ou argentés
De cette texture lumineuse
Moitié acrylique moitié résine.
Et ils réveillent en accélérant
Cent mille personnes à chaque coup
De talon.

(Traduction personnelle)










Vidéo et images : séquence finale de Fellini Roma (1972)

vendredi 13 juillet 2018

Le Vent du soir





Deux poèmes de Claude Michel Cluny :

Le vent du soir sur le Tibre  

                                                                                                                              pour Lodovico

La rouille romaine
comme un automne immense
Et mes souvenirs
dans la griffe de fer du temps
Mais l'odeur de la vie
Mais le vent du soir sur le Tibre
Et ces lèvres brûlées dont rien ne dispense

Le soir est simple si l'on partage

Cette rouille, le sang, la lèpre sur les temples
l'or effacé
Le chant le chant du temps au creux de nos cadavres
ce rire pour pleurer ce que nous avons aimé.






Piazza Navona

Une douceur obscure
est descendue ce soir Piazza Navona
des épaules nues de la nuit.
Pierres d'un calme visage
théâtre des eaux de la Lune et de l'heure,
quand vous serez devenues par notre grâce mortelle
le désert de la mémoire de Rome,
gardez mon souvenir
pour cet enfant venant rêver
à vos collines pauvres,
au bruit de nos pas, le long d'une voie très
ancienne
– un jour de notre mince devenir
ô mon frère inutile.

Claude Michel Cluny  Racines (in Oeuvre poétique, I, Editions de la Différence, 2012)







Images : en haut, (1) Cristina Torquati  (Site Flickr)

au centre, (2) Cristiana Vazzoler  (Site Flickr)


en bas, (4) Site Flickr

(5) Valentina Cinelli  (Site Flickr)



vendredi 6 juillet 2018

En plein cœur de Rome




Gare Termini, hall central, 09 h 14

Tout le monde n'avait, hier, qu'un seul désir : qu'il n'y ait personne et que tout autour d'eux règne la solitude. Pour être seuls et s'embrasser. Ainsi, un homme et une femme, à la gare Termini : lui venant de Caserta, elle de Padoue. Ils s'étreignaient mais tous alentour — avec des pensées prises à crédit pour vivre comme jamais on n'a vécu — tous ressentaient ce désir de faire deux à partir d'un et quelqu'un a même fait tomber de sa poche un livre, Onéguine. Une page s'est ouverte et l'encre de Chine est devenue neige. En plein cœur de Rome. 

Pietrangelo Buttafuoco  I baci sono definitivi La nave di Teseo Editore, 2017 (Traduction personnelle)







Images : auteur du blog, sauf en bas, (1) Antonio Trogu  (Site Flickr)



mercredi 4 juillet 2018

L'abandon (L'abbandono)




Ligne A, Cornelia, 6 h 30

Aujourd'hui justement, à six heures et demie, les banlieusards ont l'air de ceux qui "s'en vont". Chacun avec un bagage. L'un d'eux — avec l'émotion marquée sur son visage — emporte les crépuscules de novembre ; d'autres les étoiles des nuits de décembre et puis, deux femmes — qui ne restent pas un instant en silence — se passent de main en main les matinées emperlées de gel, celles de janvier flambant neuf sous la neige.
Le peu qu'il reste de février, qui vient de s'achever, se remarque encore dans les wagons bondés de souvenirs. Il y a même entre les sièges des petits biscuits, les thés de l'après-midi et les sachets remplis de confettis, tous d'une grande discrétion, découpés dans les livres de poésie. 
Dans un wagon où il n'y avait personne, il y a justement une personne. Il est perdu dans une solitude sans échappatoire, avec les oreilles suspendues aux fils des écouteurs qui diffusent Insieme a te non ci sto più [Je ne suis plus avec toi].
Il reste là avec l'hiver qui "s'en va". Dans l'état de l'abandon, abandonné.

Pietrangelo Buttafuoco  I baci sono definitivi  La nave di Teseo Editore, 2017 (Traduction personnelle)








Images : en haut, Franco Battaglia  (Site Flickr)

en bas, (1) Luigi Zarrillo  (Site Flickr)

(2) Filippo Lorenzi  (Site Flickr)



mardi 3 juillet 2018

Les baisers sont définitifs




Ligne B, Colosseo / Piramide, 16 h 29

Une femme assise dans le métro — à la station Colosseo, à Rome — exhibe un tatouage somptueux et plutôt démonstratif. Il représente un dragon flamboyant qui se déploie de l'avant-bras jusqu'aux doigts de la main. 
L'animal est, en effet, impérial. Il saisit dans ses griffes un rocher orné d'étendards et de cerisiers auguraux tandis que dans ses yeux brillent tous les présages de victoire.
Un dessin qui témoigne, sinon de l'inquiétude, du moins de la forte personnalité de la femme, une musicienne.
Elle s'appelle Tosca et elle transporte, rangé dans un étui, un instrument à cordes. Et musicienne aussi est son amie qui, un petit tas de partitions sur les genoux, observe cet enchevêtrement avec circonspection avant de donner son avis.
La femme au tatouage, Tosca justement, s'aperçoit de la stupeur de son amie et dit :
"C'est juste du henné, ça part facilement."
L'autre, alors, ne manque pas de répondre :
"Moi, je ne veux rien de définitif sur mon corps."
Un homme assis près d'elles — entre-temps, la rame est déjà arrivée à la station Piramide, tout le monde descend en direction de Testaccio — prend la liberté de parler :
"... à l'exception des baisers."
Les deux amies le regardent, lui adressent un coup d’œil en forme de question — comme pour lui demander : "qu'est-ce que vous voulez dire ?" — et lui, sans se démonter, conclut ainsi la discussion, avec cette réponse :
"Les baisers sont définitifs."

Pietrangelo Buttafuoco  I baci sono definitivi  La nave di Teseo Editore, 2017 (Traduction personnelle)










Images : en haut, départ du bateau Amerigo Vespucci, Livourne 1963, auteur inconnu

en bas, (1) Valerio Pompilio  (Site Flickr)

(2) Andrea Donato Alemanno  (Site Flickr)

(3) Alessandra Striglioni  (Site Flickr)



lundi 2 juillet 2018

Temps perdu à Rome




Un extrait de Deux ou trois vies qui sont les miennes, livre de souvenirs de Daniel Gélin publié en 1977, un volume trouvé (à très bas prix) chez un bouquiniste et qui m'a vraiment surpris par la qualité du style et la liberté de ton de l'auteur. On est très loin ici des mémoires formatés des acteurs, la plupart du temps écrits par quelqu'un d'autre ; on y entend la voix de Daniel Gélin et il nous raconte ses souvenirs avec une grande originalité et beaucoup de poésie. Je cite ici un très joli passage consacré à ses nombreux séjours romains, à une époque où le cinéma italien était au zénith (nous sommes dans les années cinquante du précédent siècle) et où les coproductions avec la France étaient nombreuses. Gélin sait restituer les atmosphères et il y a toujours dans ses souvenirs une pointe de mélancolie qui les rend encore plus forts et plus attachants, comme ces variations sur le temps perdu qui nous restitue la magie d'une époque révolue, d'une certaine douceur de vivre dont le célèbre film de Fellini nous montrera au début des années soixante l'envers cynique et décadent, avec le mordant et la cruauté d'un titre en forme d'antiphrase...

Temps perdu : la nuit à Rome. Sommeil refusé, repoussé, remis à l'aube tant de fois.
Durant l'été, dans cette ville, l'air même est une drogue et je n'arrive pas à oublier la Rome antique, et tout ce qu'elle peut évoquer de plaisirs cruels, de fêtes, d'orgies.
L'air de Rome en la belle saison charrie le pervers, la déraison ; il véhicule les nerfs vers les dérèglements.
Maintenant, l'Eglise qui y règne me choque, me blesse, me gêne par sa présence insistante, anachronique. Pour moi, Dieu n'est pas là. Les pharisiens seulement, avec leurs temples, leurs lois, leurs richesses.
Mais le Diable est en Rome à son aise. Un diable clair et tendre, enivrant, avec ses filles fées, femelles, fines dans la démarche, avec ses princes aventureux hâlés ou blêmes, semblant nés d'une brise.
Tant de souvenirs à Rome. Les nuits se mêlent, les aubes se confondent. Je les revois et les respire encore. Ciel rose, si tendre auprès de celui de Paris toujours bleuté d'ardoises en traînées.
A une époque, j'étais tous les soirs au cabaret la Cabala, tantôt avec Walter Chiari ou Dado Ruspoli, tendrement nous disputant des filles, tantôt avec Novella Parigini, dodue et tiède comme une gorge de colombe. Je dansais, vif et lent, très lent, puis la pénombre m'absorbait. Humphrey Bogart m'observait, semblait m'envier. Il me fascinait.
De cette Cabala, un dimanche, après une victoire du Real de Madrid bien arrosée, j'avais entraîné toute l'équipe et des amis fidèles dans une course rapide et folle en fiacre, à travers la nuit de Rome. Juché près du cocher dans le premier fiacre, je guidais, exhortais toute une cohorte caracolante, trépidante, vacillante et totalement follingue et heureuse.

***



Avec Henri Vidal, enfantin et libre, je fréquentais un autre club où nos frasques sans gravité effrayaient tant le patron qu'il nous refusait l'accès de la salle et du bar ; mais indulgent, il nous recevait dans la cuisine, dans la vapeur des pâtes qu'on préparait à l'aube.

***



Il y eut des soirées d'un style un peu différent où le temps était non seulement perdu, mais assassiné lentement.
Avec Dado Ruspoli, nous allions de cabarets en cabarets, soutenus par la présence rassurante d'une infirmière qui transportait précautionneusement sous sa cape la trousse où était logé, comme dans un nid, un matériel précieux, destiné à d'éventuels voyages vers des paradis que d'aucuns osent, sans savoir, qualifier d'artificiels.

***



Il y eut aussi des soirées à Ostie, dans la villa de Walter Chiari, mon vieux copain et complice, qui recevait si bien. Orson Welles y venait souvent, vêtu d'un costume blanc à col stalinien ou maoïste (au choix !), massif et lent, au rire soudain, solitaire et gigantesque. A cette époque, la conscience de son génie lui donnait souvent un regard de fou. Malgré une certaine pose, je le trouvais fascinant. Il était avant tout le créateur de Citizen Kane, de La Dame de Shangaï, mais il était aussi un personnage hors série. Son arrivée à Rome, par exemple, fut assez spectaculaire. Il était venu en avion privé, avait tournoyé au-dessus de la ville et, ayant atterri, avait refusé tout contact avec les journalistes. Il s'était rendu directement à Saint-Pierre de Rome...
Avec lui, souvent, un peu partout, j'avais perdu mon temps, et je n'arrive pas à le regretter.

***



A Rome toujours, des nuits entières à discuter avec Moravia chez Novella Parigini ou chez moi, via Mariano Fortuny. J'avais tourné un film d'après un livre de Moravia, La Romana [titre français : La Belle Romaine, 1954], et nous avions sympathisé. Il arrivait sans prévenir à n'importe quelle heure et s'asseyait aussitôt par terre, le dos appuyé au divan, un genou replié et l'autre jambe infirme allongée. IL adorait la présence des jeunes. J'étais frappé par sa profonde connaissance des femmes que l'on ressentait tout particulièrement à la lecture de La Romana, histoire d'une jeune prostituée amoureuse, récit touchant qu'il avait imaginé de conter à la première personne. Il pouvait discourir tard dans la nuit. Je l'écoutais, l'interrogeais sans me lasser.

Daniel Gélin  Deux ou trois vies qui sont les mienne Editions Julliard, 1977






Images : en haut et en bas, La Belle Romaine, de Luigi Zampa, avec Daniel Gélin et Gina Lollobrigida (1954)

(4) William Klein



mercredi 27 juin 2018

Inneres Auge (L’œil intérieur)




Franco Battiato chante Inneres Auge, paroles de F. Battiato et Manlio Sgalambro, musique de F. Battiato  (2009) :



Come un branco di lupi che scende dagli altipiani ululando
o uno sciame di api accanite divoratrici di petali odoranti
precipitano roteando come massi da altissimi monti in rovina.
Uno dice che male cè a organizzare feste private
con delle belle ragazze per allietare primari
e servitori dello stato ?
Non ci siamo capiti e perché mai dovremmo pagare
anche gli extra a dei rincoglioniti ?
Che cosa possono le leggi dove regna soltanto il denaro ?
La giustizia non è altro che una pubblica merce...
Di cosa vivrebbero ciarlatani e truffatori
se non avessero moneta sonante
da gettare come ami fra la gente.




La linea orizzontale ci spinge verso la materia,
quella verticale verso lo spirito.
Con le palpebre chiuse s'intravede un chiarore che con il tempo
e ci vuole pazienza,
si apre allo sguardo interiore :
inneres auge, das innere auge.

La linea orizzontale ci spinge verso la materia,
quella verticale verso lo spirito.
Ma quando ritorno in me, sulla mia via,
a leggere e studiare, ascoltando i grandi del passato...
mi basta una sonata di Corelli, perché mi meravigli del creato !





Comme une bande de loups qui descend des hauts plateaux en hurlant à la mort
ou un essaim d'abeilles furieuses dévorant des pétales parfumés
qui dévalent en roulant comme des rochers depuis de hautes montagnes qui s'écroulent.
Quelqu'un dit : "Quel mal y a-t-il à organiser des fêtes privées
avec de jolies filles pour divertir l'élite
et les grands serviteurs de l'état ?"
On ne s'est pas compris, et pourquoi donc devrions-nous payer les extras de ces pauvres crétins ?
Que peuvent les lois là où seul l'argent est roi ?
La justice n'est rien d'autre qu'une marchandise qui se vend...
De quoi vivraient les charlatans et les escrocs
s'ils n'avaient plus d'argent sonnant et trébuchant
à jeter aux gens comme des hameçons.

La ligne horizontale nous pousse vers la matière,
la ligne verticale vers l'esprit :
inneres auge, das inneres auge.
En fermant les paupières, on entrevoit une clarté qui progressivement, si l'on fait preuve de patience,
nous ouvre au regard intérieur :
inneres auge, das inneres auge.

La ligne horizontale nous pousse vers la matière,
la ligne verticale vers l'esprit.
Mais quand je retourne en moi, sur ma route,
quand je lis et quand j'étudie, à l'écoute des grandes voix du passé...
il me suffit d'une sonate de Corelli pour que je m'émerveille de la Création. 

(Traduction personnelle)





Images : La Grande Bellezza, de Paolo Sorrentino (2013)



samedi 3 mars 2018

Roma sonora




Lo Stivale [La Botte] est un recueil de textes écrits par Bruno Barilli (merveilleux écrivain, compositeur et critique musical) au fil de ses voyages en Italie (du Sud au Nord, de Procida à Milan) et parus à l'origine dans divers journaux, des années vingt aux années quarante du siècle précédent. Il s'agit du dernier ouvrage publié par Barilli, en 1952 (l'année de sa mort). C'est l'un des rares livres de Barilli qui a connu une réédition (en 2002), presque tous les autres sont aujourd'hui introuvables, si ce n'est chez les bouquinistes et sur les sites de vente de livres d'occasion... L'extrait que je cite ici a été publié pour la première fois dans le journal Il Popolo di Roma en 1940 :

La buona acustica non è che il corollario, la limpida conferma della bella architettura. Sono le stesse leggi di trasmissione, di ritmo, di equilibrio e d’elasticità : tutto parte, rimbalza, si moltiplica, si accorda, ritorna ; così anche il suono, come l’acqua, corre vivo, come la luce, echeggia sui marmi monumentali. 
Per questa ragione Roma è la città più sonora del Meditteraneo. Tutte le voci del mondo si concentrano là. È una conchiglia. Il suono non muore mai, non si cheta, scroscia nei suoi meandri : fragore ascoso, perpetuo. Un segreto detto presto o tardi vien fuori ; venature, cavità, orifizi lo riconducono all’aria. 

Sotto i tuoi piedi c’è il dedalo : catacombe, cripte, labirinti — canali evacuati dalla storia — Roma è costruita sul vuoto. 
Innocuo e decrepito, laggiù, fra i pilastri di tufo, s’aggira un terremoto rullando sul suo tamburo con una solerzia commemorativa degna di far paura, ma non spaventa nessuno. 
A mezzodì il colpo di cannone si ripercuote e sfiata nell’azzurro, e i sette colli si danno la voce. 
Poi tre timbri, tre note fondamentali riprendono il discorso di prima : la pietra, il bronzo, e l’acqua. 
Più tardi il sole picchia sulla cupola delle basiliche come il martello sull’incudine. 

A Roma le ore del giorno sono altrettanti capitoli di un romanzo : temporali, fontane, tumulti di campane riempiono le piazze d’un armonia varia, trasparente e profonda. I palazzi son dei veri "stradivari". Le arcane facciate fanno una curva corale intorno agli obelischi. I portoni son tante bocche che vociano. 
Clamorosa città che non dà tregua ai timpani, dove piazza Navona è l’accordo perfetto. Acustica fenomenale. Giuochi stupendi e liquidi ; la gran piazza agonale è un serbatoio immenso. Pròvati a sussurrare contro il muro una parola, se corri presto puoi raccorglierla nell’orecchio centro metri più in là. 

(…) 

In questo multanime istrumento, solo il Tevere è tardo, silenzioso, torbido — e scava nella campagna i suoi ghirigori che somigliano all’ "esse" di un violino.

Bruno Barilli  Lo Stivale  Editori Riuniti, 2002




La bonne acoustique n’est que le corollaire, la confirmation limpide de la belle architecture. Ce sont les mêmes lois de transmission, de rythme, d’équilibre et d’élasticité : tout part, rebondit, se multiplie, s’accorde, revient ; et ainsi le son, comme l’eau, suit son cours, comme la lumière, il retentit sur les marbres monumentaux. C’est la raison pour laquelle Rome est la ville la plus sonore de la Méditerranée. Toutes les voix du monde se concentrent ici. C’est un coquillage. Le son ne meurt jamais, il ne s’apaise pas, il gronde dans ses méandres : fracas dissimulé, perpétuel. Un secret confié finit toujours tôt ou tard par être révélé ; des veines, des cavités, des orifices le ramènent à l'air libre.

Sous tes pieds, il y a un dédale : des catacombes, des cryptes, des labyrinthes — canaux évacués de l’histoire — Rome est construite sur le vide. 
Inoffensif et décrépit, là-bas, entre les piliers de tuf, rôde un séisme qui fait rouler son tambour avec un zèle commémoratif que l’on pourrait trouver impressionnant, mais qui n’effraie plus personne. 
À midi, le coup de canon se répercute et se perd dans l’azur, et les sept collines se donnent le mot. 
Puis trois timbres, trois notes fondamentales reprennent le discours antérieur : la pierre, le bronze et l’eau. 
Plus tard, le soleil tape sur la coupole des basiliques comme le marteau sur l’enclume. 

À Rome, les heures du jour sont autant de chapitres d’un roman : les orages, les fontaines, les tumultes des cloches emplissent les places d’une harmonie variée, transparente et profonde. Les palais sont de vrais Stradivarius. Les mystérieuses façades font une courbe chorale autour des obélisques. Les portails sont autant de bouches qui hurlent. 
Ville bruyante qui n’accorde aucune trêve aux tympans, où place Navona est l’accord parfait. Une acoustique phénoménale. Jeux splendides et liquides ; la grande place aux allures de stade est un immense réservoir. Essaie de susurrer un mot contre le mur, si tu cours assez vite, tu peux le recueillir dans l’oreille cent mètres plus loin. 

(…) 

Dans cet instrument aux âmes multiples, seul le Tibre est lent, silencieux, trouble — et il creuse dans la campagne ses gribouillis qui ressemblent au "S" d’un violon.

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Lee Howard  (Site Flickr

au centre, Eszter Hargittai  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr

 


lundi 1 janvier 2018

Auguri (Meilleurs vœux pour cette nouvelle année)




«Diamo fondo alle ultime riserve !»



Totò et Anna Magnani dans Risate di gioia, de Mario Monicelli (1960)

dimanche 12 novembre 2017

Autunno (Automne)





Après les anecdotes sur Vincenzo Cardarelli, retrouvons l'oeuvre de ce grand poète, avec Autunno, l'une de ses plus célèbres poésies : 

Autunno 

Autunno. Già lo sentimmo venire
nel vento d'agosto, 
nelle pioggie di settembre 
torrenziali e piangenti, 
e un brivido percorse la terra 
che ora, nuda e triste, 
accoglie un sole smarrito. 
Ora passa e declina, 
in quest'autunno che incede 
con lentezza indicibile, 
il miglior tempo della nostra vita 
e lungamente ci dice addio. 

Vincenzo Cardarelli   Poesie






Automne  

L'automne. Déjà nous l'avons senti venir
dans le vent d'août,
dans les pluies de septembre
torrentielles et pleureuses,
et un frisson a parcouru la terre
qui maintenant, nue et triste,
accueille un soleil égaré.
Maintenant passe et décline,
en cet automne qui s'avance
avec une indicible lenteur,
le meilleur temps de notre vie
et longuement il nous dit adieu.

(Traduction personnelle)








Images : grazie a Luigi Cavasin per le sue bellissime fotografie  (Site Flickr)



samedi 11 novembre 2017

Un frileux




Dans le sillage du précédent message, et puisque la saison s'y prête, je poursuis la thématique "frilosité" en citant un extrait du dernier ouvrage d'Andrea Camilleri, Esercizi di memoria (Exercices de mémoire), dans lequel, comme le suggère le titre, il évoque des souvenirs souvent liés à sa jeunesse, comme cette très savoureuse évocation du poète Vincenzo Cardarelli, dont la frilosité et le caractère ombrageux étaient devenus légendaires : 

Quand je fréquentais comme élève metteur en scène l'Académie Nationale d'Art Dramatique de Rome, dans les années 49-50, j'ai habité un moment dans un grand appartement près du piazzale Flaminio, avec trois amis qui allaient devenir célèbres : le réalisateur Mario Ferrero, le scénariste et metteur en scène Giuseppe Patroni Griffi et Bill Weaver, qui faisait ses premières armes de traducteur de l'italien à l'anglais. Le soir, nous étions rejoints par d'autres futures célébrités, comme le cinéaste Francesco Rosi, l'écrivain Raffaele La Capria, le jeune Vittorio Gassman et beaucoup d'autres jeunes gens, garçons et filles.

Nous possédions un gramophone que nous faisions jouer à fort volume et nous passions toute la nuit à danser, à nous amuser, à plaisanter. Immanquablement, vers une heure du matin, la sonnerie de la porte retentissait, quelqu'un allait ouvrir et se trouvait devant le poète Vincenzo Cardarelli, en pyjama, qui habitait à l'étage du dessous et ne parvenait pas à trouver le sommeil à cause du vacarme que nous faisions. Un soir, Mario Ferrero l'invita à se joindre à nous ; de façon inattendue il accepta, s'assit sur une chaise dans un coin du grand salon et se mit à nous observer avec des regards méprisants.

Après une petite demi-heure, il nous demanda une couverture, il tremblait de froid, et pourtant c'était une soirée très chaude, il s'en enveloppa et s'assit de nouveau sans changer d'expression. Après un petit moment, il se leva et dit à voix haute : « Je peux dire quelque chose ? » Nous répondîmes aussitôt : « Mais bien sûr, Maître ! » « Vous êtes vraiment des petits merdeux ! » proclama-t-il de façon solennelle, et il se dirigea vers la porte toujours enveloppé dans la couverture. Depuis ce jour-là, il ne remonta plus jamais pour protester. Un jour que je le rencontrai dans les escaliers, il me dit qu'il s'était muni de bouchons d'oreilles, et qu'ainsi il arrivait à dormir tranquillement.

Cardarelli n'avait pas un caractère facile. Par exemple, quand on apprit à Rome qu'Alessandro Pavolini, secrétaire du Parti Fasciste Républicain, avait été tué par des partisans, il dit au fils du frère de Pavolini rencontré dans la rue : « Tu diras à ton père que je me réjouis de ses récents malheurs ! »




Il souffrait du froid même en pleine canicule, et il m'est arrivé d'assister à une scène incroyable ; je me trouvai piazza del Popolo devant le bar Luxor, par la suite bar Canova, il était presque une heure de l'après-midi, le soleil était au zénith, avec une chaleur étouffante difficile à supporter. Je vis arriver Cardarelli depuis la Porta del Popolo : il portait un chapeau, une écharpe de laine autour du cou, un épais manteau d'hiver, des gants, et il avançait avec précaution comme si le sol était gelé. A cette époque, même les poids lourds pouvaient traverser le Corso, et il arriva justement un camion qui se retrouva face au poète en plein milieu de la piazza del Popolo ; le chauffeur freina brusquement et descendit du véhicule. Il était en caleçon et clairement exaspéré par la chaleur suffocante qu'il devait supporter dans sa cabine.

En voyant Cardarelli ainsi accoutré, il perdit complètement son self-control, tomba à genoux en hurlant et blasphémant, puis se releva d'un coup pour se jeter sur le poète et commencer à le déshabiller. D'une bourrade il fit voler le chapeau et commença à déboutonner le manteau tandis que Cardarelli appelait à l'aide d'une voix aiguë. Je me précipitai pour le secourir suivi par d'autres passants, mais il fut bien difficile d'arracher le poète aux bras puissants du camionneur, qui manifestait maintenant des intentions clairement homicides. Une fois libéré, Cardarelli ne manifesta pas la moindre gratitude, il me poussa du bras pour m'écarter et s'en alla en se rhabillant avec soin.. Il paraît, mais peut-être ne s'agit-il que d'une légende, que ses dernières paroles sur son lit de mort ont été : « J'ai trop chaud ! ».

Andrea Camilleri  Esercizi di memoria  Rizzoli editore, 2017  (Traduction personnelle)






Images : en haut, Monica Messina  (Site Flickr)

au centre,  Vincenzo Cardarelli, Via Veneto foto ©archivio Paolo Di Paolo

en bas, Fabio Fusco  (Site Flickr)


On peut lire ici le texte original de Camilleri 

mardi 10 octobre 2017

Un jour comme un autre




Pour David Farreny, en souvenir (nostalgique) de nos campagnes camusiennes...





[Rome, Villa Médicis] Mardi 3 févier [1987], 4 heures et quart.
Certaines journées d'hiver en certains lieux somptueux sont plus émouvantes que tout ce que peuvent offrir le printemps ou l'été, parce que l'on peut se convaincre que la vie telle qu'elle est là n'a rien d’extraordinaire, qu'elle ne hausse pas le ton pour nous plaire, qu'elle se montre à nous, malgré la splendeur, dans une simplicité qui lui est quotidienne. Je tourne en vain autour d'un souvenir très flou, peut-être imaginaire, d'une terrasse en Périgord, un jour d'hiver — mais c'était peut-être au printemps : il suffit que ce ne soit pas pendant la saison. Ici, dans le parc, les jardiniers taillent les haies. Il fait assez frais, mais très beau. Marcher sur la terrasse, au-dessus du viale, entre la villa et ma maison, leurs travaux d'un côté, donc, et de l'autre la ville... Il n'y a pas dans l'année d'époque moins touristique, à Rome. On n'aperçoit pour ainsi dire pas d'étrangers, le long des rues. Ce silence, cette lenteur, cette tranquillité, cette merveilleuse ordinaireté de la beauté, ce pourrait donc être la vraie vie ? Un jour si beau être cette chose si rare, un jour comme un autre ?

Renaud Camus   Vigiles  Éditions P.O.L, 1989









Images : (1), (2) et (3) : merci à David Farreny  (Site Flickr)

tout en bas, Renaud Camus  (Site Flickr)



"Minuit. Et cette affreuse pensée qu'un soir il faudra fermer ces volets pour la dernière nuit, un matin les fermer sans retour..."