
Deux voix nouées, entrelacées, du lierre qui grimpe, «Pur ti miro, pur ti godo», regard et jouissance, aiguilles souples, accordées. Deux amants freinant l’extase, attente ou consomption, leurs inflexions qui se perdent, leur tendresse égarée, en eux le triomphe à nouveau de la convoitise. Enfin leur duo plus étale, promettant une paix scandaleuse... Dans la houle qui les porte vers le haut, ils surnagent une dernière fois, leur sublimation les incarne : «pur ti stringo, pur ti annodo», l’étreinte et le nœud des membres, dits, susurrés a cappella, et qui vibrent sur le Torrazzo, minaret plus que campanile, vibrent dans la mémoire, car ici aucune de ces deux voix n’est présente et je découvre, entre baptistère et palais communal, les apprêts d’une soirée politique à la veille d’un référendum sur les monopoles. Des élèves du conservatoire répètent une sonate ou, indifféremment, des morceaux de rock, sous les yeux des derniers promeneurs, des premiers militants, les uns les autres conformes jusqu’à l’inexistence. «Io son tua, tuo son io», feu lointain sous une pluie fine et tenace : je suis tienne, je suis tien, je suis à toi, dis-le, dis-le, que je suis à toi, «speme mia dillo, dì»...
Derrière la façade que j’observe, Ingegneri, musicien du dôme, fut le premier maître du «nouvel Apollon vivant sur la montagne verte» avant son départ pour Mantoue. La belle jeunesse lombarde, à présent regroupée à la terrasse de l’unique café, sous les arcades, et qui attend dans un silence politiquement correct un meeting compromis par la pluie et le faible militantisme, prononce-t-elle jamais le nom de Claudio Monteverdi ? Le duo final de l’Incoronazione lui donne tort et raison, tort et raison à l’oubli : Néron et Poppée, libérés d’Octavie, de Sénèque, y célèbrent, en notes apparemment pures, le triomphe d’un amour jailli tout droit, suave et neuf, de la trahison, du suicide imposé, du meurtre. Quelques accords diaphanes, et le voici lavé, cet amour, de son épaisseur de sang, de sa stratégie. Une entière absolution lui échoit de par sa victoire, une équivoque au cœur de la musique, une équivoque est la musique même...

Jeunesse à l’infini décalquée, bienséance nordique, amnésie postmoderne, ce que j’entrevois sur une des places les plus scénographiques d’Italie, est-ce l’humanité du «dieu de la Musique», pour certains vrai génie de ces lieux, ou, comme le duo des amants, une leçon, profondément apprise, de cynisme angélique ?
La pluie achève son travail et disperse loin de l’estrade les acteurs d’une soirée jamais commencée : je peux écouter jusqu’au sommeil la coda de l’étreinte dans les rues luisantes et désertes, les deux voix qui vibrent d’ambiguïté, s’élancent vers le haut, plongent dans l’humain.
Bernard Simeone Acqua fondata, éditions Verdier, 1997

Images : en haut, Andrea Merli (Site Flickr)
au milieu, Matteo Redaelli (Site Flickr)
en bas, Manuel Palomino Arjona (Site Flickr)
Source de la vidéo : Site YouTube