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jeudi 15 mars 2018

La Bellezza intravista (La Beauté entrevue)




J'ai déjà cité ici un extrait de l'ouvrage de souvenirs d'Andrea Camilleri Esercizi di memoria (Exercices de mémoire), publié en Italie en septembre de l'année dernière. Je propose ici ma traduction de quelques extraits du dernier chapitre du livre, intitulé La Beauté entrevue.

Entre le territoire de mon village de Porto Empedocle et celui du chef-lieu Agrigente, il y a une longue colline qui s’appelle Monserrato. Quand dans mon enfance j’allais à la campagne chez mes grands-parents, je m’étais aperçu en observant avec des jumelles que dans la portion qui s’enfonçait dans l’arrière-pays surgissait un groupe de maisons. Je demandai à mon oncle qui y habitait, il me répondit qu'il s'agissait de deux familles : les Musumarra et les Condino. Il ajouta qu’il s’agissait de personnes ombrageuses qui ne fréquentaient personne et vivaient en vendant les produits de leur terre au marché du village. Il me dit aussi que les étrangers n’étaient pas les bienvenus, au point que si quelqu’un d’eux tombait malade, ils n’appelaient pas le médecin mais transportaient le malade à dos de mulet jusqu’au village. Ces nouvelles éveillèrent en moi une forte curiosité. 

[Une première fois, le jeune Andrea se dirige vers ces maisons lointaines, mais il est tout de suite arrêté par deux chiens menaçants qui l’empêchent d’aller plus loin. Il revient au même endroit en octobre 43, après le débarquement des Américains. Il est accompagné par un écrivain sicilo-américain, Jerre Mangione, et cette fois-ci, il parvient à entrer en contact avec deux des habitants] 

Ils nous firent entrer chez eux et nous offrirent du vin bien frais, puis ils s’excusèrent parce qu’ils devaient emmener au village une de leurs sœurs qui était très malade. Jerre leur dit qu’il pouvait les accompagner à l’hôpital militaire et ils acceptèrent. Pendant que la malade se préparait, l’un des deux nous dit : 
« Je veux vous montrer quelque chose que nous avons découvert l’autre jour. » 
Il nous conduisit dans l’autre bâtiment, nous y trouvâmes une grande pièce d’environ dix mètres sur quatre, complètement vide, qui devait avoir servi d’écurie pour les chevaux et en effet, l’homme nous expliqua qu’une semaine auparavant, un cheval soudain devenu furieux s’était mis à ruer en heurtant violemment un mur qui s’était effondré, laissant apparaître une autre cloison ornée d’une fresque [...] Nous regardâmes cette fresque et en fûmes émerveillés : elle était grande, environ six mètres sur quatre, on apercevait sur la gauche une paroi rocheuse d’où surgissait un large éperon sur lequel se tenaient deux moines, l’un âgé et l’autre plus jeune, il y avait aussi un chien étrange ; le moine le plus âgé désignait avec son bras tendu le paysage, justement celui que l’on apercevait du haut de la colline de Monserrato. Le ciel était d’un azur intense, avec quelques petits nuages blancs sur la partie droite du mur ; on voyait ensuite des champs ensemencés et dans le lointain les silhouettes des quatre villages, parmi lesquels se trouvait Agrigente : exactement le même paysage que l’on apercevait dans la réalité. Cela donnait une impression d’ampleur, de grandeur et en même temps de sérénité. Les coups de pinceaux étaient tracés avec une main sûre, il était certain que l’auteur de la fresque n’était pas un dilettante ou un naïf, il s'agissait de toute évidence de quelqu’un qui connaissait son métier, un artiste authentique, un véritable peintre. Tout en bas à droite, il n’y avait pas de signature mais seulement une date en chiffres romains : MCDXX. Il était difficile de quitter des yeux cette fresque, elle avait le charme secret des vraies œuvres d’art et nous ne pûmes pas cacher notre enthousiasme. Alors, heureux de notre réaction, le paysan nous conduisit vers une autre merveille. Nous sortîmes de la zone des habitations, empruntâmes un chemin étroit en surplomb et pénétrâmes dans une grotte ; elle était remplie d’eau mais une étroite passerelle de pierre permettait de rejoindre une autre grotte où était allumée une lampe à pétrole qui nous permit de distinguer une sorte d’autel de pierre, sur lequel était posée une sculpture qui représentait la Madone avec l’Enfant Jésus dans ses bras. C’était une sculpture de bois peint, elle avait la même intensité et la même magie que la fresque. Nous sortîmes à contrecœur, la malade était prête et nous descendîmes vers le village. [...] 




Bien des années après, je parlai de cette fresque à mon ami sculpteur et grand artiste Angelo Canevari : 
« J’aimerais bien y jeter un coup d’œil. » fut son seul commentaire. 
Nous partîmes aussitôt pour la Sicile accompagnés de nos épouses respectives. Angelo m’avait expliqué qu’il était possible de détacher la fresque et de la placer sur une toile pour la transporter, à l’aide de certains procédés techniques qu’il connaissait. Nous arrivâmes à Porto Empedocle et le lendemain, nous rejoignîmes la maison de campagne qui nous servirait de point de chute. Dès que cela fut possible, nous allâmes à Monserrato et y fûmes accueillis par l’un des deux frères que j’avais connus, il avait beaucoup vieilli et il me dit que son frère était mort. Je lui expliquai que j’étais venu pour montrer à mon ami la fresque ainsi que la statue de la Madone. Il m’adressa un regard désolé et se contenta de me dire : 
« Suivez-moi ! » 
Nous rejoignîmes l’autre bâtiment, la grande salle avait été complètement rénovée, la fresque avait disparu. 
Je lui demandai avec consternation : « Et qu’est-elle devenue ? » 
« Il y a deux ans, il y a eu un tremblement de terre et tout s’est effondré. » 
Il ouvrit l’un des quatre gros sacs qui se trouvaient dans un angle de la pièce, il en sortit une petite pierre dont l’un des côtés était peint d’un bleu intense. 
« Toute la fresque a fini comme ça ! » me dit-il en me tendant la petite pierre. 
« Et la Madone ? » lui demandai-je. 
« Les grottes ont été englouties, tout a disparu ! » 
C’était l’heure du repas, il nous invita à manger, mais nous refusâmes car nous n’avions vraiment plus d’appétit. Nous sommes rentrés découragés à la maison de mes grands-parents, et de temps en temps, je mettais la main dans ma poche pour caresser la petite pierre colorée, qui était la preuve tangible qu’autrefois, il m’avait été accordé la grâce d’entrevoir la Beauté.

Andrea Camilleri  Esercizi di memoria  Rizzoli Editore, 2017 (Traduction personnelle)

A voir ici une très intéressante rencontre avec Camilleri (93 ans, un esprit toujours aussi vif et une mémoire d'une infaillible précision) à propos de la parution des Esercizi di memoria. C'est en italien, sans traduction française.

Je rappelle l'adresse du site le plus complet sur Andrea Camilleri : http://www.vigata.org/index.html







Images : en haut et en bas, Luigi Strano  (Site Flickr)

au centre, Antonio  (Site Flickr)



samedi 11 novembre 2017

Un frileux




Dans le sillage du précédent message, et puisque la saison s'y prête, je poursuis la thématique "frilosité" en citant un extrait du dernier ouvrage d'Andrea Camilleri, Esercizi di memoria (Exercices de mémoire), dans lequel, comme le suggère le titre, il évoque des souvenirs souvent liés à sa jeunesse, comme cette très savoureuse évocation du poète Vincenzo Cardarelli, dont la frilosité et le caractère ombrageux étaient devenus légendaires : 

Quand je fréquentais comme élève metteur en scène l'Académie Nationale d'Art Dramatique de Rome, dans les années 49-50, j'ai habité un moment dans un grand appartement près du piazzale Flaminio, avec trois amis qui allaient devenir célèbres : le réalisateur Mario Ferrero, le scénariste et metteur en scène Giuseppe Patroni Griffi et Bill Weaver, qui faisait ses premières armes de traducteur de l'italien à l'anglais. Le soir, nous étions rejoints par d'autres futures célébrités, comme le cinéaste Francesco Rosi, l'écrivain Raffaele La Capria, le jeune Vittorio Gassman et beaucoup d'autres jeunes gens, garçons et filles.

Nous possédions un gramophone que nous faisions jouer à fort volume et nous passions toute la nuit à danser, à nous amuser, à plaisanter. Immanquablement, vers une heure du matin, la sonnerie de la porte retentissait, quelqu'un allait ouvrir et se trouvait devant le poète Vincenzo Cardarelli, en pyjama, qui habitait à l'étage du dessous et ne parvenait pas à trouver le sommeil à cause du vacarme que nous faisions. Un soir, Mario Ferrero l'invita à se joindre à nous ; de façon inattendue il accepta, s'assit sur une chaise dans un coin du grand salon et se mit à nous observer avec des regards méprisants.

Après une petite demi-heure, il nous demanda une couverture, il tremblait de froid, et pourtant c'était une soirée très chaude, il s'en enveloppa et s'assit de nouveau sans changer d'expression. Après un petit moment, il se leva et dit à voix haute : « Je peux dire quelque chose ? » Nous répondîmes aussitôt : « Mais bien sûr, Maître ! » « Vous êtes vraiment des petits merdeux ! » proclama-t-il de façon solennelle, et il se dirigea vers la porte toujours enveloppé dans la couverture. Depuis ce jour-là, il ne remonta plus jamais pour protester. Un jour que je le rencontrai dans les escaliers, il me dit qu'il s'était muni de bouchons d'oreilles, et qu'ainsi il arrivait à dormir tranquillement.

Cardarelli n'avait pas un caractère facile. Par exemple, quand on apprit à Rome qu'Alessandro Pavolini, secrétaire du Parti Fasciste Républicain, avait été tué par des partisans, il dit au fils du frère de Pavolini rencontré dans la rue : « Tu diras à ton père que je me réjouis de ses récents malheurs ! »




Il souffrait du froid même en pleine canicule, et il m'est arrivé d'assister à une scène incroyable ; je me trouvai piazza del Popolo devant le bar Luxor, par la suite bar Canova, il était presque une heure de l'après-midi, le soleil était au zénith, avec une chaleur étouffante difficile à supporter. Je vis arriver Cardarelli depuis la Porta del Popolo : il portait un chapeau, une écharpe de laine autour du cou, un épais manteau d'hiver, des gants, et il avançait avec précaution comme si le sol était gelé. A cette époque, même les poids lourds pouvaient traverser le Corso, et il arriva justement un camion qui se retrouva face au poète en plein milieu de la piazza del Popolo ; le chauffeur freina brusquement et descendit du véhicule. Il était en caleçon et clairement exaspéré par la chaleur suffocante qu'il devait supporter dans sa cabine.

En voyant Cardarelli ainsi accoutré, il perdit complètement son self-control, tomba à genoux en hurlant et blasphémant, puis se releva d'un coup pour se jeter sur le poète et commencer à le déshabiller. D'une bourrade il fit voler le chapeau et commença à déboutonner le manteau tandis que Cardarelli appelait à l'aide d'une voix aiguë. Je me précipitai pour le secourir suivi par d'autres passants, mais il fut bien difficile d'arracher le poète aux bras puissants du camionneur, qui manifestait maintenant des intentions clairement homicides. Une fois libéré, Cardarelli ne manifesta pas la moindre gratitude, il me poussa du bras pour m'écarter et s'en alla en se rhabillant avec soin.. Il paraît, mais peut-être ne s'agit-il que d'une légende, que ses dernières paroles sur son lit de mort ont été : « J'ai trop chaud ! ».

Andrea Camilleri  Esercizi di memoria  Rizzoli editore, 2017  (Traduction personnelle)






Images : en haut, Monica Messina  (Site Flickr)

au centre,  Vincenzo Cardarelli, Via Veneto foto ©archivio Paolo Di Paolo

en bas, Fabio Fusco  (Site Flickr)


On peut lire ici le texte original de Camilleri 

mardi 8 août 2017

La rete di protezione (Le filet de protection)




Dans La rete di protezione, le dernier roman de la série du Commissaire Montalbano paru en Italie cet été, il n’y a pas de meurtre sur lequel enquêter. L’atmosphère est plutôt à l’introspection, à la mélancolie : Montalbano se retrouve dans une Vigata que le tournage d’une série pour la télévision suédoise a transformée en décor suranné (tout est fait pour recréer l’ambiance des années cinquante) ; le commissaire en perd ses repères habituels et il s’aperçoit que son âge l’éloigne sans doute définitivement des mœurs de son époque, et tout particulièrement de celles des plus jeunes, qui lui semblent des créatures mystérieuses venues d’une autre planète. 
Plus de convivialité et d’échanges authentiques dans ce monde où chacun semble enfermé dans sa bulle, aux prises avec sa propre solitude. La convivialité, si importante pour Camilleri et pour son héros qui lui ressemble beaucoup, ne semble plus une priorité dans une société dominée par l’individualisme ; l’ère de la communication globale a accouché d’un monde où chaque individu est connecté, présent virtuellement, mais toujours plus absent dans la vie réelle. 
On cherche à tout prix à se protéger, comme l’indique la polysémie du titre en italien : La rete di protezione (littéralement Le filet de protection), c’est aussi la protection qu’offre le Net (la Rete en italien), le Réseau des échanges mondialisés, à la fois ouvert au maximum et formant un cocon pour chaque individu, une protection à la fois rassurante et illusoire, puisqu’elle peut aussi être la source de nouveaux dangers.
Cet aspect introspectif du récit n’empêche pas le développement de plusieurs intrigues, et Camilleri est toujours un formidable narrateur, qui sait comment tenir son lecteur en haleine jusqu’au dénouement du récit. La rete di protezione est aussi le premier roman qui n’a pas été écrit directement par Camilleri, désormais presque totalement aveugle, mais dicté à Valentina, sa précieuse secrétaire ; on ne s’en rend pas du tout compte à la lecture, et la langue unique du Maestro, cet italien sicilianisé (à moins que ce ne soit l’inverse !), est toujours aussi savoureuse et inventive.
Je cite ici un extrait qui ne rend pas compte de la tonalité générale de l’ouvrage, mais qui donne une idée de ces moments de doute et de découragement du commissaire face à un monde dont les codes et les finalités lui échappent de plus en plus : 




[Montalbano] avait à peine dépassé en voiture le Café Castiglione quand il freina brusquement. Il s’était aperçu qu’il y avait un groupe de jeunes devant le café, certains assis, d’autres debout. Sans sortir de la voiture, il se mit à les observer. Il y passa un petit moment avant de redémarrer et de prendre la direction du commissariat. Il se gara, mais au lieu de rejoindre son bureau, il refit tranquillement la route à pied en direction du café Castiglione. 
Il s’arrêta un peu avant, alluma une cigarette et se remit à observer. 
A la différence des gamins qu’il avait vus à la pizzeria, ceux-ci, qui avaient le même âge, étaient regroupés ou éloignés les uns des autres, mais tous semblaient isolés, chacun étant concentré sur ses occupations personnelles. Et ils étaient si obnubilés par ce qu’ils étaient en train de faire qu’ils ne jetaient même pas un regard sur leurs voisins. 
Mais que faisaient-ils ? 
Montalbano s’aperçut qu’ils adoptaient tous une position identique : le menton appuyé sur la poitrine, les coudes repliés autour de la taille, tenant serré dans les deux mains quelque chose qu’ils effleuraient avec leurs pouces, la seule partie de leur corps qui était en mouvement.




Il s’approcha encore. 
Il monta sur le trottoir. 
Il se retrouva au milieu du groupe. 
Il régnait un silence irréel. Il avait l’impression de se retrouver dans un aquarium. 
Alors il essaya de les dévisager en espérant pouvoir croiser leur regard. Ils avaient tous les yeux dans le vague et en même temps, leur pupille semblait à l’affût. 
Aucun d’eux ne daigna lever la tête, comme cela paraîtrait naturel à quelqu’un qui se sent épié. 
Au contraire, on avait l’impression que cette présence étrangère les poussait à s’enfermer davantage encore dans leur bulle isolante. 
Si les gamins de la pizzeria s’étaient exprimés dans une langue que Montalbano n’avait pas comprise, il se sentait encore plus exclu au milieu de ceux-ci qui n’ouvraient pas la bouche. 
Il éprouva un sentiment de découragement. 
Il se demandait s’il arriverait jamais à comprendre la moindre de leurs pensées ou de leurs comportements. 
Il s’éloigna avec une question dans la tête. Comment était-il possible que l’ère de la communication globale, celle où toutes les frontières culturelles, linguistiques, géographiques et économiques avaient disparu de la face de la Terre, que cet espace immense libéré ait provoqué des multitudes de solitudes, une infinité de solitudes communiquant entre elles, certes, mais toujours dans une absolue solitude. 

Andrea Camilleri  La rete di protezione  Sellerio editore, 2017 (Traduction personnelle)







Images : tout en bas, avant la couverture du livre : Site Flickr


La santé de Camilleri l'oblige maintenant à limiter ses déplacements, mais il a tenu à répondre à l'invitation de l'Institut italien de Paris en juin dernier et l'on peut voir en suivant ce lien la passionnante discussion qu'il a eue à cette occasion avec les lecteurs (il y a une traduction française).

vendredi 6 janvier 2017

Difenditi, Rinaldo ! (Défends-toi, Renaud !)




ADDIFENDITI, RINARDU ! Difenditi, Rinaldo ! La battuta appartiene a uno di quegli aneddoti, veri o inventati, che si raccontano del mondo dei pupari, dei pupi e soprattutto del pubblico che un tempo assiduamente frequentava l’Opera dei Pupi. L’episodio sarebbe accaduto al mio paese durante la rappresentazione del combattimento tra Orlando e Rinaldo, nel teatro di mastro Orazio. A un certo momento dello scontro, feroce ma leale, tra i due paladini, un incidente imprevisto fece sì che la spada di Rinaldo si spezzasse e questi venisse a trovarsi del tutto disarmato di fronte a Orlando. Per alcuni secondi il tempo in quel teatrino parve fermarsi : Orlando rimase con la durlindana alzata senza osare calarla sull’avversario, il pubblico trattenne il fiato, i pupari s’immobilizzarono nella disperata ricerca di una soluzione. E in quell’attimo sospeso, un coltello volò per aria, attraversò la saletta, s’infilzò vibrando sulle tavole del minuscolo palcoscenico mentre una voce gridava : «Addifenditi, Rinardu !». A lanciare il coltello era stato uno dei più fieri sostenitori di Orlando, e non di Rinaldo come si sarebbe potuto supporre : a riarmare Rinaldo, perché non si potesse mai dire che Orlando aveva bassamente approfittato della momentanea difficoltà del suo nemico. E questa battuta l’ho sentita fino a una ventina di anni fa, tra gente di una certa età, da due contadini o due pescatori che fra loro ragionavano : e uno dei due era pronto a fornire argomenti all’avversario che ne era a corto, per il gusto di discutere ad armi pari. E così il ragionamento, iniziato terra terra per il costo di un chilo di sarde o di fave, finiva per librarsi funambolicamente nelle sfere della dialettica pura.

Andrea Camilleri   Il gioco della mosca, Sellerio ed.





DÉFENDS-TOI, RENAUD ! Cette apostrophe provient de l’une des nombreuses anecdotes, vraies ou inventées, qui se racontent sur le monde des pupari (marionnettistes), des pupi (marionnettes), et surtout sur le public qui autrefois fréquentait assidûment l’Opéra des Pupi. L’histoire se serait déroulée dans mon village, pendant la représentation du combat entre Roland et Renaud, dans le théâtre de mastro Orazio. À un certain moment du combat, féroce mais loyal, entre les deux paladins, l’épée de Renaud se brisa à la suite d’un incident imprévu, et le héros se retrouva complètement désarmé face à Roland. Pendant quelques secondes, le temps sembla s’être arrêté dans le petit théâtre : Roland resta figé avec sa Durandal levée sans oser l’abattre sur son adversaire, le public retint son souffle, les marionnettistes s’immobilisèrent dans la recherche désespérée d’une solution. Et en cet instant suspendu, on vit voler un couteau ; il traversa la salle pour venir se planter sur le plancher de la minuscule scène, et une voix hurla : «Défends-toi, Renaud !». Le lanceur du couteau était l’un des plus chauds partisans de Roland, et pas de Renaud comme on aurait pu le supposer : il avait réarmé Renaud pour que l’on ne puisse pas dire que Roland avait lâchement profité de la situation difficile dans laquelle s’était momentanément retrouvé son adversaire. Et il y a vingt ans encore, il m’arrivait d’entendre cette apostrophe entre personnes d’un certain âge, par exemple deux paysans ou deux pêcheurs qui discutaient : l’un des deux était toujours prêt à fournir des arguments à son adversaire qui s’en trouvait démuni, pour le seul plaisir de poursuivre la discussion à armes égales. Et ainsi, un débat terre-à-terre, portant initialement sur le prix d’un kilo de sardines ou de fèves, finissait par se déployer de façon acrobatique dans les sphères de la pure dialectique.

(Traduction personnelle)





 
Images (en haut et en bas) : Site Flickr 

Source de la vidéo : Site YouTube


lundi 19 décembre 2016

Les dames, les chevaliers, les armes, les amours...




Dans Certi momenti, un ouvrage paru aux éditions chiarelettere en 2015, Andrea Camilleri raconte certains moments qui ont marqué principalement son enfance et son adolescence, même si certains autres récits concernent sa vie d’adulte. Il s’agit de découvertes, de lectures fondamentales, de rencontres de personnages inconnus ou célèbres, d’amitiés indéfectibles que Camilleri, à quatre-vingt-dix ans, fait revivre de façon incroyablement précise et vivante. Je cite ici un exemple de ces moments précieux qui se sont gravés dans sa prodigieuse mémoire : la découverte du Roland furieux, et par ce biais de l’attrait unique de la fantaisie poétique, du plaisir et de l’enchantement de la narration qu’il illustrera si bien plus tard dans son œuvre prolixe et dans ses passionnantes conversations.




Un jour, je décidai d’explorer la bibliothèque de mon grand-père Vincenzo, qui habitait avec ma grand-mère Elvira dans un grand appartement sur le même palier que nous. Les livres étaient tous rangés dans un vaste meuble, qui se trouvait dans le grand salon à l’entrée. Quand je commençai à en parcourir les titres, je fus déçu ; il s’agissait principalement des fameux manuels Hoepli consacrés à l’agriculture, à l’élevage des animaux domestiques, des chevaux et même des abeilles. 

Parmi les volumes non techniques, il y avait I Promessi sposi (Les Fiancés) dans l’édition de 1840 et le roman populaire Ettore Fieramosca. Sur l’étagère la plus basse, les livres étaient rangés en position horizontale parce que leur grand format ne leur permettait pas de tenir debout entre deux rayons de la bibliothèque. Je me rappelle parfaitement que j’étais parvenu à l’avant-dernier de ces grands livres, consacré aux régions d’Italie, quand en le soulevant je vis juste en dessous un volume à la couverture rouge, très épaisse, avec le nom de l’auteur et le titre écrits en lettres dorées : Ludovico Ariosto, Orlando furioso (Roland furieux). C’était un ouvrage très lourd et j’eus du mal à l’extraire de son logement. Quand je l’eus finalement entre les mains, je fus saisi d’admiration : c’était le livre le plus élégant que j’avais jamais vu.




Chaque page était d’un épais papier glacé et il était très richement illustré. Sur chacune des pages, les illustrations occupaient la moitié ou le quart de l’espace ; et il y avait aussi des dizaines de gravures en pleine page. Sur la quatrième de couverture, il était précisé que les illustrations étaient de Gustave Doré. Je transportai l’ouvrage dans ma chambre, je réussis à le poser sur mon lit et m’allongeai avant de commencer à le feuilleter. Je fus fasciné dès le premier dessin, et je décidai donc de regarder à la suite toutes les gravures avant de commencer à lire le texte. Ce fut ainsi que pour la première fois de ma vie, à huit ans, je vis le dessin d’une femme nue. Cela m’impressionna vivement et je restai un long moment à la contempler. Je savais déjà comment naissaient les enfants ; j’en avais été minutieusement informé par mes camarades d’école, fils de charretiers, de dockers, de muletiers, qui étaient de vrais experts en la matière. Après avoir vu toutes les illustrations, je commençai à lire : « Les dames, les chevaliers, les armes, les amours... ».




Je me rappelle d’avoir lu et relu dix fois de suite la première octave, totalement captivé par la sonorité de ces mots, avant même d’avoir pu en saisir la signification exacte. Le rythme, la musicalité, les rimes résonnaient en moi comme une chanson, me poussant très vite à lire à haute voix, si bien que ma mère finit par ouvrir la porte pour me demander avec qui je parlais. 

Voilà, ce fut le début d’un engouement qui dura pendant de très nombreuses années. Ma grand-mère Elvira, en me racontant les aventures d’Alice au pays des merveilles, avait stimulé mon imagination, qui se déchaîna littéralement à la lecture du Roland furieux. Je m’amusai à inventer des variantes. Par exemple, si Roland est devenu fou à la simple vue des noms d’Angélique et de Médor gravés sur l’écorce des arbres, qu’aurait-il fait s’il les avait surpris en train de célébrer leur union ? Il aurait certainement défié Médor en un combat singulier et, c’est presque certain, il l’aurait tué. Mais qu’aurait-il ainsi obtenu ? Certainement, la haine éternelle d’Angélique. 

J’aimais aussi les nombreuses intrigues secondaires. Celle de Fiammetta me fit beaucoup rire, et je décidai de l’apprendre par cœur pour la réciter à mes camarades d’école. 

Andrea Camilleri  Certi momenti, chiarelettere Editore, 2015  (Traduction personnelle)







Images : Gustave Doré, illustrations pour le Roland furieux de L'Arioste



vendredi 19 juin 2015

La Mer




Je cite ici, dans une traduction personnelle, un deuxième extrait de l'ouvrage I racconti di Nené, d'Andrea Camilleri ; je rappelle qu'il ne s'agit pas à l'origine d'un texte écrit, mais de la retranscription d'une conversation de l'écrivain avec deux journalistes :

« Mer...
La mer me fait d’abord penser aux pêcheurs, les merveilleux pêcheurs de mon pays. 
D’abord avec leurs tartanes, qui étaient des sortes de barques à voile, puis avec les chalutiers, dans la période faste de Porto Empedocle, qui était alors le deuxième port de pêche italien, avant de perdre cette place en faveur de Mazara del Vallo. 
Chaque fois que je monte sur une bateau, je sens se recomposer en moi une sorte d’équilibre, que je perds aussitôt quand je regagne la terre ferme.
Je peux encore plonger et rester sous l’eau assez longtemps. Et je m’amusais beaucoup en jouant ce bon tour à ceux qui ne me connaissaient pas : rester longtemps sous l’eau en apnée et susciter l’inquiétude chez ceux qui m’accompagnaient. Et je parviens à la faire encore aujourd’hui malgré toutes les cigarettes que je fume.




En somme, l’élément aquatique est fondamental pour moi. 
La première fois que je quittai Porto Empedocle pour gagner l’intérieur de la Sicile, j’allai à Caltanisseta avec mon père, pour je ne sais plus quelle raison ; nous partagions la même chambre. 
J’étais enfant et je n’arrivai pas à trouver le sommeil. 
Mon père me demanda : "Pourquoi ne dors-tu pas ?"
Je ne parvenais pas à m’endormir sans comprendre pourquoi. Puis je me rendis compte que le bruit de la mer me manquait. 
J’ai assisté à de grands moments d’héroïsme liés à la mer. J’ai passé toute la période de la guerre à Porto Empedocle, où se trouvaient les navires de l'armée, et là, j’ai pu connaître des gens qui recevraient par la suite la médaille de la Valeur Militaire. 
Je me souviens par exemple de l’attaque mémorable d’un contre-torpilleur à trois cheminées, du même modèle que ceux que l’on utilisait pendant la guerre de 14-18. Ce contre-torpilleur était commandé par le Capitaine de vaisseau Margottini, qui avait amené son chien à bord. 
Un jour, pendant une patrouille, il se retrouva en face de la totalité de la flotte anglaise qui commença à le bombarder. Il comprit aussitôt que s’il voulait essayer de les couler, il devait s’approcher d’au moins trois-cents mètres, ce qui le rendait particulièrement vulnérable. Il arriva à trois-cents mètres de distance avec son navire en flammes, et il tira ; il toucha un croiseur, mais coula avec tout son équipage. 
Son chien, quand il le vit sur le point de se noyer, le saisit au collet et le ramena à la surface, lui sauvant ainsi la vie. 
Quand le Capitaine Margottini vint nous rendre visite, le chien eut droit à la place d’honneur et prit part avec nous aux festivités qui durèrent toute la soirée. 
J’aurais bien d’autres épisodes du même genre à raconter !




Toujours au sujet de la mer, je dois dire que le plus beau prix littéraire que j’ai reçu, celui que j’ai le plus apprécié, m’est venu de l’île bretonne d’Ouessant, là où les plus gros bateaux de pêche, ceux qui restent en mer pendant des mois, font escale avant leur départ. 
Sur l’île d’Ouessant, dont on peut faire le tour en quatre heures, et qui n’est qu’un morceau de terre autour d’un phare, avec quelques maisons et un port de pêche, on décerne chaque année un prix littéraire consacré à la littérature insulaire, autrement dit aux auteurs qui vivent dans une île.
Mon roman Il Birraio di Preston [Le Brasseur de Preston] (1) se trouvait parmi les ouvrages sélectionnés. Le jury se réunit sur un chalutier et décida de me décerner le prix. 
La dotation était de quinze mille francs, mais on me précisa qu’il n’était pas nécessaire que je me déplace sur l’île pour les recevoir ; il suffisait que je fournisse mon adresse et mes coordonnées bancaires. On m’envoya donc la somme accompagnée de la motivation du jury qui était exactement celle-ci : "Bon livre" (2). 
C’est à mon avis l’une des plus belles motivations que l’on puisse trouver pour attribuer un prix à un roman ! »

Andrea Camilleri   I racconti di Nené  Universale Economica Feltrinelli, 2014  (Traduction personnelle)

(1) Il Birraio di Preston est paru en France sous le titre L'Opéra de Vigata, Editions Métailié, 1999.

(2) en français dans le texte








Images : (1) et (2) Angelo Spataro  (Site Flickr)


(4) Giovanni Fucà  (Site Flickr)




mercredi 17 juin 2015

L'amitié en Sicile




I racconti di Nenè reprend de larges extraits d’une interview télévisée qu’Andrea Camilleri a accordée en 2006 à deux journalistes, Francesco Anzalone et Giorgio Santelli. Camilleri y raconte les étapes fondamentales de sa vie et il y parle aussi de façon plus générale de la Sicile et de certains aspects du caractère insulaire. Dans le texte que je reprends ici, dans une traduction personnelle, il est question des caractéristiques de l’amitié sicilienne, bien difficiles à comprendre de l’extérieur. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas à l'origine d’un texte écrit, mais de la retranscription d’une conversation, ce qui explique l’aspect parfois relâché du style, qui vise à conserver la spontanéité de la source orale :

« Sur le sujet de l’amitié, je crois que l’on a déjà écrit des centaines de livres, et je ne pense pas que je puisse ajouter grand-chose de nouveau. Je me bornerai donc à parler de l’amitié sicilienne, en cherchant à préciser ce qu’est le concept d’amitié en Sicile et comment il est mis en pratique. 
Je pense à un exemple que j’ai toujours trouvé frappant. 
Luigi Pirandello et Nino Martoglio (1) étaient des amis intimes, de vrais amis. C’est Martoglio qui a fait débuter Pirandello au théâtre, et qui l’a par la suite aidé de toutes les façons possibles. Ils étaient liés à la vie, à la mort. Dans leurs lettres, ils employaient même des expressions qui seraient aujourd’hui considérées comme embarrassantes, comme "Je vous embrasse sur la bouche, cher ami". 
On en vient alors à se demander : "Mais de quel type d’amitié peut-il bien s’agir ?"
Un lien encore plus fort que celui qui unit deux frères jumeaux : c’est un peu une définition par défaut de l’amitié, mais elle s’approche de la vérité.
Et puis, un jour, cette amitié s’est interrompue. 
Pour expliquer à Martoglio les raisons de cette interruption, Pirandello lui écrit : "Cher ami, l’autre soir, vous avez dit un mot, un seul mot, que vous n’auriez pas dû prononcer... "
Cela semble ridicule, mais ce mot avait à lui tout seul un poids qui remettait en question toutes les années d’amitié qui l’avaient précédé. 
On peut donc se demander si l’amitié sicilienne n’est pas un art plutôt difficile à pratiquer. 
Je me suis souvent rendu compte qu’entre Siciliens, un véritable ami ne doit pas demander à l’autre quelque chose ; cela n’est pas nécessaire puisqu’il sera précédé par l’offre de l’ami, qui a déjà compris la demande qu’on était sur le point de lui faire. 
C’est un processus un peu complexe. En fait, obliger un ami à formuler une requête est la preuve d’une amitié imparfaite. 
Voilà pourquoi je parlais de jumeaux, parce que souvent, entre eux, on constate des échanges mentaux, par lesquels chacun comprend de façon magique les nécessités de l’autre.




Il y a encore une autre caractéristique merveilleuse de l’amitié sicilienne, et je vais l’illustrer avec un exemple. 
J’avais un ami très cher que je ne voyais plus depuis dix ans. J’étais déjà marié et je venais de m’installer à Rome. Il m’appelle et me dit : 
"J’ai deux heures de libre entre un train et l’autre et j’aimerais venir te voir."
Il vient à la maison et nous nous embrassons chaleureusement avant de nous asseoir côte à côte sur le divan. Deux heures s’écoulent et mon ami se lève, m’embrasse et s’en va. 
Ma femme, qui non seulement n’est pas sicilienne mais a de plus reçu une éducation milanaise, me dit avec stupéfaction : 
"Mais vous ne vous êtes même pas parlé, vous ne vous êtes rien dit, vous êtes restés silencieux, vous avez à peine échangé cinq ou six mots !"
Elle ne pouvait pas comprendre combien de choses nous nous étions dites, en amis véritables, à travers tout ce silence. 
Et voilà un autre aspect mystérieux et indéchiffrable de l’amitié sicilienne. »

Andrea Camilleri  I racconti di Nené   Universale Economica Feltrinelli, 2014  (Traduction personnelle)

(1) Nino Martoglio (1870 - 1921) a été un célèbre poète et dramaturge sicilien ; il mit en scène les première œuvres théâtrales de Pirandello, et écrivit même avec lui des pièces in dialetto, c'est-à-dire en sicilien.



mercredi 27 mai 2015

Una botta di malincunia (Un coup de cafard)




La dernière enquête du commissaire Montalbano, La giostra degli scambi [Le manège des confusions] commence par une lutte à mort avec une mouche, et une première confusion qui va en entraîner bien d’autres, tout au long de l’histoire. À chaque nouvel épisode, c’est un vrai plaisir de retrouver le petit monde du commissaire et surtout la langue merveilleuse d'Andrea Camilleri, ce savoureux mélange d’italien et de sicilien si particulier à cet auteur. L’intrigue est ici encore parfaitement maîtrisée, avec ce qu’il faut de rebondissements et d’équivoques pour égarer le lecteur et le tenir en haleine jusqu’à la révélation finale ; mais ce que j’aime particulièrement dans les dernières enquêtes du commissaire de Vigàta, ce sont les moments plus introspectifs où Montalbano s’interroge sur le temps qui passe et la vieillesse qui approche. Je cite ici l’une de ces pauses mélancoliques (presque léopardienne avec cette lune immense dans une nuit de septembre douce et maternelle), où l’on perçoit aussi la voix de l’auteur (quatre-vingt-dix ans en septembre prochain), si paternellement lié à son personnage : 

« Tornò bastevolmenti ‘n anticipo a Marinella. Era ancora troppo presto per mangiare, tanto che non annò a rapriri né il forno né il frigorifiro per vidiri quello che gli aviva priparato Adelina propio per non cadiri ‘n tintazioni. 
S’assittò nella verandina, s’addrumò ‘na sicaretta. 
La notti settembrina era carizzevoli e materna. C’era ‘na luna accussì tunna e vascia che pariva un palloncino da picciliddri sospiso a mezz’aria. 
La linia dell’orizzonti era signata dalla luci trimolanti delle lampare. 
Vinni pigliato da ‘na liggera botta di malincunia al pinsero che, ‘n autri tempi, di sicuro si sarebbi fatto ‘na gran natata. Ora non era cchiù cosa.
E macari Livia... L’ultima vota che l’aviva viduta, aviva arricivuto ‘na pugnalata al cori. Le rughe sutta all’occhi, i fili bianchi nei capilli... Quant’erano veri i versi di quel poeta che amava : 
Come pesa la neve su questi rami. 
Come pesano gli anni sulle spalle che ami. 
[...] 
Gli anni della giovinezza sono anni lontani. 
Si scotì. Si stava lassanno annare al compatimento di se stisso, che è propio il vero signo delle vicchiaglie. O non era chiuttosto la solitudini che accomenzava a pisarigli chiossà della nivi supra i rami ? 
Meglio addedicarisi all’indagini che aviva tra le mano. » 

Andrea Camilleri  La giostra degli scambi  Sellerio editore Palermo, 2015
 




« Il rentra à Marinella avec un peu d’avance. Il était encore trop tôt pour dîner, et, pour ne pas céder à la tentation, il préféra éviter d’ouvrir le four ou le réfrigérateur pour voir ce que lui avait préparé Adelina. 
Il s’assit dans la véranda et alluma une cigarette. 
La nuit de septembre était douce et maternelle. Il y avait une lune si ronde et si grande qu’on aurait dit un ballon suspendu dans l’air. 
La ligne de l’horizon était marquée par les lumières tremblotantes des lamparos.
Il fut pris d’un léger accès de mélancolie à la pensée qu’en d’autres temps, il aurait certainement été nager. Maintenant, il valait mieux éviter. 
Et même Livia... La dernière fois qu’il l’avait vue, il avait reçu un coup de poignard dans le cœur. Les rides sous les yeux, les fils blancs dans les cheveux... Comme ils étaient vrais, les vers de ce poète qu’il aimait : 
Comme la neige pèse sur ces branches. 
Comme les années pèsent sur les épaules aimées. 
[...] 
Les années de la jeunesse sont désormais lointaines.  (1)
Il se secoua. Il était en train de se laisser aller à l’autocompassion, qui est justement la caractéristique principale de la vieillesse. Ou n’était-ce pas plutôt la solitude qui commençait à lui peser plus que la neige sur les branches ? 
Il valait mieux revenir à l’enquête qu’il était en train de mener. »

(Traduction personnelle)

(1) Camilleri cite ici une poésie d'Attilio Bertolucci, La neve [La neige], extraite du recueil Lettera da casa.






Images : au centre, Luca Zingaretti dans le rôle du commissaire Montalbano

en bas, Josema Dieguez  (Site Flickr)

dimanche 7 décembre 2014

Souvenir d'Elvira Sellerio




En 1969, Elvira Sellerio a fondé à Palerme, avec son mari Enzo, la maison d'édition qui porte son nom et qui est devenue depuis l'une des plus célèbres d'Italie (et d'Europe). Les livres si élégants (les plus beaux du monde, à mon avis) qu'elle a publiés pendant quarante ans, en particulier dans la merveilleuse collection La Memoria, ont toujours porté sa marque, et reflété des goûts très sûrs : on y rencontre les plus grands écrivains siciliens : Sciascia, Consolo, Bufalino, Bonaviri, Maria Messina et bien sûr Andrea Camilleri qui fit (et continue de faire) la fortune de la maison d'édition avec les enquêtes de son commissaire Montalbano, vendues à des millions d'exemplaires. Mais Sellerio a aussi édité les premiers ouvrages de Tabucchi, des œuvres oubliées de Mario Soldati, de Gian Carlo Fusco, de Guglielmo Petroni, et des textes rares d'auteurs classiques : russes, espagnols, anglais ou français, souvent traduits pour la première fois en italien. Je traduis ici le beau texte qu'Antonio Tabucchi a consacré à Elvira au moment de sa mort, en août 2010. Le texte a d'abord paru dans le Corriere della Sera du 4 août 2010, sous le titre L'intelligenza elegante [L'intelligence élégante], et il  a été repris dans le recueil posthume Di tutto resta un poco [De tout il reste un peu] (Feltrinelli, 2013).

Il y a tant de formes d’intelligence et tant de manières de l’exprimer. Hier, quand une voix amie m’a communiqué depuis l’Italie [Tabucchi se trouve alors à Lisbonne] la nouvelle de la disparition d’Elvira Sellerio, j’ai pensé à son intelligence. Ce fut la première chose qui me vint à l’esprit, avec la façon qu’elle avait de s’exprimer. J’ai pensé que l’intelligence d’Elvira s’exprimait à travers l’élégance. Je ne parle pas d’un fait esthétique, mais plutôt d’une essence profonde, de ce tempérament où se mêlent la raison et la sensation, l’intellect et le sentiment. 

J’ai connu Elvira en 1983, par l’intermédiaire de Paulo Mauri, à qui j’avais envoyé le manuscrit de Donna di Porto Pim [Femme de Porto Pim]. J’avais écrit un petit livre qui n’appartenait à aucun genre précis, c’était un texte, un journal de bord presque fantastique pour raconter une chose qui me semblait trop anormale, ou au moins trop excentrique pour l’édition italienne de l’époque ; et hélas, la Biblioteca delle Silerchie et Vittorio Sereni n’étaient plus là. La rencontre eut lieu à Pise. La sympathie réciproque fut immédiate, comme l’étincelle de l’amitié à venir. Je me rappelle parfaitement le sujet un peu espiègle de notre première conversation : un hypothétique jumelage entre Pise et l’École sicilienne. Je me rappelais que c’était Frédéric II qui avait introduit en Italie et en Europe le zéro, et qu’un mathématicien pisan, Leonardo Fibonacci, avait concrétisé cette introduction à la cour du roi. Je demandai donc à Elvira si je pouvais être le zéro qui complétait le prochain numéro de sa jeune collection La Memoria [La Mémoire], dont je venais de lire le dernier ouvrage paru, une œuvre de Prosper Mérimée. Elle me répondit que malheureusement le numéro 70 était déjà chez l’imprimeur, et qu’il appartenait à Montesquieu. Face à un tel nom, je ne pouvais plus que me résigner à être le numéro 71

L’amitié est faite surtout de complicité, parce que dans le fond, ainsi que l’a écrit un connaisseur, c’est la complicité qui révèle les affinités électives. Le choix d’une couverture me semble un exemple significatif de cette complicité, cette image dans le petit cadre entouré de bleu qui fait la beauté de cette collection. Apparemment, c’est une chose banale, mais en fait, elle ne l’est pas du tout. C’était l’été 1984, si je me souviens bien, je n’étais pas en Italie, la parution de Nocturne indien était proche. Elvira m’appela, elle me demanda si j’avais choisi une image. La quatrième de couverture avait été écrite par Leonardo Sciascia, qui avait bien compris le désarroi du protagoniste face à l’univers impénétrable de l’Inde. « En Inde, tu fais tellement l’indien que pour la couverture j’aurais volontiers choisi une miniature persane », me dit Elvira.




Maintenant que j’y repense et que j’évoque notre première rencontre, l’École sicilienne et la culture de cette ancienne civilisation m’apparaissent comme les éléments constitutifs, presque génétiques, de l’intelligence d’Elvira Sellerio. C’est cette même civilisation élégante qui introduisit en Italie la poésie lyrique, le sonnet et la mathématique, qui refusa les croisades et promut la rencontre entre les cultures. Une civilisation qui n’ a jamais disparu, malgré la férocité de ses opposants, et qui à travers les siècles est arrivée jusqu’à nous avec des exemples illustres (je n’en cite que quelques-uns : Sciascia, Bufalino, Ignazio Buttitta, Giovanni Falcone, Paolo Borsellino, Antonino Caponnetto, la maison d’édition qu’Elvira a fondée avec son mari Enzo). Une civilisation, une culture, une manière d’être, une conception de la vie qui ne s’est certainement pas éteinte, et dont Andrea Camilleri est un magnifique représentant. C’est notre École sicilienne (ou tout au moins, c’est la mienne), à laquelle nous devons une certaine persistance de la civilisation italienne malgré la vulgarité qui nous submerge, une noblesse d’esprit dans laquelle peut se reconnaître la meilleure part de notre pays. 

Pendant toutes ces années, j’ai publié avec Elvira Sellerio six livres. Le septième, Racconti con figure [Récits avec images], paraîtra en janvier prochain [2011], sous le contrôle attentif et compétent d’Antonio, le fils d’Elvira et son successeur dans la maison d’édition. La Memoria, cette splendide et déjà mythique collection de petits livres bleus, sûrement l’une des plus belles de toute l’édition européenne, est le souvenir le plus tangible que nous laisse Elvira. À ses enfants Antonio et Olivia vont mes pensées les plus affectueuses. À Elvira, depuis cette rive de l’Atlantique, va ma profonde nostalgie.

Antonio Tabucchi  Di tutto resta un poco  Feltrinelli Editore, 2013  (Traduction personnelle)






samedi 14 décembre 2013

L'arbre et la sève




Qu'est-ce que la langue, et qu'est-ce que le dialecte ? Qu'exprime-t-on avec l'une et avec l'autre ? L'usage du dialecte nuit-il à la diffusion et à la pratique correcte de la langue ? Voici quelques unes des questions que se posent l'écrivain Andrea Camilleri et le linguiste Tullio De Mauro, à l'occasion d'un dialogue vivant et passionnant recueilli dans un ouvrage qui vient de paraître en Italie : La lingua batte dove il dente duole (La langue bute toujours sur la dent qui fait mal). Je traduis ici quelques extraits de ce livre, autour des liens qui unissent en Italie la langue et les dialectes ; on verra que les deux interlocuteurs n'ont pas tout à fait sur ce point les mêmes points de vue, le dialecte étant avant tout pour Camilleri "la langue des émotions, des sentiments", alors que De Mauro en propose une vision plus ample, plus complexe, à partir des observations qu'il a pu faire en Sicile. 

On remarquera également la belle métaphore utilisée par Camilleri pour définir les rapports entre la langue et le dialecte, la première étant l'arbre et le second la sève qui le nourrit. L’œuvre de ce grand écrivain "italien d'origine sicilienne", comme il aime à se définir, est la réalisation concrète de cette union, de ce mélange d'italien et de sicilien qui caractérise le style inimitable de Camilleri (par exemple dans les histoires du commissaire Montalbano, mais aussi dans ses romans historiques, parmi lesquels je citerais ces chefs-d’œuvre que sont Il Birraio di Preston (édition française : L'Opéra de Vigata, Fayard), La Concessione del telefono (édition française : La Concession du téléphone, Fayard) et Il Re di Girgenti (édition française : Le Roi Zozimo, Fayard)).

ANDREA CAMILLERI : Le dialecte est toujours la langue des sentiments, une chose confidentielle, intime, familiale. Comme le disait Pirandello, la parole dialectale est la chose elle-même, parce que le dialecte exprime le sentiment de cette chose, alors que la langue en exprime le concept. 
Chez moi, on parlait un mélange de dialecte et d’italien. Un jour, j’ai analysé une phrase que ma mère m’avait dite quand j’avais dix-sept ans : il m’arrivait de plus en plus souvent de rentrer tard dans la nuit et elle m’avait donné les clés de la maison. Elle me dit : « Figliu mè, vidi ca si tu nun torni presto la sira e io nun sento la porta ca si chiui, nun arrinescio a pigliari sonnu. Restu viglianti cu l’occhi aperti. E se questa storia dura ancora io ti taglio i viveri e voglio vedere cosa fai fuori alle due di notte ! ». [« Mon fils, si tu ne rentres pas plus tôt dans la nuit et si je ne t’entends pas refermer la porte, je n’arrive pas à dormir. Je ne ferme plus l’œil de toute la nuit. Et si cela continue ainsi, je te coupe les vivres et il faudra bien que tu te débrouilles quand tu te retrouveras dehors à deux heures du matin ! »] 
Ça alors, me dis-je, la première partie de ce discours [les deux premières phrases en sicilien] porte la marque des sentiments, alors que dans la seconde [la dernière phrase en italien] entrent en jeu le notaire, la justice, le commissaire, le respect des lois. 
Ma relation avec le dialecte, avec la langue du cœur, comme on pourrait le dire pour simplifier alors que les choses sont beaucoup plus complexes, est vraiment passionnante. Et mon point de vue est celui d’un écrivain. Il m’arrive d’utiliser des mots dialectaux qui expriment exactement, avec la perfection lisse d’un galet, ce que je voulais dire, et je ne trouve pas l’équivalent dans la langue italienne. 
Ce n’est pas seulement une question de cœur, mais aussi de tête. La tête et le cœur. C’est une relation parfaitement articulée. Je ne vis plus en Sicile depuis soixante ans, il n’y a pas de siciliens dans ma famille, mon épouse est romaine mais elle a fait ses études à Milan, mes filles sont toutes nées à Rome, aucune d’entre elles ne connaît le sicilien. Il peut se passer un an, et même plus, sans que je parle sicilien. Alors, mon cerveau choisit les mots du dialecte à travers une formule de gain et de perte, dans ma mémoire reviennent des mots qui — j’attire ton attention sur ce point — sont les plus éloignés de l’italien, mais qui sont restés gravés en moi depuis ma naissance, alors que j’ai oublié ceux que j’ai pu apprendre par la suite. 
Dans ma famille, en Sicile, on ne parlait pas un dialecte très pur. Bien sûr, quand on parlait avec les métayers de mon grand-père, on était bien obligés de le faire en sicilien. Toutefois dans notre famille, une famille de la moyenne bourgeoisie, on utilisait en général, comme je te le disais, un mélange d’italien et de sicilien, l’italien servant à souligner, à mettre au clair, à prendre les distances, comme dans la formule : « Tiens-le-toi pour dit ! ». Tout le reste était en dialecte. 

(...) 




TULLIO DE MAURO : Le fait est que le dialecte n’est pas uniquement la langue des émotions. C’est justement en Sicile que je l’ai compris, moi qui ne suis pas sicilien, quand je suis arrivé à Palerme comme professeur d’université, chaleureusement accueilli dans les familles de mes collègues siciliens, comme Franca, l'épouse milanaise de ton oncle, le fut dans la tienne. C’était en 1964. Quand nous étions à table, pour le déjeuner ou le dîner (ils étaient tous très hospitaliers), on commençait à parler en italien. Mais dès que la discussion devenait plus animée — et quand Sciascia était parmi nous, cela arrivait souvent — par exemple quand il était question de politique, le registre de langue changeait aussitôt. Petit à petit, ils glissaient vers le sicilien, et oubliaient complètement l’italien. Les hommes utilisaient le dialecte pour aborder les sujets intellectuellement plus importants (il n’en allait pas de même pour les femmes ; même en 1964, elles ne parlaient entre elles qu’en italien, quel que soit le sujet de la discussion, même si elles connaissaient le dialecte). Le fait est qu’à Venise comme à Palerme, quand la discussion devient sérieuse, on utilise le dialecte. Aujourd’hui encore, le passage au dialecte de quelqu’un qui connait parfaitement l’italien n’est pas un dérapage. Dans ce cas-là, le glissement vers le dialecte n’a rien d’émotif.

(...) 

ANDREA CAMILLERI : De mon point de vue, la langue est tout. C’est le mode de communication que possèdent tous ceux qui appartiennent à une même nation, c’est le terrain commun sur lequel nous nous plaçons pour comprendre de quoi nous sommes en train de parler. Dans d’autres périodes de notre histoire, quand l’italien n’existait pas encore comme langue officielle, il n’était ni aisé ni évident de se faire comprendre d’une région d’Italie à une autre. Je pense à l’expédition de Garibaldi, à tous ces gens venus de régions diverses qui n’arrivaient pas à se comprendre, et qui, en deux ou trois jours de voyage, ont quand même réussi  à constituer une armée. C’est un miracle qui aujourd’hui encore m’émeut, plus que l’expédition elle-même. C’est le miracle réalisé grâce à un idéal commun, un objectif commun, grâce à l’entente qui régnait entre tous ces gens. 
C’est ainsi que je conçois la langue italienne : ce qui nous permet d’atteindre des buts communs. Voilà pourquoi je tiens à me définir comme un écrivain italien né en Sicile, et quand je lis écrivain sicilien, cela me met un peu en colère, parce que je suis un écrivain italien qui utilise l’un des dialectes appartenant à la nation italienne, un dialecte qui a enrichi notre langue. Si la langue est l’arbre, les dialectes ont été au cours des siècles la sève de cet arbre. Pour ma part, j’ai choisi de faire circuler le dialecte dans les veines de mon arbre de la langue italienne, et je pense que la perte des dialectes est également dommageable pour la vie de l’arbre. 

Andrea Camilleri   Tullio De Mauro  La lingua batte dove il dente duole  Editori Laterza, 2013   (Traduction personnelle)






Pour les italophones, A. Camilleri et T. De Mauro parlent de leur ouvrage dans l'émission de radio Fahrenheit et dans l'émission de télévision Pane quotidiano (Rai Tre). Cliquez sur chacun des liens pour accéder aux émissions.


 Images : au centre, Simona Z.  (Site Flickr)


Il gioco della mosca