"Ein jeder Engel ist schrecklich."
C’est en 1998 qu'Helmut Berger a publié en Allemagne son autobiographie, dont les éditions Séguier proposent aujourd’hui la traduction française, augmentée d’un chapitre consacré à la participation de Berger au Saint Laurent de Bertrand Bonello. L’acteur se raconte au fil d’une conversation avec la journaliste Holde Heuer, de façon plutôt chaotique, comme le fut souvent sa vie. On mesure en lisant cet ouvrage à quel point le rôle que lui a confié Visconti dans son film testamentaire, Violence et passion, est autobiographique : ce jeune homme violent, grossier, égoïste, mais aussi fascinant, attirant irrésistiblement les hommes et les femmes, profitant de tout le monde sans respecter personne, dans une sorte de tourbillon suicidaire, c’est autant le personnage de Konrad Huebel que l’acteur qui l’interprète. Parfait reflet de la réalité au cœur de la fiction, sous le regard de celui qui fut l’amant et le père de substitution de Berger, Luchino Visconti, présent derrière la caméra mais aussi devant, à travers le personnage du vieux professeur incarné par Burt Lancaster. Revoir le film après avoir lu le livre est vraiment une expérience fascinante !
S’il y a un reproche que l’on ne peut pas faire à Berger, c’est d’utiliser la langue de bois et de se contenter de tresser ses propres lauriers : il n’est certes pas mécontent de lui et ne doute guère de son talent, mais il ne dissimule rien de ses défauts et de ses manies, ni de celles de tous les personnages qu’il a pu rencontrer : acteurs, metteurs en scène, artistes, mais aussi membres de la jet-set. Le lecteur peut parfois être un peu lassé de l’évocation de ces interminables nuits blanches dans les boîtes et les hôtels à la mode, dans les fumées de cigarettes, les effluves d’alcool et les rails de coke, à Kitzbühel et Saint-Moritz l’hiver, à Salzbourg, Ischia, Capri ou Saint-Tropez l’été, à Monaco ou Hollywood le reste du temps, sur les yachts d’Onassis ou Niarchos, chez Warhol à New York, à Paris avec Noureev, le temps d’un étreinte torride "dans une ruelle venteuse"... Au fil des pages, et des nombreuses illustrations, c’est un name dropping ininterrompu et des anecdotes tendres ou féroces sur Liz Taylor, Richard Burton, Karajan, Callas, Grace de Monaco, Tennessee Williams, Christina Onassis, Willy Brandt, le Shah d’Iran, Mick Jagger, les Beatles, Juan Carlos et bien d’autres encore. On remarque également une jalousie véritablement obsessionnelle pour Alain Delon, qui se manifeste dès les premières pages et revient plusieurs fois dans l’ouvrage...
Le plus intéressant reste quand même le récit souvent très intime de la relation qui a uni Berger et Visconti pendant une douzaine d’années, (de 1964, où ils se rencontrent à Pérouse sur le tournage de Sandra, jusqu'à la mort du maestro en 1976), et l’évocation des tournages de ces trois admirables films qu’ils ont faits ensemble : Les Damnés, Ludwig et Violence et passion, trois joyaux qui suffisent largement à assurer la gloire d’un acteur et à lui garantir une place de choix dans l’histoire du cinéma. Je cite ici deux passages que j’aime beaucoup : le premier à propos d'une séquence des Damnés, le second évoquant la mort de Visconti, dont Berger dit qu’il est devenu "la veuve à trente-deux ans" :
« Bien évidemment, tout n’était pas toujours rose entre Luchino et moi. Je devenais capricieux avec le temps. Dès le début, j’étais le plus faible, le plus vulnérable de notre couple. C’était lui l’homme actif, il prenait toujours l’initiative. Aujourd’hui, je vis le contraire. Au lieu d’attendre, je suis entreprenant et ne fais montre d’aucune retenue quand quelqu’un me plaît.
La relation avec Luchino évoluait aussi. C’était un bon professeur, doux en amour et énergique dans le travail. Avant la mise en branle d’un tournage, il entrait dans une tension nerveuse comme les sportifs de haut niveau juste avant le signal du départ. La concentration pouvait déclencher des pauses érotiques, notamment lorsque c’était moi qui interprétait le rôle principal. Selon lui, toutes nos énergies pouvaient alimenter l’art, y compris les énergies sexuelles, qui ne sont pas à sous-estimer. Il devenait le maître de discipline sans pitié de mes prestations.
Quand je pense aux longues répétitions pour mon rôle de Marlene Dietrich dans Les Damnés, j’en suis encore malade, alors même qu’Anne-Marie Hanschke, le professeur de théâtre allemand bien connu qui avait travaillé avec Uschi Glas et Helga Lehner, était à mes côtés. Ingrid Thulin, Dirk Bogarde et les amis de l’équipe de tournage observaient mes douloureuses répétitions. Je devais répéter encore et encore. Luchino n’était jamais content. J’aurais aimé prendre la fuite — fuck off, Luchino —, mais les regards encourageants de mes collègues m’aidaient à continuer. C’étaient là des vétérans, ils connaissaient le prix élevé des meilleures performances. Et le résultat fut vraiment convaincant.
Marlene Dietrich m’appela après la première à New York. Elle me couvrit de compliments, me dit que j’avais été fidèle à sa personne et inoubliablement beau dans ma féminité séduisante. Elle m’assura que sa propre interprétation de la chanson "Ich will einen Mann, einen richtigen Mann" ("Je veux un homme, un vrai homme") n’aurait pas été meilleure. Je ne pouvais que bégayer d’émotion quand elle me demanda de saluer Luchino chaleureusement. Qu’est-ce que j’étais fier ! Quelques jours après, elle m’envoya une photo d’elle-même avec la question : "Who’s prettier ? Love, Marlene". »
« Quand j’arrivai à Rome, c’était l’horreur. La famille Visconti me proposa de lui dire adieu. Je n’y arrivais pas. Impossible ! Les jours suivants, je fus comme paralysé, tout simplement absent. Tous les jours j’essayais de joindre mon Luchino par téléphone. Je ne sais pas ce que j’aurais été capable de faire dans les jours qui suivirent sa mort si je n’avais pas eu ma gouvernante Maria. Elle dormit à côté de moi, ne me laissa jamais seul.
Il y eut des obsèques nationales. Ils étaient tous là : le gouvernement, les collègues avec Fellini, De Sica, Claudia Cardinale, Alain Delon, tous, tous, tous. Et tous portaient des lunettes de soleil noires, sauf moi. Je voulais qu’on voie mon visage. Je voulais faire mes adieux à Luchino, à l’état pur et nu. Je n’avais rien à cacher. Pas une larme ne sortit de mes yeux, j’étais dans une espèce de transe. Tout au long de la cérémonie, un seul problème me préoccupa : savoir si la famille Visconti n’allait pas mettre mon énorme cœur de gardénias pour Luchino de côté. Je le fixais assidûment du regard et tout le reste était totalement irréel pour moi. Je jouais dans un film, sans son, sans âme, sans Luchino. J’étais seul. Mon dieu, je crois que je le méritais. »
Helmut Berger, autoportrait, propos recueillis par Holde Heuer, est paru aux éditions Séguier en mars 2015.