L'automne. Déjà nous l'avons senti venir dans le vent d'août, dans les pluies de septembre torrentielles et pleureuses, et un frisson a parcouru la terre qui maintenant, nue et triste, accueille un soleil égaré. Maintenant passe et décline, en cet automne qui s'avance avec une indicible lenteur, le meilleur temps de notre vie et longuement il nous dit adieu. (Traduction personnelle)
Images : grazie a Luigi Cavasin per le sue bellissime fotografie (Site Flickr)
Dans le sillage du précédent message, et puisque la saison s'y prête, je poursuis la thématique "frilosité" en citant un extrait du dernier ouvrage d'Andrea Camilleri, Esercizi di memoria(Exercices de mémoire), dans lequel, comme le suggère le titre, il évoque des souvenirs souvent liés à sa jeunesse, comme cette très savoureuse évocation du poète Vincenzo Cardarelli, dont la frilosité et le caractère ombrageux étaient devenus légendaires :
Quand je fréquentais comme élève metteur en scène l'Académie Nationale d'Art Dramatique de Rome, dans les années 49-50, j'ai habité un moment dans un grand appartement près du piazzale Flaminio, avec trois amis qui allaient devenir célèbres : le réalisateur Mario Ferrero, le scénariste et metteur en scène Giuseppe Patroni Griffi et Bill Weaver, qui faisait ses premières armes de traducteur de l'italien à l'anglais. Le soir, nous étions rejoints par d'autres futures célébrités, comme le cinéaste Francesco Rosi, l'écrivain Raffaele La Capria, le jeune Vittorio Gassman et beaucoup d'autres jeunes gens, garçons et filles.
Nous possédions un gramophone que nous faisions jouer à fort volume et nous passions toute la nuit à danser, à nous amuser, à plaisanter. Immanquablement, vers une heure du matin, la sonnerie de la porte retentissait, quelqu'un allait ouvrir et se trouvait devant le poète Vincenzo Cardarelli, en pyjama, qui habitait à l'étage du dessous et ne parvenait pas à trouver le sommeil à cause du vacarme que nous faisions. Un soir, Mario Ferrero l'invita à se joindre à nous ; de façon inattendue il accepta, s'assit sur une chaise dans un coin du grand salon et se mit à nous observer avec des regards méprisants.
Après une petite demi-heure, il nous demanda une couverture, il tremblait de froid, et pourtant c'était une soirée très chaude, il s'en enveloppa et s'assit de nouveau sans changer d'expression. Après un petit moment, il se leva et dit à voix haute : « Je peux dire quelque chose ? » Nous répondîmes aussitôt : « Mais bien sûr, Maître ! » « Vous êtes vraiment des petits merdeux ! » proclama-t-il de façon solennelle, et il se dirigea vers la porte toujours enveloppé dans la couverture. Depuis ce jour-là, il ne remonta plus jamais pour protester. Un jour que je le rencontrai dans les escaliers, il me dit qu'il s'était muni de bouchons d'oreilles, et qu'ainsi il arrivait à dormir tranquillement.
Cardarelli n'avait pas un caractère facile. Par exemple, quand on apprit à Rome qu'Alessandro Pavolini, secrétaire du Parti Fasciste Républicain, avait été tué par des partisans, il dit au fils du frère de Pavolini rencontré dans la rue : « Tu diras à ton père que je me réjouis de ses récents malheurs ! »
Il souffrait du froid même en pleine canicule, et il m'est arrivé d'assister à une scène incroyable ; je me trouvai piazza del Popolo devant le bar Luxor, par la suite bar Canova, il était presque une heure de l'après-midi, le soleil était au zénith, avec une chaleur étouffante difficile à supporter. Je vis arriver Cardarelli depuis la Porta del Popolo : il portait un chapeau, une écharpe de laine autour du cou, un épais manteau d'hiver, des gants, et il avançait avec précaution comme si le sol était gelé. A cette époque, même les poids lourds pouvaient traverser le Corso, et il arriva justement un camion qui se retrouva face au poète en plein milieu de la piazza del Popolo ; le chauffeur freina brusquement et descendit du véhicule. Il était en caleçon et clairement exaspéré par la chaleur suffocante qu'il devait supporter dans sa cabine.
En voyant Cardarelli ainsi accoutré, il perdit complètement son self-control, tomba à genoux en hurlant et blasphémant, puis se releva d'un coup pour se jeter sur le poète et commencer à le déshabiller. D'une bourrade il fit voler le chapeau et commença à déboutonner le manteau tandis que Cardarelli appelait à l'aide d'une voix aiguë. Je me précipitai pour le secourir suivi par d'autres passants, mais il fut bien difficile d'arracher le poète aux bras puissants du camionneur, qui manifestait maintenant des intentions clairement homicides. Une fois libéré, Cardarelli ne manifesta pas la moindre gratitude, il me poussa du bras pour m'écarter et s'en alla en se rhabillant avec soin.. Il paraît, mais peut-être ne s'agit-il que d'une légende, que ses dernières paroles sur son lit de mort ont été : « J'ai trop chaud ! ».
Andrea CamilleriEsercizi di memoria Rizzoli editore, 2017 (Traduction personnelle)
Dans Risvolti svelti son nouveau livre paru aux éditions Sellerio, dans la très élégante collection Il divano, Eugenio Baroncelli propose toute une série de rabats (ou volets) de couvertures de livres imaginaires, présentant des personnages réels tous en rapport avec la vie littéraire. Ces esquisses de biographies sont classées par catégories hétéroclites : ceux qui s'ennuyaient, ceux qui sont tombés, les décapités, les fumeurs impénitents, les passagers, les voyageurs acharnés, les frileux... Je cite ici trois exemples appartenant à cette dernière catégorie ; comme toujours chez Baroncelli, la brièveté, l'aspect lapidaire du texte produit un effet d'étrangeté et de vérité étonnant, comme un flash, une lumière qui brille un laps pour éclairer une vie, et c'est le lecteur qui est à la fois surpris et ébloui par ces esquisses, ces résumés fulgurants de biographies dont il peut s'il le souhaite retisser la trame en faisant appel à ses souvenirs ou en laissant vagabonder son imaginaire, comme invitaient à le faire les écrivains de l'Oulipo, auxquels on pense souvent en lisant Baroncelli...
Ignoto perfino a lui, che ci ha insegnato quel che non sapeva, un misterioso dio gli raggelò le gambe. Ebbe per musa la sua stufa. Nella canicola dell'agosto romano scendeva sotto casa al caffè Strega avvolto nel pastrano.
Inconnu même pour lui, qui nous a enseigné tout ce qu'il ne savait pas, un dieu mystérieux lui glaça les jambes. Son poêle fut sa muse. Dans la canicule du mois d'août romain il se rendait juste en dessous de chez lui au café Strega emmitouflé dans son pardessus.
Paul Celan
Quanto patisse il freddo non si sa, ma è un fatto che con la neve, la cosa e la parola, molto trafficò. È dalla neve, intanto, che cavò i pupazzi dei suoi versi inversi. Così provò che il contrario è la forma mistica del superlativo, che di là dal bianco massimo sta il nulla.
On ne sait pas à quel point il souffrit du froid, mais il est certain qu'il eut beaucoup affaire avec la neige, la chose concrète et le mot. Par exemple, c'est avec elle qu'il a fabriqué les bonhommes de neige de ses vers inversés. Il se rendit compte ainsi que l'inverse est la forme mystique de l'extrême, qu'au-delà du blanc absolu règne le néant.
Glenn Gould
Tiene al suo corpo, visto che è un dio. Da sempre teme che i suoi odiati fan gli sciupino le mani. Da sempre, per la paura di ammalarsi, indossa il cappotto in piena estate.
Il tient à son corps, puisqu'il est un dieu. Depuis toujours, il craint que ses admirateurs haïs lui abîment les mains. Depuis toujours, par peur de tomber malade, il porte un manteau en plein été. Eugenio BaroncelliRisvolti svelti, Sellerio editore Palermo, 2017 (Traduction personnelle)
C’è, si direbbe,
una luce che abita nelle cose, che i corpi irradiano in luogo di ricevere.
Quei
monti che di qua scopro, balzati dalle regioni sottomarine con un impeto immane,
sono certamente concreti di luce. Le loro fronti sono ingioiellate. La notte non
può nulla sopra di loro.
Allorché il cielo, nelle primavere piovose, si
ricopre, le acque paiono più lucide. Il mare s’illumina, le onde gonfie e ferme
compongono praterie iridescenti e sterminate, e pare che qualchecosa le agiti
internamente come la nostalgia di fiorire.
Venere è forse la personificazione
della bella luce che viene dalle acque.
Di sera i laghi sembrano specchi
gelidi, che il vento sfiora e appanna come un fiato, incastonati, non si sa
come, nella cornice arabescata e difficile delle loro sponde montane.
Le
luminose isole di verde che sorgono, a quell’ora, dal fondo bruno del mare,
soltanto la lastra trasparente d’un finto acquario le potrebbe imitare.
Vincenzo CardarelliViaggi nel tempo (1916-17) Ed. Mondadori, I Meridiani
On
dirait qu’il y a une lumière qui loge dans les choses, que les corps irradient au lieu de la recevoir.
Ces monts que je découvre d’ici, et qui ont
bondi des régions sous-marines dans un immense élan, sans doute sont-ils des
concrétions de lumière. Leurs fronts sont constellés de joyaux. La nuit n’a
aucun pouvoir sur eux.
Lorsque le ciel, dans les printemps pluvieux, se couvre,
les eaux semblent plus brillantes. La mer s’illumine ; les vagues gonflées
et puissantes composent d’iridescentes prairies démesurées, et on dirait que
quelque chose les agite intérieurement, comme la nostalgie de fleurir.
Vénus
est peut-être la personnification de la belle lumière qui vient des eaux.
Le
soir, les lacs ressemblent à des miroirs gelés, que le souffle du vent effleure
et trouble, enchâssés, on ne sait pas trop comment, dans le cadre ouvragé et complexe
de leurs rives montueuses.
Les îles lumineuses et verdoyantes qui surgissent, à
cette heure-là, du fond brun de la mer, seule la paroi transparente d’un
aquarium factice pourrait en restituer l’apparence.
Ecco, su noi cadere i trapassi delle stagioni. Va' a casa e leggiti il Canto d'autunno prima d'andare a letto. Recita la tua orazione per i tempi che passano e per le necessarie espiazioni. Questi brividi che ci allontanano da quel che eravamo ancora ieri, incalcolabilmente, non sono che le prime, inutili reazioni del nostro spirito all'inevitabile oblio. L'aria è già piena di vaneggiamenti e tentazioni che non hanno altro scopo se non d'illudere i nostri peniseri per lasciarsi poi, disorientati e soli, sulla soglia d'orizzonti nuovi. Ecco che l'uomo sente un irrazionale bisogno di dormire. Il tempo intanto, come un gran mago, lo prende su leggermente e lo porta dove vuole lui. Il tempo diviene contagioso, influente. Addio sicuri indugi, ardenti audacie dell'estate ! Ora non possiamo star fermi. Non possiamo uscire nei momenti più divini. Qualchecosa si opera velatamente nella natura che ha bisogno di non essere visto, di star solo.
E anche la nostra volontà di essere si ritira, emigra.
Et voici que s'abat sur nous le passage des saisons. Rentre à la maison et lis le Chant d'automne avant de te coucher. Récite ton oraison pour les temps qui passent et pour les nécessaires expiations. Ces frissons qui nous éloignent de ce que nous étions encore hier, incalculablement, ne sont que les premières, inutiles réactions de notre esprit face à l'oubli inévitable. L'air est déjà plein de divagations et de tentations qui n'ont d'autre but que de leurrer nos pensées pour nous laisser ensuite, désorientés et seuls, sur le seuil d'horizons nouveaux. Voici que l'homme éprouve un irrationnel besoin de dormir. Au même moment, le temps, comme un grand magicien, le soulève avec légèreté et l'emporte là où il veut. Le temps devient contagieux, influent. Adieu, tranquilles hésitations, ardentes audaces de l'été ! Maintenant, nous ne pouvons pas rester immobiles. Nous ne pouvons pas sortir dans les moments les plus divins. Dans la nature, de façon cachée, quelque chose se passe qui a besoin de ne pas être vu, de demeurer seul.
Et à son tour notre volonté d'être se replie, émigre.
(Traduction personnelle)
Images : en haut et au centre, Costanza Valle (Site Flickr)
Il peut sembler étrange que Cardarelli ait choisi la via Veneto pour y vivre ses dernières années. S'il y a une rue qui n'aurait jamais dû lui plaire, c'est bien celle-là. Dans les premiers temps de notre amitié, il ne sortait jamais du Corso, des rues de la piazza del Popolo, des trattorias de la via del Gambero. Sa destination la plus audacieuse, le soir, était Tito Magri, un marchand de vins toscan de la via Capo le case, et maintenant le voilà via Veneto, et même dans sa partie supérieure, près de la porte Pinciana, au milieu de la foule des grands hôtels, des coups de sifflets des portiers qui appellent les taxis, des figurants de cinéma qui se font pousser la barbe parce qu'ils jouent dans Quo vadis ? Aujourd'hui, il prenait le soleil et avait l'air de tout approuver, comme le vieil émigrant qui a gagné de l'argent puis est revenu dans son village. En réalité, de l'argent, il en a tout juste pour se payer une pension dans cette rue, et un infirmier. Mais il a la certitude de se sentir riche. Quant à son amour pour son véritable village, il l'a fait passer tout entier dans ses livres et il doit lui en rester bien peu. Il sait que c'est sa dernière étape.
Ennio FlaianoLa solitude du satyre, Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)
Sento che il
tempo cade e fa rumore nell’anima mia. Il rimorso, sempre ritornante ad ogni
leggero soffio di fiducia, dei giorni mancati, delle risoluzioni violente,
delle visite precipitate, apre vortici di disperazione nella mia volontà di
rifarmi. Ho alle spalle il vuoto. Mi appoggio ai miei errori. Sono pieno di
convinzioni contrastate dall’esperienza. Oh, dunque, lasciatemi andare ! Io
voglio che la mia solitudine e il mio orgoglio siano almeno due fatti reali.
Questo non me lo impedirete. Che io vi lasci, che io mi riduca ogni volta
sempre più silenziosamente in me stesso, questo non me lo potrete impedire.
Avete un bel dire che non è possibile e darmi lezioni di superiorità. Vi dico
che noi finiremo per non vederci e non parlarci più ; e forse diventeremo
nemici. Non c’è uomo che possa resistere a un altr’uomo ! Non c’è decisione che
si possa scongiurare ! Non vi gioverà esser dolci, coprirmi di bontà,
impegnarmi per il laccio della gratitudine, addormirmi col vino forte di certe
parole che sapete. È lo stesso, vi sfuggirò. Tornerò ad annoiarmi sempre più
facilmente di voi. – Non sorridete delle mie inquietudini, e ricordatevi che io
sono un uomo pericoloso. Non vi fidate di me. Non avrò pietà del nostro
affetto. Io non ho nessuna ragione di rispettare un uomo soltanto perché l’ho
conosciuto. Io ho dei risvegli belluini nella necessità.
Tutti i ragionevoli e
spesso imponenti pretesti che ho lasciato passare per disfarmi di voi, non
dicono nulla. Dicono soltanto che io mi lasciavo tradire. Ma quando meno mi
aspettate, a somma confusione di tutte le opportunità, mi posso attaccare al
più vile. Allora vi presenterò dei conti che non immaginate. Vi ricorderò dei
particolari da meravigliarvi come io abbia potuto notarli. Avrò smesso tutto
quel che costituiva la difesa del nostro rapporto : le apatie, le timidezze, le
sensuali compiacenze. Le mie ultime parole saranno tempestate di verità. –
Avreste per caso la forza di resistere ancora ? Se questo fosse possibile io
avrei adesso qualche spirito fraterno da amare, qualche fedeltà da servire. Ma
voi mi odierete e mi lascerete andare nella polvere delle mie ire. Così
finiremo anche noi. Che cosa staremmo a fare più insieme ? Ci siamo dati quel
che potevamo. Ci siamo rubati tutto il possibile. Abbiamo fatto la guerra e il
saccheggio. Siamo stracchi del dovere compiuto e lordi delle fami soddisfatte.
Me ne andrò. Non accetterò di prolungare questo giorno fumido che è tramontato
in ciascuno di noi senza partorire una stella.
Vincenzo CardarelliProloghi (1913-14) Ed. Mondadori, I Meridiani
Je sens que le temps
décline et s’agite dans mon âme. Affleurant toujours à chaque léger souffle de
confiance, le remords des jours manqués, des résolutions violentes, des visites
précipitées, ouvre des abîmes de désespoir dans ma volonté de me ressaisir. Le
vide est derrière moi. Je prends appui sur mes erreurs. Je suis rempli de
convictions contrariées par l’expérience. Alors, laissez-moi partir ! Je
veux que ma solitude et mon orgueil soient au moins deux faits réels.
Cela,
vous ne me l’interdirez pas. Que je vous abandonne, que je me réfugie toujours
plus silencieusement en moi-même ; cela, vous ne pourrez pas me
l’interdire. Vous avez beau dire que c’est impossible et me donner des leçons
de supériorité. Je vous affirme que nous finirons par ne plus nous voir et ne
plus nous parler ; et peut-être même deviendrons-nous ennemis. Il n’y a
pas d’homme qui puisse résister à un autre homme ! Il n’y a pas de
décision qui se puisse conjurer ! Il ne vous servira à rien d’être doux,
de me couvrir de bonté, de tenter de me prendre au piège de la gratitude, de
m’endormir avec le vin puissant de certaines paroles que vous connaissez bien.
Vous aurez beau faire, je réussirai à m’enfuir. Vous finirez bien vite par
m’ennuyer à nouveau. – Ne souriez pas de mes inquiétudes, et rappelez-vous que
je suis un homme dangereux. Ne vous fiez pas à moi. Je n’aurai pas pitié de
notre affection. Je n’ai aucune raison de respecter un homme pour la simple
raison que je l’ai connu. Sous le coup de la nécessité, je peux avoir des
réveils sauvages.
Tous les prétextes raisonnables, et souvent décisifs,
pour me défaire de vous que j’ai écartés ne signifient rien. Ils sont
simplement la preuve que je me laissais trahir. Mais quand vous vous y attendez le
moins, dans l’extrême confusion de toutes les opportunités, je peux m’attacher
au plus vil d’entre eux. Alors, je vous présenterai des comptes dont vous
n’avez pas idée. Je vous rappellerai des détails dont vous vous demanderez avec
étonnement comment j’ai pu les remarquer. J’aurai renoncé à tout ce qui protégeait
notre relation : les apathies, les timidités, les sensuelles complaisances. Mes dernières paroles seront criblées de vérités. – Auriez-vous encore la force
de résister ? Dans ce cas-là, j’aurais maintenant quelque esprit fraternel
à aimer, quelque fidélité à servir. Mais vous me haïrez et me laisserez m’en
aller dans la poussière de mes colères. C’est ainsi que les choses finiront
entre nous. Qu’aurions-nous encore à faire ensemble ? Nous nous sommes
donné ce que nous pouvions. Nous nous sommes volé tout ce qui était possible.
Nous avons fait la guerre en nous livrant au pillage. Nous sommes épuisés par
le devoir accompli et alourdis par toutes les faims apaisées. Je m’en irai. Je
n’accepterai pas de prolonger ce jour fumeux tombé en chacun de nous sans que
de son crépuscule jaillisse la moindre étoile.
J'ai accompagné Cardarelli jusque dans sa chambre. L'odeur de renfermé était insupportable, j'ai ouvert la fenêtre qui donne sur l'une de ces cours sombres, hautes, visqueuses, domaine des chats et de la cuve du lavoir. La via Veneto ici n'est qu'une façade. À peine entre-t-on dans ces vieilles maisons que nous reprend à la gorge la vieille Rome des porches étroits, des escaliers sombres, des cours à l'odeur de chou et de moisi. (...) La chambre du poète est étroite, avec un cabinet de toilette aménagé dans un coin. Sur la table, un ordre précaire. «Je n'ai plus rien !», dit Cardarelli avec une note de complaisance. Je vois simplement deux photographies, des groupes d'amis de sa lointaine jeunesse. Près de la fenêtre, le radiateur. Cardarelli est assis sur le lit, son pardessus sur le dos comme un émigrant qui attend le départ du bateau, ou comme la victime d'un tremblement de terre, qui, assis sur le seul meuble qui lui reste, manifeste ainsi que ce meuble est à lui, et ne l'abandonne pas pour qu'on ne le lui emporte pas.
Juin 1959
Hier, Cardarelli est mort au Policlinico, où il était hospitalisé depuis un mois. Grand admirateur de Leopardi, il est mort (presque) comme lui, à cause d'une indigestion de crème glacée qui a ensuite dégénéré en broncho-pneumonie. Depuis un mois il ne parlait plus : de temps en temps seulement, quand quelqu'un entrait dans sa chambre, il disait doucement : «Assommants !».
Ennio Flaiano La solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)
Commiato
Come un vecchio recipiente incrinato, il mio
cuore non comporta più gli effervescenti dolori onde continua ad essere
agitato, né bollenti passioni. E temo non s’abbia a spezzare. Non mi sento più
giovane. E’ tanto tempo che lo dico ! E non so capacitarmi come mai l’amore
abbia lasciato passare la sua stagione senza sorridermi, mentre pure l’amicizia,
supremo bene, s’allontana da me, che ne ho troppo abusato. E nuova età
sopravviene. Quella in cui la memoria dell’uomo è carica di troppi ricordi
insepolti e il suo cuore, oppresso e cicatrizzato, non si pasce di altro che di
rivolte affannose. Intanto la vita ha cessato di essere una gaia milizia, la
morte impietosa non arride più, da lontano, come un giorno di gloria, ma si fa
avanti e si rivela per quella che è veramente : l’ingiuria suprema.
Vincenzo CardarelliMemorie della mia infanzia Ed. Mondadori (I Meridiani)
Congé
Comme un vieux récipient fêlé, mon cœur ne peut plus contenir les effervescentes douleurs dont il continue à être agité, ni les bouillantes passions. Et je crains qu'il ne finisse par se briser. Je ne me sens plus jeune. Je le dis depuis si longtemps ! Et je ne parviens pas à comprendre pour quelle raison l’amour a laissé passé sa saison sans me sourire, tandis que l'amitié, bien suprême, s'éloigne de moi, qui en ai trop abusé. Et survient un nouvel âge. Celui où la mémoire de l'homme est encombrée de trop de souvenirs non ensevelis et où son cœur, opprimé et couvert de cicatrices, ne se nourrit plus que de révoltes fébriles. En attendant, la vie a cessé d'être une cohorte joyeuse, la mort impitoyable ne nous sourit plus, de loin, comme un jour de gloire, mais elle s'avance et se donne pour ce qu'elle est vraiment : l'insulte suprême.
Chi
vuole conoscere l'anima di Firenze ascolti il suono delle sue campane.
Non per niente Pier Capponi minacciò di suonarle. In ogni città le
campane mandono un suono particolare. A Roma rintoccano eccelse e
solenni per la cristianità intera, s'intonano all'altezza delle cupole e
all'universalità della Chiesa, e la loro voce non scende al basso, si
propaga e disperde nell'aria.
In
quelle di Milano riconoscereste già il "carillon" nordico, la squilla
romantica, le umili campane dei borghi alpestri che suonano, così dolci
di sera, specialmente pei poveri e per i mendicanti : per tutti coloro
che sono in cammino. Col loro impeto orgiastico e furioso le campane del
Mezzogiorno fanno pensare a danze selvagge e in Sardegna servono anche
per ballare il duru-duru. Ma a Firenze sono ancora le vecchie campane
italiane, faziose e comunali, turbolente, fieraiole e rimbombanti, che
muovono il popolo come un sol uomo, lo sobillano ad uscire di casa con
degli umori da guerra civile e quando proprio si fanno sentire pare
sempre che stia per volare il pallone.
Fu
così ch'io le riudii qualche anno fa, in una domenica mattina di
maggio. Ero giunto a Firenze nella nottata. La mattina dopo mi desto in
una bella camera d'albergo, che le campane della vicina chiesa di San
Lorenzo suonavano per l'Elevazione. Di botto mi ricordai del campanone
del mio paese. Era quella stessa voce, bassa, cupa, imperiosa che un
tempo suonava l'ora di andare a scuola e a due ore di notte ci mandava
cheti cheti a dormire ; voce materna, irresistibile, che pare non abbia
mai tempo da perdere e per qualunque motivo si faccia sentire, ci chiami
al lavoro o a festa, dice sempre : spicciatevi. Mi levai e apersi la
finestra. Incontro a me si ergeva una gran cupola rivestita di mattoni
rossi e risplendenti, sopra un monte di tetti e di tegoli del medesimo
colore, cotto e arso. Laggiù, lontano, Monte Morello, affocato e velato
da una nebbia rossastra che pareva fumo che uscisse da una fornace. Non
si vedeva una fronda, nè spirava un alito di vento. Tutto ardeva in quel
caldo mezzogiorno. A guardarla dall'alto Firenze, dava un senso di
mattonaia in combustione e le campane stesse, col loro maschio e
furibondo fragore, simili ad enormi campanacci, richiamavano l'idea del
fuoco.
Vincenzo CardarelliIl sole a picco Ed. Mondadori (I Meridiani)
Qui veut connaître l'âme de Florence doit écouter le son de ses cloches. Ce n'est pas pour rien que Piero Capponi menaça de les faire sonner. Dans chaque ville, les cloches ont une sonorité particulière. À Rome, elles retentissent de façon sublime et solennelle pour toute la chrétienté, en parfait accord avec la hauteur des coupoles et l'universalité de l’Église, et leur voix ne s'abaisse jamais, elle se propage et se disperse dans l'air.
Celles de Milan ressemblent déjà au "carillon" nordique, la clochette romantique, les cloches humbles des villages de montagne, qui sonnent si doucement dans le soir, pour les pauvres et les mendiants : pour tous les vagabonds. Avec leur impétuosité orgiaque et fougueuse, les cloches du Sud évoquent des danses sauvages, et en Sardaigne, elles accompagnent les danseurs de duru-duru. Mais à Florence, ce sont encore les antiques cloches italiennes, factieuses et communales, turbulentes, festives et retentissantes ; elles soulèvent le peuple comme un seul homme, l'incitent à sortir de chez lui avec des humeurs de guerre civile, et quand elles se font entendre, c'est comme si l'on s'apprêtait à donner un coup d'envoi.
C'est ainsi qu'il y a quelques années, je les entendis à nouveau, un dimanche matin du mois de mai. J'étais arrivé à Florence dans la nuit. Le lendemain matin, je me réveille dans une belle chambre d'hôtel, tandis que les cloches de la toute proche église de San Lorenzo retentissaient au moment de l’Élévation. Aussitôt, je me souvins du bourdon de mon village. C'était le même son, grave, sombre, impérieux, qui autrefois annonçait le moment de partir pour l'école ou, à deux heures du matin, nous rappelait qu'il était temps d'aller au lit ; semblable à une voix maternelle, irrésistible, n'ayant jamais de temps à perdre, et qui, lorsqu'elle se faisait entendre pour nous appeler au travail ou à la fête, semblait toujours dire : dépêchez-vous ! Je me levai et ouvris la fenêtre. Devant moi se dressait une coupole recouverte de resplendissantes briques rouges, au dessus d'une multitude de toits et de tuiles de la même couleur, ardente et vive. Là-bas, dans le lointain, le Monte Morello, noyé dans une brume rougeâtre, comme la fumée s'élevant d'une fournaise. On n'apercevait pas la moindre feuille, il n'y avait pas un souffle de vent. Tout se consumait dans le soleil de midi. Vue d'en haut, on avait l'impression que Florence était une briqueterie en flammes et les cloches elles-mêmes, semblables à d'énormes sonnailles produisant un viril et furieux fracas, nous renvoyaient à l'idée du feu.
Raffaella Pellizzi a décidé de mettre un peu d'ordre dans la vie de Cardarelli ; et elle a commencé par lui ranger sa chambre. Elle me racontait qu'aujourd'hui en débarrassant sa table de travail où désormais il ne s'assied plus depuis des mois, au milieu d'une absurde accumulation de livres, de bouteilles, de cahiers, de lettres non expédiées et d'autres reçues et jamais ouvertes, au milieu de vieilles écharpes et de médicaments de tous ordres elle a trouvé huit stylos à plume et sept paires de ciseaux. Le tiroir de la table de nuit était ouvert, plein de livres qui en sortaient comme une tour chancelante, et au milieu des livres, il y avait les pantoufles dont la disparition désolait depuis longtemps le poète. Elle n'a trouvé ni livres ni manuscrits de l'auteur. Cardarelli n'écrit plus depuis quelques années. Il n'aime pas non plus qu'on lui parle de littérature et de poésie, choses mortes, rejetées, qui ont perdu leur valeur et lui font chercher l'air, si la conversation vient à les aborder, comme s'il mâchait un fruit plein de cendres. Son corps survit à son esprit. Il se regarde survivre avec aigreur, cherchant peut-être dans la vie la dégradation dernière, curieux de voir jusqu'à quel point l'esprit qui le soutient peut se corrompre en même temps que son corps, avec la stoïque implacabilité de celui qui remarque : «Je te l'avais bien dit.»
Ennio FlaianoLa solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996
Alla deriva
La vita io l’ho castigata vivendola.
Fin dove il cuore mi resse
arditamente mi spinsi.
Ora la mia giornata non è più
che uno sterile avvicendarsi
di rovinose abitudini
e vorrei evadere dal nero cerchio.
Quando all’alba mi riduco,
un estro mi piglia, una smania
di non dormire.
E sogno partenze assurde,
liberazioni impossibili.
Oimè. Tutto il mio chiuso
e cocente rimorso
altro sfogo non ha
fuor che il sonno, se viene.
Invano, invano lotto
per possedere i giorni
che mi travolgono rumorosi.
Io annego nel tempo.
Vincenzo CardarelliOpere Ed. Mondadori, I Meridiani
À la dérive
La vie, je l'ai châtiée en la vivant.
Au plus loin où mon cœur m'a porté,
hardiment je suis allé.
Maintenant ma journée n'est plus
qu'une alternance stérile
de désastreuses habitudes
et je voudrais sortir du cercle noir. Quand je me retrouve à l'aube, un caprice me prend, une agitation qui m'empêche de dormir. Et je rêve de départs absurdes, d'impossibles délivrances. Hélas. Tous mes remords enfouis et cuisants n'ont pas d'autre exutoire que le sommeil, s'il vient. En vain, en vain je lutte pour m'emparer des jours qui bruyamment m'emportent. Je me noie dans le temps.
Le poète Cardarelli va s'asseoir tous les matins dans l'unique fauteuil de la librairie Rossetti (1), et gêne passablement le commerce avec ses remarques, et plus encore ses silences farouches, qui mettent les clients mal à l'aise. Rossetti n'a pas l'air de le prendre mal, au contraire, ça l'amuse. (...) Aujourd'hui, une dame est entrée, étincelante de joie, et a demandé à Rossetti : «Vous avez Le Diable au corps ? Voyez-vous, j'ai vu le film, et maintenant, je voudrais également lire le livre.» Et Cardarelli, surpris : «Quelle intense activité intellectuelle vous avez, madame !» Puis est venu un jeune poète qui, avec mille politesses, l'a prié de le recommander à une certaine revue, pour qu'elle publie ses poèmes. Et il lui en tendait un, afin de lui faire constater que ce n'était pas de la bagatelle. Cardarelli a chaussé ses lunettes, qu'il a extirpées des profondeurs de son manteau, et a lu le poème en fronçant les sourcils comme à la lecture d'un télégramme. Et finalement : «Mais c'est tout juste bon pour La Fiera Letteraria !» Puis, se rappelant que le directeur de La Fiera Letteraria n'était autre que lui, il s'est mis à rire silencieusement, jusqu'à ce que son œil droit commence à larmoyer.
(1) La librairie Rossetti se trouvait à Rome, dans la Via Veneto. Elle a été remplacée aujourd'hui par une maroquinerie...
Juillet 1957
Le soir descend sur la Via Veneto avec une précipitation haletante. Dans certains silences de la circulation, on entend les moineaux de la Villa Borghese qui volent en bandes avant de se poser sur la cime des pins. J'étais assis au café et je m'attardais à scruter l'arrivée de la nuit sur le visage et dans les yeux de Cardarelli, comme il nous arrive de la guetter dans un lac, et j'en éprouvais une profonde mélancolie, comme si ce visage reflétait le mien, et ma journée perdue, rendue plus angoissante par la perspective d'une autre journée, puis d'une autre, dans cette voie sans issue. Étourdiment, et pour dire l'une de ces phrases types qui distinguent désormais une conversation languissante, Raffaella Pellizzi, qui était assise à côté de Cardarelli, a dit en soupirant : «Comme la nuit tombe vite !» Cardarelli a baissé la tête, murmurant : «Quelle remarque profonde ! Et comme elle doit plaire !» Ce sont les seuls moments dans lesquels il est possible de le voir sourire. Il voudrait continuer mais n'en a pas envie, il n'a envie de rien, pas même de mourir.
Ennio FlaianoLa solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)
Autunno veneziano
L'alito freddo e umido m'assale
di Venezia autunnale.
Adesso che l'estate,
sudaticcia e sciroccosa,
d'incanto se n'è andata,
una rigida luna settembrina
risplende, piena di funesti presagi,
sulla città d'acque e di pietre
che rivela il suo volto di medusa
contagiosa e malefica.
Morto è il silenzio dei canali fetidi,
sotto la luna acquosa,
in ciascuno dei quali
par che dorma il cadavere d'Ofelia :
tombe sparse di fiori
marci e d'altre immondizie vegetali,
dove passa sciacquando
il fantasma del gondoliere.
O notti veneziane,
senza canto di galli,
senza voci di fontane,
tetre notti lagunari
cui nessun tenero bisbiglio anima,
case torve, gelose,
a picco sui canali,
dormenti senza respiro,
io v'ho sul cuore adesso più che mai.
Qui non i venti impetuosi e funebri
del settembre montanino,
non odor di vendemmia, non lavacri
di piogge lacrimose,
non fragore di foglie che cadono.
Un ciuffo d'erba che ingiallisce e muore
su un davanzale
è tutto l'autunno veneziano.
Così a Venezia le stagioni delirano.
Pei suoi campi di marmo e i suoi canali
non son che luci smarrite,
luci che sognano la buona terra
odorosa e fruttifera.
Solo il naufragio invernale conviene
a questa città che non vive,
che non fiorisce,
se non quale una nave in fondo al mare.
Vincenzo CardarelliOpere, Mondadori, I Meridiani, 1996