Je cite ici un extrait de l'ouvrage de Francesco M. Cataluccio, plaisamment intitulé L'ambaradan delle quisquiglie (que l'on peut traduire approximativement par Le grand bazar des bagatelles) ; il s'agit d'un abécédaire qui permet à l'auteur de réunir, en une suite d'articles classés par ordre alphabétique, des réflexions, des récits, des souvenirs, apparemment indépendants les uns des autres, mais souvent liés par de mystérieuses correspondances. Plusieurs de ces textes se réfèrent à la culture de l'Europe centrale, dont Cataluccio est un spécialiste (il a notamment participé à l'édition italienne des œuvres de Gombrowicz et de Bruno Schulz) ; l'auteur qu'il cite le plus souvent ici est Milan Kundera, dont il explore de nombreux thèmes (le kitsch, la plaisanterie, la nostalgie, l'immaturité, l'oubli...). L'extrait ci-dessous provient de l'article Inizio (Début) ; Cataluccio y raconte un douloureux souvenir d'enfance : une grave maladie (une sorte de leucémie) qui l'a frappé quelques jours avant Noël, alors qu'il était encore écolier.
J’avais
l’impression de renaître et de périr à chaque heure, dans une sorte de Noël
funèbre. Cette fête tant attendue s’éternisait dans les journées mélancoliques
de la fièvre qui jouait à cache-cache avec mon souffle court, entre mes côtes
désormais saillantes.
Quand la fièvre tombait, en une généreuse tentative pour adoucir l’ennui dans lequel me plongeait
cette grave maladie, on m’administrait des doses massives de musique. Le vieil
et puissant électrophone de mon père, transporté dans ma chambre, diffusait à
jet continu des morceaux de musique classique. Inévitablement, certaines de mes
inexplicables idiosyncrasies musicales datent de cette époque. Une fois,
certainement par mégarde, quelqu’un posa sur le plateau de l’appareil la
Première symphonie de Mahler. Quand s’élevèrent les notes du troisième
mouvement, cette sorte de grotesque marche funèbre, jouée sur la cadence
minaudière d’une chanson enfantine (Frère Jacques), ma mère poussa un hurlement
depuis le salon attenant et se précipita pour arrêter le disque, en le jetant
au sol comme un serpent venimeux. Mon père se mit en colère et ils commencèrent
à se disputer devant moi comme ils ne l’avaient jamais fait, en déversant sur
ce disque brisé toute la tension qu’ils avaient accumuléeen eux pendant toutes ces journées.
Une fois
l’urgence passée, c’est l’ennui qui s’installa. Je ne pouvais pas quitter mon
lit et je me sentais très faible. Je ressemblais, selon l’expression de ma
mère, à un fantôme éclairé par une chandelle. Ainsi, à quatre heures de
l’après-midi, mon père prit l’habitude de rentrer précipitamment à la maison
pour me lire Don Quichotte, comme s’il s’agissait d’un feuilleton à épisodes.
Ce fut probablement mon initiation à la littérature et à la vie. Ce qui pour
moi était le plus agréable, c’était de voir ce père sévère, beaucoup plus âgé
que mon exubérante mère, et toujours plongé dans ses livres et ses journaux,
consacrer la moitié de son après-midi à me lire un livre. C’était un lecteur
enthousiaste et passionné. Il aimait raconter et observer sur mon visage mes
réactions. On sentait que ses ancêtres siciliens s’étaient familiarisés, parmi les
marionnettes et les chariots, avec les histoires des anciens chevaliers. Il
prenait ouvertement le parti du chevalier de la Manche et il prêtait à Sancho
Panzaune voix aigrelette, franchement
antipathique. Il aimait Don Quichotte et s’identifiait à lui. Le retour à la
réalité était pour lui aussi une source de tristesse. Mon père me regardait
alors avec des yeux embués, comme il ne l’a jamais plus fait par la suite.
Jusqu’à la fin de sa vie, mon rapport avec lui a été gâché par la quête de ce
regard, doux et triste, évidemment unique. Je ne l’ai retrouvé que bien des
années plus tard, dans le tableau de Georges de la Tour Saint Joseph Charpentier ; le peintre l’a fixé pour l’éternité, pour nous tous, fils
étranges de pères qui, absorbés par leur travail et par la fatigue de vivre,
n’ont pas été capables de nous faire partager leurs sentiments.
C’est aussi
pour cette raison que Don Quichotte me redonna des forces.
L’année suivante,
peut être pour exorciser cette période, je glissai, parmi les santons en terre
cuite de la Crèche, un chevalier brandissant sa lance, du côté des
moulins et des petites maisons recouvertes de mousse, loin des Rois Mages avançant en cahotant sur leurs chameaux.
Der Abschied (L'Adieu) est le dernier (et le plus long) lied du Chant de la Terre (Das Lied von der Erde) de Mahler, une symphonie de six lieder pour deux voix solistes et orchestre composée en 1908, sur des textes de La Flûte chinoise, un volume de poèmes chinois dont Mahler avait lu l'adaptation allemande durant l'été 1907 (Die chinesische Flöte). Le texte de L'Adieu est une adaptation d'un poème de Mong-Kao-Jen (ou Meng Hao-ran) et Wang-Wei, deux auteurs du huitième siècle, l'âge d'or de la poésie chinoise. Je cite ici ce que dit Henry-Louis de La Grange, le grand spécialiste de Mahler et l'auteur d'une monumentale biographie en trois tomes du compositeur, à propos de ce magnifique Adieu que l'on peut entendre ici dans l'interprétation unique de Kathleen Ferrier :
"La durée de ce finale égale presque celle des cinq autres morceaux réunis et c'est à tous égards le sommet expressif de l'ouvrage. Chacun des trois grands volets est précédé d'un prélude orchestral et d'un récitatif vocal. Avant le troisième récitatif qui précède la dernière section, le prélude s'amplifie et prend la forme d'une longue Marche funèbre typiquement mahlérienne. La conclusion, bouleversante de douceur, de retenue, de foi paisible, apporte une réponse positive à la déploration funèbre. Les vers magnifiques sur lesquels s'achève l'ouvrage sont de Mahler lui-même :
Partout, la Terre bien-aimée fleurit au printemps et verdit de nouveau ! Partout et éternellement, l'horizon sera bleu ! Éternellement... éternellement...
À la fin de sa courte vie, au moment où sa prodigieuse maîtrise se joue de tous les problèmes de forme et de toutes les contraintes, sa musique atteint ici à de nouveaux sommets de dépouillement et de lyrisme contemplatif. La matière musicale finit par se raréfier, les voix s'espacent et planent dans l'éther, libérées des lois de la pesanteur et des contraintes habituelles du contrepoint. Ici, comme dans les derniers Adagio malhériens, l'acceptation sereine est comme illuminée d'une lumière venue d'ailleurs. Mahler s'est enfin libéré des contingences terrestres qu'il a si douloureusement ressenties. Plus que jamais, sa musique s'ouvre alors sur l'éternité et sur l'infini."
Der Abschied
Die Sonne scheidet hinter dem Gebirge.
In alle Täler steigt der Abend nieder
mit seinen Schatten, die voll Kühlung sind.
O sieh ! Wie eine Silberbarke schwebt
der Mond am blauen Himmelssee herauf.
Ich spüre eines feinen Windes Weh'n
hinter den dunklen Fichten !
Der Bach singt voller Wohllaut durch das Dunkel.
Die Blumen blassen im Dämmerschein.
Die Erde atmet voll von Ruh' und Schlaf.
Alle Sehnsucht will nun träumen,
die müden Menschen geh'n heimwärts,
um im Schlaf vergess'nes Glück
und Jugend neu zu lernen!
Die Vögel hocken still in ihren Zweigen.
Die Welt schläft ein !
Es wehet kühl im Schatten meiner Fichten.
Ich stehe hier und harre meines Freundes;
ich harre sein zum letzten Lebewohl.
Ich sehne mich, o Freund, an deiner Seite
die Schönheit dieses Abends zu geniessen !
Wo bleibst du ? Da lässt mich lang allein !
Ich wandle auf und nieder mit meiner Laute
auf Wegen, die von weichem Grase schwellen.
O Schönheit ! O ewigen Liebens,
Lebenstrunk'ne Welt !
Er stieg vom Pferd und reichte ihm den Trunk
des Abschieds dar. Er fragte ihn, wohin
er führe und auch warum es müsste sein.
Er sprach, und seine Stimme war umflort: «Du mein Freund,
mir war auf dieser Welt das Glück nicht hold !
Wohin ich geh' ? Ich geh', ich wandre in die Berge.
Ich suche Ruhe für mein einsam Herz.
Ich wandle nach der Heimat, meiner Stätte.
Ich werde niemals in die Ferne schweifen.
Still ist mein Herz und harret seiner Stunde !
Die Liebe Erde allüberall
blüht auf im Lenz und grünt
aufs neu ! Allüberall und ewig
blauen Licht die Fernen !
Ewig... ewig...».
L'Adieu
Le soleil plonge derrière les montagnes.
Sur les vallées tombent le soir
et ses ombres pleines de fraîcheur.
Vois
! Comme une barque d’argent
la lune flotte sur la mer bleue du ciel.
Je sens une tendre brise souffler
derrière les sombres pins
!
Le ruisseau chante joliment dans l’ombre.
Les fleurs pâlissent dans le crépuscule.
La Terre respire et se gorge de repos et de
sommeil.
Tous les désirs sont désormais changés en rêves,
et les gens fatigués rentrent chez eux
pour trouver dans le sommeil un bonheur oublié
et apprendre à redevenir jeunes
!
Les oiseaux se blottissent, silencieux, sur les
branches.
Le monde s’endort...
Il passe une brise fraîche à l’ombre de mes pins.
Je suis là et j’attends mon ami
;
je l’attends pour un dernier adieu.
J’ai tant envie, ami, à tes côtés
de partager la beauté de ce soir.
Où es-tu
? Tu me laisses seul si longtemps
!
J’erre de-ci de-là, avec mon luth,
sur des sentiers riches d’une herbe douce.
Ô beauté
! Ô monde à jamais
ivre d’amour et
de vie
!
Il descendit de cheval et lui donna la coupe
de l’adieu.
Il lui demanda où
il allait et pourquoi c’était impératif.
Il parla, et sa voix était voilée :
«Ô mon ami,
sur cette Terre, le bonheur ne m’a pas souri
!
Où vais-je
?
Je vais errer dans les montagnes.
Je cherche le repos pour mon cœur solitaire.
Je chemine vers mon pays, mon refuge.
Pour moi, plus jamais d’horizons lointains.
Calme est mon cœur et il attend son heure.
Partout, la Terre bien-aimée fleurit
au printemps et verdit de nouveau
!
Partout et éternellement, l’horizon sera bleu
!
Éternellement... éternellement...»
Se ne va il sole, dietro la montagna.
In ogni valle scende la sera
con le sue ombre, che tanto rinfrescano.
Guarda ! Come una barca d'argento, dondola
la luna sull'azzurro lago del cielo.
Sento il soffio di un vento sottile
spiare dal buio degli abeti.
Il ruscello canta, pieno d'armonie, attraverso l'oscurità.
I fiori impallidiscono nell'imbrunire.
La terra respira, tutta pace e sonno.
Ogni desiderio ora vorrebbe sognare,
gli uomini, stanchi, camminano verso casa,
per ritrovare, nel sonno, felicità
e giovinezza dimenticate !
Gli uccelli fanno silenzio, appollaiati sui loro rami.
Il mondo si addormenta !
Spira aria fresca all'ombra dei miei abeti.
Qui, fermo, aspetto in ansia il mio amico;
lo aspetto in ansia, per l'ultimo addio.
Come desidero, amico, al tuo fianco
godere la bellezza di questa sera !
Dove indugi ? Mi lasci a lungo solo !
lo vago su e giù con il mio liuto
su sentieri di morbida erba gonfi.
O bellezza ! o mondo, d'amore
e di vita eternamente inebriato !
Scese da cavallo, e gli offrì il bicchiere
dell'addio. L'altro gli domandò quale fosse
la sua meta, e perché dovesse esser cosi.
Egli parlò, e la sua voce era velata: «Amico mio,
in questo mondo non mi ha arrìso la fortuna !
Dove vado ? Vado, a vagare sui monti.
Cerco pace al mio cuore solitario.
Vado via, torno in patria, il mio sito.
Mai più di lì mi muoverò per andare
lontano.
Tace il mio cuore e attende con ansia la sua ora !
La cara terra dovunque
fiorisce in primavera e verdeggia
sempre di nuovo. Dovunque, eternamente
d'azzurro s'illuminano i lontani orizzonti!
Eternamente... eternamente...».
(Traduzione : Quirino Principe)
Images : en haut et au centre, grazie a Luca Sallusti (Site Flickr)
O Röschen rot, Der Mensch liegt in größter Not, Der Mensch liegt in größter Pein, Je lieber möcht' ich im Himmel sein. Da kam ich auf einem breiten Weg, Da kam ein Engelein und wollt' mich abweisen. Ach nein, ich ließ mich nicht abweisen ! Ich bin von Gott und will wieder zu Gott, Der liebe Gott wird mir ein Lichtchen geben, Wird leuchten mir bis in das ewig selig' Leben !
Nous avons
écouté en chemin le sublime adagio qui est à lui seul tout ce qui existe de la
dixième symphonie de Mahler. On dit toujours : la dixième est (très)
inachevée, il n’en existe qu’un mouvement (sur les quatre ou cinq qu’elle
aurait sans doute comportés). Mais si Mahler ou quelqu’un d’autre avait eu
l’idée de donner un titre à ce mouvement, L’Adieu à la vie ou Fin d’été à la montagne, et de le considérer comme une œuvre autonome, un poème symphonique ou
une suite pour orchestre, par exemple, tout le monde serait d’accord pour y
voir sans réserve un chef d’œuvre de plus, et tout à fait complet, parfaitement
comparable aux Métamorphoses de Strauss (avec trente-cinq ans d’avance). Il
s’agit en tout cas d’une de ces œuvres musicales, comme les Métamorphoses,
comme Siegfried Idyll ou le prélude de Lohengrin, qui ne vont nulle part, qui
font du surplace (pendant une bonne demi-heure, en l’occurrence) – inutile
d’écrire que cette remarque n’est pas à prendre en mauvaise part, bien au
contraire : l’art du surplace est un des plus hauts qui soient, en
musique.