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mercredi 17 janvier 2018

L'école buissonnière à Venise




J'aime beaucoup Patty Pravo, une chanteuse originale et volontiers excentrique dont la voix grave, le choix d'un répertoire varié (de la chanson à texte au rock en passant par la mélodie italienne plus classique) et le goût de la provocation lui ont valu une grande popularité depuis la fin des années soixante, et pas seulement en Italie. Elle publie en ce moment ses mémoires, sous le titre La Cambio io la vita che... (il s'agit d'un extrait d'une chanson que lui a écrite Vaco Rossi, le rocker rebelle de la chanson italienne, et qui dit à peu près ceci : "Je la changerai moi-même cette vie qui n'a pas réussi à me changer..."). La partie la plus réussie de l'ouvrage est à mon avis celle où elle raconte son enfance, son adolescence et sa formation musicale au conservatoire de Venise, où elle vit chez ses grands-parents paternels, membres de la bonne société vénitienne (ils reçoivent par exemple dans leur salon le cardinal Roncalli, qui deviendra le pape Jean XXIII), à la fois attachés à une bonne éducation, mais aussi ouverts et libertaires sur bien des points... Je cite ici un passage de ces mémoires où la jeune Nicoletta Strambelli (elle ne deviendra Patty Pravo (en référence aux "anime prave" de l'Enfer de Dante) qu'en 1966, au moment où elle commencera sa carrière de chanteuse) rencontre sur les Zattere, un jour d'école buissonnière, un couple étrange et fascinant :

J’imagine que certains enseignants étaient soulagés quand je n’allais pas en cours. Ça n’arrivait pas souvent, mais environ une fois par mois : je ne comprenais pas pourquoi il fallait aller toujours à l’école, alors que dehors il y avait un soleil magnifique, et Venise avec tous ses trésors. Ainsi, parfois, quand l’appel de la liberté était trop fort, je sortais comme d’habitude de la maison mais sur le chemin du conservatoire, je me perdais volontairement par les rues. Ce qui est beau quand on fait l’école buissonnière à Venise, c’est qu’il y a tant d’endroits où aller. Mon préféré, c’était la Pointe de la Salute, cette mince bande de terre en forme de triangle qui sépare le Grand Canal du canal de la Giudecca. Quand je séchais les cours, j’allais jouer au billard dans un bar tout proche, notre bar, ou je restais assise toute seule à l’extrémité de la Pointe. Je m’appuyais au lampion et assise par terre, je dessinais des visages et des silhouettes jusqu’au moment où il fallait rentrer à la maison pour le dîner. Pour moi, c’était le plus bel endroit du monde. J’ai souvent pensé que c’était l’endroit où je voudrais mourir. 


Patty Pravo à Venise, et à quatorze ans...


Ce fut en rejoignant la Pointe, alors que je venais d’avoir quatorze ans, que je fis l’une des rencontres les plus importantes de ma jeunesse. C’était sur les Zattere, la longue promenade en face de la Giudecca, avec les cafés et les belles façades des maisons qui se reflétaient dans l’eau. A un moment, je me suis arrêtée pour regarder l’accostage du vaporetto qui arrivait de la Giudecca. Je ne sais pas pourquoi je l’ai fait, Venise est pleine de vaporetti, et celui-là n’avait rien de spécial, au moins à première vue. Mais je restai là jusqu’à ce que tous les passagers aient débarqué, et j’en remarquai deux différents des autres : un vieil homme à la barbe blanche et à l’expression sévère, au bras d’une petite femme qui semblait le soutenir plus que l’accompagner. Je les vis descendre de la passerelle de l’embarcadère et rejoindre les Zattere. Dès qu’ils mirent pied à terre, ils se mirent à se promener tranquillement, en venant dans ma direction. Peut-être leur ai-je souri et s’en sont-ils aperçus, à moins que je les aie fixés sans m’en rendre compte, il n’en reste pas moins que ce couple austère et silencieux s’est arrêté devant moi. La femme me sourit, avec une délicatesse délicieusement surannée, et me salua en italien : — Ciao. 
— Bonjour. 
— Que fais-tu ici à cette heure ? 
— Rien. Je me promène. 
— Tu es seule ? 
— Oui. 
— Tu veux une glace ? Je te l’offre volontiers. 
— Merci... 
Ils m’accompagnèrent dans un café pour que je fasse mon choix, puis je dégustai ma glace en me promenant avec eux. Nous marchions pratiquement en silence. Quelques regards, quelques sourires. Elle seule parlait, et à un certain moment, elle se présenta : elle s’appelait Olga Rudge, lelle était la compagne de cet homme qui ne parlait jamais, m’expliqua-t-elle, parce qu’il n’avait plus confiance dans les mots. Elle ajouta qu’il était un poète célèbre. Il s’appelait Ezra Pound. Le lendemain, j’allai dans une librairie et je découvris son œuvre et ses poèmes. J’avais tant de choses à étudier, avec toutes les matières du conservatoire, mais fascinée par ce couple, je commençai à voler une demi-heure chaque soir pour lire ses livres. Le regarder marcher dans la lumière du matin m’avait transmis une étrange tranquillité intérieure. Le regarder penser, tandis qu’il marchait lentement à côté de moi, m’avait rempli d’une sensation de paix que je n’avais jamais ressentie auparavant, et que par la suite, je n’aurais retrouvée que peu de fois. 
— Bon, je dois partir... Merci beaucoup, dis-je ce jour-là, quand j’eus fini ma glace. 
Il était tard, c’était l’heure de rentrer. La promenade avait été très longue. 
— Bon retour, ma chère ! me dit Olga en guise de salut. Pound se limita à un signe de la tête.




Patty Pravo La cambio io la vita che... Einaudi Editore, 2017



A lire aussi sur le même sujet : Tendance Piper



Ezra Pound et Olga Rudge à Venise





Images : en haut, Mathieu François du Bertrand (Site Flickr)

tout en bas : Elis Boscarol (Site Flickr)



samedi 20 mai 2017

L'affaire Vivaldi




L’affare Vivaldi [L’affaire Vivaldi], paru il y a deux ans en Italie aux éditions Sellerio (et malheureusement pas (encore ?) traduit en français), raconte l’extraordinaire histoire de la redécouverte des partitions manuscrites de Vivaldi, dans les années vingt du siècle précédent. L’auteur de l’ouvrage, Federico Maria Sardelli est musicologue et musicien (il a déjà consacré plusieurs ouvrages très savants à l’œuvre de Vivaldi, en particulier à ses concertos pour flûte), mais il devient ici romancier pour raconter de façon extrêmement plaisante la recherche de ces précieux manuscrits, en mêlant avec virtuosité les époques et en ménageant tout au long du récit un suspense haletant, sans jamais perdre de vue la vérité historique. 
Lorsque Vivaldi meurt le 28 juillet 1741 à Vienne, où il s’est réfugié pour fuir les créanciers qui l’assaillaient à Venise, il n’est plus le musicien à la mode fêté et adulé que l’on surnommait le "Prêtre Roux" ; sa musique n’est plus guère jouée et lorsque, tout de suite après sa mort, son frère tente de vendre à un collectionneur bibliophile les centaines de partitions manuscrites que le musicien a laissées à Venise, il n’en tire qu’un bien maigre profit. Dès lors, ces manuscrits vont passer de main en en main pour se retrouver finalement au début du vingtième siècle entassés dans le poussiéreux grenier d’un collège salésien à Borgo San Martino, dans le Piémont. C’est là que les deux personnages centraux de cette aventure, Luigi Torri, directeur de la Bibliothèque Nationale de Turin, et Alberto Gentili, compositeur et musicologue à l’Université de Turin, vont enfin les retrouver en 1926 pour permettre la redécouverte d’un génial compositeur, dont on ne connaissait plus que quelques concertos, dont ceux fameux des Saisons
Parmi les nombreux rebondissements qui vont conduire à l’élucidation de "l’affaire Vivaldi", on signalera tout particulièrement un savoureux entretien avec Mussolini, pendant lequel le Duce se lance dans l’interprétation catastrophique d’une romance, sur un violon ayant prétendument appartenu à Vivaldi, et une délirante intervention d’Ezra Pound, en pleine période d’exaltation fasciste, transporté par le génie italique de Vivaldi qu’il tient à faire connaître au monde entier, même s’il faut pour cela outrepasser ses compétences en matière de musicologie. 
Je cite ici, dans une traduction personnelle, un beau passage du roman, correspondant au moment où les précieux manuscrits ont été enfin récupérés et ramenés à la Bibliothèque de Turin ; Alberto Gentili va pour la première fois lire ces partitions abandonnées et plus jamais jouées depuis deux siècles : 

« La petite pièce était austère et poussiéreuse : une armoire pleine de vieux dossiers, un petit cadre avec la photo du roi, deux fauteuils défoncés, un vieux piano qui n’avait plus été accordé depuis des années, une faible lampe trop haute qui répandait sur toute la pièce une lumière triste et désolée. Il [Alberto Gentili] ouvrit le gros volume qu’il avait emporté et tenta de le placer sur le pupitre du piano. C’était impossible, il glissait et tombait à chaque fois : il était trop épais pour que le mince support en bois puisse le soutenir. Impatient d’entendre ces musiques et presque agacé, il se résolut alors à l’appuyer sur le couvercle. Cela le contraignait à se tenir debout de façon inconfortable, le dos vouté et les mains tendues vers le clavier, mais c’était sans importance : il devait jouer de toute urgence. 
Et il joua le passage qui avait peu de temps auparavant éveillé sa curiosité. Il chercha longtemps parmi les centaines de pages pour retrouver cette phrase. La voilà : In memoria aeterna erit justus. Éternel sera le souvenir du juste. C’était un fragment du psaume Beatus Vir, il se souvenait de la version de Mozart, mais il ignorait que Vivaldi l’avait lui aussi mis en musique. Il était surpris par le fait que l’œuvre était écrite pour trois voix, l’alto, le ténor et la basse, sans voix de soprano. Il commença à jouer, Andante molto, violons et altos seuls, début en canon, d’abord le premier violon, puis le second, suivi de l’alto. Chaque croche était surmontée d’un petit trait vertical, toutes détachées, comme des gouttes clairsemées qui commençaient à tomber. Au fur et à mesure que les instruments intervenaient, cette musique presque vide, raréfiée, s’emparait progressivement de lui et le bouleversait. C’était sublime, d’une douceur indicible, à la fois sereine et dramatique. Il tourna la page, et les voix arrivèrent : d’abord l’alto, puis le ténor, et enfin la basse ; ils chantaient ces paroles narquoises sur la mémoire : celui qui les avait écrites était mort depuis des siècles et personne ne s’était plus souvenu de lui. Il avait écrit ce sublime testament mais personne ne l’avait encore ouvert. Les croches tombaient goutte à goutte et de ses yeux commencèrent à tomber des larmes sur les doigts qui jouaient. 
"Professeur, on va fermer !" lui cria le gardien. 
"Oui, oui, j’arrive tout de suite !" répondit-il en se réveillant de l’éternité. »

Federico Maria Sardelli  L'affare Vivaldi, Sellerio editore Palermo, 2015  (Traduction personnelle)






Image : en haut, Francesco Guardi (1712-1793) Les Fondamenta Nuove avec la lagune et l'île de San Michele, huile sur toile, vers 1757.



lundi 31 août 2015

Giovanni




a Giovanni Comisso

Giovanni dalle tue ceneri inquiete e felici
forse ancor oggi godi del gusto salmastro del mare
non so sul tuo corpo se lieve è il peso della terra
la cieca buia terra
crudele agli uomini
ma tu ricordi
e ricorderai !
la riva degli Schiavoni
e calle Vallaresso
dove ragazzi dal volto scolpito
con noi ridevano allegri

Mario Stefani   Poesie a un ragazzo (1974)







Giovanni, depuis ta tombe inquiète et heureuse
peut-être aujourd'hui encore t'enivres-tu du goût salé de la mer
je ne sais pas si sur ton corps le poids de la terre est léger
la terre aveugle et noire
cruelle pour les hommes
mais tu te rappelles
et tu te rappelleras !
la riva degli Schiavoni
et calle Vallaresso
où des garçons aux traits sculptés
avec nous riaient joyeux

(Traduction personnelle) 








Images : au centre, Angelo Greco  (Site Flickr)

en bas, Nicola Lissandrini  (Site Flickr)




mercredi 5 février 2014

Venise se noie



"Sorge l'irato nembo
e la fatal tempesta,
col mormorar dell'onde
ed agita e confonde
e Cielo e Mar."





Parfois, je cherche à me faire saigner, en m'imaginant que Venise meurt avant moi, qu'elle s'engloutit, n'ayant finalement rien exprimé, sur l'eau, de sa figure. S'enfonçant, non pas dans des abîmes, mais de quelques pieds sous la surface ; émergeraient ses cheminées coniques, ses miradors, où les pêcheurs jetteraient leur ligne, son campanile, refuge des derniers chats de Saint-Marc. Des vaporetti penchés sous le poids des visiteurs sonderaient la surface où se délaie la fange du passé ; des touristes se montreraient du doigt l'or de quelque mosaïque, entre cinq ballons de water-polo flottants : les dômes de Saint-Marc ; la Salute servirait de bouée aux cargos ; au-dessus du Grand Canal des bulles monteraient, dégagées par les hommes-grenouilles cherchant à tâtons les bijoux des Américaines dans les coffres d'un Grand Hôtel immergé. « Quelle prophétie a jamais détourné un peuple du péché ? » dit Jérémie. 
Venise se noie ; c'est peut-être ce qui pouvait lui arriver de plus beau ?

Paul Morand  Venises  Éditions Gallimard, 1971








Images : en haut, Marco Gusella  (Site Flickr)

en bas, (1) et (2) : Evan Chakroff  (Site Flickr)



samedi 1 février 2014

Venise(s), 1931




– Pourquoi dix mille gondoles, il y a quatre siècles, et cinq cents, aujourd’hui ? 
– Le métier est fichu ! (On croit entendre un taxi, à Paris.) La saison trop courte... Une gondole coûte un million de lires... Vaporetti et lance, avec leurs remous, vous cassent les bras... On risque sa vie à chaque coin... Ils vous débouchent sur le Grand Canal comme une vache dans le magasin de lustres... 
– Mais vous chantiez ? 
– Pour oublier... 
Le gondolier m’apprend que le fer de la gondole a six dents, depuis le dix-septième siècle ; sur les eaux damassées de soleil et d’essence, la gondole fait trembler son reflet






Trois heures du matin.
À cette heure-ci, Venise est un Guardi, sans personnages.
Plus de funiculi... 
N’étaient les antennes de T.V., on se croirait au dix-huitième siècle. 
Rien ne ride l’eau, sauf un friselis sulfureux, devant la Douane, surface crêpée par un courant d’air qui n’arrive pas jusqu’à moi. 
Dans dix minutes passera la péotte des boueux, en route vers la Giudecca. Avec ses ordures, Venise construit de nouvelles îles, mettant à profit ses excréments. 
Les poteaux d’amarre, au passage de la première embarcation rapide, voient leur reflet vertical se changer en colonnes torses, salomoniques.

Paul Morand  Venises  Editions Gallimard, 1971 






Images : en haut, Giulia Fiori  (Site Flickr)

au centre, Barbara Rich  (Site Flickr)

en bas, Luca Fiore  (Site Flickr)



samedi 12 octobre 2013

Il Campanile di San Marco (Le Campanile de Saint-Marc)




"C'était dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i."






Ce texte de Bruno Barilli est paru dans le magazine Star, le 30 juin 1945 ; il a été repris dans le recueil de chroniques cinématographiques Lo Spettatore stralunato [Le Spectateur égaré] (Pratiche Editrice, 1962). 


Cinquanta e più anni fa cadde il campanile di San Marco. Cadde, anzi sparì addirittura, calò, su se stesso, come un paio di brache, dalla cima, o dalla cintola, in giù — crollato su due piedi — discretissimamente, silenziosamente, miracolosamente — e in un batter d’occhi travolto tutto in una precipitosa dissolvenza.

***

La cosa non sappiamo se successe di notte, di sera, o di mattina. Supponiamo che fosse d’estate, stagione propizia ai cataclismi. Tuttavia io non c’ero in Piazza San Marco quando cadde così il campanile ; ma ero già di questo mondo forse da un paio di lustri. E se io di presenza non c’ero, e non c’era neanche nessuno (tant’è vero che vittime non ci furono), unico testimone, c’era forse la luna ? È qui che andiamo a parare in pieno cinematografo.

***

Fatto sta che il campanile non c’era più — niuna traccia di lui — nemmeno la sua ombra portata. Così sulla piazza non c’era rimasto niente. Ma c’era ancora il campanile nel Baedeker — (la guida autorevole, senza la quale, non c’è neanche l’Italia).
Quand’ecco, su Venezia si leva un altissimo grido di dolore veneziano — e a quello rispose da Londra un «Oh» di tenero e imperiale disappunto della buona Regina Vittoria.

***

E allora gli Inglesi volendo che il campanile ritornasse onestamente al suo posto, promossero insieme agli italiani, la famosa sottoscrizione. — E si vide la torre di San Marco, raddrizzarsi, di tutta la sua mole ; le campane sbucate dalle macerie, raggiungendo senza frastuono, a pie’ pari, la loro trave, e il loro livello, nella loggia campanaria, ricomposta mattone su mattone, schizzati insieme alle tegole, dal suolo dove giacevano, alla giusta altezza. Finché la ricostruzione poteva dirsi finita, perfetta ! Pensate al miracolo : un campanile polverizzato, andato in fumo, risorto sul suo stesso fondamento tal quale era prima. L’assoluta identità.

Bruno Barilli  Lo spettatore stralunato  Pratiche Editrice, Parma 1982


 


 Il y a plus de cinquante ans, le campanile de Saint-Marc s’effondra. Il s’effondra, ou plutôt il disparut, il s'abaissa, comme un pantalon, du sommet, ou de la ceinture, à la base — il s’écroula en un éclair — discrètement, silencieusement, miraculeusement — et en un clin d’œil il fut tout entier emporté comme dans un brusque fondu enchaîné. 

***

Je ne me souviens pas si l’événement eut lieu la nuit, dans la soirée ou au petit matin. Je suppose que c’était en été, saison propice aux cataclysmes (1). Toutefois, je ne me trouvais pas sur la place Saint-Marc quand le campanile s’écroula ; mais j’étais déjà de ce monde depuis peut-être deux lustres. Et puisque ni moi ni personne d’autre n’était présent à ce moment-là (on ne déplora d’ailleurs aucune victime), on peut supposer que l’unique témoin fut la lune : et ainsi, nous nous retrouvons au cinéma, dans un grand film.

***

Une chose est certaine : le campanile avait disparu ; plus aucune trace de lui, pas même son ombre portée. Ainsi, il ne restait plus rien sur la place ; mais le campanile existait toujours dans le Baedeker, le guide de référence, sans lequel l’Italie elle-même n’existerait pas. 
Et sur Venise se leva un immense cri de douleur vénitienne — et à ce cri répondit depuis Londres le «Oh» de tendre et impérial désappointement de la bonne reine Victoria (2).

***

Alors, les Anglais, souhaitant que le campanile retourne honnêtement à sa place, lancèrent avec les Italiens la fameuse souscription. Et l’on vit la tour de Saint-Marc se redresser, de toute sa masse imposante ; les cloches extraites des décombres rejoignirent sans embarras leur support et leur logement dans le clocher reconstruit brique par brique, les unes après les autres propulsées, depuis le sol où elles gisaient avec les tuiles, à leur juste hauteur. Jusqu’au moment où la reconstruction put être considérée comme parfaitement achevée ! Ce fut un vrai miracle : un campanile pulvérisé, parti en fumée, ressuscité sur ses propres fondations, tel qu’il était auparavant. Exactement identique

(Traduction personnelle)

(1) L'effondrement du campanile de Saint-Marc a en fait eu lieu le 14 juillet 1902, à dix heures du matin. (NdT)

(2) Barilli fait ici une erreur historique : la reine Victoria était morte depuis un an et demi quand le campanile s'est effondré. (NdT)















Images : en haut, Marcello Masiero (Site Flickr)



vendredi 11 octobre 2013

Un regard




Festival de Venise, septembre 1937. San Marco est devenu un vrai salon de réception, toujours en fête. 
Mais ce qui met en émoi la Place Saint Marc et la Riva degli Schiavoni, c’est la présence dans ces parages de Marlène, la grande Marlène. 
La voilà qui apparaît suivie par une cohorte de curieux qui grossit sans cesse jusqu’à la cacher complètement. 
Les gens accourent depuis les rues voisines, avertis par l’appel marin des buccins, ou par les coups de canons qui annoncent l'arrivée d'une escadre navale : tous accourent, et depuis les arcades et les corniches du Palais Ducal, tous les pigeons descendent en piqué vers la place. 
La voilà la voilà, Marlène : on l’escorte jusqu’au café Florian ; une jeune fille l’accompagne — sa fille ? mais ce n’est pas une enfant, et elle semble plus grande et plus jolie qu’elle. Un homme la suit ;  il a un regard perçant, un aspect ostensiblement exotique, presque colonial, un visage enflammé par une moustache blonde : c’est Sternberg, le célèbre et génial cinéaste. Avec eux, il y a aussi trois personnes à l’aspect neutre et banal. 
Ils se sont assis à une table proche de la mienne, sur la place. 
Les bras de Marlène sont nus et maigres ; elle porte un petit chapeau vert tyrolien. C’est tout à fait elle, comme on pouvait la voir sur l’écran, mais sans fard ni apprêt, sans plumes ni rien de brillant, plus tranquille et détendu que jamais — sage comme une mère à côté de sa fille. 
L’homme intéressant aux cheveux un peu longs, aux favoris et aux moustaches qui nous semblaient blonds mais ne le sont pas vraiment, tape sur son épaule avec une sorte de badine ; il paraît légèrement irrité par cette foule immobile réunie autour d’eux.  
De son côté, Marlène semble amusée, elle rit sans s’esclaffer en regardant ce mur de jeunes gens vénitiens et de badauds qui, les bras croisés, montent la garde sans broncher : pétrifiés d’admiration. 

***

Marlène porte à ses lèvres une cigarette, avec ses belles mains aux doigts longs et potelés, mais elle est continuellement distraite, et elle ne fume pratiquement pas. 
Sa tenue est simple, presque pauvre. Sur elle, il n’y a rien de précieux ; aucun bijou, ni bagues ni colliers. Peut-être s’est-elle ainsi vêtue pour ne pas attirer l’attention et ne pas exciter la curiosité. 
On aurait dit qu’une partie se jouait entre elle et ses admirateurs, c’était à celui qui résisterait le plus longtemps : le public muet d’un côté, et de l’autre la grande actrice, chacun gardant ses distances pendant de longues minutes. 
Ils se sont jaugés, comme deux adversaires qui se rencontrent pour la première fois ; puis Marlène s’est levée lentement, presque timidement ; elle a quitté la table, et après elle sa fille, Sternberg et les trois autres. Alors, entendant derrière elle les applaudissements et les manifestations d’enthousiasme, la star se retourna en souriant, montrant ses vrais yeux d'une extraordinaire couleur vert et or ; elle embrassa d'un regard enchanté ce monde si nouveau pour elle, cette place légendaire, cette foule italienne si aimable, discrète et adorable. 
Ce fut un regard de grande artiste, encore plus beau que tous ceux qu’elle nous avait déjà offerts sur l’écran.

Bruno Barilli  Lo spettatore stralunato  Pratiche Editrice, Parma 1982  (Traduction personnelle)










vendredi 7 décembre 2012

Tutti a Venezia ! (Tous à Venise !)







Tua Cugina Prima (Tutti A Venezia)

Vieni, facciamo ancora un'altra foto
col colombo in man',
così, sorridi bene senza smorfie,
lo sguardo fisso su di me
mentre conto fino a tre,
sarai contento quando poi
tua cugina lo vedrà
che a Venezia siamo stati anche noi.

Tua cugina prima è stata a Roma
e ce lo fa pesar,
e sì viaggar si deve disse un giorno,
e sbottonandosi il paltò
tutto il viaggio raccontò,
quando descrisse anche il bidet
ci siam sentiti come due pezzi da piè.

Vieni, facciamo ancora un'altra foto
col colombo in man',
così, sorridi bene senza smorfie,
lo sguardo fisso su di me
mentre conto fino a tre,
sarai contento quando poi
tua cugina lo vedrà
che a Venezia siamo stati anche noi.

Testo e musica : Paolo Conte




Viens, faisons encore une photo
avec le pigeon à la main,
comme ça, fais un beau sourire sans grimace,
regarde-moi bien pendant que je compte jusqu'à trois,
plus tard, tu seras heureuse
de pouvoir montrer à ta cousine
que nous aussi on est allés à Venise.

Ta cousine est déjà allée à Rome
et elle nous le fait bien remarquer,
hé oui, il faut voyager, nous a-t-elle dit un jour,
et en déboutonnant son manteau,
elle a raconté tout son voyage,
quand elle a même décrit le bidet de l'hôtel
on s'est vraiment sentis comme deux moins-que-rien.

Viens, faisons encore une photo
avec le pigeon à la main,
comme ça, fais un beau sourire sans grimace,
regarde-moi bien pendant que je compte jusqu'à trois,
plus tard, tu seras heureuse
de pouvoir montrer à ta cousine
que nous aussi on est allés à Venise.

(Traduction personnelle)






Pour se consoler de ne pas être à Venise...



Images :  en haut et au centre, Alberto Bizzini (Site Flickr)

en bas, Site Flickr

lundi 3 décembre 2012

Il faudra donc quitter ce monde



"È ben altro. È lei, la venuta dal mare."





 Il faudra donc quitter ce monde
et sans se plaindre
les fleurs les livres les visages
Les nuages sont des continents
qui se déplient et se déploient
comme autant de drapeaux de pays inconnus
où nous n'irons jamais
Trop tard Il faudra s'en aller
tout seul en terre ou en cendres dans l'eau
Le jour passe vient la nuit
Ce n'est pas tant la vie
qui meurt que tous les souvenirs
qu'on emporte avec soi et que personne
ne partagera plus
S'en aller dans un royaume de mémoire
en bord de mer où tout sera
pareil au rythme d'un voyage
que nous ne ferons plus

Bernard Delvaille Derniers vers (in Œuvre poétique La Table Ronde, 2006)








Images : en haut, Been Around (Site Flickr)

en bas : Arnold Böcklin Die Toteninsel (1886) (Source)




vendredi 14 septembre 2012

Cardarelli, de Rome à Venise




 Avril 1952

Le poète Cardarelli va s'asseoir tous les matins dans l'unique fauteuil de la librairie Rossetti (1), et gêne passablement le commerce avec ses remarques, et plus encore ses silences farouches, qui mettent les clients mal à l'aise. Rossetti n'a pas l'air de le prendre mal, au contraire, ça l'amuse. (...) Aujourd'hui, une dame est entrée, étincelante de joie, et a demandé à Rossetti : «Vous avez Le Diable au corps ? Voyez-vous, j'ai vu le film, et maintenant, je voudrais également lire le livre.» Et Cardarelli, surpris : «Quelle intense activité intellectuelle vous avez, madame !» Puis est venu un jeune poète qui, avec mille politesses, l'a prié de le recommander à une certaine revue, pour qu'elle publie ses poèmes. Et il lui en tendait un, afin de lui faire constater que ce n'était pas de la bagatelle. Cardarelli a chaussé ses lunettes, qu'il a extirpées des profondeurs de son manteau, et a lu le poème en fronçant les sourcils comme à la lecture d'un télégramme. Et finalement : «Mais c'est tout juste bon pour La Fiera Letteraria !» Puis, se rappelant que le directeur de La Fiera Letteraria n'était autre que lui, il s'est mis à rire silencieusement, jusqu'à ce que son œil droit commence à larmoyer.

(1) La librairie Rossetti se trouvait à Rome, dans la Via Veneto. Elle a été remplacée aujourd'hui par une maroquinerie...






Juillet 1957

Le soir descend sur la Via Veneto avec une précipitation haletante. Dans certains silences de la circulation, on entend les moineaux de la Villa Borghese qui volent en bandes avant de se poser sur la cime des pins. J'étais assis au café et je m'attardais à scruter l'arrivée de la nuit sur le visage et dans les yeux de Cardarelli, comme il nous arrive de la guetter dans un lac, et j'en éprouvais une profonde mélancolie, comme si ce visage reflétait le mien, et ma journée perdue, rendue plus angoissante par la perspective d'une autre journée, puis d'une autre, dans cette voie sans issue. Étourdiment, et pour dire l'une de ces phrases types qui distinguent désormais une conversation languissante, Raffaella Pellizzi, qui était assise à côté de Cardarelli, a dit en soupirant : «Comme la nuit tombe vite !» Cardarelli a baissé la tête, murmurant : «Quelle remarque profonde ! Et comme elle doit plaire !» Ce sont les seuls moments dans lesquels il est possible de le voir sourire. Il voudrait continuer mais n'en a pas envie, il n'a envie de rien, pas même de mourir.

Ennio Flaiano  La solitude du satyre Editions du Promeneur, 1996 (Traduction : Brigitte Pérol)







Autunno veneziano

L'alito freddo e umido m'assale
di Venezia autunnale.
Adesso che l'estate,
sudaticcia e sciroccosa,
d'incanto se n'è andata,
una rigida luna settembrina
risplende, piena di funesti presagi,
sulla città d'acque e di pietre
che rivela il suo volto di medusa
contagiosa e malefica.
Morto è il silenzio dei canali fetidi,
sotto la luna acquosa,
in ciascuno dei quali
par che dorma il cadavere d'Ofelia :
tombe sparse di fiori
marci e d'altre immondizie vegetali,
dove passa sciacquando
il fantasma del gondoliere.
O notti veneziane,
senza canto di galli,
senza voci di fontane,
tetre notti lagunari
cui nessun tenero bisbiglio anima,
case torve, gelose,
a picco sui canali,
dormenti senza respiro,
io v'ho sul cuore adesso più che mai.
Qui non i venti impetuosi e funebri
del settembre montanino,
non odor di vendemmia, non lavacri
di piogge lacrimose,
non fragore di foglie che cadono.
Un ciuffo d'erba che ingiallisce e muore
su un davanzale
è tutto l'autunno veneziano.

Così a Venezia le stagioni delirano.

Pei suoi campi di marmo e i suoi canali
non son che luci smarrite,
luci che sognano la buona terra
odorosa e fruttifera.
Solo il naufragio invernale conviene
a questa città che non vive,
che non fiorisce,
se non quale una nave in fondo al mare.

Vincenzo Cardarelli   Opere, Mondadori, I Meridiani, 1996


Automne vénitien

Le souffle froid et humide 
de l'automne à Venise m'assaille.
Maintenant que l'été
moite et venteux,
par enchantement s'en est allé,
une lune sévère de septembre
resplendit, lourde de funestes présages,
sur la ville d'eaux et de pierres
qui dévoile sa face de méduse
contagieuse et maléfique.
Le silence des canaux fétides est mort
sous la lune aqueuse,
et l'on dirait qu'en chacun d'eux
repose le cadavre d'Ophélie :
tombes jonchées de fleurs
pourries et d'autres ordures végétales,
où passe dans un clapotis
le fantôme du gondolier.
Ô nuits vénitiennes,
où le coq ne chante pas,
où se taisent les fontaines,
sombres nuits lagunaires
qu'aucun chuchotement tendre n'anime,
maisons torves, jalouses,
à pic sur les canaux,
silencieuses endormies,
vous m'êtes chères plus que jamais.
Ici ne soufflent pas les vents impétueux et funèbres
de l'automne montagnard,
pas d'odeur de vendange, pas de pluies
qui lavent comme des larmes,
pas de fracas de feuilles qui tombent.
Une touffe d'herbe qui jaunit et meurt
sur le rebord d'une fenêtre :
voilà tout l'automne vénitien.

Ainsi à Venise les saisons délirent.

Par ses champs de marbre et ses canaux,
errent des lumières égarées,
lumières qui rêvent de bonne terre
odorante et fertile.
Seul le naufrage hivernal convient
à cette ville qui ne vit pas,
qui ne fleurit pas,
sinon comme un navire au fond de la mer.

(Traduction personnelle)








Images de Venise : grazie a Roberto Trm  (Site Flickr)




samedi 12 novembre 2011

Alba (Aube)





Il cielo ecco appena si colora
di rosa,
a un piccolo frastuono
e s'aprono su in alto
nel muro di grigio prezioso
due piccole imposte
scolorite dalla pioggia e dal tempo.
Ho visto un braccio
rosa fiorente
e la dolcezza della vita
non è ancora sciupata.
Un passo lento
lungo il canale lento
un fruscio
nell'acqua verde
e l'antico desiderio ardente
di partire, di morire.

Filippo De Pisis Poesie Ed. Garzanti, 2003

Voilà, le ciel se colore à peine 
de rose,
un bref vacarme
et s'ouvrent tout en haut
dans le mur d'un gris précieux
deux petits volets
décolorés par la pluie et le temps.
J'ai vu un bras
d'un rose pimpant
et la douceur de la vie
n'est pas encore gâchée.
Un pas lent
le long du lent canal
un bruissement
dans l'eau verte
et l'ancien désir ardent
de partir, de mourir.

(Traduction personnelle)










Images : en haut, Site Flickr

en bas, pour les trois photographies : Site Flickr

mercredi 19 octobre 2011

Peindre Venise




L'Italie était encore sens dessus dessous et il n'était pas aisé de se déplacer ; d'ailleurs, tout le monde venait à Venise où De Pisis avait sa maison, son atelier et sa gondole. Pendant toute cette année [1946], il ne bougea pas, continuant à peindre sans arrêt. C'était un plaisir de le voir travailler. Pour lui, à Venise, tout était magnifique, il n'était pas nécessaire de choisir les points de vue habituels. Il reconstruisait Venise selon sa propre inspiration poétique.

Il sortait vers dix heures du matin, suivi de Bruno qui portait le chevalet, la toile, la boîte de couleurs et les pinceaux. Il s'arrêtait à l'improviste, pour une raison qui n'avait parfois rien à voir avec la beauté du lieu à peindre, presque toujours parce que, dans une boutique voisine, il avait aperçu un beau garçon qui manifestait une certaine curiosité ; il plantait là son chevalet et, fixant son regard comme un chasseur qui guette sa proie, il commençait par tracer sommairement en noir les limites du paysage. Ensuite, il prêtait une attention extrême aux couleurs du paysage et au choix de celles qu'il disposait sur sa palette. Pendant ce temps-là, autour de lui, se réunissaient les enfants, puis les jeunes gens du quartier ; il percevait la chaleur de ces observateurs étonnés, il écoutait leurs commentaires, s'ils osaient en faire, parfois même il s'adressait à l'un deux pour lui demander si le tableau lui semblait réussi. Rien n'échappait à son regard : un linge rouge sur un étendage, une fleur à une fenêtre, un morceau de papier bleu jeté par terre ; à la fin, il égalisait par de larges touches la composition du dallage et la splendeur du ciel d'été.

Il reculait de quelques pas, observait en fronçant les yeux, se retournait brusquement vers l'assistance, comme pour capter dans les regards leur impression sur l’œuvre, ou simplement pour voir s'il connaissait quelqu'un ; il ajoutait ensuite quelques coups de pinceau, puis apposait aussitôt sa signature, en la faisant précéder du sigle S.B. (San Barnaba). C'est moi qui lui avait suggéré d'indiquer sur chacun de ses tableaux, en plus de la date, l'adresse de l'atelier où il avait été réalisé. Il avait commencé à Milan avec le sigle V.R. (via Rogabella) ; je lui avais dit qu'en relation avec chaque atelier, se créait simultanément une nouvelle période de sa carrière. Quand il occupait un nouvel atelier, ou lorsqu'il s'installait dans un nouveau pays, on avait l'impression que son immense volonté de s'imposer le conduisait à adopter une nouvelle manière. 

Quand il avait achevé son tableau, il ne se livrait pas comme les autres peintres à un nettoyage minutieux de ses pinceaux, il les entassait tous pêle-mêle dans la boîte de couleurs et presque toujours se présentait l'un des nombreux admirateurs de sa peinture qui lui achetait sur le champ l’œuvre à peine terminée.

Giovanni Comisso Mio sodalizio con De Pisis Ed. Neri Pozza, 2010 (Traduction personnelle)









Images : de haut en bas, Filippo De Pisis Venezia, Palazzo Ducale, 1947

Venezia, Chiesa delle Salute, 1947

Venezia, 1946