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dimanche 25 novembre 2012

Voir l'obscur



"Così andammo infino a la lumera,
parlando cose che 'l tacere è bello,
sì com'era 'l parlar colà dov'era."








Le premier volume des Notes d'un peintre de Jean-Paul Marcheschi était consacré à Monet (Camille morte, Notes sur les Nymphéas), le deuxième à  Piero della Francesca (Lieu clair), le troisième à Pontormo, Rosso Fiorentino et au Greco (La déposition des corps) ; un quatrième volume vient de paraître, Voir l'obscur (comme les trois autres, aux éditions nantaises Art 3) ; il y est question de Goya, et plus particulièrement des Pinturas negras (Peintures noires), cette série de quatorze œuvres peintes entre 1820 et 1823 sur les murs de la ferme qu’il avait achetée dans les environs de Madrid, la Quinta del Sordo (la Maison du Sourd). Et une fois de plus, on a l’impression de redécouvrir une œuvre que l’on croyait pourtant bien connaître. La force du livre de Marcheschi, et son originalité, c’est justement de proposer le regard d’un peintre, un regard rapproché, à la loupe, «comme s’il s’agissait de pierres, de corps invisibles, de frottis»,  sur ces tableaux célèbres et pourtant mystérieux ; il nous conduit, en une suite de fragments – à la manière du Barthes de Sur Racine, ou de Sade, Fourier, Loyola, avec qui il partage la finesse et la profondeur de l’interprétation d’une œuvre – à mieux voir, à pénétrer dans l’obscurité lumineuse, si l’on peut hasarder cet oxymore, des Peintures noires. Les intuitions sont si fortes, les références si bien choisies (il y a notamment un magnifique rapprochement entre La Mort d’Ivan Illich de Tolstoï et le tableau de 1820 où Goya se représente à côté du docteur Arietta), l’approche si précise et en même temps si sensible que le lecteur suit avec fascination ce guide exceptionnel dans ses analyses, ou plutôt ses visions enthousiastes (au sens premier du terme : transport divin, délire sacré), ses fulgurances (je pense par exemple à sa saisissante évocation du Saturne, considéré comme un autoportrait, et une sorte d’auto-dévoration du peintre). 






L’ouvrage s’intitule Voir l’obscur et il est divisé en deux parties : la première est consacrée à Goya, la seconde est constituée de réflexions liées plus spécifiquement à l’œuvre de Marcheschi, et à son rapport à l'ombre, au sommeil, aux songes. Ce qui unifie les deux parties, c’est donc le thème de l’obscur, cette plongée dans la nuit la plus sombre, caverneuse, spectrale, plongée désespérée, mais aussi triomphe de l’art : «Scandale de la beauté que cette capacité à retourner le drame, à en déplacer le sens, et à le changer en une joie de peindre, indécente, flagrante, portée à son plus haut degré.» C’est cet apparent paradoxe que Marcheschi résout ici de façon magistrale, en montrant combien l’obscurité, la nuit, agit aussi comme un révélateur, qui dévoile et découvre. Il cite la formule de Malraux à propos des Peintures noires (mais on pourrait dire la même chose pour l’œuvre du peintre des Onze Mille Nuits et de La Voie lactée) : «C’est un verre noir à travers quoi se devinent les astres». Le noir permet de voir au-delà, avec la puissance d’une radiographie : «C’est par ce rayon noir dirigé sur le monde que le peintre atteint à des parages qui sans lui seraient restés à jamais invisibles.» La phrase de Malraux réveille aussi chez Marcheschi un souvenir d’enfance qu’il nous livre dans ce beau passage : «J’ai neuf ou dix ans. Mon cartable mal accroché sur le dos, encore ensommeillé, je marche dans Bastia. Soudain, dans la percée ouverte par l’une des venelles du vieux port, c’est l’éclipse de soleil. D’un seul coup, l’ombre arrive : le noir envahit tout. Je tiens dans les mains le petit morceau de verre fumé préparé la veille par mon père. Ce verre assombri par la flamme me permet de regarder le soleil en face, et j’observe l’astre qui s’élève peu à peu au-dessus de la mer.»






À la fin de cette première partie du livre, Marcheschi s’interroge sur le mystère du dernier tableau de Goya, La Laitière de Bordeaux, si apaisé, si lumineux après la grande traversée de la nuit que constituent les Peintures noires : «Effort énorme du peintre, à ce point crucial de sa vie, pour obtenir l’ultime oblation. De ce point de vue, la vision rapprochée du tableau est riche d’enseignements. Tout s’expose crûment, et l’on croit percevoir, en cette touche désormais plus sèche, erratique, divisée, presque "impressionniste", les combats que livre l’esprit. Frottée plutôt que posée, on voit la matière s’extraire lentement du fond sombre et rugueux de la robe pour s’élever enfin vers la douce clarté où le visage paraît. Goya semble ne vouloir confier sa dernière vision qu’au seul travail du geste et de la couleur. En même temps que le poids de la peinture – dans cette extrême proximité avec son modèle –, on croit entendre sa respiration. Qu’elle soit entièrement de sa main ou qu’il ait guidé celle de Rosario, sa fille, comme on l’a insinué, l’œuvre, une fois encore, semble concilier des qualités antinomiques. De loin, c’est une percée claire, légère, dans la lumière. De près, le tableau se renverse en paroi, il n’est plus qu’une "muraille de peinture".» L'auteur livre in fine les titres de quelques fragments au sujet de Goya qu'il n'écrira pas, permettant ainsi au lecteur de continuer cette grande traversée en imaginant ce qui pourrait se dire sous ces titres si étranges et si évocateurs : "Le visage Deneuve ou la ressemblance étalonnée", "Le visage Jackson, le botox, la boursouflure", "Proust, Dante, Goya (le temps, le rien, les étoiles)", "Beckett-Goya : l'ensablement du sens", "La folie Beethoven : les Quatuors noirs", "D'où vient la lumière?"

Pour rendre compte de cette manière unique qu’a Marcheschi de nous faire voir la peinture, avec une grande force évocatoire et une sorte d’énergie sacrée, j’ai envie de parler du duende, que le peintre évoque souvent dans ses textes et ses entretiens. Garcia Lorca a consacré une conférence à «ce pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique» (Juego y teoria del duende, Jeu et théorie du duende, une très belle édition bilingue est parue en 2010 aux éditions Allia). «Le duende, nous dit Garcia Lorca, n’est pas une question de faculté mais de véritable style vivant ; c'est-à-dire, de sang ; de très vieille culture et, tout à la fois, de création en acte.  (...) Où est le duende ? À travers l’arche vide, passe un vent de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents ignorés ; un vent qui sent la salive d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de méduse, qui annonce le baptême permanent des choses fraîchement créées.» On ne saurait mieux dire, ni être plus explicite : quand il peint et quand il écrit, Marcheschi a le duende...



Le site des Editions Art 3, où l'on peut aussi commander l'ouvrage.









Images : (1) Goya, Saturne dévorant l'un de ses fils, Musée du Prado, Madrid

(2) Goya, Le Chien, Musée du Prado, Madrid

(3) Goya, La Laitière de Bordeaux, Musée du Prado, Madrid

(4) Jean-Paul Marcheschi, Marsyas, Château de Plieux




mercredi 10 février 2010

Ibant obscuri




Ibant obscuri sola sub nocte per umbram
perque domos Ditis vacuas et inania regna :
quale per incertam lunam sub luce maligna
est iter in silvis, ubi caelum condidit umbra
Iuppiter, et rebus nox abstulit atra colorem.
Vestibulum ante ipsum primis in faucibus Orci
Luctus et ultrices posuerunt cubilia Curae ;
pallentesque habitant Morbi tristisque Senectus
et Metus et malesuada Fames ac turpis Egestas,
terribiles visu formae, Letumque Laborque ;
Tum consanguineus Leti Sopor et mala mentis
Gaudia mortiferumque adverso in limine Bellum,
ferreique Eumenidum thalami et Discordia demens
vipereum crinem vittis innexa cruentis.

Virgile Enéide, VI, 268 - 281

Era l'andare, dalla notte solinga
Avvilupati di oscurità
Per gli antri vacui, le smateriate
Dominazioni, a Dite. Similmente
Va il viaggiatore per luoghi silvestri
Dove stenta velato un raggio scarno
Di luna quando la divina ombra
Abbia sepolto il mondo e i suoi colori
Nel nulla della caligine notturna.
Là, sull'entrata dove le sue gole
Orco spalanca ebbero dimora
I Lutti, le Vendette smaniose,
I giallognoli Morbi, la Vecchiaia turpe,
I Terrori. E con loro la Fame
Che atrocità persuade, la Privazione abbietta,
La Morte e l'Agonia facce tremende,
Il Sonno quasi già Morte, il Godimento
Che stravolge la mente hanno la tana.
La ferrea stanza posero le Erine
E la Guerra che irradia morte
Sul varco opposto ; da sanguinose
Bende stretti i serpenti della chioma
La Discordia delira

Traduction : Guido Ceronetti (Trafitture di tenerezza, ed. Einaudi)





Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire parmi l'ombre, à travers les palais vides de Dis et son royaume d'apparences ; ainsi par une lune incertaine, sous une clarté douteuse, on chemine dans les bois quand Jupiter a enfoui le ciel dans l'ombre et que la nuit noire a décoloré les choses. Avant la cour elle-même, dans les premiers passages de l'Orcus, les Deuils et les Soucis vengeurs ont installé leur lit ; les pâles Maladies y habitent et la triste Vieillesse, et la Peur, et la Faim, mauvaise conseillère, et l'affreuse Misère, larves terribles à voir, et le Trépas et la Peine ; puis le Sommeil frère du trépas et les Mauvaises Joies de l'âme, la Guerre qui tue l'homme, en face sur le seuil, et les loges de fer des Euménides, la Discorde en délire, sa chevelure de vipères nouée de bandeaux sanglants.

Traduction : Jacques Perret (Enéide, édition Folio)

Images : en haut : J.M.W. Turner, Le lac d'Averne, Enée et la sibylle de Cumes (Yale Center for British Art)

en bas : Jean-Paul Marcheschi, Dante et Virgile, Fonds Marcheschi, Château de Plieux

vendredi 4 septembre 2009

Umbrarum hic locus est



Ergo iter inceptum peragunt fluvioque propinquant.
Navita quos iam inde ut Stygia prospexit ab unda
per tacitum nemus ire pedemque advertere ripae,
sic prior adgreditur dictis atque increpat ultro:
" Quisquis es, armatus qui nostra ad flumina tendis,
fare age, quid venias, iam istinc et comprime gressum.
Umbrarum hic locus est, somni noctisque soporae:
corpora viva nefas Stygia vectare carina."

Virgile Eneide (VI, 385-391)


Ed ecco verso noi venir per nave
un vecchio, bianco per antico pelo,
gridando: " Guai a voi, anime prave !

Non isperate mai veder lo cielo :
i' vegno per menarvi a l'altra riva
ne le tenebre etterne, in caldo e 'n gelo.

E tu che se' costì, anima viva,
pàrtiti da cotesti che son morti ".
Ma poi che vide ch'io non mi partiva,

disse: " Per altra via, per altri porti
verrai a piaggia, non qui, per passare :
più lieve legno convien che ti porti ".

E 'l duca lui: " Caron, non ti crucciare :
vuolsi così colà dove si puote
ciò che si vuole, e più non dimandare
".

Quinci fuor quete le lanose gote
al nocchier de la livida palude,
che 'ntorno a li occhi avea di fiamme rote.

Dante Commedia, Inferno, canto III, 82-99

Image : Jean-Paul Marcheschi, Le Nocher et son Ombre. Photo : Renaud Camus (Site Flickr)

Catalogue de l'exposition Les Fastes (Jean-Paul Marcheschi et Jacques Roubaud)