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jeudi 9 août 2018

Une Vie violente (Una Vita violenta)




Il y a tout juste un an sortait sur les écrans le film de Thierry de Peretti Une vie violente, désormais disponible en VOD et DVD. A cette occasion, je republie ici cet article de l'été dernier...

Une Vie violente, sorti le 9 août sur les écrans, est le deuxième long-métrage de Thierry de Peretti, après Les Apaches en 2013 ; cette fois-ci, il est encore question de la Corse (plus tout à fait la même toutefois : on est à Bastia et plus dans l’extrême-sud de l’île, comme dans le premier film) et de la violence, mais l’ambition est plus ample, comme le cadre de l’écran qui s’est élargi (Les Apaches était tourné en format 4/3). 
La dimension politique qui était à peine effleurée dans le premier film prend dans celui-ci une place prépondérante : le spectateur se retrouve plongé au cœur des années quatre-vingt dix, qui ont vu les différentes tendances (certains diront les différents clans) du mouvement nationaliste se déchirer et s’entretuer, avec parfois une limite bien difficile à discerner entre la revendication politique et le banditisme pur et simple. On retrouve d’ailleurs cette confusion dans la forme du film où les pistes sont souvent brouillées, le spectateur ayant parfois du mal à saisir les motivations des personnages, surtout s’il relâche un moment son attention, mais ce brouillage reflète surtout la perte de repères et la dérive des jeunes militants (et de leurs chefs) que l’on voit sur l’écran. 
Le titre est bien sûr emprunté à Pasolini, l’une des inspirations majeures du cinéma de Thierry de Peretti, comme l’on pouvait déjà s’en apercevoir à la vision des Apaches, mais cette parenté n’a rien de littéral, c’est plutôt dans l’esprit que l’on peut trouver des passerelles avec l’œuvre du maître italien, en particulier dans la confrontation entre une modernité aveuglante et déstabilisante et la persistance de repères archaïques très forts, issus d’une ruralité encore très présente en Corse.





Une vie violente est construit autour d'un long flash-back central, qui va nous permettre de suivre la trajectoire chaotique d’un jeune étudiant, Stéphane, issu de la bonne bourgeoisie bastiaise (sa mère est notaire, et elle l’a élevé seule), que l’on découvre d’abord à Paris en 2001, avant qu’il ne retourne en Corse pour assister aux funérailles de Christophe, l’un de ses plus proches amis, victime d’un attentat ; on va alors remonter quelques années en arrière, au moment où Stéphane, peu politisé, va accepter de cacher des armes pour aider un ami, ce qui va lui valoir d’être arrêté et de se retrouver en prison, où il va rencontrer un militant plus âgé, François, qui va devenir un mentor politique (il lui fait lire Frantz Fanon, et les théoriciens de la lutte contre le colonialisme, alors qu’il était au départ plutôt porté sur la littérature, on le voit par exemple plongé dans Les Démons de Dostoïevski) et peut-être aussi une sorte de père de substitution. 
Tous ces passages dans la prison peuvent évoquer le film de Jacques Audiard Un prophète, et on pourrait d’ailleurs penser aujourd’hui en les voyant à la question de la "radicalisation" qui est au cœur de la problématique du terrorisme djihadiste, mais les deux situations sont évidemment très différentes, et le rapprochement ne doit pas être poussé trop loin. En sortant de prison, il va donc suivre François dans le mouvement clandestin qu’il a créé avec son ami Marc-Antoine pour s’opposer à ce qu’il considère comme les dérives de ses anciens frères d’armes. Stéphane engage alors ses amis, originellement plutôt versés dans le petit banditisme, à les rejoindre, et très vite, on va assister à l’engrenage d’une violence de plus en plus déchaînée, sur le principe de la loi du talion. 
Le scénario du film est en prise directe avec les événements réels de cette époque : la création d’Armata Corsa par François Santoni et Jean-Michel Rossi, que l’on reconnaît facilement derrière les personnages de François et Marc-Antoine, les nuits bleues, l’impôt révolutionnaire, porte ouverte à la justification du racket et à la dérive vers le banditisme, les règlements de compte entre factions rivales, les collusions entre les nationalistes purs et durs et les représentants de l’État (c'est l’époque des fameux "accords de Matignon", et il y a une scène très drôle où l’on voit la femme du maire de Paris (l'inénarrable Xavière Tiberi dans la réalité) tenir à tout prix à se faire prendre en photo dans un grand restaurant parisien en compagnie du sulfureux chef nationaliste Marc-Antoine, envers qui elle multiplie les manifestations d’affection), l’assassinat de François lors d’une fête de mariage, comme ce fut le cas pour Santoni...




Tout cela est représenté, et pourtant Une Vie violente n’est pas seulement une chronique de cette époque et pas du tout un film "engagé" défendant une thèse ! C’est une œuvre beaucoup plus singulière et beaucoup plus universelle ; elle tire d’abord son originalité d’un filmage nerveux, toujours très près des corps des acteurs (alors que les scènes de violence sont filmées de beaucoup plus loin, évitant ainsi tout effet de complaisance), avec la plupart du temps des plans-séquences qui permettent aux acteurs d’exister formidablement sur l’écran en développant des scènes ou des conversations que l’on croirait improvisées tant elles paraissent vraies et spontanées. On parle en effet beaucoup dans ce film, et cette ivresse du verbe (à laquelle correspond l'ivresse des armes à feu et de la volonté de puissance qu'elles représentent) est une constante de la personnalité de ces militants corses qui ne s’aperçoivent même plus du gouffre qui se creuse entre leurs aspirations identitaires, leurs convictions idéologiques et la réalité de plus en plus sordide de leurs actions.




Stéphane, le héros (ou anti-héros) du film est d’ailleurs emblématique de ce décalage : il semble toujours à côté du réel auquel pourtant il participe ; les valeurs qui le font agir (l’amour de sa terre, le sens de l’amitié et d’une certaine fraternité dans la lutte) sont très ancrées en lui, mais il ne fait rien pour arrêter la spirale mortifère dans laquelle il s’est engagé, avec candeur et détermination tout à la fois. Tous les acteurs du film (pour la plupart des amateurs choisis sur castings) sont magnifiques, mais Jean Michelangeli, qui n’est pas non plus un acteur professionnel, se révèle particulièrement remarquable : il donne à ce personnage complexe une force intérieure et une grâce qui frappent le spectateur (j’ai pensé souvent en le voyant à Christian Patey, le "modèle" bressonien de L’Argent, le dernier film du maître : il y a entre eux une proximité physique, mais surtout le même détachement, la même capacité à être à la fois ailleurs et incroyablement présent dans le plan) ; ce qu'il fait est vraiment très fort !





Le film rejoint aussi l’universel par la façon dont tous les thèmes qu’il aborde sont traités : cette intrigue puisée dans la réalité parfois la plus triviale rejoint en fait la tragédie la plus archaïque, avec ces frères qui s’entretuent (on pense à Goodfellas, par exemple dans la scène du café où il est question d'une dette à rembourser, mais aussi aux affrontements fratricides de La Notte di San Lorenzo des Taviani), ces personnages sur lesquels pèse un fatum qui va les écraser et les détruire. Il y a même une évocation des Parques dans un hallucinant plan fixe de plusieurs minutes vers la fin du film, où la mère de Stéphane va se retrouver dans une tablée de femmes proches des ennemis de son fils, et dont elle espère obtenir la protection ; or, ces dernières, occupées à déchiqueter tranquillement des langoustes, vont multiplier les sarcasmes, les allusions, les moqueries, complètement insensibles à la détresse de celle qui est venue les implorer : elles la renvoient impitoyablement à la loi du sang et du destin, avec la même insensibilité et le même cynisme que mettaient leurs époux ou leurs amants à accomplir leurs règlements de comptes. 
On est loin ici de la Corse des cartes postales, et au cœur d’une vérité humaine qui glace le sang. Pourtant, et le paradoxe est beaucoup moins évident quand on a vu le film, Une Vie violente n’est pas un film sordide ou désespéré ; il y règne une jubilation et une grâce dans le filmage que l’on ne retrouve pas souvent aujourd’hui au cinéma. La vie y triomphe finalement, et la force de l’art, comme dans ce long travelling final où l’on suit Stéphane tandis qu'il arpente les rues de Bastia : on devine sous son tee-shirt la forme du gilet pare-balles qu’il porte, mais il paraît tranquille, presque serein ; il marche seul dans le soleil et plus rien ne semble compter pour lui que cette vérité ultime : là, maintenant, que ce soit pour quelques minutes encore ou pour l’éternité, il est vivant...





Les dernières lignes du roman de Pasolini, Una vita violenta

(Traduction personnelle : "Mais puisqu'il fallait mourir, il avait décidé que ce serait dans son lit : et dans les circonstances actuelles, on lui donna très facilement la permission de retourner à la maison. C'était une belle journée, très douce, vers la fin septembre, le soleil brillait dans un ciel immaculé, et les gens bavardaient ou chantaient dans les rues aux immeubles neufs.
Quand Tommaso se retrouva dans son petit lit, il lui sembla qu'il se sentait mieux. En fin de compte, l'heure de l'extrême-onction n'était pas encore venue ; depuis quelques heures la toux avait cessé, et il avait même réclamé à sa mère un peu de ce vin de Marsala que lui avait apporté Irène. Mais ensuite, avec la tombée de la nuit, il se sentit de plus en plus mal : il se remit à vomir du sang, il toussa, toussa sans pouvoir reprendre son souffle, et adieu Tommaso.")


La page Facebook du film

Un très bon article de blog sur le film (cliquez pour lire)







lundi 9 septembre 2013

Les Apaches



"quant'è longa sta nuttata..."





Dans la première séquence du film, le ciel est encore bleu mais on entend gronder le tonnerre, lourd de menaces ; en effet, la Corse que nous montre Thierry de Peretti dans Les Apaches, son premier long-métrage, ne ressemble guère à l’"île d’amour" chantée par Tino Rossi. Le soleil et la mer sont bien là pourtant, dans le sud de l’île, à Porto-Vecchio où se déroule l’action,  mais le paysage n’a vraiment rien d’idyllique, avec sa déferlante de touristes, ses ronds-points disgracieux, ses immeubles standardisés, ses abords de ville transformés en zones industrielles, avec leur théorie de stations services et d'hypermarchés, dont les parkings deviennent des terrains de jeu. Thierry de Peretti filme l’ "homologation" (l'omologazione, au sens que Pasolini, l’une des références essentielles du film, donnait à ce terme) des paysages et des personnes, dans un Sud devenu interchangeable où le paradis touristique ressemble par bien des aspects à un ensemble de réserves, où chacun vit séparé. Le titre renvoie évidemment à cette idée de partage du territoire : les jeunes protagonistes du film sont réunis au début dans une villa luxueuse dans laquelle ils se sont introduits par effraction (c'est là qu'aura lieu le vol qui va tout déclencher), mais cette unité est trompeuse, et on la verra rapidement se déliter, les autochtones (François-Jo, Jo, Maryne — les personnages ont les mêmes prénoms que les acteurs qui les interprètent) se distinguant des jeunes issus de l’immigration marocaine (Aziz, Hamza, qui dira à François-Jo, qui est pourtant son ami : «Toi et moi, on n'est pas du même côté de la barrière !») ; de la même façon, les propriétaires continentaux de la villa, et la masse des touristes, constituent également un monde à part, comme les jeunes caïds locaux qui se servent des uns et des autres pour consolider et perpétuer leur influence et leur pouvoir. Chacun va donc chercher aveuglement à défendre son territoire et ses prérogatives, en laissant de côté toute référence morale ou légale ; la seule allusion aux forces de l’ordre se résume à une réflexion de l’un des caïds : «Les gendarmes, c’est bien simple : si t'as besoin de rien, tu les appelles…».

Tout devient ici affaire de rapports de force : au sein du groupe de jeunes, très vite coalisé contre le bouc émissaire (on le soupçonne d'être une "balance"), dont on assistera au sacrifice dans une séquence extraordinairement forte, mais aussi dans la société tout entière, livrée aux trafics d’influence et aux règlements de comptes (l'important, comme le dit Hamza, est de ne surtout pas «finir dans le maquis», c'est à dire être exécuté). La violence est partout : dans le machisme des comportements, le racisme revendiqué et conjugué à l’arrogance de la distinction sociale (cet aspect est magnifiquement exprimé dans la séquence où le gardien marocain de la villa vient s'excuser auprès des propriétaires qui continuent imperturbablement leur conversation sans le voir, comme s'il était transparent, littéralement hors de leur monde), l’individualisme et le matérialisme exacerbés ; comme chez Pasolini, le spectateur est conduit ici au bout du désespoir, dans une sorte de maelstrom pulsionnel sans issue. Cette Corse fiévreuse et déboussolée ressemble d’ailleurs beaucoup à celle que l’on retrouve dans les romans de Jérôme Ferrari et de Marc Biancarelli (Murtoriu, aux éditions Actes Sud), où la violence surgit aussi de façon soudaine et paroxystique, comme une sorte d'exutoire à la fois meurtrier et autodestructeur, ou le résultat d'un mystérieux et absurde engrenage dont on ne peut que contempler l'issue fatale. («L'assassin recule de deux pas et admire son œuvre, n'en ressent nul effroi : il est d'un calme souverain, comme si ce qu'il voyait n'était qu'un songe lointain. Comme s'il n'avait jamais rien fait.» Murtoriu, page 232).




Thierry de Peretti filme au plus près des corps, la plupart du temps en plans séquences, dans un format carré très serré qui raréfie l'espace autour des personnages, au détriment  des paysages qui ne sont jamais magnifiés — en ce sens, Les Apaches s'éloigne des codes habituels du western. On songe parfois en voyant ces jeunes gens perdus, cherchant désespérément à s’affirmer ou à s’étourdir, au Larry Clark de Kids ou de Bully ; les adolescents américains des films de Clark ont en commun avec les "apaches" corses une brutalité ostentatoire et amorale conjuguée avec une grande naïveté, des réflexes presque enfantins (Hamza, juste après le meurtre, va chez le coiffeur pour se faire teindre en blond, et François-Jo, le chef de la petite bande, si proche physiquement de l'accatone pasolinien, parle très sérieusement de «se refaire une vie» avec les trente mille euros que pourrait lui rapporter la vente des fusils de collection dérobés ; à la fin, on le verra revenir dans la villa pour y ramener ces fusils, comme si cela suffisait à tout effacer, mais c'est trop tard : comme dans un film de Bresson, le Mal est fait !). On remarquera que c'est la même tranquille inconscience que montre Pasolini dans la dernière séquence de Salò, avec les deux jeunes miliciens qui, tout près du lieu des massacres, dansent en parlant de leurs fiancées.

Parmi les très belles séquences du film, on se souviendra longtemps de ces lents travellings dans la nuit à la recherche d’Aziz, le condamné (ses poursuivants vont le rejoindre tandis qu’il longe un cimetière), et de l’aube de son exécution au bord d’un étang (ou est-ce un marécage ?). François-Jo, le conducteur du véhicule, chante avec une déconcertante innocence un air traditionnel (Ciucciarella) en conduisant son passager vers la mort, et la berceuse se change en chant funèbre… Les interprètes sont tous d’un naturel confondant, qui renforce la crédibilité d’une histoire que l’on sait inspirée d’un fait divers réel, lequel s’est d’ailleurs déroulé dans ces mêmes lieux quelques années auparavant. Le film est le constat glacé de la dérive d’une société, empêtrée dans les contradictions entre une quête frénétique d’identité et les multiples signes d’une "homologation" sociale, culturelle et environnementale que l’on pourrait aussi observer dans d’autres îles de la Méditerranée ; on ne trouvera pas ici de réponses aux nombreuses questions soulevées, mais le film engage évidemment à la réflexion. La stupéfiante séquence finale renforce encore le malaise du spectateur, confronté aux regards caméra des invités autour de la piscine, qui fixent et montrent du doigt les importuns qui dérangent leur quiétude, cette rassurante certitude d’être entre-soi, parmi les élus de la richesse et du confort : ils congédient les "apaches", en les renvoyant à leurs réserves (François-Jo se glisse parmi eux, mais il semble être devenu invisible !), mais aussi les spectateurs trop curieux et le cinéaste, invité à détourner l’objectif de sa caméra (certains miment des coups de feu). On comprend bien après cette dernière image ce que veut dire Thierry de Peretti lorsqu’il commente ainsi le souvenir que lui a laissé le tournage des Apaches : «Aujourd’hui, je suis surpris de voir que le film est plus noir que ce que j’avais imaginé. J’ai appris aussi combien le hors-champ était puissant au cinéma et à quel point ce qui manque compte et demeure.»








Les Apaches est sorti simultanément en France et en Italie (sous le titre Apache) le quatorze août dernier. On notera au passage l'incongruité de la censure italienne qui a interdit le film aux mineurs de moins de quatorze ans, alors qu'Apache avait été présenté quelques jours plus tôt au festival de Giffoni, consacré aux films pour la jeunesse, et où les jurés qui décident du palmarès final ont tous moins de dix-huit ans !