S'il m'est donné de revoir Athènes, que mon navire Sous la sainte Garde soit De Celle qui préside aux routes de la mer ; Celle qui brille au-dessus des flots et du soleil ; La géante debout au fond des heures bleues ; La haute habitante d'or d'un long pays blanc ; Pallas chrétienne des Gaules.
Ce blog prend en ce début d’année des allures de bulletin nécrologique, mais j’aimais beaucoup Edmonde Charles-Roux et je voulais saluer sa mémoire. Sa vie a été extraordinaire, dès son enfance passée dans plusieurs pays d’Europe (principalement les pays de l'Est et l'Italie), au gré des postes de son père ambassadeur. À vingt ans, pendant la guerre, elle devient infirmière volontaire dans la Légion et résistante ; elle sera blessée, recevra la Croix de guerre et était très fière de son titre de Caporal d’honneur de la Légion étrangère.
En 1954, elle devient rédactrice en chef de Vogue, et dix ans plus tard, elle écrit son premier roman Oublier Palerme, qui recevra le prix Goncourt. L’Italie a toujours été très présente dans sa vie et dans son œuvre, et en particulier la Sicile : celle de la mafia dans Oublier Palerme et, quelques années plus tard, celle du duc Fulco di Verdura, le cousin de l’auteur du Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dont elle adapte les souvenirs dans Une enfance sicilienne. Edmonde était à l’aise dans tous les milieux : parmi les soldats de la Légion, sur la Canebière et les quais du Vieux-Port de Marseille (on se souvient qu’elle fut l’épouse de Gaston Defferre, auquel elle a consacré un ouvrage illustré, L’Homme de Marseille), dans les salons du Château Pastré ou chez Drouant avec ses collègues de l’Académie Goncourt, dont elle fut la présidente. Elle connaissait mille anecdotes sur Chanel (elle a été sa biographe dans L’Irrégulière), Isabelle Eberhardt (qu’elle raconte dans les mille pages de sa biographie Isabelle du désert), Elsa et Aragon, Derain, Violette Leduc, Jean Genet, l'étonnante comtesse Pastré, mécène du festival d’Aix-en-Provence (Edmonde a participé à sa fondation au côté de Gabriel Dussurget), Louise de Vilmorin, Malraux, Morand, Orson Welles, Mitterrand, Saint-Laurent et tant d’autres...
Je cite ici deux extraits d’un beau portrait qu’a fait d’elle son ami et collègue de l’Académie Goncourt François Nourissier dans son ouvrage de souvenirs À défaut de génie :
« Il arrive à Edmonde d’être noire, inquiète, inquiétante. Tout son visage se plisse alors en étoile autour de l’entre-deux-yeux. Son regard devient absent et froid. J’ai peur d’elle dans ces instants-là, et des coups qu’elle peut porter. Peut-être l’amitié ne doit-elle pas éliminer tout danger de la relation qu’elle nourrit : elle s’affadirait, à devenir tout à fait inoffensive. Ce masque de toutes les méfiances et menaces, c’est souvent l’âge qui nous le sculpte. Aux femmes surtout. Tout se passe comme si, voyant ses traits s’installer dans cette expression nouvelle, chacun s’employait à la justifier de l’intérieur. Edmonde a échappé à cette fatalité parce que sa vraie nature la pousse à rire et à séduire. À rire pour séduire. Il faut l’avoir vue arriver, en Provence où elle est le mieux elle-même, à un dîner. Son œil brille du plaisir qu’elle se promet de la soirée, mais dans le même temps il voit tout, il a tout vu. Le cyprès crépu, le gravier tueur de chaussures. Edmonde est la grâce même, et la curiosité, et la mémoire : épisodes familiaux et professionnels n’ont pas de secret pour elle. Elle boit un doigt d’alcool. Mais déjà elle prépare son terrain, savoure l’histoire qu’elle va conter. Un écho d’accent nuance sa voix, pimente le récit qui commence. Commence-t-il ? Non, Edmonde attend encore, guette l’attention et ne se décide qu’à coup sûr à débobiner le fil de la conversation. Elle se sait le charme même et en use. Elle pourrait avoir appris autrefois dans le salon bleu de Verrières ce savoir-faire, ce savoir-dire. Elle y a ajouté de la candeur. Elle n’a pas l’air de vouloir briller, elle est naturelle. J’ai observé Louise de Vilmorin dans ses entreprises ; il y avait dans son art un peu trop de tout : originalité, accent, trouvailles, tournures presque paysannes, c’est-à-dire très château, les doses étaient toujours forcées. En elle, l’âpreté tournait au pathétique. Edmonde, au contraire, desserre les doigts, garde la main légère. Quand elle s’installe dans la royauté éphémère d’un soir d’été, elle est irrésistible. (...)
Lodens à mantelet, gilets autrichiens, requimpette rouge : Edmonde se donne de plus en plus volontiers l’élégance un peu forestière d’une comtesse austro-hongroise. Elle est, à d’autres heures, fidèle aux tailleurs des dernières années Chanel, qu’elle porte, sans le dire, comme des reliques. Elle est opiniâtre, dure à la fatigue, respectueuse des usages qu’elle transgresse ou qu’elle a, autrefois, transgressés. Rien de plus étranger à Edmonde que le fameux incipit de La Fêlure [de Francis Scott Fitzgerald] : "Bien entendu, toute vie est un processus de démolition." Sa vie à elle me paraît avoir été une construction constante, acharnée. Il est rare — on le sait à nos âges — que les vies bonifient. Elles s’appauvrissent, se dessèchent. On doit en détourner ses regards. Rien de tel chez Edmonde : elle n’a jamais cessé, changeant parfois ses prises, son itinéraire, de poursuivre l’ascension entreprise. Elle reprend souffle aux replats, fait de l’œil son chemin, prépare sa voie avec une prudence extrême, puis, l’instant venu, s’élance. Sa vigilance ne se relâche jamais. Si elle commet une erreur de parcours ou de jugement, ce ne sera jamais par négligence. Elle est avisée : elle peut être imprudente. Installée au sommet d’une réussite multiforme, singulière, elle n’en demeure pas moins vulnérable, traversée de doutes. Toute de détermination et de force, elle reste fragile. Subversive, mais fragile. »
François NourissierÀ défaut de génie, Gallimard, 2000
C’est en 1930 qu’André Suarès (1868-1948) écrit Marsiho, à la demande de
l’éditeur Trémois. À cette occasion, il revient à Marseille, qu’il a quittée à
quinze ans et qu’il n’a plus revue depuis 1892, date de la mort de son père. La
relation de l’écrivain avec sa ville natale a toujours été contrastée, faite
d’attachement viscéral et de haine farouche, et l’on retrouve tous ces
sentiments ambigus dans Marsiho. En une avalanche de métaphores, Suarès
décrit la cité comme une Circé géante, séduisante et dangereuse, fascinante et
repoussante. Ses monuments lui semblent laids et sans grand intérêt, à
l’exception du Château-Borély et de l’abbaye Saint-Victor, à qui il consacre un
merveilleux chapitre, mystérieux et profond comme une confession ; il raille
volontiers les Marseillais qui préfèrent le commerce à l’art, les fausses
valeurs à la grande pensée et à la vraie poésie. Mais ce qui le fascine et
l’enthousiasme, c’est la vitalité de la ville, cette énorme énergie qui
anime ses quartiers chauds (le Pornéion de Marseille), ses marchés aux éventaires chargés de poissons et de coquillages «couchés en parures, en colliers, aux écrins mouillés des algues», ses quais où accostent les balancelles
belles et rondes dans le vent, avec leurs cargaisons d’oranges des Hespérides. «Nul
peuple ne croit plus fortement à la vie», écrit Suarès, et son lyrisme
s’accorde naturellement à cette ville vibrante, voluptueuse, écrasée par le soleil et
vivifiée par le mistral qui la secoue et la glace ; puissance irrépressible du
vent qu’évoque magnifiquement ce passage :
Par un matin de pierre dure, au
temps de Pâques, entre avril et mars, si tu peux rester debout sur le balcon de Notre-Dame-de-la-Garde, quand souffle le mistral et que l’équinoxe joue à la
balle avec les bateaux sur la mer, tu
fais, sans quitter le roc, la traversée de la tempête la plus sèche qui soit au
monde. Regarde Marseille sortir du sommeil, secouer la première paresse qui suit
le réveil, et se ruer à la vie de nouveau. Tiens-toi ferme à la rampe. Tu es
sur le pont du plus haut bord entre tous les navires ; tu n’as peut-être
pas ton bon sens, si tu te crois à l’ancre. Le ciel craque. La grande haleine
éparpille le soleil en poudre d’or : elle vibre ; jamais elle n’est
tarie, jamais elle ne retombe ; elle se tisse elle-même en rayons qui
dansent. Et les trombes blanches de la poussière se poursuivent dans les rues
et les chemins, comme si la terre secouait sa farine. L’air blanc est de
pierre ; de pierre blanche, la ville. Au loin, les Acoules en pierre rose
ont un air de laurier en fleurs ; et tout est pris dans l’étau de la
mâchoire en pierre bleue du ciel et de la mer.
Notre-Dame-de-la-Garde est un
mât : elle oscille sur sa quille. Elle va prendre son vol, la basilique,
avec la Vierge qui lui sert de huppe. Quelle masse solide résiste au
mistral ? Il n’est pas de vent plus maître que celui-là. Et le mistral
lui-même, à Notre-Dame-de-la-Garde, n’a d’égal que le mistral sur le pont d’Avignon,
sur le plan des Baux et sur la mer ferme de Camargue. Voilà ses trois
résidences, ses libres capitales, ses grands jeux de géant sur la joue des
maisons, et la nuque des hommes, dans les naseaux des taureaux à l’œil rouge,
et la crinière des jeunes chevaux, ivres de vitesse et fous d’espace. Crie, si
tu veux : tu n’entends pas ta voix, et ton cri est le soupir du petit qui
tête. Mets ton chapeau sous tes pieds, si tu ne veux pas qu’il coiffe le château d’If. Heureuse la tête chauve sur cette hune. Serre-toi dans tes
hardes, fais la momie dans ton manteau : ce vent te coupe la peau et te
pèle à la pointe du couteau ; il glace les ramilles du souffle au fond de
ta poitrine ; il te glisse sur la langue un glaçon, et un scalpel de neige
entre les lèvres. Et de là-haut, Marsiho est nue. Le mistral lui arrache tous
ses vêtements et la nudité révèle la splendeur de la ville. Les monuments, les
trésors de l’art, les œuvres dorées de Néron, ne sont pas tout : il faut
voir aussi les villes nues et les comparer entre elles. Ni marbre ni bronze, ni
églises sublimes, ni palais illustres, la beauté de Marseille est faite de la
vie seule : elle éclate comme une grenade mûre, dans le sang de chaque
grain, dans le total des couleurs et de la forme. Ainsi, les corps admirables
de la jeune fille et du jeune homme, d’où l’ornement est proscrit, prennent
toute beauté de l’équilibre et du jeu harmonieux des organes. Marsiho est là,
dans le vent, qui bondit et qui vit. Sa seule présence fait toute sa
vertu : il ne lui faut rien de plus pour être belle. Sa violence même est
mélodieuse. Elle s’offre aux yeux dans son plan et sa géométrie. Elle est
couchée sur le dos : ses deux cuisses sont levées, les pieds forts et
solides sur la terre, au sud la Corniche jusqu’à Mont-Redon, au nord la
Joliette jusqu’à Berre. Sur le genou droit, les Acoules ;
Notre-Dame-de-la-Garde, sur le gauche ; et le sexe de cette Circé
puissante, long et du plus fier dessin, s’ouvre par le Vieux Port. Les mâts
sont dans la ville ; les bateaux mouillent au milieu des rues pleines
d’hommes. La tête, on ne sait où, dans l’oreiller d’Aix, peut-être, contre le
mur de la Sainte-Victoire. Et la mer, la mer, en toutes ses écailles qui
tremblent, la mer est la grande dorade, toute d’argent aux reflets de cristal
indigo, avec son bandeau d’or sur le front, sa belle bouche de laque noire, et
le liquide vermillon du sang à l’ouïe, où trempent aussi des feuilles d’or.
Comme le vent, au milieu du jour, redouble de force et de joie folle, pour ne
pas geler de froid dans ce souffle de glace, si l’on s’offre au soleil
d’aplomb, une flamme parcourt, de la tête aux pieds, celui qui contemple. Le
plus ardent désir de possession et de caresse le saisit alors et une fois, un
matin d’ouragan, comme il était seul sur cette proue de pierre, la jeune fille
de ses vœux est entrée nue sous son manteau. Soudain, un grand coup de
tonnerre, suave et profond, un coup de gong céleste ébranle l’air, la colline,
la basilique, le ciel et toute la ville : midi sonne au bourdon de la Vierge,
ce bourdon au "fa dièse" des profondeurs, cloche d’or pourpre et
bleu, où vibre la vie de toute la cité, qui règle toutes ses heures, vague
sonore où retentit une onde puissante à l’égal de la respiration qui gonfle le
sein de la nature.
André SuarèsMarsiho (Réédition : Jeanne Laffitte, 2009)
Un très bon texte sur André Suarès et la genèse de Marsiho : à lire ici.
Images : merci à Marian Taralunga pour toutes les photographies
Un extrait de Marsiho, le magnifique livre qu'André Suarès a consacré à sa ville natale :
Au Vieux Port,
il n’est pierre, il n’est voile de barque, il n’est toile aux mâts d’un yacht,
ni tente contre un mur, ni coquillage à l’étal, qui n’ait le rire et le rêve de
l’ivresse. On n’est ivre de vivre que pour rire et rêver. On ne rêve que pour
s’enivrer de vivre. Assis enfin sur le quai de Rive Neuve, je regarde la
montagne chaude, où le clocher des Acoules, ce cactus, pique le ciel rose.
Ardeurs présentes, souvenirs, nues ou voilées, les douces apparitions
m’environnent. Elles tremblent, elles sourient, pétales d’une pluie que la
fleur du ciel effeuille sur ma vie : pour me combler ou pour
m’ensevelir ? Mainte et mainte peine, maints délires, et quelles formes
exquises de l’amour et de la gloire. La gloire, ce vain mirage ; l’amour,
cette coupe de sang où notre cœur se mire.
Tas de poissons sur la planche qui
ruisselle, tous les bijoux de la mer, tous les émaux, toutes les Golcondes que
recèlent les petites vagues heureuses, quand le soleil se couche, ou que la
lune lance du ciel sa passerelle sur l’étendue marine : là, devant ces
joyaux qui frémissent encore, on saisit que le merveilleux étincellement de la
mer et son intarissable prisme sont faits de ces vivantes merveilles.
Que les
blêmes citrons sont crus et froids au milieu des petits sexes orangés, que les
moules de Canet entr’ouvrent dans leurs valves de laque bleue ou noire :
ils sont acides à l’œil et tentants comme un séduisant danger, les joues vertes
de passion, et le petit ventre dur, innocent et pâmé de Juliette à treize ans.
Aime Juliette, le front brûlant, les mains glacées, à Marseille ou à Venise, si
non à Vérone.
André SuarèsMarsihoRéédition : Jeanne Laffitte, 2009