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lundi 11 mai 2015

Lumière




En 1962, Claudia Cardinale participe simultanément à deux tournages : à Palerme, elle interprète le rôle d'Angelica dans Le Guépard de Visconti et à Cinecittà, elle est Claudia dans le Huit et demi de Fellini. Autrement dit, elle se retrouve dans deux des plus grands films de l'histoire du cinéma, et joue en alternance avec une grande virtuosité deux grands rôles on ne peut plus différents, sous la direction de deux cinéastes dont les univers cinématographiques et les méthodes de travail sont diamétralement opposés, comme elle le montre bien dans le passage que l'on va lire :

Personne ne me contredira si j’affirme que, pour passer de l’un à l’autre de ces réalisateurs de génie, il fallait au moins de la souplesse et de la disponibilité... 
Avec Visconti, on travaillait dans un silence quasi religieux, le plateau était un temple où l’on rendait grâce à l’art. Fellini avait au contraire besoin de tumulte. Il avait peur du calme. Il lui fallait une ambiance de trattoria à l’heure du coup de feu. 
Visconti n’admettait que le vrai, l’authentique. Fellini était heureux au milieu du carton-pâte. Comme un enfant, il voulait ce genre de bateaux qu’on regarde chalouper sur des mers en plastique. Et surtout, que ce soit du faux ! Il adorait les toiles peintes des vieux ateliers de photographes où l’emplacement des têtes est découpé pour qu’on puisse y passer la sienne et se retrouver dans un habit, un décor, complètement loufoques.
Impossible de savoir ce qu’il avait décidé à l’avance, lui-même l’ignorait. Il jonglait, misant tout sur son imagination, sa poésie, et pourtant, il réalisait des prouesses techniques, des travellings qui lui permettaient de passer d’un acteur à l’autre selon des trajectoires croisées, impossibles à réussir sans les avoir préalablement travaillées avec une précision et une rigueur de géomètre. 
Le Guépard était l’histoire de Visconti, ou plutôt l’histoire de celui qu’il aurait été, un siècle plus tôt. Huit et demi est incontestablement l’histoire de Fellini. Avec Mastroianni dans le rôle de l’alter ego. Il l’avait vieilli pour qu’il ait exactement son âge, avait terni ses cheveux, lui avait mis des bretelles. Mastroianni était son « héritier », l’acteur qu’il aurait aimé être, le séducteur qui faisait rêver l’éternel époux de la Masina. Et moi j’étais la source d’inspiration, qui vole pour lui tendre un verre d’eau dans lequel il puise le renouveau de ses forces créatrices. Celle qu’il imagine tour à tour en déesse et en démon.






Fellini passait me prendre tous les matins, à la campagne, pour me conduire au studio. Pendant tout le trajet en voiture, il parlait, parlait, n’arrêtait pas de parler, avec extravagance, profusion, il commentait ses rêves, sa vie, ses obsessions, son fétichisme, autant de purs moments de poésie dont le flot me berçait. Tout y passait. Depuis le cinéma de son enfance. Ainsi, à tous ceux qui voulaient savoir la vérité sur Huit et demi, il aurait dû répondre comme le patron de la petite salle de Rimini où il avait vu ses premiers films : « Je ne dirai rien ! » 
Il suffisait qu’il évoque ce personnage pour que lui reviennent ses souvenirs de collégien avide d’aventure, et qui demandait, sur des charbons ardents : « Mais à la fin, est-ce qu’il meurt ? » Et l’homme restait énigmatique : « Il meurt... Mon cul ! » 
C’est le genre d’histoire que Federico adorait. Avec les scènes des confessions collectives au pensionnat, chez les salésiens, quand il fallait crier à tue-tête, à genoux sur le marbre glacé, la liste des péchés qu’un curé écoutait d’un air distrait. Ou son émotion devant Anita Ekberg, un mètre quatre-vingt-un, et son incrédulité comme s’il avait eu devant lui un éléphant ou un baobab. Il disait aussi que rien n’était plus émouvant pour lui que l’innocence. 
Il dormait peu, c’était un insomniaque dont les nuits blanches étaient aussi une source d’émerveillement. Privé de sommeil, il rêvait, éveillé. Il pouvait parler des heures de la lumière. À vrai dire, je crois que c’était elle la véritable héroïne de ses films. C’était elle qu’il traquait, épiait. « La lumière est idéologie, sentiment, couleur, profondeur, atmosphère. Elle efface, elle réduit, elle enrichit, elle nuance, elle souligne... », écrivit-il un jour. Sur ce sujet, il était intarissable. 
Bref, dans la voiture, sagement assise à son côté, je jouais déjà pour lui le rôle de l’inspiratrice... 
Est-ce parce que j’arrivais de Palerme où régnaient l’ordre et la discipline ? J’entrais sur son plateau avec le sentiment de me jeter en plein chaos. D’ailleurs, le terrain vague fait partie du paysage fellinien. On croisait des femmes en costume des années vingt, des musiciens de jazz, des vamps en robes longues, des chevaux, des enfants occupés à sauter à cloche-pied, de faux prélats, de vrais reporters, des clochards, des patriciens, quelque cent cinquante personnages disparates qui terminent le film par une farandole, au départ tournée comme bande annonce et qui lui plut au point que Fellini décida qu’elle servirait de final à son délire. 
L’anarchie lui était aussi indispensable que l’ordre l’était à Luchino. À ceux qui tournaient avec Visconti, l’idée même de téléphoner entre deux scènes aurait semblé une incongruité, presque un sacrilège. Au contraire, pour satisfaire son ami Marcello, Fellini avait fait installer un combiné sur le plateau. Et à chaque interruption, Marcello composait le numéro d’un copain, d’une amie... Federico adorait cette confusion. Autant Luchino détestait l’amateurisme, autant Federico avait besoin de voir débarquer des gens de la rue, des silhouettes, des drôles de gueule, à qui il demandait, « Tu comptes à haute voix, un, deux, trois, quatre, et tu te mets à rire. Cinq, six, sept, tu te lèves, huit, neuf, dix, tu vas vers la fenêtre... ». Et dans cette tempête, il nageait, petit poisson heureux de sentir la houle autour de lui. 
Et sa coiffure ! Mon Dieu, ces épis, qu’il oubliait d’aplatir au saut du lit ! Ses pantalons informes, ses chemises froissées... En Sicile, Visconti ne quittait jamais son costume de lin blanc, impeccablement coupé, il portait les panamas des meilleurs faiseurs. Et tout cela, avec un naturel, une nonchalance... Il n’était pas pour rien l’ami de Coco Chanel. Avec Fellini... c’était une tout autre histoire. Des chapeaux de paille de riz, des polos transparents, des bretelles... Voilà quelqu’un qui n’aurait pas fait un drame pour un bouton en moins, il se moquait de tout cela. Il se faisait des taches, et il reprenait le travail. Qu’est-ce que ça changeait pour lui ? Rien.




J’aimais le seigneur qu’était Visconti, ses fêtes somptueuses avec leurs débauches d’argenterie, de cristaux, de porcelaines, et ces collections d’art ou d’antiquités qu’il n’aimait réunir que pour mieux les disperser ensuite entre ses amis. Et j’aimais Fellini pour sa chaleur de bon vivant, cette liberté qu’il nous donnait, à nous qui n’avions pas d’horaires, qui, bon gré, mal gré, devions, quand nous tournions avec lui, renoncer à toute autre vie car nous étions si soudés, si heureux de partager le même repas à de grandes tables bruyantes, de dévorer des pâtes servies dans des assiettes en carton. Lui ne se nourrissait que des pique-niques que sa femme, la grande actrice Giuletta Masina, lui faisait porter par leur chauffeur.
Visconti m’a permis d’exprimer la force, l’énergie que je cachais au fond de moi. Fellini m’a rendu ma voix. 
L’idée qu’une voix pouvait faire partie de la personnalité d’une actrice, achever son personnage, semblait alors superflue. En Italie, nous étions toutes doublées. Mais ma voix rauque, un peu cassée, continuait à me gêner au point que j’avais consulté un spécialiste pour savoir s’il était possible de la réparer. Le médecin m’avait expliqué qu’il n’y avait rien à faire. Selon lui, je n’avais pas assez exercé mes cordes vocales durant mon enfance, et elles ne s’étaient pas développées correctement. Je devais accepter ce signe particulier qui me perturbait, mon talon d’Achille de comédienne. Jusqu’à ma rencontre avec Fellini, j’étais comme la Petite Sirène, condamnée au silence pour l’amour du cinéma. Mais pour Fellini, toute différence était source de poésie. Ma voix n’échappait pas à la règle. Il m’a donc laissée parler... et cette voix a convaincu Comencini de ne pas me faire doubler pour La Ragazza di Bube, l’année suivante. Ce rôle allait me rapporter ma première vraie récompense d’actrice, le Nastro d’Argento. Visconti m’avait donné des ailes, Fellini m’a réconciliée avec moi-même. 

Claudia Cardinale   Mes étoiles  Éditions Michel Lafon, 2005







 "Perché non sa voler bene."

lundi 24 mars 2014

La Dolce Vita




Deux anecdotes concernant Anita Ekberg, racontées par Dino Risi dans son recueil de souvenirs intitulé I miei mostri  (Mes monstres) :

 « Tu non è eroe »

A Roma Anita Ekberg aveva affittato una bella villa su un colle, con un prato che scendeva a picco su una piscina di piastrelle nere. Due cani dobermann, maschio e femmina, le facevano buona guardia. Un autista, un cuoco e una cameriera di colore completavano la « famiglia ». Un giorno facemmo una gita in mare, col suo grosso motoscafo che lei guidava spericolatamente. (...)

Tornammo alla villa per il tè. Dopo poco entrò senza suonare un bell’uomo sui quaranta, alto, atletico, in maglietta e jeans e una sacca da marinaio in mano. Baciò sulle guance Anita che me lo presentò : « Moi marito ». Era un attore americano abbastanza noto anche in Italia. Andò al bar, si versò un bicchierone di whisky, aggiunse del ghiaccio, buttò giù una lunga sorsata, e si guardò intorno. Cominciò, con metodo, a far razzia di argenti : piatti, portacenere, cornici di fotografie, che man mano buttava in quella sacca di marinaio. Andò in sala da pranzo, sentimmo rumore di piatti e posate. Anita gli gridò, in inglese : « Non importa ! ». Si allontanò verso la camera da letto, quando tornò la sacca era quasi piena.

Anita aveva le lacrime agli occhi. Lui finì il suo whisky. Diede un bacio sulle due guance alla moglie, a me non mi guardò nemmeno, se ne andò. I cani non abbaiarono, lo conoscevano. Apparve la cameriera di colore. Piangeva. Disse ad Anita : « Tu conosce ? ». Anita fece sì con la testa. Poi mi guardò. Con tenerezza mista a pena. Buttò giù un sorso di tè, e sempre guardandomi disse : « Tu non è eroe, eh ? ».

Io non sapevo che rispondere. Alla fine dissi : « No ». La mia storia con lei era finita.


Amarcord

Sul set della Dolce vita, disse Anita a Marcello che le aveva chiesto un favore : « Io non è interessata in pompetto ».

Dino Risi  I miei mostri  Mondadori Editore, 2004





« Toi es pas héros »

À Rome, Anita Ekberg avait loué une belle villa sur une colline, avec une prairie qui descendait à pic jusqu’à une piscine carrelée de noir. Deux dobermans, un mâle et une femelle, faisaient bonne garde. Un chauffeur, un cuisinier et une femme de chambre de couleur complétaient la « famille ». Un jour, nous fîmes une excursion en mer, à bord de son gros bateau à moteur qu’elle pilotait de manière plus que téméraire. (...)

Nous regagnâmes la villa pour le thé. Bientôt, un bel homme d’une quarantaine d’années, grand, athlétique, en jean et en chandail, avec un sac de marin à la main, entra sans sonner. Il embrassa sur les deux joues Anita qui me le présenta : « Mon mari. » C’était un acteur américain assez connu, même en Italie. Il se dirigea vers le bar, se versa un grand verre de whisky, ajouta quelques glaçons, avala une longue gorgée et regarda autour de lui. Puis il commença, méthodiquement, à prendre tout ce qui était en argent : plats, cendriers, cadres de photographies, qu’il fourrait les uns après les autres dans son sac de marin. Il passa dans la salle à manger, nous entendîmes des bruits de vaisselle et de couverts. Anita lui cria, en anglais : « Les couverts ne sont pas à moi ! » Il répondit : « Aucune importance ! » Il partit en direction de la chambre à coucher et quand il revint le sac était presque plein.

Anita avait les larmes aux yeux. Il finit son whisky. Il embrassa de nouveau sa femme, sur les deux joues, il ne me regarda même pas et il repartit. Les chiens n’aboyèrent pas. Ils le connaissaient. La femme de chambre de couleur apparut. Elle pleurait. Elle demanda à Anita : « Tu connais ? » Anita fit oui de la tête. Puis elle me regarda. Avec une tendresse mêlée de chagrin. Elle avala une gorgée de thé et sans me quitter des yeux, elle dit : « Toi es pas héros, hein ? »

Je ne savais pas quoi répondre. J’ai fini par dire : « Non. » Notre histoire était finie.


Amarcord

Sur le plateau de La Dolce Vita, Anita dit à Marcello qui lui avait demandé une petite faveur : « Je suis pas intéressée par le pompier. »

Dino Risi  Mes monstres  Editions de Fallois / L'Âge d'Homme  (Traduction : Béatrice Vierne)