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mardi 13 juin 2017

Le otto montagne (Les huit montagnes)




Le otto montagne (Les huit montagnes, la traduction française paraîtra à la fin du mois d'août aux éditions Stock) de Paolo Cognetti forme avec Le garçon sauvage, dont j'ai déjà parlé ici, une sorte de diptyque, ce nouvel ouvrage étant le pendant romanesque du premier, qui se présentait comme un récit autobiographique. 

Il est bien sûr toujours question de la montagne, dans la région du Val d'Aoste, la vallée que surplombe le majestueux Mont Rose, mais le ton est ici très différent et la narration plus ample, symphonique, avec un souffle qui ne s'épuise pas et qui emporte le lecteur de la première à la dernière page. 

Le héros de l'histoire est Pietro, que l'on va suivre depuis son enfance où il découvre la montagne à l'occasion de randonnées avec son père, jusqu'à l'âge adulte (il a un peu plus de trente ans dans les deux dernières parties du roman). Pendant les longs étés de son enfance, il quitte la ville (Milan) pour retrouver le chalet que ses parents louent dans cette région austère du Val d'Aoste : "un monde arctique, un éternel hiver qui pèse sur les pâturages d'été". C'est là qu'il va rencontrer Bruno, le petit montagnard qui n'a jamais quitté ces hauteurs, et à qui va le lier une indéfectible amitié, nouée dans l'enfance et reprise à l'âge adulte, après une longue interruption d'une bonne quinzaine d'années, sans qu'elle ait rien perdu de sa ferveur ni de son intensité (on pense beaucoup à la nouvelle d'Annie Proulx Brokeback Mountain pour la force du lien entre les deux hommes, mais sans le côté sentimental et sexuel). 

Le plus frappant chez Cognetti, c'est la langue précise et poétique qu'il emploie, un italien limpide mais incroyablement évocateur, aussi beau que celui des récits de Mario Rigoni Stern, à qui on pense souvent en le lisant. Le petit passage que je traduis ici explique le titre du livre, à travers un récit fait à Pietro, qui est aussi le narrateur, pendant l'un de ses voyages au Népal. Ce récit est aussi symbolique des deux pôles représentés par les deux personnages principaux : Pietro, le citadin fasciné par la montagne, et qui n'aura de cesse de parcourir le monde pour la retrouver sous toutes ses expressions, et Bruno, le point fixe, le centre du récit, celui qui ne quittera jamais son territoire intime, jusqu'au dénouement de ce qui est aussi une intrigue prenante, et dont il faut laisser la surprise au lecteur...






C’est un vieux Népalais, longtemps après, qui m’a raconté l’histoire des huit montagnes. Il transportait un chargement de volailles sur le chemin de l’Everest, vers quelque refuge où elles deviendraient du poulet au curry pour les touristes : il avait sur le dos une cage divisée en une douzaine de compartiments, et les volailles, vivantes, s’y agitaient en tous sens. C’était pour moi une nouveauté absolue : j’avais déjà vu des hottes pleines de chocolat, de biscuits, de lait en poudre, de bouteilles de bière, de whisky et de Coca-Cola se balader sur les sentiers du Népal pour satisfaire les goûts des Occidentaux, mais un poulailler portatif, c’était une grande première. Quand je demandai à l’homme s’il m’autorisait à le photographier, il appuya son chargement contre un muret, enleva le foulard qui l’aidait à soutenir son fardeau et il prit la pose, tout sourire, à côté des volailles. 

Puis tandis qu’il reprenait son souffle, on se mit à discuter un peu. Il venait d’une région où j’étais déjà allé, et il s’en étonna. Il comprit que je n’étais pas un randonneur de passage, je réussissais même à faire quelques phrases en népalais, et il me demanda alors pourquoi je m’intéressais tant à l’Himalaya. Ma réponse à sa question était déjà prête : je lui dis qu’il y avait une montagne, là où j’avais grandi, à laquelle j’étais très attachée, et que cela m’avait donné envie de connaître les plus belles et les plus éloignées dans le monde entier. 
— Ah, me répondit-il, j’ai compris : tu fais le tour des huit montagnes. 
— Les huit montagnes ? 
L’homme ramassa un bâtonnet avec lequel il traça un cercle dans la terre. Il le réussit parfaitement, on voyait qu’il était habitué à le dessiner. Puis, à l’intérieur du cercle, il traça un diamètre, puis, un deuxième perpendiculaire au premier, puis un troisième et un quatrième le long des bissectrices, obtenant ainsi une roue à huit rayons. Je songeai que, si j’avais eu à tracer la même figure, je serais sûrement parti d’une croix, mais le fait de partir d'un cercle était typique d'un asiatique.
— Tu as déjà vu un dessin comme ça ? 
— Oui, répondis-je, dans les mandalas
— Exact, me répondit-il, pour nous, au centre du monde, il y a une très haute montagne, le Sumeru. Autour du Sumeru, il y a huit montagnes et huit mers. C’est cela le monde pour nous. 
Et tout en disant cela, il traça en dehors de la roue une petite pointe pour chaque rayon, puis une petite vague entre chacune des pointes. Huit montagnes et huit mers. Enfin, il dessina une couronne autour du centre de la roue, qui pouvait représenter, pensai-je, la cime enneigée du Sumeru. Il contempla un moment son œuvre et secoua la tête, comme s’il s’agissait d’un dessin qu’il avait déjà fait mille fois mais qu’il ne réussissait plus maintenant aussi bien qu’autrefois. Quoi qu’il en soit, il pointa le bâtonnet en direction du centre et conclut : — Hé bien, qui aura appris le plus : celui qui a fait le tour des huit montagnes, ou celui qui est arrivé au sommet du mont Sumeru ? 
Le transporteur de volailles me regarda en souriant. Moi aussi, parce que son histoire m’amusait et j’avais l’impression d’en saisir pleinement la signification. Il effaça le dessin d’un geste de la main, mais je savais que je ne l’oublierais pas. Et je me dis qu’il fallait à tout prix que je raconte cette histoire à Bruno. 

Paolo Cognetti  Le otto montagne  Einaudi Editore, 2016  (Traduction personnelle)











Images : en haut (1 et 2) : illustration de Nicola Magrin (détails)

en bas, (1) : Mark Lagrange  (Site Flickr)

(2) : Dave Scott  (Site Flickr)


mercredi 3 mai 2017

Neige de mai




Dans Le Garçon sauvage (Il Ragazzo selvatico), paru l'année dernière aux éditions (suisses) Zoé, dans une belle traduction d'Anita Rochedy, Paolo Cognetti, l'un des jeunes écrivains les plus brillants de la littérature italienne d'aujourd'hui (on peut lire aussi en français l'un de ses romans, Sofia s'habille toujours en noir, publié en 2012 chez Liana Levi), raconte un séjour en solitaire dans une baita (une sorte de chalet) en montagne, dans les hauteurs de la Vallée d'Aoste, à deux mille mètres d'altitude. A trente ans, après un mauvais hiver qui l'a laissé à bout de forces (il ne donne pas beaucoup de précisions à ce sujet), il décide de tenter une expérience de solitude et de retraite, prêt à essuyer toutes les tempêtes, aussi intérieures qu'extérieures.




C'est un texte bref, poétique et intense que nous donne ici Cognetti, proche de certains ouvrages de Sylvain Tesson (je pense surtout à Dans les forêts de Sibérie ou au plus récent Sur les chemins noirs) ou de L'Usage du monde, de Nicolas Bouvier, mais surtout inscrit dans une solide et ancienne tradition littéraire, depuis le Walden de Thoreau jusqu'aux ouvrages de Mario Rigoni Stern, souvent cité dans Le Garçon sauvage, puisque Cognetti a emporté avec lui plusieurs livres de ce grand aîné. 

Je cite ici un extrait significatif de ce très beau récit, où la nature n'est jamais un faire-valoir mais plutôt un révélateur, une façon de confronter ses mots et sa langue d'écrivain à une réalité sans cesse changeante et souvent hostile ; le but étant aussi de retrouver le ragazzo selvatico (l'enfant sauvage) qu'il a été dans sa jeunesse : « Le jeune citadin que j'étais devenu me semblait tout l'opposé de cet enfant sauvage, et l'envie d'aller à sa recherche s'imposa en moi. Ce n'était pas tant un besoin de partir que de revenir ; ni tant de découvrir une part inconnue de moi que d'en retrouver une ancienne et profonde que je croyais avoir perdue. »

Un matin, au beau milieu du mois de mai, je me réveillai sous la neige. Dans les près, les violettes fleurissaient déjà, mais à midi, tout était blanc autour de moi. Un orage comme on en voit l’été, avec ses éclairs et ses coups de tonnerre, avait ramené l’hiver en ces lieux. Je restai à la maison toute la journée, le poêle et la cheminée allumés, à lire et à regarder par la fenêtre. Je jaugeais la couche de neige qui s’accumulait sur le balcon : cinq, dix, quinze centimètres. Je me demandais ce qu’allaient devenir les fleurs, les insectes et les oiseaux que j’avais observés, éprouvant comme un sentiment d’injustice pour leur printemps interrompu. Je trouvai la nouvelle où Mario Rigoni Stern passe en revue les chutes de neige tardives : la swalbalasneea — la neige des hirondelles — en mars, la kuksneea — la neige du coucou — en avril et la dernière, la bàchtalasneea : la neige de la caille. « Un nuage qui descend du nord, un coup de vent, une baisse subite de température et la voilà, en mai, la bàchtalasneea. Elle ne dure que quelques heures, mais elle est suffisante pour effrayer les oiseaux dans leur nid, pour faire mourir les abeilles surprises loin de la ruche et donner du souci aux femelles du chevreuil sur le point de mettre bas. » (1)

Vers sept heures du soir, le ciel s’éclaircit et l’étendue blanche devint aveuglante sous les rayons du soleil qui avait percé les nuages peu avant de disparaître derrière les montagnes. J’enfilai mon coupe-vent, mes chaussures de marche, et sortis faire un tour. Dans la neige, je trouvai les traces de plusieurs animaux : un lièvre, un couple de chevreuils. Comme Alice avec le Lapin Blanc, je décidai de partir sur la piste du premier. C’étaient des empreintes en forme de V qui procédaient par bonds et venaient d’un genévrier non loin du chemin muletier. Elles le longeaient sur quelques mètres, puis, à mon grand étonnement, partaient en direction de la baita : le lièvre avait fait le tour du vieux mélèze, était allé boire à la fontaine, allant même jusqu’à sauter sur la table que j’avais dehors. Il n’y avait laissé qu’une seule empreinte de pattes — deux bonds lui avaient suffi, un pour monter, un autre pour descendre : je l’imaginai regarder tout autour et y lire les signes de ma présence, la fumée de la cheminée, la serpe et la scie qui pendaient près de la pile de bois. Il était ensuite passé à travers la clôture, poursuivant sa route en direction du ruisseau. Aucune neige n’était retombée sur ses pas, ce qui voulait dire que pendant que je suivais ses traces, le lièvre était venu me rendre visite.

Paolo Cognetti  Le Garçon sauvage  Éditions ZOE, 2016

(1) Mario Rigoni Stern, Sentiers sous la neige, éditions La Fosse aux Ours, Lyon, 2000, traduction de Monique Baccelli, p.93.








Images : (1) Gaetano Madonia  (Site Flickr)

(2) Luciano Andreetto  (Site Flickr)

(3) Luca Reano  (Site Flickr)

(4)  Francesco Sisti  (Site Flickr)