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mercredi 20 juin 2018

Une mélancolie sarde




Je reviens ici sur l’œuvre du peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana, oubliée pendant plus de soixante ans et redécouverte au début de ce siècle, principalement grâce au critique d’art Vittorio Sgarbi, qui lui consacra en 2004 une grande exposition en Sardaigne, et une importante monographie. Je reprends ici quelques extraits de la préface de cet ouvrage (Brancaleone da Romana, Skira, 2004) : «Regardons-les, ces œuvres : on y voit surtout des hommes, sujet favori de Cugusi, la plupart du temps jeunes, voire très jeunes, de bel aspect, représentés dans un décor toujours semblable, dépouillé et peu attrayant, avec parfois un siège ou une table que l’on a déplacés à l’autre bout de la salle, mais que le peintre veut absolument reproduire sur sa toile. Ces hommes et ces garçons annoncent-ils déjà ceux que l’on découvrira peu de temps après dans quelques uns des plus grands chefs d’œuvre du cinéma néo-réaliste (Ossessione, Rome ville ouverte, Sciuscià, Le voleur de bicyclette) ? Ce sont plutôt les acteurs d’une pièce qui veut représenter autre chose.»
 



Sgarbi s’interroge un peu plus loin sur l’usage de la photographie dans l’œuvre de Brancaleone : «Dans le cas des photographies qu’il utilise pour fixer les poses de ses modèles, Cugusi s’est aperçu qu’elles captent la lumière de façon plus intense que n’aurait pu le faire l’œil humain ; c’est une lumière caravagesque, qui révèle et fouille le modelé, agissant sur lui comme s’il s’agissait d’une matière tangible. Au fond, Caravage a été le premier photographe de l’histoire de la peinture, quand la photographie n’existait pas encore. Et puis elle est arrivée, pour confirmer les intuitions de Caravage.» 

Cet usage si particulier de la photographie s’allie chez Brancaleone à celui du reticolo, une sorte de grille qui lui permet de retrouver sur sa toile les proportions exactes de la photographie (Brancaleone s’inspire ici de la technique d’Antonio Mancini, un peintre de l’école vériste romaine). La grille était d’abord reproduite directement sur la photographie puis «copiée» sur la toile ; par la suite, elle sera directement posée sur la toile et retirée à la fin de l’exécution du tableau ; les traces des fils étaient dans un premier temps effacées par le peintre, elles furent ensuite volontairement laissées en évidence. Sgarbi note à ce propos : «C’est l’expédient révélé, de façon pleinement assumée par l’artiste, c’est la peinture comme technique et la technique comme métier qui s’offrent à l’observateur pour ce qu’elles sont, sans artifices et sans tricheries, en s’affirmant non pas comme une image, une marque de valeurs artistiques particulières ou une vision lyrique du monde, mais comme un métier. C’est comme si un ébéniste montrait volontairement les marques laissées par ses outils sur le bois, plutôt que de les dissimuler dans les élégantes arabesques d’une marqueterie, cherchant ainsi à mettre en évidence, au-delà de la beauté du meuble, le savoir et l’habileté artisanale qui ont permis de le réaliser. Plus qu'il ne représente des jeunes garçons boudeurs qui jouent à être des adultes, Cugusi se représente lui-même dans la mesure où il traduit ce fait de réalité en art, transformant son atelier et son propre métier en une maison de verre mise à la disposition de tous.» 

Les commentaires de Sgarbi sont toujours très éclairants, mais on a du mal à le suivre sur ce point. Il y a tout de même beaucoup de mystère dans la personnalité de Brancaleone, et dans ces tableaux aux titres si mélancoliques et évocateurs (Pensieri tristi, Giovane vinto dalla vita, Ragazzo convalescente, Giovane assorto...). Il est d’autre part très frappant que l’exhaustive biographie (Brancaleone, mio zio, Ed. Tema, 2010) que lui a consacrée son neveu, Francesco Leone Cugusi (le fils de Guglielmo, l’un des frères du peintre) ne dise pas un mot de la vie sentimentale de Brancaleone, malgré le sous-titre de l’ouvrage, qui deviendrait pour le coup presque ironique : La vie privée de Brancaleone Cugusi da Romana. Certes, le biographe s’interroge sur le grand nombre de modèles masculins dans les toiles de son oncle, mais son explication est plutôt expéditive : il note simplement que les vêtements féminins sont particulièrement complexes à représenter pour un peintre obsédé par la recherche de la vérité en peinture, raison pour laquelle il privilégie les modèles masculins dans ses tableaux, alors qu’il y a beaucoup plus de présences féminines dans ses dessins... On peut également voir dans l’ouvrage le seul nu de toute l’œuvre de Brancaleone ; il n'en existe plus aujourd’hui qu’une photographie en noir et blanc, l’œuvre ayant été détruite par l’artiste. Le tableau, de très grande taille, très suggestif et très beau, autant que l’on puisse en juger par une simple photographie, est intitulé Nudo dormiente (Nu endormi) et s’inspire de la sculpture romaine de l’Hermaphrodite endormi que l’on peut voir au musée du Louvre. Dans une lettre adressée à son frère Guglielmo (qui fut avec son épouse Cesira et la sœur de cette dernière, Alda, une sorte de mécène, adressant régulièrement à Brancaleone pendant plusieurs années diverses sommes d’argent pour lui permettre de mener à bien son travail de peintre), il parle avec beaucoup de précautions de ce tableau si particulier : «Je ne vous en envoie pas la photographie, parce que le tableau terminé est plus scabreux que je ne l’aurais voulu (en raison de la pose du modèle). Si on le voit parmi d’autres, dans une exposition par exemple, il perd son côté impudique, mais après l’avoir photographié, je me suis aperçu qu’il n’était pas très convenable de vous le montrer de façon isolée.» (lettre du 29 novembre 1936). Finalement, Brancaleone choisira de détruire ce tableau, comme il demandera quelques années plus tard à son modèle favori, Tonuccio Addis, le Jeune homme à l’imperméable, de détruire les lettres qu’il lui envoie. 




On peut aussi se demander s’il n’y a pas dans la technique du reticolo (la fameuse grille) interposé entre le modèle et le peintre une volonté de mise à distance, d’éloignement, un noli me tangere dont les traces laissées sur la toile achevée sont aussi l’étrange témoignage. Cet aspect troublant de l’œuvre et de la personnalité de Brancaleone n’a d’ailleurs pas échappé à Vittorio Sgarbi, qui a choisi trois tableaux du peintre sarde (Pensieri tristi, Giovane assorto, Giovane seduto) pour figurer dans l’exposition Art et homosexualité, de von Gloeden à Pierre et Gilles, prévue à Milan en septembre 2007, et qui se tiendra finalement à Florence deux mois plus tard, en raison du veto du maire de Milan (à l’époque la très prude Letizia Moratti). Dans cette exposition, à côté d’œuvres beaucoup plus explicites et provocatrices, les trois grands tableaux de Brancaleone tranchaient par leur pouvoir évocateur, leur grande force suggestive derrière une apparente sagesse. Voici ce qu’en disait Sgarbi dans le catalogue de l’exposition : «Les tableaux de Brancaleone retenus pour cette exposition sont des chefs d’œuvre de littérature en peinture, expression de troubles, de pensées secrètes, d’inclinations refoulées auxquelles le peintre donne une forme de façon presque inconsciente. Sans aucune ambiguïté morbide, Brancaleone perçoit et révèle par ses modèles un double aspect, déjà présent chez Caravage : virilité affichée, homosexualité dissimulée.» (soit dit en passant, on ne voit pas trop pourquoi les deux aspects (la virilité et l’homosexualité) seraient nécessairement antithétiques, sinon dans la vision ici bien manichéenne de Sgarbi...). 

Que veulent-ils donc nous dire, ces jeunes hommes songeurs, dont certains nous fixent tandis que d'autres détournent le regard, absorbés dans leurs pensées tristes, leur inguérissable mélancolie ? Ils ont aussi parfois une expression de défi, comme s’ils voulaient signifier à la vie qu’ils n’étaient pas dupes de ses fallacieuses promesses. Ils sont là, pour toujours, dans ces grands tableaux et ce miraculeux clair-obscur, et nous n’en aurons jamais fini de percer leur mystère.

Un site consacré à Brancaleone.






Oeuvres de Brancaleone : (1) Giovane  col mantello, 1941 

(2) Ritratto di Chiccu, 1936 

(3) Ragazzi in strada, 1940-1941

(4) Studio per ritratto di giovane, 1934

dimanche 23 septembre 2012

Retour sur Brancaleone




Je signale l'ouverture d'un site spécialement consacré au peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana, dont j'ai déjà parlé ici dans plusieurs messages. Le site (en italien) est toujours "en construction", mais on y trouve déjà des renseignements intéressants sur la biographie et la technique si particulière de Brancaleone ("a mezza pasta" et "a tutta pasta"). Il y a également une revue de presse, encore un peu succincte, et quelques (brefs) aperçus critiques sur l’œuvre. On peut aussi y voir (il faut cliquer sur l'onglet "Opere") des reproductions de tous les tableaux aujourd'hui répertoriés de Brancaleone (malheureusement, certaines sont en noir et blanc, comme c'était déjà le cas dans la monographie de Vittorio Sgarbi, parue aux éditions Skira en 2004, à l'occasion de la grande exposition de Cagliari, qui marqua la redécouverte du peintre – je crois bien d'ailleurs que ce sont ces reproductions extraites du livre qui ont été reprises sur le site). Il est aussi possible de voir (cliquer sur l'onglet "Disegni") les dessins de Brancaleone, partie très importante de son œuvre, et encore très peu connue. Je recommande vivement la visite de ce site dont voici l'adresse : http://brancaleonedaromana.it/.






Images : en haut, Brancaleone da Romana Étude pour le portrait de son frère Guglielmo (crayon)

en bas, Brancaleone da Romana Étude pour le portrait d'un jeune homme assis lisant (crayon)

mercredi 22 février 2012

Pensieri tristi (Tristes pensées)



In Memoriam Francesco Leone Cugusi (Cagliari, 1935 - Cagliari, 2012)





Le peintre sarde Brancaleone Cugusi est mort à Milan le trois mai 1942, à trente-neuf ans, quelques jours avant que s'ouvre dans la même ville sa première grande exposition (en fait une exposition collective, puisqu'elle réunissait les œuvres de trois peintres : Brancaleone, Luigi Brignoli et Mario Della Foglia). La journaliste et critique d'art Nella Zoja, amie et confidente du peintre, fut l'un des rares témoins de ces derniers jours de la vie de Brancaleone, hospitalisé à la clinique Granelli de Milan pour une grave maladie pulmonaire. Après la mort de ce dernier, elle écrira plusieurs lettres à ses deux tantes maternelles, Assunta et Anita Branca, qui reçurent très souvent leur neveu à Tempio Pausania, la petite ville sarde où elles vivaient. Je cite ici (dans une traduction personnelle) quelques extraits de ces lettres si émouvantes, citées dans la biographie que Francesco Leone Cugusi (fils de Guglielmo, l'un des frères du peintre) a consacrée à son oncle, Brancaleone mio zio (Ed.Tema, Cagliari, 2010) :

«Il vint une fois me rendre visite, et je fus frappé par son enthousiasme et son ardeur. Il parlait du futur de façon si ardente ; de ce qu'il devait réaliser, des objectifs qu'il aurait certainement atteints. Il en était absolument convaincu. Il me parla aussi de sa maladie : il dit que si elle lui accordait un répit, c'était pour pouvoir réaliser d'autres oeuvres – les tableaux qu'il peignit en 1941. Nous sommes ainsi devenus amis, de manière très simple. Et si je repense maintenant à cette amitié, elle m'apparaît comme un cadeau, triste et précieux...»

Soir du 3 mai 1942 [le jour de la mort de Brancaleone, note du traducteur] : «Cette lettre vous parviendra quand vous aurez déjà reçu la si triste nouvelle. Le 18 mars, votre neveu me fit appeler par l'une des infirmières de la clinique, parce qu'il se sentait très mal et qu'il souhaitait me confier quelques lettres. Je me souviens que l'une de celles-ci était pour vous, une autre pour son père et la dernière pour Tonuccio, le modèle du Jeune homme à l'imperméable. Il me demanda également de vous écrire plus longuement, et c'est ce que j'essaie de faire maintenant, même si cela m'est difficile, mais je sais que c'est une chose que Brancaleone aurait apprécié.
Je vous demande pardon de tout ce qu'il pourrait y avoir de cruel dans cette lettre, mais l'histoire de ces quatre longs derniers mois n'est que tristesse et peine.
J'écris maintenant en me souvenant surtout de ce dix-huit mars et de la fête de Saint Joseph qui a suivi (il se confessa et reçut la communion), parce que ces jours-là furent ceux où il me parla le plus longuement, avec une sorte de volupté triste et douce à la fois, comme s'il emplissait son âme de nostalgie, en la libérant dans les pleurs. Lui dont le caractère était si fort, il pouvait aussi pleurer parfois comme un enfant, et redevenir presque léger, serein en tout cas, pour profiter des plus petits plaisirs. 
Il avait encore tant de vitalité, et pleinement lui-même, comme cela ne lui arriva plus par la suite que très rarement, et pour des périodes toujours plus brèves...

... C'était un être qui possédait une étrange force : on sentait tout de suite, par exemple, qu'il était honnête et loyal. Il tenait à la vie ; il l'aimait profondément, même si la sienne était si douloureuse ; mais il sut la quitter avec courage. Pour cela, il lui fallait éviter de penser à son art qu'il devait abandonner...




... Quatre mois d'hôpital, dans une chambre bien exposée. Le matin, le soleil arrivait sur son lit. Il n'aimait pas le plein air pour peindre, mais il désirait très fort le soleil, le soleil de sa Sardaigne. Il repensait souvent à la plage de Cagliari où il espérait passer l'été. Il sentait que cela l'aurait régénéré. Mais c'était trop tard.
Et les champs de fèves de sa Sardaigne, avec leur gris-vert et leur tiédeur. S'il est vrai qu'une partie de ce qui fut notre être continue à vivre sur la terre, vous pourriez le retrouver là où ses désirs le portaient : sur une plage ensoleillée, ou étendu près d'un champ de fèves, un peu désordonné, un peu sauvage, comme il aimait que fût la nature...

J'eus l'impression que ses tantes de Tempio Pausania étaient les personnes qu'il chérissait le plus. Il me parlait de l'incompréhension et de l'hostilité que lui avaient values sa vocation d'artiste, et je lui demandai alors si, à l'inverse, ses tantes de Tempio croyaient en lui. Il sourit en me disant qu'il ignorait si elles croyaient vraiment en lui, mais qu'en tout cas elles l'aimaient énormément, et c'était ce qui pour lui avait le plus d'importance. Il était sûr qu'à travers l'amour qu'elles lui portaient, elles acceptaient aussi son art. Comme il disait cela ! Avec un sourire tout intérieur, tourné vers ses souvenirs et sa nostalgie.

Le 4 mai : Aujourd'hui, il me semble moins vrai que Brancaleone soit mort. Je l'ai vu s'éteindre hier après-midi à quatre heures et demie ; si paisiblement, après une heure de totale inconscience pendant laquelle je fus presque soulagée, parce qu'il me semblait qu'il ne souffrait plus. Il y avait le docteur Onorato d'un côté du lit, l'infirmière et moi de l'autre, mon frère au fond de la chambre. Brancaleone s'est éteint avec l'abandon serein d'un enfant. Demain à deux heures aura lieu l'enterrement. Après, je fermerai et expédierai cette longue lettre...

Le 5 mai : Après quatre mois, Brancaleone est ressorti dans les rues de Milan, enfermé dans un petit cercueil de bois clair. C'est la première véritable journée de printemps ; il fait très chaud, il n'y a pas de vent : c'est une journée qui lui aurait plu...»






Oeuvres de Brancaleone : en haut, Pensieri tristi, 1941

au centre, Pensieri tristi, 1941 (détail)

en bas, Giovane assorto, 1940

samedi 26 novembre 2011

Souvenirs d'un modèle




Tonuccio Addis avait quinze ans quand il fut le modèle du peintre Brancaleone Cugusi (devenu, par la grâce de Vittorio Sgarbi, Brancaleone da Romana) pour deux de ses tableaux, dont le fameux Jeune homme à l'imperméable. Les séances de pose ont eu lieu à Tempio Pausania, dans le nord de la Sardaigne, en 1940. Soixante-cinq ans plus tard, il se souvient de cette expérience dans un article intitulé Ricordi di un modello, publié dans l'Almanacco gallurese 2005. Je cite ici quelques extraits de cet article, dans une traduction personnelle (les passages entre crochets sont aussi du traducteur). Tonuccio Addis a également publié la même année un recueil de souvenirs, Una vita in Gallura, aux éditions Magnum (Sassari, 2005).

«Brancaleone installa une sorte d’atelier dans un sous-sol de notre école, mis à sa disposition par le directeur. Je posais, vêtu d’un imperméable, les mains dans les poches, l’air plongé dans mes pensées, presque absent. Il n’y avait dans la pièce que de la lumière artificielle et pour cadrer parfaitement son sujet, dans le respect absolu des proportions, le peintre interposait  entre lui et moi une sorte de grille faite de carreaux d’environ quatre centimètres chacun, délimités par du fil à coudre. Il reportait ensuite cette grille à l’identique sur la toile où il me peignait, en grandeur nature. Au fur et à mesure qu’il peignait son modèle, exactement comme il lui apparaissait à travers ce grillage, il ôtait les fils, puis en effaçait les traces sur la toile. Il avait l’habitude de préparer sur sa palette une grande quantité de couleurs qu’il étalait ensuite sur la toile à l’aide d’une spatule avant de se reculer en un lent ballet silencieux pour observer l’ensemble et procéder à des retouches au pinceau, qu’il avait l’habitude de tenir toujours entre les lèvres. 

Après Le Jeune homme à l’imperméable, il me fit poser pour un second tableau, Jeune homme convalescent ; j’étais assis, vêtu d’une blouse noire, les jambes croisées et les mains posées sur les genoux. Il me dit ensuite qu’il avait décidé de détruire cette seconde toile car il n’en était pas satisfait. [On peut penser que le peintre a ensuite reconsidéré sa décision, puisque, fort heureusement, ce très beau tableau n’a pas été détruit] Nous avons travaillé pendant vingt jours de longues et exténuantes séances de pose, dans une immobilité absolue, qu’il s’efforçait toutefois de rendre moins pénible en parlant d’art, d’histoire, et de tous les lieux qu’il avait visités après ses études. C'était un grand passionné d'art lyrique ; il me racontait des livrets d'opéras et, pour certains d'entre eux, il sifflait même parfaitement les mélodies de ses airs favoris. Je posai pendant tout le temps qui fut nécessaire pour réaliser ces deux tableaux, à la différence d'autres modèles dont il limitait au minimum les séances de pose, utilisant plus largement leurs photographies. Il m’avait confié qu’il était atteint de tuberculose, ce qui l’obligeait à travailler sans relâche pour être sûr de mener à bien tous ses ambitieux projets. (...)




Après ce bref séjour à Tempio Pausania [ville du nord de la Sardaigne, en Gallura, près d'Olbia], il repartit sur le continent où il continua à peindre, attirant l’attention des critiques les plus influents, certains parlant même de lui comme d’un «nouveau Caravage» [Tonuccio Addis se laisse sans doute emporter ici par un enthousiasme rétrospectif ; en fait, les jugements portés de son vivant sur l’œuvre de Brancaleone n'ont jamais été aussi louangeurs...]. Nous restâmes en contact, et il m’adressa plusieurs cartes postales, en me demandant à chaque fois de les détruire une fois que je les avais lues. Il me fit aussi cette recommandation au dos de la photographie qu'il avait prise du tableau qui me représentait ; cette fois-ci, toutefois, je décidai de la conserver, et ce fut le seul souvenir tangible qui me resta d’un ami si cher. La guerre faisait désormais rage, et la communication avec le continent devenait toujours plus difficile. Il y eut une longue période de silence, et j’appris à la fin de la guerre que, vaincu par un mal devenu incurable, il était mort en 1942. Depuis lors, je ne sus plus rien de mon ami Brancaleone, et je continuai à vivre dans le souvenir de cette expérience, vécue comme un rêve qui peu à peu s’évanouissait.»

En 2004, Tonuccio Addis apprend par la presse qu’une exposition des œuvres de Brancaleone a lieu à Cagliari, et il s’y rend aussitôt avec toute sa famille, heureux de demander à l’entrée si l’on a éventuellement prévu une réduction pour le modèle du plus célèbre tableau de Brancaleone... Une photographie le montre, souriant et un peu ébahi, tandis qu’il reprend la même pose, soixante-cinq ans plus tard, à côté du Jeune homme à l’imperméable






 Tableaux de Brancaleone : en haut, Giovane con l'impermeabile

an centre, Giovane convalescente

Source de la photographie de Tonuccio Addis : Almanacco gallurese 2005


vendredi 25 novembre 2011

Le Jeune homme à l'imperméable (Il Giovane con l'impermeabile)




Dans le dernier ouvrage qu'il vient de faire paraître chez Bompiani, Viaggio sentimentale nell'Italia dei desideri, Vittorio Sgarbi consacre quelques pages (p.214-220) au peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana. J'ai traduit ici un passage dans lequel il analyse l'un des tableaux les plus célèbres de Brancaleone, Le Jeune homme à l'imperméable :

Toute l’œuvre du peintre sarde Brancaleone Cugusi da Romana est en réalité la reproduction de photographies. Ce jugement ne doit toutefois pas être entendu dans un sens négatif. Il correspond plutôt à la volonté de l’artiste d’opérer une séparation, une distance avec les sujets qu’il représente pour faire émerger leur être, comme s’il s’agissait d’intrus. "Intrus" parce qu’ils sont les spectateurs de quelque chose qui se situe à l’extérieur du cadre et, en même temps, en eux-mêmes, dans une position latérale. C’est la même intuition qu’avait eue Léonard de Vinci quand il a peint La Dame à l’hermine. Rappelons-nous de ce chef d’œuvre. Il est très différent de La Joconde, qui nous regarde de façon moqueuse et presque racoleuse. Son regard semble aller à la rencontre du spectateur. C’est la femme de tout le monde ; et elle l’est non seulement parce que c’est ce que le tableau nous suggère, mais aussi parce que l’œuvre est devenue universellement célèbre. Outre le fait que le tableau est moins connu, La Dame à l’hermine a une autre caractéristique : elle ne nous regarde pas. Elle nous ignore, elle regarde ailleurs. Elle nous exclut de son regard parce qu’elle ne veut pas nous appartenir. Elle regarde une seule personne, située dans une autre direction. Il existe d’ailleurs peut-être de ce tableau un correspondant masculin ; il s’agissait probablement d’un diptyque matrimonial, où la femme regardait un amant aujourd’hui disparu. Ainsi nous reviennent en mémoire tous ces tableaux si singuliers, si fascinants, dans lesquels le personnage ne nous toise pas, mais détourne de nous son regard. La Dame à l’hermine ne regarde qu’une seule personne : les autres l’indiffèrent.

Voici donc le vrai modèle, la vraie raison, inconsciente peut-être chez Brancaleone, qui fait que plusieurs de ses personnages ne prennent pas la pose pour nous. Ils ne sont pas des personnages liés à notre propre existence, mais plutôt les spectateurs d’un spectacle situé hors du cadre. Toutefois, Brancaleone ne manque pas dans plusieurs de ses œuvres de décliner l’effronterie du personnage de ce qui est peut-être son plus beau tableau : Le Jeune homme à l’imperméable. Le garçon sourit et nous regarde comme en 1941 il a regardé Brancaleone Cugusi : c’est vraiment lui. C’est lui aussi dans Le Jeune homme convalescent, avec le même regard un peu ténébreux, un peu mystérieux, un peu mélancolique. Un jeune homme romantique, un jeune poète, qui a même récemment écrit un livre de souvenirs dans lequel il se souvient de ces séances de pose pour le grand peintre. Avec ce tableau, Cugusi lui a élevé un monument ; le modèle a accepté que ce monument soit réalisé à partir de son élégante silhouette, mais c’est l’artiste qui l’a sublimé. Ce tableau pourrait d’ailleurs être la couverture de ce très beau roman qu’est L’Etranger de Camus, ou encore rappeler l’Humphrey Bogart de Casablanca, un film de ces mêmes années. Le Jeune homme à l’imperméable est une icône de notre temps, à tel point que lorsque Giorgio Nicodemi, grand critique aujourd’hui oublié, dut choisir un tableau de Brancaleone pour la Galerie d’Art contemporain de Milan, c’est celui-ci qu’il décida d’acheter. La transaction eut lieu en 1942, l’année de la mort de Cugusi. Ce fut en fait une double tragédie : parce qu’il est mort jeune, à trente-neuf ans, et parce que la mort le faucha dans l'un des plus tristes moments historiques que connut l’Italie. Ainsi, il fut très vite oublié. Il est tombé malade pendant la guerre, et la maladie l’a emporté sans que plus personne ne se soucie de lui : une telle indifférence est bien difficile à concevoir aujourd’hui. En 1941, en peignant ce jeune dandy, cet existentialiste italien, le jeune homme à l’imperméable, Brancaleone évoque le thème de la solitude, de la Nausée, des Indifférents. C’est justement dans cette dimension existentielle que se situe sa personnalité : elle nous permet aujourd’hui de lui rendre sa place dans l’histoire de l’art. Brancaleone, en effet, n’est pas seulement un grand peintre sarde ; il est aussi un grand peintre italien. Sa figure manquait aux travaux des spécialistes : nous ne pourrons plus considérer l’histoire de l’art du vingtième siècle sans y insérer, entre 1936 et 1942, les pièces essentielles que constituent ses tableaux.

Vittorio Sgarbi Viaggio sentimentale nell'Italia dei desideri Bompiani ed. (2010) (Traduction personnelle)





Toujours le même imperméable, dans deux autres tableaux de Brancaleone : Ragazzo, et, plus bas, Giovane vinto dalla vita :






Autoritratto


On peut lire ici le texte de Vittorio Sgarbi en italien.

lundi 1 mars 2010

Brancaleone Cugusi da Romana




Le peintre Brancaleone Cugusi est né en Sardaigne, à Romana en 1903. Il est mort à Milan d’une maladie pulmonaire, à trente-neuf ans, en 1942. Son œuvre est restée longtemps dans l’ombre jusqu’à ce que le critique d’art Vittorio Sgarbi se prenne de passion pour elle voici quelques années. Sgarbi a consacré un ouvrage à l’œuvre de Cugusi et a organisé plusieurs importantes expositions, dont la plus complète a eu lieu à Cagliari en 2004.




L’enthousiasme de Sgarbi l’a même conduit à rebaptiser le peintre, devenu Brancaleone da Romana, dans la grande lignée des maîtres italiens connus avant tout par leurs prénoms (Raffaele, Michelangelo) ou le lieu auquel ils sont liés (Leonardo da Vinci, Antonello da Messina, Caravaggio)... Dans son dernier ouvrage, L’Italia delle meraviglie, dont j’ai déjà cité ici deux extraits, Sgarbi revient sur la passion que lui inspire ce peintre ; on trouvera peut-être son enthousiasme excessif, mais on ne peut pas nier qu’il soit aussi extrêmement communicatif :

«En quoi Brancaleone est-il proche de Caravage ? Il est conscient du fait qu’un peintre moderne du vingtième siècle – même si, comme lui, il tend au réalisme – ne peut pas faire abstraction de la photographie. Ses œuvres les plus belles, bien qu’elles soient pleinement des peintures, sont issues des photographies qu’il a prises, et à partir desquelles il a travaillé. Alors, quel est donc le défaut de la photographie par rapport à la peinture, à l’œuvre accomplie? Les photographies – on s’en aperçoit lorsque l’on regarde des photos de famille, ou de soi-même enfant – vieillissent : on les regarde et on constate qu’elles appartiennent à une autre époque. Même les plus belles restent liées au moment où elles ont été prises, parce que la photographie est inséparable de la mort. La photographie arrête le temps et restitue l’atmosphère d’une époque : les années cinquante, soixante, etc... Mais quand on regarde un tableau de Monet, on ne pense pas aux dernières décennies du dix-neuvième siècle : on voit un tableau qui appartient au présent. La peinture représente la vie, et par conséquent, celui qui la regarde a devant lui une personne d'aujourd'hui, même si le tableau date du seizième siècle ; en revanche, lorsque l’on regarde une photographie des années trente, la personne représentée appartient aux années trente.

Là où Caravage avait fait de la photographie alors même que cette dernière n’existait pas, Brancaleone transporte la photographie dans la peinture : il tue la photographie et fait renaître la vie dans l’art. C’est là un des aspects de l’œuvre de Brancaleone. Un autre aspect, qui renvoie à une grande intuition moderne, est de faire de l’environnement un miroir. Les personnages de ses tableaux vivent dans un espace traversé de lumières et d’ombres, souvent même très géométriques, comme si l’auteur appartenait au quinzième siècle, comme si le grand peintre Piero della Francesca constituait pour lui une sorte d’archétype géométrique. Piero della Francesca peint des espaces d’une profonde géométrie, mais personne ne s’était aperçu de la formidable re-création de l’espace chez Piero della Francesca avant l’importante monographie que lui a consacré Roberto Longhi. Le livre a été publié en 1927, date à laquelle Brancaleone a vingt-quatre ans. Il lit cet ouvrage comme s’il s’agissait d’un livre d’actualité et il parvient à rivaliser avec la représentation de l’espace de Piero della Francesca.

On peut donc dire que ce peintre de Romana a l’ambition de représenter à la fois, par une intuition conceptuelle, l’espace de Piero et les corps de Caravage. La force de Brancaleone est de sanctifier le quotidien, de sacraliser la vie de tous les jours, de transformer en héros des gens de la rue, d’être fort sans avoir recours aux symboles ; sa qualité première est d’être capable d’exprimer la grandeur des humbles, de représenter les anonymes, les jeunes hommes, comme s’il s’agissait de personnages historiques.» (L'Italia delle meraviglie, pages 244-246, ed. Bompiani, traduction personnelle)
 

 Giovane assorto (1940-1941)


Sgarbi n’aborde pas dans cet extrait un autre aspect de l’œuvre de Brancaleone : la sensibilité homosexuelle qui s’y exprime ; en effet, on ne peut pas ne pas remarquer que nombre de ses modèles sont des jeunes hommes, et, comme le souligne Sgarbi dans un autre texte, se manifestent – peut-être de façon inconsciente – à travers ces modèles «des pensées secrètes, des troubles, des inclinations contenues ou refoulées». On remarquera d’ailleurs que deux tableaux de Brancaleone, Pensieri tristi (Tristes pensées) et Giovane assorto (Jeune homme pensif) ont fait partie de l’exposition très discutée «Art et Homosexualité» (Florence, Palazzina Reale, octobre 2007-janvier 2008).


Sur la couverture de ce livre : Pensieri tristi (détail)

 

On peut voir à Romana, la ville natale de Brancaleone, des peintures murales (Murales) inspirées de ses œuvres :








On peut lire ici un compte rendu de l'exposition de Cagliari


Source des images : en haut, Brancaleone da Romana, Le Cucitrici

Murales Romana : Roberto Biddau (Site Flickr) et Site Gente di Sardegna