Tonuccio Addis avait quinze ans quand il fut le modèle du peintre Brancaleone Cugusi (devenu, par la grâce de Vittorio Sgarbi, Brancaleone da Romana) pour deux de ses tableaux, dont le fameux Jeune homme à l'imperméable. Les séances de pose ont eu lieu à Tempio Pausania, dans le nord de la Sardaigne, en 1940. Soixante-cinq ans plus tard, il se souvient de cette expérience dans un article intitulé Ricordi di un modello, publié dans l'Almanacco gallurese 2005. Je cite ici quelques extraits de cet article, dans une traduction personnelle (les passages entre crochets sont aussi du traducteur). Tonuccio Addis a également publié la même année un recueil de souvenirs, Una vita in Gallura, aux éditions Magnum (Sassari, 2005).
«Brancaleone installa une sorte d’atelier dans un sous-sol de
notre école, mis à sa disposition par le directeur. Je posais, vêtu d’un
imperméable, les mains dans les poches, l’air plongé dans mes pensées, presque
absent. Il n’y avait dans la pièce que de la lumière artificielle et pour
cadrer parfaitement son sujet, dans le respect absolu des proportions, le
peintre interposait entre lui et moi une
sorte de grille faite de carreaux d’environ quatre centimètres chacun,
délimités par du fil à coudre. Il reportait ensuite cette grille à l’identique
sur la toile où il me peignait, en grandeur nature. Au fur et à mesure qu’il peignait son
modèle, exactement comme il lui apparaissait à travers ce grillage, il ôtait les fils, puis en
effaçait les traces sur la toile. Il avait l’habitude de préparer sur sa
palette une grande quantité de couleurs qu’il étalait ensuite sur la toile à
l’aide d’une spatule avant de se reculer en un lent ballet silencieux pour
observer l’ensemble et procéder à des retouches au pinceau, qu’il avait
l’habitude de tenir toujours entre les lèvres.
Après Le Jeune homme à
l’imperméable, il me fit poser pour un second tableau, Jeune homme
convalescent ; j’étais assis, vêtu d’une blouse noire, les jambes croisées
et les mains posées sur les genoux. Il me dit ensuite qu’il avait décidé de
détruire cette seconde toile car il n’en était pas satisfait. [On peut penser
que le peintre a ensuite reconsidéré sa décision, puisque, fort heureusement,
ce très beau tableau n’a pas été détruit] Nous avons travaillé pendant vingt jours de
longues et exténuantes séances de pose, dans une immobilité absolue, qu’il s’efforçait toutefois de rendre moins pénible
en parlant d’art, d’histoire, et de tous les lieux qu’il avait visités après
ses études. C'était un grand passionné d'art lyrique ; il me racontait des livrets d'opéras et, pour certains d'entre eux, il sifflait même parfaitement les mélodies de ses airs favoris. Je posai pendant tout le temps qui fut nécessaire pour réaliser ces deux tableaux, à la différence d'autres modèles dont il limitait au minimum les séances de pose, utilisant plus largement leurs photographies. Il m’avait confié qu’il était atteint de tuberculose, ce qui
l’obligeait à travailler sans relâche pour être sûr de mener à bien tous ses
ambitieux projets. (...)
Après ce bref séjour à Tempio Pausania [ville du nord de la Sardaigne, en Gallura, près d'Olbia], il repartit sur le continent où il continua à peindre, attirant l’attention des critiques les plus influents, certains parlant même de lui comme d’un «nouveau Caravage» [Tonuccio Addis se laisse sans doute emporter ici par un enthousiasme rétrospectif ; en fait, les jugements portés de son vivant sur l’œuvre de Brancaleone n'ont jamais été aussi louangeurs...]. Nous restâmes en contact, et il m’adressa plusieurs cartes postales, en me demandant à chaque fois de les détruire une fois que je les avais lues. Il me fit aussi cette recommandation au dos de la photographie qu'il avait prise du tableau qui me représentait ; cette fois-ci, toutefois, je décidai de la conserver, et ce fut le seul souvenir tangible qui me resta d’un ami si cher. La guerre faisait désormais rage, et la communication avec le continent devenait toujours plus difficile. Il y eut une longue période de silence, et j’appris à la fin de la guerre que, vaincu par un mal devenu incurable, il était mort en 1942. Depuis lors, je ne sus plus rien de mon ami Brancaleone, et je continuai à vivre dans le souvenir de cette expérience, vécue comme un rêve qui peu à peu s’évanouissait.»
En 2004, Tonuccio Addis
apprend par la presse qu’une exposition des œuvres de Brancaleone a lieu à
Cagliari, et il s’y rend aussitôt avec toute sa famille, heureux de demander à
l’entrée si l’on a éventuellement prévu une réduction pour le modèle du plus
célèbre tableau de Brancaleone... Une photographie le montre, souriant et un
peu ébahi, tandis qu’il reprend la même pose, soixante-cinq ans plus tard, à côté du Jeune homme à l’imperméable.
Tableaux de Brancaleone : en haut, Giovane con l'impermeabile
an centre, Giovane convalescente
Source de la photographie de Tonuccio Addis : Almanacco gallurese 2005
Très émouvant, ce modèle confronté au mystère du peintre, de ses intentions, de son entêtement. La grille de fils que Brancaleone efface peu à peu comme un brouillard traversé pour mieux voir ce qui surgit d'un paysage intérieur et de la bataille des couleurs. Entre le modèle qui pose et la toile... ce que veut la main et la main sait écouter tout ce frissonnement de l'âme, là où les mots sont encore couvée d'un silence de plumes...
RépondreSupprimerJe ne peux expliquer pourquoi le récit de ce jeune homme et son portrait m'ont immédiatement fait penser à un chapitre oublié du Jardin des Finzi-Contini.Probablement le regard de l'adolescent "qu'un petit ennui scolaire suffisait à jeter dans le désespoir le plus puéril."
RépondreSupprimerChristiane : le modèle face au peintre, et tous les non-dits de cette scène étonnante, racontée soixante-cinq ans plus tard par ce même modèle qui n'en a sans doute pas perçu tous les enjeux. Sans faire de psychanalyse sauvage, il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette grille que le peintre interpose entre lui et son jeune modèle, et cette volonté de détruire la toile achevée, comme il recommande aussi au modèle de détruire les cartes postales qu'il lui adresse. Vous remarquerez que l'on aperçoit nettement sur la reproduction du "Jeune homme convalescent" que je montre ici les traces des fils du "grillage" sur la toile ; dans ses tableaux antérieurs, Brancaleone s'efforçait de les effacer, puis il a choisi de les laisser telles quelles, comme pour fixer une sorte d'impossible rapprochement, un "noli me tangere" irrémédiable. Oui, décidément, il y aurait beaucoup à dire...
RépondreSupprimerJulius : Bassani, oui, c'est la même mélancolie... Mais n'oubliez pas que le récit qu'on lit ici est celui d'un homme de quatre-vingts ans qui se souvient de cette expérience de très jeune homme (il avait quinze ans).
"...comme pour fixer une sorte d'impossible rapprochement, un "noli me tangere" irrémédiable. Oui, décidément, il y aurait beaucoup à dire..."
RépondreSupprimerRedoutable lucidité qui échappe au cadre de ces souvenirs pour venir se poser comme une brume sur chacun d'entre nous...
Merci, Christiane, mais je ne pense pas que cette remarque échappe totalement au cadre de ces souvenirs, même si Tonuccio Addis serait sans doute très surpris (et même interloqué) si jamais il la lisait...
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