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samedi 31 décembre 2016

Scherzo di Capodanno (Une blague du Jour de l'an)




Pour terminer avec un sourire une année qui ne fut pas des plus joyeuses, je cite ici un exemple de blague du Jour de l'an typique de l'humour toscan, tel qu'on le retrouve par exemple dans la série des films de Monicelli Amici miei (Mes chers amis). Il s'agit d'un extrait d'une nouvelle de Marco Malvaldi qui, avec sa série du BarLume, exprime aussi parfaitement cette comicità toscane liée à la bischerata, c'est-à-dire à la farce souvent ravageuse et révélatrice des ridicules d'une époque, comme cette directive de l'Union Européenne, plus vraie que nature dans son bureaucratisme tatillon, qui est censée réglementer les réveillons du Jour de l'an :  




Deux ou trois ans auparavant, Massimo avait envoyé à tous les restaurateurs de la commune une fausse directive de la Communauté Européenne, intitulée "Normes européennes pour le Réveillon du Jour de l’an", dans laquelle étaient énumérées de façon pointilleuse et bureaucratique toutes les conditions qu’un repas servi le soir du 31 décembre devait remplir pour être considéré et promu comme "Réveillon du Jour de l’an", selon les normes européennes en vigueur. 




Le document, divisé en plusieurs articles, concernait les divers plats et les moments où ils devaient être servis (Art. 12 : «Les lentilles, obligatoirement de provenance européenne et de préférence issues de l’agriculture biologique, doivent être servies dans un plat de service apporté sur la table seulement au moment de la dégustation, et non pas déposées directement dans l’assiette de chacun des convives. Le plat de service en question, d’une dimension comprise entre 29 et 50 centimètres de diamètre, doit être impérativement apporté sur la table entre 23h00 et 23h30, et même quand tous les convives ont été servis, il ne doit pas être ramené en cuisine, mais doit demeurer sur la table jusqu’à 23h45.»). La durée et le déroulement des festivités faisaient également l’objet d’unes stricte réglementation (Art. 21 : «La formation d’une éventuelle farandole de convives, communément appelée petit train, ne peut avoir lieu qu’après minuit, après une demande d’autorisation auprès des autorités responsables de l’ordre public. Un tel petit train doit être obligatoirement conduit par un membre du personnel habilité détenteur d’un contrat de travail à temps indéterminé dans le local où se déroulent les festivités.»). D’autre part, certaines dispositions à caractère général étaient également stipulées (Art. 26 : «La nature des chansons reproduites, transmises ou exécutées sur place au cours de la soirée doit être conforme aux critères suivants : 50% de ces chansons doivent être l’œuvre d’auteurs ou de groupes ayant participé au moins une fois à une fête nationale, quelle que soit l’année de cette participation ; 25% de ces chansons doivent être l’œuvre d’auteurs ou de groupes appartenant à des minorités ethniques, religieuses ou culturelles ; et parmi ces 25%, au moins la moitié émanera d’auteurs ou de groupes officiellement homosexuels ; pour les 25% restants, il sera fait appel à des groupes appartenant au panorama culturel traditionnel — ou folk — de la Nation en question. Au moins la moitié des dites chansons devra être en langue anglaise.»). 

Beaucoup avaient immédiatement compris que cette directive était une blague ; hélas, "beaucoup" ne veut pas dire "tout le monde", ce qui signifie que certains l’avaient prise au sérieux, avec des conséquences plutôt grotesques.

Marco Malvaldi  L'esperienza fa la differenza (in Sei casi al BarLume, Sellerio editore, 2016) (Traduction personnelle)






Images : Site Flickr



vendredi 30 décembre 2016

Tumuc Humac




Tumuc Humac est un film tourné en 1970 par Jean-Marie Périer ; il raconte l'histoire de Marc (Marc Porel), un jeune homme qui sort de l’Assistance publique et qui décide de partir pour la Guyane où il sait que vit son grand-père, un forçat libéré qu'il n'a jamais vu. Il quitte donc sa famille adoptive et son emploi de jardinier au parc de Saint-Cloud et s'embarque pour Cayenne. Quelque temps après son arrivée, il rencontre une jeune serveuse, Françoise (Dani), qui deviendra son premier amour. Marc interroge plusieurs bagnards, mais il ne réussit à obtenir que de maigres et vagues renseignements sur Merlin, son grand-père. Bréchet (André Pousse), un camionneur rencontré sur la route, l'emmène chez lui, dans un pavillon du bagne ; il le frappe et l'enchaîne au mur : en fait, il a un compte à régler avec Merlin, qui l'a ruiné en se faisant voler une importante somme d'argent qu'il lui avait confiée. Faute d'avoir retrouvé Merlin, Bréchet est décidé à se venger sur Marc, son petit-fils...






Dans son recueil de souvenirs qui vient de sortir chez Flammarion, La nuit ne dure pas, Dani raconte le tournage mouvementé du film, du mois d'avril au mois de juin 1970. Elle y évoque Marc Porel : «d'une beauté sauvage, il est le demi-frère de Jean-Marie, et pourtant la vie vient seulement de les réunir. Avec Marc, on se connait depuis la bande du Drugstore, j'ai un peu l'impression de partir en famille (...) Pour tous, c'est un premier film, et aussi pour l'équipe technique ultralégère.» 
L'équipe se fixe à Saint-Laurent-du-Maroni, et Jacques Lanzmann écrit au fur et à mesure le scénario, au gré des paysages et des rencontres. «Tumuc Humac signifie quelque chose comme : "perdre ses points de repère dans les sables mouvants". De ce côté-là, nous ne sommes pas déçus, écrit drôlement Dani ; notre quotidien précaire est fait d’improvisations, nous sommes soumis au bon vouloir d'un groupe électrogène très capricieux.» 
Lors d'une cérémonie liée à la célébration de la lune, dans une tribu locale, Marc et Dani boivent du kachiri, une boisson à base de manioc : «ce breuvage, censé être recraché, aide à supporter la douleur des piqûres des insectes, que les indigènes emprisonnent vivants dans des liens autour de leurs bras et de leurs chevilles. Emportés par la danse, un rituel qui marque l'entrée des plus jeunes dans la vie adulte, Marc et moi avalons cette étrange potion ignorant qu'elle ne doit jamais être ingurgitée. sans rien comprendre à ce film dans le film, nous tombons dans les pommes quelques minutes plus tard.» Le film sortira en 1971, avec un succès d'estime et peu de public dans les salles. 


 Photo de tournage du film : Dani et J-M Périer (Source)

 Photo : Jean-Louis Atlan


J’aimerais beaucoup voir Tumuc Humac, surtout pour y retrouver la présence toujours gracieuse et énigmatique de Marc Porel, mais le film est devenu invisible, et même son réalisateur Jean-Marie Périer n'en possède pas de copie. Il semblerait que la Columbia, propriétaire du négatif et théoriquement distributeur officiel du film, en bloque complètement la diffusion. Et en effet, après quelques passages à la télévision dans les années soixante-dix, on ne l'y a plus revu depuis et le film n'est jamais sorti en VHS ou DVD... La seule trace qui en reste aujourd'hui, ce sont les quelques photos de tournage, la pochette du disque de la bande originale du film, les affiches ou le matériel publicitaire disponibles sur la Toile, seules preuves, avec les souvenirs de ceux qui ont participé à son tournage, que Tumuc Humac a vraiment existé...






mercredi 28 décembre 2016

Marseille





S'il m'est donné de revoir Athènes, que mon navire
Sous la sainte Garde soit
De Celle qui préside aux routes de la mer ;
Celle qui brille au-dessus des flots et du soleil ;
La géante debout au fond des heures bleues ;
La haute habitante d'or d'un long pays blanc ;

Pallas chrétienne des Gaules.

Valery Larbaud  Dévotions particulières






Images : en haut,  Site Flickr

en bas, Site Flickr

samedi 24 décembre 2016

E' Natali (C'est Noël)



 "Bambineddu balla balla
ca lu cianu è tuttu tò,
unni posi lu to piduzzu
nasci gigliu e basilicò ;
unni posi lu to piduzzu
nasci gigliu e basilicò."






Un chant venu de Calabre pour souhaiter un joyeux Noël à tous les visiteurs de ce blog :




Bambineju, bambineju, chi si' duci e chi si’ beiu, 
Chija notti chi nescisti, chiju friddu chi patisti. 
La Madonna ti ‘mpasciava, San Giuseppi ti cantava, 
Ti cantava 'a litania cu Sant’anna e cu Maria. 

E' Natali è Natali, è nu jornu chi mi piaci, 
Eu stasira volarrìa tutti quanti 'u fannu paci. 
E li luci 'nta la piazza chi ‘ndi dannu la ricchizza, 
Esti a notti di Natali, 'ndi cogghjimu pe’ ballari. 

'Nta la notti di Natali, quand’è natu lu Messia 
Tutti l’angiuli calàru mu ‘nci fannu cumpagnia. 
Sutt’a un pedi di nucilla c’è 'na culla piccirilla 
Chi ‘nnacavanu u bambinu San Giuseppi e San Gioacchinu. 

E' Natali è Natali, è nu jornu chi mi piaci, 
Eu stasira volarrìa tutti quanti 'u fannu paci. 
E li luci 'nta la piazza chi ‘ndi dannu la ricchizza 
Esti a notti di Natali, 'ndi cogghjimu pe’ ballari. 




 Petit enfant, toi qui est si beau et si doux,
La nuit où tu es né, tu as eu bien froid,
La Madone t'emmaillotait, Saint Joseph te berçait,
Il te chantait une berceuse avec Anne et Marie.

C'est Noël, le jour que je préfère,
Ce soir je voudrais que tout le monde soit en paix.
Et les lumières resplendissent sur la place,
C'est la nuit de Noël et tout le monde se réunit pour danser.






Images : en haut, Antonio Chiumenti  (Site Flickr)

au centre et en bas, Luigi Strano  (Site Flickr)

jeudi 22 décembre 2016

La neve (La neige)




Virgilio Giotti est avec Umberto Saba l'autre grand poète de Trieste, moins connu que ce dernier car il a écrit presque tous ses poèmes en dialecte triestin, ce qui a pu certainement rendre son œuvre  moins accessible. Il serait toutefois dommage de passer à côté, car ses poèmes sont très beaux, à l'image de celui que je cite aujourd'hui, à la fois musical, mélancolique et mystérieux.

 La neve

 La neve, bianca e granda, 
xe tuto ‘torno a l’ingiro, 
in fondo, fin do’ che se vedi, 
bianca e granda, 
bianca e zita qua drento in t-el orto, 
co’ solo piantando in mezo do stechi, 
bianca e zita. 
E el tu’ viso el xe bianco, color de la neve, 
e i tui oci i xe pieni de tuto ‘sto bianco 
grando ch’i spècia. 
Bianche come la neve 
Xe le tu’ man, frede come la neve 
‘ste man, bianche e frede : 
come la neve, 
qua, sul rastel intrigado de spini, 
qua, sui mureti un par parte, 
qua sui scalini, 
do’ che tasendo ‘spetemo 
de saludarse.

Virgilio Giotti  Piccolo canzoniere in dialetto [1909-1912]





La neige

La neige, blanche et grande,
est partout autour de nous,
jusqu'au fond, à perte de vue,
blanche et grande,
blanche et silencieuse ici dans le jardin,
avec seulement deux branches plantées au milieu,
blanche et silencieuse.
Et ton visage aussi est blanc, couleur de la neige,
et tes yeux sont remplis de tout ce blanc
immense qu'ils réfléchissent.
Blanches comme la neige
sont tes mains, froides comme la neige
ces mains, blanches et froides :
comme la neige,
là, sur le portail recouvert de ronces,
là, de part et d'autre des murets,
là sur les marches,
nous deux qui, en silence, attendons
de nous saluer. 

(Traduction personnelle) 




Images : Site Flickr

mercredi 21 décembre 2016

Crepuscolo




Dolcemente muore
il giorno d'inverno,
migra la luna
sul Parma ai colli che imbrunano.

A quest'ora quando su Antognano
passava s'accendeva la lucerna.
Oggi, qualche volto che s'illuminava
all'improvvisa fiamma è al buio per sempre.

Come indugia il crepuscolo,
crudele o pietoso ?
No, è gennaio al declino
e il giorno s'allunga.

Attilio Bertolucci  Viaggio d'inverno, Garzant Ed. 1971


Crépuscule

Doucement meurt
le jour d'hiver,
la lune migre
sur la Parma vers les collines qui noircissent.

À cette heure, quand elle passait
sur Antognano, on allumait la lanterne.
Aujourd'hui, certains visages qui s'éclairaient
à cette flamme soudaine sont dans le noir à jamais.

Le crépuscule tarde, mais comment,
cruel ou charitable ?
Non, c'est janvier sur son déclin
et le jour s'allonge.

Traduction : Muriel Gallot (Voyage d'hiver, Editions Verdier, 1997)








Images : en haut, Site Flickr

en bas, Elisa Contini (Site Flickr)




lundi 19 décembre 2016

Les dames, les chevaliers, les armes, les amours...




Dans Certi momenti, un ouvrage paru aux éditions chiarelettere en 2015, Andrea Camilleri raconte certains moments qui ont marqué principalement son enfance et son adolescence, même si certains autres récits concernent sa vie d’adulte. Il s’agit de découvertes, de lectures fondamentales, de rencontres de personnages inconnus ou célèbres, d’amitiés indéfectibles que Camilleri, à quatre-vingt-dix ans, fait revivre de façon incroyablement précise et vivante. Je cite ici un exemple de ces moments précieux qui se sont gravés dans sa prodigieuse mémoire : la découverte du Roland furieux, et par ce biais de l’attrait unique de la fantaisie poétique, du plaisir et de l’enchantement de la narration qu’il illustrera si bien plus tard dans son œuvre prolixe et dans ses passionnantes conversations.




Un jour, je décidai d’explorer la bibliothèque de mon grand-père Vincenzo, qui habitait avec ma grand-mère Elvira dans un grand appartement sur le même palier que nous. Les livres étaient tous rangés dans un vaste meuble, qui se trouvait dans le grand salon à l’entrée. Quand je commençai à en parcourir les titres, je fus déçu ; il s’agissait principalement des fameux manuels Hoepli consacrés à l’agriculture, à l’élevage des animaux domestiques, des chevaux et même des abeilles. 

Parmi les volumes non techniques, il y avait I Promessi sposi (Les Fiancés) dans l’édition de 1840 et le roman populaire Ettore Fieramosca. Sur l’étagère la plus basse, les livres étaient rangés en position horizontale parce que leur grand format ne leur permettait pas de tenir debout entre deux rayons de la bibliothèque. Je me rappelle parfaitement que j’étais parvenu à l’avant-dernier de ces grands livres, consacré aux régions d’Italie, quand en le soulevant je vis juste en dessous un volume à la couverture rouge, très épaisse, avec le nom de l’auteur et le titre écrits en lettres dorées : Ludovico Ariosto, Orlando furioso (Roland furieux). C’était un ouvrage très lourd et j’eus du mal à l’extraire de son logement. Quand je l’eus finalement entre les mains, je fus saisi d’admiration : c’était le livre le plus élégant que j’avais jamais vu.




Chaque page était d’un épais papier glacé et il était très richement illustré. Sur chacune des pages, les illustrations occupaient la moitié ou le quart de l’espace ; et il y avait aussi des dizaines de gravures en pleine page. Sur la quatrième de couverture, il était précisé que les illustrations étaient de Gustave Doré. Je transportai l’ouvrage dans ma chambre, je réussis à le poser sur mon lit et m’allongeai avant de commencer à le feuilleter. Je fus fasciné dès le premier dessin, et je décidai donc de regarder à la suite toutes les gravures avant de commencer à lire le texte. Ce fut ainsi que pour la première fois de ma vie, à huit ans, je vis le dessin d’une femme nue. Cela m’impressionna vivement et je restai un long moment à la contempler. Je savais déjà comment naissaient les enfants ; j’en avais été minutieusement informé par mes camarades d’école, fils de charretiers, de dockers, de muletiers, qui étaient de vrais experts en la matière. Après avoir vu toutes les illustrations, je commençai à lire : « Les dames, les chevaliers, les armes, les amours... ».




Je me rappelle d’avoir lu et relu dix fois de suite la première octave, totalement captivé par la sonorité de ces mots, avant même d’avoir pu en saisir la signification exacte. Le rythme, la musicalité, les rimes résonnaient en moi comme une chanson, me poussant très vite à lire à haute voix, si bien que ma mère finit par ouvrir la porte pour me demander avec qui je parlais. 

Voilà, ce fut le début d’un engouement qui dura pendant de très nombreuses années. Ma grand-mère Elvira, en me racontant les aventures d’Alice au pays des merveilles, avait stimulé mon imagination, qui se déchaîna littéralement à la lecture du Roland furieux. Je m’amusai à inventer des variantes. Par exemple, si Roland est devenu fou à la simple vue des noms d’Angélique et de Médor gravés sur l’écorce des arbres, qu’aurait-il fait s’il les avait surpris en train de célébrer leur union ? Il aurait certainement défié Médor en un combat singulier et, c’est presque certain, il l’aurait tué. Mais qu’aurait-il ainsi obtenu ? Certainement, la haine éternelle d’Angélique. 

J’aimais aussi les nombreuses intrigues secondaires. Celle de Fiammetta me fit beaucoup rire, et je décidai de l’apprendre par cœur pour la réciter à mes camarades d’école. 

Andrea Camilleri  Certi momenti, chiarelettere Editore, 2015  (Traduction personnelle)







Images : Gustave Doré, illustrations pour le Roland furieux de L'Arioste



dimanche 18 décembre 2016

Chissa se lo sai (Peut-être le sais-tu )




 Lucio Dalla canta Chissa se lo sai (L. Dalla - Ron) :




Ti ho guardata e per il momento 
non esistono due occhi come i tuoi 
così neri così soli 
che se mi guardi ancora e non li muovi 
diventan belli anche i miei 

e si capisce da come ridi 
che fai finta che non capisci, non vuoi guai 
ma ti giuro che per quella bocca 
che se ti guardo diventa rossa, morirei 

Ma chissà se lo sai 
ma chissà se lo sai 
forse tu non lo sai 
no, tu non lo sai 

Così parliamo delle distanze 
e del cielo e di dove andrà a dormire la luna 
quando esce il sole 
chissà com’era la terra prima che ci fosse l’amore 
sotto quale stella tra mille anni 
se ci sarà una stella 
ci si potrà abbracciare 

Poi la notte col suo silenzio regolare 
quel silenzio che a volte sembra la morte 
mi dà il coraggio di parlare 
e di dirti tranquillamente 
di dirtelo finalmente che ti amo 
e che di amarti non smetterò mai 

così adesso lo sai, così adesso lo sai…






Est-ce que tu le sais ?

Je t'ai regardé(e) et il me semble
que personne n'a des yeux comme les tiens,
si sombres et si seuls
que si tu me regardes encore fixement,
les miens aussi deviennent beaux.

Et on comprend à ta façon de rire
que tu fais semblant de ne rien comprendre, tu ne veux pas d’ennuis,
mais je te jure que pour cette bouche
qui devient rouge quand je te regarde, je suis prêt à mourir.

Mais est-ce que tu le sais ?
peut-être pas...

Alors on parle des espaces lointains,
du ciel et du lieu où la lune s'endort
quand le soleil se lève.
À quoi ressemblait la terre quand l'amour n'existait pas encore
et sous quelle étoile,
si les étoiles existent encore,
pourra-t-on s'embrasser ?

Et vient la nuit avec son silence régulier,
ce silence qui parfois ressemble à la mort
il me donne le courage de parler
et de te dire tranquillement,
d'oser te dire finalement que je t'aime
et que je ne cesserai jamais de t'aimer.

Et maintenant, tu le sais, maintenant, tu le sais...

(Traduction personnelle)

lundi 12 décembre 2016

L'Amour de loin (L'Amore di lontano)




Iratz e gauzens m’en partray,
S’ieu ja la vey, l’amor de lonh :
Mas non sai quoras la veyrai,
Car trop son nostras terras lonh...




La diffusion en direct au cinéma depuis le Metropolitan de New York de la représentation de l'opéra L'Amour de loin, de Kaija Saarihao (livret d'Amin Maalouf) m'a remis en mémoire le poème que Giosuè Carducci a consacré en 1888 à Jaufré Rudel, prince de Blaye et troubadour du douzième siècle, qui célébra son "amour de loin" pour la princesse de Tripoli, Mélissende (Clémence dans l'opéra) dont il s'éprit sans jamais l'avoir vue, à la simple évocation que lui en firent les pèlerins de retour d'Antioche. Cette passion lointaine (qui inspira plus tard celle de Dante pour Béatrice et de Pétrarque pour Laure) fut d'abord à l'origine de nombreuses chansons ou poèmes d'amour, avant que Rudel ne se décide à la connaître et pour cela à s'engager dans la deuxième croisade ; hélas, il tombera malade pendant la traversée et, parvenu à Tripoli, il ne vit la princesse que pour mourir dans ses bras, selon ce que conte la légende. C'est de cette histoire que s'inspire le poème de Carducci que l'on va lire ci-dessous (dans une traduction personnelle), et c'est aussi l'argument du livret de Maalouf pour le très bel opéra que l'on peut voir jusqu'à la fin du mois de décembre à New York, dans une mise en scène de Robert Lepage dont j'ai repris ici quelques images.




 Jaufre' Rudel

Dal Libano trema e rosseggia 
Su ’l mare la fresca mattina : 
Da Cipri avanzando veleggia 
La nave crociata latina. 
A poppa di febbre anelante 
Sta il prence di Blaia, Rudello, 
E cerca co ’l guardo natante 
Di Tripoli in alto il castello. 

In vista a la spiaggia asïana 
Risuona la nota canzone : 
“Amore di terra lontana, 
Per voi tutto il cuore mi duol". 
Il volo d’un grigio alcïone 
Prosegue la dolce querela, 
E sovra la candida vela 
S’affligge di nuvoli il sol. 

La nave ammaina, posando 
Nel placido porto. Discende 
Soletto e pensoso Bertrando, 
La via per al colle egli prende. 
Velato di funebre benda, 
Lo scudo di Blaia ha con sé : 
Affretta al castel : - Melisenda 
Contessa di Tripoli ov’è ? 

Io vengo messaggio d’amore, 
Io vengo messaggio di morte : 
Messaggio vengo io del signore 
Di Blaia, Giaufredo Rudel. 
Notizie di voi gli fur porte, 
V’amò vi cantò non veduta : 
Ei viene e si muor. Vi saluta,
Signora il poeta fedel. 

La dama guardò lo scudiero 
A lungo pensosa in sembianti : 
Poi surse, adombrò d’un vel nero 
La faccia con gli occhi stellanti : 
- Scudier, - disse rapida - andiamo. 
Ov’è che Giaufredo si muore ? 
Il primo al fedele rechiamo 
E l’ultimo motto d’amore. 

Giacea sotto un bel padiglione 
Giaufredo al conspetto del mare : 
In nota gentil di canzone 
Levava il supremo desir. 
- Signor che volesti creare 
Per me questo amore lontano, 
Deh fa che a la dolce sua mano 
Commetta l’estremo respir ! 

Intanto co ’l fido Bertrando 
Veniva la donna invocata ; 
E l’ultima nota ascoltando 
Pietosa risté sull’entrata : 
Ma presto, con mano tremante 
Il velo gittando, scoprí 
La faccia ; ed al misero amante 
- Giaufredo, - ella disse, - son qui. 

Voltossi, levossi co ’l petto 
Su i folti tappeti il signore 
E fiso al bellissimo aspetto 
Con lungo respiro guardò. 
- Son questi i begli occhi che amore 
Pensando promisemi un giorno ? 
È questa la fronte ove intorno 
Il vago mio sogno volò ? 

Sí come a la notte di maggio 
La luna da i nuvoli fuora 
Diffonde il suo candido raggio 
Su ’l mondo che vegeta e odora, 
Tal quella serena bellezza 
Apparve al rapito amatore, 
Un’alta divina dolcezza 
Stillando al morente nel cuore. 

- Contessa, che è mai la vita ? 
È l’ombra d’un sogno fuggente. 
La favola breve è finita, 
Il vero immortale è l’amor. 
Aprite le braccia al dolente. 
V’aspetto al novissimo bando. 
Ed or, Melisenda, accomando 
A un bacio lo spirto che muor. 

La donna su ’l pallido amante 
Chinossi recandolo al seno, 
Tre volte la bocca tremante 
Co ’l bacio d’amore baciò, 
E il sole da ’l cielo sereno 
Calando ridente ne l’onda 
L’effusa di lei chioma bionda 
Su ’l morto poeta irraggiò.

Giosuè Carducci  Rime e ritmi 





Jaufré Rudel

Du Liban le frais matin
frémit et s'empourpre sur la mer :
Venant de Chypre fait voile
Le vaisseau de la croisade latine.
A la poupe, haletant de fièvre
Se tient le prince de Blaye, Rudel,
Et il cherche d'un regard ondoyant
Le château haut perché de Tripoli.

En vue de la mer d'Asie
Résonne la célèbre chanson :
"Amour de terre lointaine,
Pour vous, souffre tout mon cœur".
Le vol d'un gris alcyon
Accompagne cette douce plainte,
Et au-dessus de la voile blanche
Le soleil s'afflige de nuages.

Le navire manœuvre et accoste
Dans le port tranquille. Seul et pensif
Bertrand descend,
En prenant le chemin de la colline.
Il porte le bouclier de Blaye
Recouvert d'un voile noir ;
Il se hâte vers le château : - où est
Mélisande, comtesse de Tripoli ?

Je viens en messager d 'amour,
Je viens en messager de mort :
Je suis le messager du seigneur
De Blaye, Jaufré Rudel.
Il eut vent de votre renommée,
Il vous aima, vous chanta sans vous voir :
Il vient et se meurt. Le poète fidèle,
Madame, vous salue.

La dame regarda l'écuyer
Longuement, l'aspect songeur :
Puis elle se leva, couvrit d'un voile noir
Son visage aux yeux étincelants :
- Écuyer, dit-elle aussitôt, partons.
Où Jaufré se meurt-il ?
Allons porter à cet amant fidèle
Le premier et l'ultime mot d'amour. 

Jaufré gisait sous une belle tente
Dressée face à la mer :
En un chant doux et suave
Montait son suprême désir.
- Seigneur, toi qui voulus créer
Pour moi cet amour de loin,
De grâce, fais qu'en sa douce main
je pose mon dernier soupir !

Au même moment, avec le fidèle Bertrand,
Arrivait la dame invoquée ;
Et la dernière note entendant,
Elle resta sur le seuil avec piété :
Mais vite, d'une main tremblante,
Jetant son voile, elle découvrit
Son visage ; et dit au malheureux amant :
- Jaufré, je suis venue.

Le seigneur se retourna, se souleva
sur les épais tapis,
Et fixant éperdument le beau visage
Il dit avec un long soupir :
- Sont-ce là les beaux yeux
Qu'Amour en songe un jour me promit ?
Est-ce là le front autour duquel
Mon beau rêve vola ?

Ainsi que dans la nuit de mai 
La lune émergeant des nuages
Répand son blanc rayon
Sur la nature épanouie et parfumée,
Ainsi cette beauté sereine
Apparut à l'amant extasié,
Une haute et divine douceur
S'insinua dans le cœur du mourant.

- Comtesse, qu'est ce donc que la vie ?
C'est l'ombre d'un songe fugace.
La brève fable est achevée,
La vérité immortelle est l'amour.
Ouvrez vos bras au malheureux.
Je vous attends au prochain rendez-vous.
Et maintenant, Mélisande, à un baiser
Je confie l'esprit qui s'en va.

La dame penchée sur son pâle amant
Le serra contre sa poitrine,
par trois fois, la bouche tremblante
lui donna le baiser d'amour.
Et le soleil dans le ciel serein
descendu en jouant sur les eaux
irradia sa chevelure blonde 
répandue sur le poète mourant.

(Traduction personnelle)





On peut lire ici le livret de l"opéra


samedi 10 décembre 2016

La giornata balorda




La giornata balorda (L'étrange journée, mais le film est sorti en France sous le titre C'est arrivé à Rome) (1960) est le cinquième et dernier film marqué par la collaboration de Mauro Bolognini avec Pasolini, qui en est le scénariste et le dialoguiste ; l'histoire s'inspire de deux nouvelles d'Alberto Moravia (qui a aussi participé à l'adaptation cinématographique) : Il Naso (Le Nez) et La Raccomandazione (La Recommandation). Le personnage central du film, Davide Saraceno, est un jeune homme désœuvré au caractère velléitaire, vivant dans l'un des immeubles surpeuplés de la banlieue romaine. Il vient d'avoir un enfant avec une jeune voisine qu'il refuse d'épouser et il continue passivement à vivre aux crochets de sa famille. On le suit pendant une journée, à la recherche d'expédients divers pour survivre ; il se rend chez son oncle qui doit le faire "recommander" auprès d'un avocat influent pour trouver un travail, mais ce dernier le mène en bateau en lui fixant des rendez-vous illusoires. Ballotté par les événements qu'il subit plus qu'il ne les affronte, il va rencontrer Marina, une jeune prostituée ; en la suivant, il se retrouve dans la maison d'un député qui vient de mourir, et Davide finira par voler la bague précieuse que le défunt porte au doigt (on retrouve un épisode assez semblable dans Le Decaméron de Pasolini, quelques années plus tard...). Il se trouvera ensuite embarqué dans un trafic d'huile d'olive frelatée, et le film se terminera par une boucle narrative, puisque Davide reviendra dans son appartement pour consigner à sa fiancée une partie de l'argent qu'il a pu rafler pendant la journée, tout en espérant utiliser le reste pour acheter un poste de commissionnaire. Le film s'achève d'ailleurs comme il a commencé, sur un long travelling arrière dans la cour de l'immeuble, avec le linge qui pend et les locataires devisant sur leurs balcons. Retour à la case départ, comme le destin du jeune homme qui fait du surplace, puisqu'il reste englué dans un désespoir existentiel qui le paralyse, empêchant toute révolte et toute prise de conscience libératrice. C'est évidemment déjà, sous une apparence plus lissée et une élégance formelle typique de Bolognini, le même fatalisme qui caractérise les premiers films de Pasolini : Accattone, Mamma Roma ; on se souvient des derniers mots d'Accattone juste avant de mourir : "Mo sto bene..." ("Maintenant, je me sens bien...")






La grande originalité du film naît justement de la rencontre entre le style très soigné de Bolognini, proche parfois d'un certain maniérisme, et l'univers beaucoup plus brutal de Pasolini. Davide ressemble beaucoup au personnage d'Accattone, que Pasolini s'apprête à tourner au moment où sort La giornata balorda, mais Bolognini choisit Jean Sorel pour l'interpréter, c'est-à-dire un jeune acteur français aux traits fins et à l'allure très sage, plutôt que Franco Citti, un jeune ouvrier issu des mêmes borgate que le film décrit... C'est ce décalage esthétique qui intrigue et séduit le spectateur dans ce film, comme dans La Notte brava (Les Garçons), tourné peu avant et qui forme avec La Giornata une sorte de diptyque. Il faut également souligner le fait que Bolognini fait lui-même derrière la caméra le cadrage de ses films, et il réussit à ne pas trahir l'univers de Pasolini tout en imposant sa manière personnelle de créer des images très belles et très fortes, dans un noir et blanc splendide, en évitant toutefois l'écueil du formalisme ; il parvient à une sorte de réalisme distancié (où les corps, surtout ceux des garçons, sont très érotisés, comme on le verra dans les captures d'écran ci-dessous), loin du néo-réalisme rossellinien (dont Pasolini va au contraire s'inspirer dans ses premiers films, avant de trouver une voie plus strictement personnelle), mais tout de même authentique et ne masquant rien du tragique de cet univers où règne le désespoir, social mais aussi existentiel. Pour éclairer cet aspect, je citerai cet extrait du dialogue entre Bolognini et Jean Gili, un des meilleurs connaisseurs du cinéma italien, et singulièrement de celui de Bolognini : 

"Jean Gili : Dans La notte brava et dans La giornata balorda apparaît très fortement le sentiment pasolinien du désespoir.

Mauro Bolognini : Je crois que ce sentiment était quelque chose de congénital pour Pasolini et moi. Cela nous rapprochait, c'était vraiment comme une colle qui nous liait l'un à l'autre.

J.G. : Ce désespoir est à la base de l'univers de Pasolini.

M.B. : Je crois que Pasolini est arrivé jusqu'au plus profond de son désespoir, un désespoir qu'en un certain sens je lui envie beaucoup."

(Entretien réalisé en décembre 1976, recueilli dans l'ouvrage Le cinéma italien, collection 10/18, 1978)










Captures d'écran : La Giornata balorda, de Mauro Bolognini, DVD A&R Productions, 2014




A lire aussi sur La Notte brava : La Nuit complice 

et sur le blog Mes couleurs du temps

dimanche 4 décembre 2016

Come neve al sole (Comme neige au soleil)




À propos de Giovani mariti, de Mauro Bolognini

Dans l’abondante filmographie de Mauro Bolognini, un réalisateur toujours sous-estimé, les cinq films qu’il a réalisés à partir de scénarios de Pier Paolo Pasolini (Marisa la civetta [titre français : Marisa la coquette], Giovani mariti [titre français : Les Jeunes maris], La notte brava [titre français : Les Garçons], La Giornata balorda [titre français : C’est arrivé à Rome], Il Bell’Antonio [d’après le roman de Brancati, titre français : Le Bel Antonio]) frappent aujourd’hui encore par leur audace et leur originalité. Au moment de leur sortie, ces films laissèrent souvent perplexes les spectateurs, mais aussi les collègues de Bolognini, comme il le raconte à Jean Gili à propos des Jeunes maris : 
« À cette époque, Pasolini ne faisait pas encore le scénariste. Les premières années, j’ai travaillé avec lui contre l’hostilité de tous, non seulement des producteurs mais aussi des amis. Les dialogues de Giovani mariti étaient insolites, peut-être littéraires, ils avaient quelque chose de particulier — je ne saurais même pas dire quoi, je n’ai pas vu le film depuis longtemps — ; quoi qu’il en soit ces dialogues étaient très différents du "ronron" habituel. Pasolini était différent et ses dialogues avaient un son très étrange. Je me souviens que lorsque l’on fit la première projection de Giovani mariti à Cinecittà, beaucoup de gens étaient venus, des acteurs, des actrices, des metteurs en scène importants : il y avait Antonioni, Fellini, d’autres encore. Normalement, pendant ces années, on invitait les amis et à la fin de la projection il y avait des applaudissements. Ce soir-là, le film terminé, il n’y eut aucun applaudissement ; personne ne sortait pour éviter de me rencontrer. Ils n’avaient pas le courage de me dire quelque chose, rien, c’était tragique. Moi, j’ai dû quitter le fond de la salle où je me tenais pour qu’ils se décident à sortir. Je crois que cet accueil était dû en partie à ces dialogues inhabituels. Des amis me prirent par le bras dans les allées de Cinecittà, par exemple Fellini qui me dit : « Mais pourquoi fais-tu ces choses-là ? ». Ce soir-là, ils m’ont beaucoup démoralisé. Cependant, je sentais que c’était ma collaboration avec Pasolini qui les ennuyait. Alors, j’ai tout de suite choisi de continuer à travailler avec Pier Paolo... » (entretien avec Jean Gili, in Le cinéma italien, 10 / 18, 1978). 






Quand on revoit aujourd’hui Giovani mariti, on comprend que ce qui a pu désarçonner les spectateurs ne concernait pas seulement les dialogues, leur aspect littéraire et poétique étant limité aux passages où intervient la voix off du narrateur (qui dit des choses comme : « Giorni della gioventù, si sciolgono come neve al sole. » [Jours de la jeunesse, ils fondent comme neige au soleil]) ; ce qui a pu surprendre vient aussi des situations, souvent très audacieuses, même si l’on reste toujours dans un non-dit prudent. Le film raconte l’adieu à la jeunesse — à leur vie de garçon, comme on a l’habitude de dire — d’un groupe de cinq jeunes hommes de la bourgeoisie provinciale (nous sommes à Lucques, merveilleusement filmée, souvent dans la brume et dans la nuit, magnifiée par le noir et blanc de la photographie d’Armando Nannuzzi). Le film est construit de façon cyclique, les scènes du début (la fête nocturne, le bain dans le fleuve) se répétant à la fin sur le mode du ratage et de la déception, comme si le charme de la jeunesse, de l’amitié et de la complicité masculine était à jamais rompu, remplacé par les contraintes de la vie adulte : le travail, le mariage, le conformisme social... 
Il est très frappant de constater la séparation radicale qu’opère ici Bolognini (et d’abord Pasolini, l’auteur du scénario) entre les sexes : les filles sont toujours strictement habillées et sur un perpétuel quant-à-soi, tandis que les corps des garçons sont souvent dévêtus et érotisés, à l’occasion de baignades dans le fleuve ou à la piscine, ou de douches après des parties de tennis. Bien sûr, ces garçons ne parlent entre eux que de drague et de conquêtes féminines, mais on a sans cesse l’impression qu'ils obéissent ainsi à une sorte d’impératif social, qu’ils s’empressent aussitôt de transgresser pour se retrouver entre eux, et que c’est à ce moment-là qu’ils sont pleinement heureux. Rien n’est dit ouvertement, mais l’image suggère beaucoup, et c’est sans doute aussi ce trouble et cette ambiguïté sexuelle qui ont dû gêner certains spectateurs, même si Bolognini feint de ne pas le voir dans son entretien (quinze ans plus tard) avec Gili. 




Je terminerai en reprenant un très joli témoignage de Bernadette Lafont, qui était présente sur le tournage de Giovani mariti, où elle accompagnait Gérard Blain (l’un des interprètes principaux du film) qu’elle venait d’épouser. Ce petit texte est extrait de l’ouvrage Bernadette Lafont, une vie de cinéma, un magnifique album réalisé par Bernard Bastide, et édité par une petite maison d’édition nîmoise, Atelier Baie ; j’en recommande vivement la lecture : 
« Le tournage a dû se caser en septembre ou octobre 1957, juste avant que ne commence celui du Beau Serge. Là-bas, j’ai rencontré des gens merveilleux, très raffinés : Mauro Bolognini bien sûr, mais aussi Piero Tosi, le costumier attitré de Visconti, Laura Betti, qui était alors la copine de Bolognini avant de s’attacher à Pasolini. Etant donné que Gérard tournait presque tous les jours, je m’embêtais pas mal. Puis un jour, quelqu’un de la production lui a dit : « Il y a un peu de figuration à faire. Ta femme est vraiment bien, il faut qu’elle fasse quelque chose ! » Gérard, qui ne voulait toujours pas que je fasse de cinéma, a fini par céder en disant que cela nous ferait un peu d’argent de poche. Autre avantage : on a fabriqué pour moi, sur mesure, une magnifique robe en velours noir que j’ai portée bien après le film. Quant à mon engagement, il se réduisit à deux ou trois jours, perdue au milieu de la foule des figurants. (...) Se trouver à Rome à l’époque de la dolce vita, c’était fascinant. Je faisais de longues marches autour du Colisée. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était les photos de films dans les vitrines, aux devantures des cinémas. Mon cœur chavirait à la vision de ces visages familiers, au point que j’avais envie de rentrer dans toutes les salles. Imitant les ragazze affranchies, je m’empressais de donner rendez-vous à de jeunes garçons dans les jardins publics. Je me rappelle notamment d’un petit jeune homme, passionné de cinéma, âgé de dix-sept ou dix-huit ans. Un jour, alors que l’on se promenait, il m’a pris la taille et m’a embrassé sur la bouche, ce qui nous a valus d’être hélés par un agent de police. Tout cela avait beau être d’une grande chasteté, les Italiens ne plaisantaient pas avec la morale. »





Il n'existe pas d'édition française de ce film, mais on peut se le procurer en DVD dans une édition italienne de très bonne qualité (sans sous-titres français).