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lundi 16 septembre 2019

Une question d'épiderme




Je cite ici un nouvel extrait du recueil de souvenirs de Giancarlo Giannini, consacré au tournage difficile et douloureux du film de Valerio Zurlini La prima notte di quiete (La première nuit de tranquillité, en français, plus banalement, Le Professeur). Pour avoir plus de détails sur ce très beau film, on pourra se reporter à ce message publié sur ce blog il y a déjà quelques années.

Il y a un tournage où je me suis senti très mal à l’aise, c’est celui du film de Valerio Zurlini, La prima notte di quiete, dont l'acteur principal était Alain Delon. Je suggérai à Valerio une actrice que j’avais remarquée à Londres dans un documentaire sur une danseuse, qui passait en première partie d’un film étrange tiré de l’Ulysse de Joyce. Elle s’appelait Sonia Petrova, et elle était dotée d’une grâce et d’une expressivité merveilleuses. Mais entre Delon et Zurlini, il y avait beaucoup de frictions, ils ne réussissaient jamais à se mettre d’accord. La tension était palpable dans chaque scène. Delon voulait être toujours présent, et si on oubliait de le prévenir du tournage des scènes, même celles dans lesquelles il n’apparaissait pas, il s’énervait et devenait très agressif envers Zurlini. J’allais souvent dîner avec Valerio, et cela ne lui plaisait pas non plus : il se sentait exclu, comme si secrètement, une vaste conspiration avait été ourdie contre lui. 

Et pourtant, Valerio l’aimait beaucoup. Le personnage interprété par Delon dans le film était autobiographique, Zurlini éprouvait un plaisir assez morbide à l'habiller avec ses propres vêtements : son manteau poil de chameau, ses chemises, ses cravates, tout ce qu’il portait dans la vie réelle, y compris un chandail vert de cachemire que je lui avais offert ; l’idée de le lui voir endosser le rendait fou de joie. Le lien qui nous unissait tous les trois était ténu, mais constant. C’était presque un film dans le film ! Presque une histoire d’amour entre deux hommes, une valse-hésitation, un jeu sentimental fait d’une alternance continue de rapprochements et de petites vengeances dans lequel ils cherchaient à m’entraîner moi aussi. 




Valerio était désespéré. Les rapports difficiles sur le plateau s’ajoutaient à la crise conjugale qu’il était en train de vivre. Il s’était même mis à boire. Une fois, je trouvai dans sa voiture des amphétamines, les mêmes qui circulaient à l’époque parmi les étudiants, et je les jetai. Mais évidemment, cela ne suffit pas pour le faire décrocher, et ni les conversations ni les discussions n’eurent beaucoup d’effet. Il continua à prendre de la drogue, il ne pouvait plus s’en passer. Certains techniciens la lui procuraient sur le tournage, mais je ne sus jamais de qui il s’agissait. Cela me déplaisait beaucoup, j’étais mal à l’aise pour lui. Je cherchais à les rapprocher, à réactiver ce lien qui n’arrivait pas à se concrétiser, mais hélas, toutes mes tentatives étaient vaines. Ils se disputaient sans cesse, même pour des choses insignifiantes. Le tournage du film était difficile, très complexe, et j’étais désolé pour Valerio qu’il soit obligé de travailler dans une ambiance aussi tendue. Zurlini et Delon finirent par ne plus s’adresser la parole. Un jour, Valerio était très enthousiaste à l’idée de la scène qu’il devait tourner sur un ponton le lendemain matin à l’aube, vers quatre heures du matin, dans le brouillard. Delon devait être là, mais en fait il ne vint pas ; Valerio en fut très déçu, et j’étais toujours plus triste pour lui. Et le film s’acheva ainsi, sans qu’ils recommencent à se parler, sauf pour une phrase que Zurlini adressa à Delon avant son départ : « Tu as fait une excellente interprétation ». Delon répondit : « Et moi, j’espère que tu as fait une excellente mise en scène ». À sa sortie, le film eut un grand succès. 




Mon personnage me plaisait beaucoup et je m’impliquais le plus possible dans mon interprétation, cherchant à m’isoler quand je devais jouer, même si je ne me sentais pas directement concerné par tous les conflits qui se déroulaient sur le plateau. Mon rôle était celui d’un poète, un poète assez bizarre, un intellectuel ambigu, qui savait tout, voyait tout, connaissait les secrets, parlait peu, désespéré, solitaire. Il s’appelait Spider. Des années plus tard, je retrouvai Alain Delon, qui s’occupait de la version française du film. Je lui demandai enfin la raison de la tension qui régnait sur ce tournage terrible, et il me répondit froidement, avec détachement et cynisme : « Question d’épiderme ! » Le cinéma est aussi fait de ces stupides et inutiles incompréhensions. 

Giancarlo Giannini  Sono ancora un bambino (ma nessuno può sgridarmi)  Longanesi, 2014  (Traduction personnelle)








Spider : Perché la morte à la prima notte di quiete ?
Daniele : Perché finalmente si dorme senza sogni...

Spider : Pourquoi la mort est-elle la première nuit de tranquillité ?
Daniele : Parce que finalement, on peut dormir sans rêver...

lundi 21 mai 2012

Cronaca familiare


 


"Un dì, s’io non andrò sempre fuggendo
di gente in gente, me vedrai seduto
su la tua pietra, o fratel mio, gemendo
il fior de’ tuoi gentili anni caduto."

Ugo Foscolo In morte del fratello Giovanni







Le film de Valerio Zurlini Cronaca familiare, sorti en France sous le titre Journal intime, est l’adaptation d’un récit de Vasco Pratolini, dans lequel il évoque la mort de son frère, et le rapport difficile et tourmenté qu’il eut avec ce frère cadet. Le film suit fidèlement la trame du livre, et en reproduit magnifiquement le cadre : une Florence périphérique, dépouillée et automnale, telle qu’elle apparaît dans les peintures d’Ottone Rosai, dont on peut d’ailleurs voir à plusieurs reprises l’un des tableaux dans le film. Zurlini est resté également fidèle à l’esprit de Pratolini: la tragédie n’y sombre jamais dans le pathos et le mélodrame, grâce en particulier à une mise en scène sobre et retenue, et à l’interprétation magistrale des trois principaux acteurs, Marcello Mastroianni, Jacques Perrin (les deux frères) et Sylvie, qui joue le rôle de la grand-mère.

Dans les suppléments qui accompagnent le film restauré dans le DVD récemment paru en Italie, le grand chef-opérateur Giuseppe Rotunno raconte une anecdote relative à l’une des séquences du film, celle où le frère aîné joué par Mastroianni rend visite à sa grand-mère, retirée dans un hospice. La scène a été tournée dans un couvent de Florence, par une journée grise, au ciel lourd de nuages. Pourtant, au moment précis où Mastroianni et Sylvie se retrouvent et s’embrassent, le soleil est soudain apparu, et on voit nettement à l’écran les dalles et les murs du couvent qui s’illuminent autour des personnages. Pour le spectateur, ce détail passera peut-être inaperçu à une première vision, mais il me semble particulièrement révélateur de la grâce miraculeuse dont tout le film est empreint.






Extraits de l'entretien entre Jean Gili et Valerio Zurlini, réalisé à Rome en juin 1977. L'entretien a été publié dans l'ouvrage de Jean Gili Le cinéma italien, paru en 1978 dans la collection 10 / 18.

Jean Gili : Avec Cronaca familiare, vous avez sans doute réalisé l’un de vos plus beaux films.

Valerio Zurlini : Cronaca familiare aurait dû être mon premier film. Je suis allé voir Pratolini pour faire sa connaissance après avoir lu Cronaca familiare, un livre qui m’avait touché d’une manière incroyable. Là naquit l’amitié avec Pratolini et là naquit l’idée un peu folle – nous étions en 1952 – de tourner en couleurs Cronaca familiare. Si ce film s’était fait à cette époque, nous aurions été sur des positions de totale avant-garde. Lorsque plusieurs années plus tard, on me proposa de reprendre ce projet, j’acceptai car il est évident que Cronaca familiare n’avait pas vieilli. Je me retrouvais frais face à l’idée d’adapter ce livre. Quand on me demandait comment il était possible de penser à ce livre pour en faire un film, j’ai toujours répondu que l’unique difficulté était de décider de le faire, aucun film n’était plus facile à réaliser une fois trouvé les personnages. Dans ce film, j’ai consciemment aboli les mouvements d’appareil, la composition quelquefois un peu élaborée de mes plans, je réduisis à rien les costumes, l’évocation historique fut donnée par quelques symboles, je crus à la «staticité», aux dialogues, aux répliques littéraires très longues, je crus en un film apparemment sans histoire. L’important, c’était de décider de le faire.

J.G. : Le scénario du film est très proche du livre de Pratolini.

V.Z. : J’ai été absolument fidèle au livre, j’ai même ajouté certaines choses qui manquaient dans le livre et qui rendaient quelques pages un peu inexplicables. Au fond, en cela, le cinéma est un terrible révélateur par rapport à la littérature : ce qui passe dans la page écrite passe difficilement spontanément dans l’image. Le cinéma a vraiment besoin d’une vérité parce que n’ayant pas le lyrisme de la mémoire, du souvenir, du mot, il s’ancre encore plus à des faits, à des sentiments. Il me sembla qu’il manquait dans le livre certaines pages et je demandai à Pratolini de les écrire. Pratolini reconnut que ces pages manquaient, il m’en dit même la raison : il accepta d’écrire quelque chose qui racontait symboliquement ce que pouvait avoir été l’opposition entre son frère et lui. De fait, il existe dans le film deux séquences qui n’existent pas dans le livre, mais ces deux séquences sont aussi de Pratolini.



J.G. : Votre souci de lire le livre de Pratolini avec une rigueur extrême et d’en tirer un scénario parfaitement articulé témoigne d’un niveau d’exigence présent dans toute votre œuvre.

V.Z
. : Il s’agit par-dessus tout d’une exigence intérieure : je ne réussis pas à tourner si je ne crois pas à fond à ce que je fais. Vraiment, je n’y réussis pas ; selon moi, la pellicule se rayerait ou l’objectif se casserait. Par-dessus tout, il se produit quelque chose en moi : je ne réussis pas matériellement à dire moteur, à aller au studio. Cela explique la très longue gestation de mes scénarios. Lorsque j’arrive à la fin, je remets tout en discussion. J’ai jeté très souvent des centaines de pages que maintenant je regrette : peut-être que parmi ces scénarios, il y en avait certains de bons.

J.G. : Dans Cronaca familiare, le rapport entre situation historique et aventure personnelle est traité de manière très allusive.

V.Z. : J’ai pris ces années et j’ai donné des notations historiques uniquement à travers de très rares allusions. Le livre était daté et je n’ai pas pu le détacher complètement de ce qu’était la dimension historique. J’aimerais arriver à faire quelque chose qui puisse nier le concept tolstoïen dont j’ai déjà parlé. Pour moi, l’idéal serait de faire un film sur des sentiments à l’état pur, en dehors de tout conditionnement social. Je ne sais pas si cela est possible, s’il est possible que naissent des sentiments sans conditionnement social, cela reste à vérifier. C’est une tentative que je suis en train de faire.



J.G. : Vous apportez, me semble-t-il, un soin très grand à choisir les lieux de tournage de vos films. Ainsi, la Florence de Cronaca familiare assume une fonction plastique qui revoie à la signification même du film.

V.Z. : Cela vient d’un phénomène d’identification : mes repérages sont toujours très longs. Dans Cronaca familiare, il y a même le souvenir, la tendresse, l’amour, la sympathie et toute la familiarité que j’ai eus avec Rosai dont les tableaux me conduisaient à retrouver des endroits de Florence que je n’avais pas trouvés lorsque je préparais mon premier film. Quand je fis les repérages pour Le ragazze di San Frediano, je fis en réalité les repérages pour Cronaca familiare : je cherchais à découvrir une Florence qui me soit très personnelle et chère. Quand, huit ans après, je revins pour tourner Cronaca familiare, ces mêmes lieux avaient acquis une dimension supplémentaire qui était la dimension de la mémoire : je retrouvais ma vie de huit ans auparavant. Cela explique cette étrange et lucide patine qu’il y a sur les images. Dans La prima notte di quiete, je suis allé retrouver les lieux perdus de mon enfance. J’ai retrouvé ces lieux complètement changés : j’ai vu de gros immeubles là où autrefois il y avait de petites villas ; des routes goudronnées et entourées d’hôtels là où il y avait des chemins de terre battue bordés de platanes. Je suis resté presque un mois sur les lieux avant de tourner, à humer tous les parfums, tous les souvenirs, tous les poisons les plus subtils. Par la force des choses, à l’intérieur de moi se construit quelque chose qui donne au paysage son importance dans le film.

J.G. : Le paysage devient un élément portant du film.

V.Z. : Il ne peut pas en aller autrement. Je ne choisirais jamais une ville que je ne connais pas ou sinon j’approfondirais ma connaissance de manière très attentive avant de commencer à travailler. Vis-à-vis d’un lieu, il faut que je réussisse à construire quelque chose dans mes sentiments, sinon il faut que j’en change. Lorsque je fis les repérages pour Il giardino dei Finzi-Contini [projet de Zurlini, le film sera finalement réalisé par Vittorio De Sica], je construisis un plan idéal de Ferrare, un plan qui allait de Modène à Ferrare, de Plaisance à la Lombardie. Je voulais trouver cette Ferrare idéale. D’autre part, en cela aussi j’ai un maître illustre qui construisit un plan idéal de ville, Piero della Francesca.





Tableaux d'Ottone Rosai : en haut, Via Lupo, 1933 ; en bas, Via Toscanella, 1922 (Source )


On peut voir ici un passionnant entretien filmé avec Jean Gili et Jacques Perrin, autour du film Cronaca familiare.

mercredi 5 octobre 2011

Vicino al sole (Près du soleil)



«Le ton général du film est très désespéré. 

– Comme tous mes films. Il s'agit d'un désespoir fondamental que par malheur j'ai sur moi. Naturellement, je crois que je le masque très bien tant que je ne le laisse pas libre de s'exprimer. Au fond, toute la vie consiste à masquer ce fond de désespoir. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de subjectif ou d'individuel, c'est un désespoir qui est dans toutes les personnes. Disons que pour moi il y a uniquement le fait que je l'ai un peu plus "focalisé", mais pour le reste le désespoir est commun à tout le monde.» 

Valerio Zurlini, entretien avec Jean Gili, à propos de La Ragazza con la valigia




Il y a des films où, de façon mystérieuse, la fiction se double d'une dimension documentaire focalisée sur le corps (et l'âme...) de l'actrice principale : Ingrid Bergman dans Stromboli, Danielle Darrieux dans Madame de..., Monica Vitti dans L'Avventura ou dans L'Eclipse, Anna Karina dans Vivre sa vie, Brigitte Bardot dans Le Mépris, Gena Rowlands dans Une Femme sous influence. C'est aussi le cas de La Fille à la valise, de Valerio Zurlini, que l'on peut également considérer comme un magnifique reportage sur Claudia Cardinale à vingt ans : son sourire, son allure, sa démarche, la façon dont elle s'allonge sur le sable d'une plage de Rimini, ses éclats de rire ou ses coups de cafard, sa manière de fixer la caméra ou de s'en détourner brusquement, comme dans les dernières images du film. Bien sûr, c'est le personnage d'Aïda qui est là sur l'écran, mais aussi, dans une sorte d'identification troublante, la jeune actrice qui l'incarne. Zurlini joue de cette ambiguïté fascinante, par exemple dans la scène du restaurant, à la gare de Parme, où Aïda, face à Lorenzo (Jacques Perrin), parle de l'enfant qu'elle a eu très jeune, et dont elle souffre d'être séparée, situation identique à celle que vivait au même moment Claudia Cardinale... Ce n'est sans doute pas pour rien que, dans son livre de souvenirs, l'actrice parle de La Fille à la valise comme du "film de sa vie" :

« Il est difficile de trouver un metteur en scène qui vous comprenne, qui parvienne à saisir votre intériorité. Pietro Germi est un de ceux-là, mais aussi Valerio Zurlini. Zurlini m'avait choisie, contre l'avis de tout le monde, pour La Fille à la valise. Le rôle était difficile et je n'étais pas encore considérée comme une actrice à part entière. Il s'entêta, car il était sûr de moi, il disait que je n'avais pas besoin de jouer car j'étais véritablement Aïda, son personnage. Et puis, durant le tournage, il s'est placé à mes côtés et m'a tout expliqué : l'histoire de cette pauvre malheureuse, une petite putain dont un garçon de bonne famille s'amourache – dans le film, Jacques Perrin. Elle tombe amoureuse de lui, mais celui-ci la traite comme une prostituée, alors qu'elle croyait avoir effacé ses antécédents grâce à cet amour. Une histoire déchirante. 

Grâce à Valerio Zurlini, je m'identifiai à mon personnage, à tel point que je ne savais plus qui j'étais, à la fin du film : je suis restée enfermée dans ma chambre une semaine durant, parce que je ressentais le même malaise qu'Aïda. Zurlini aimait beaucoup les femmes, et sa sensibilité était presque féminine. Il me comprenait d'un seul regard. Il m'a tout appris sans rien m'imposer. Il éprouvait une grande affection pour moi. Quand j'ai terminé le film, il m'a offert son plus beau tableau : une Madone du quatorzième siècle, qui ne m'a plus quittée et me suit partout.

Je l'ai revu avant qu'il ne meure. Il était très malade, et vivait seul à Rome, dans le quartier de Sainte Marie Majeure. Il m'a téléphoné, un matin : je crois qu'il se sentait proche de la fin. Son affection était telle qu'il éprouvait le besoin de me saluer une dernière fois. Je me souviens que j'arrivai dans sa maison, en face de cette merveilleuse basilique qu'est Sainte Marie Majeure : il était au lit, et ne pouvait plus bouger. Il souffrait d'une cirrhose. Germi affirmait, quant à lui, qu'il avait en réalité tenté de se suicider, ne pouvant supporter le départ de Jacqueline Sassard. Je me souviens que ce fut une tragédie pour lui. Valerio Zurlini était couché ; et tout autour, sa maison était entièrement vide : lui, qui avait tant tenu à ses tableaux pendant toute sa vie, et qui les avait choisis en grand connaisseur, avait tout vendu. Il ne restait plus qu'un lit et une caisse.

Je me souviens qu'il demanda à un garçon d'aller chercher des pâtes dans un restaurant, au-dessous de chez lui. Il se leva et nous mangeâmes par terre, assis l'un en face de l'autre, devant la caisse. Ou plutôt, il ne mangeait pas, mais me regardait. Je crois que nous repensions tous les deux à l'époque où nous nous étions connus. À cette scène de La Fille à la valise que j'avais eu tant de mal à jouer, assise sur les marches d'une gare, à côté de Gian-Maria Volonté, mangeant une assiette de fettuccine et lui racontant l'histoire de ma vie. Tout en mangeant, je parlais, riais et pleurais... Pour me faire entrer dans la peau du personnage, Zurlini m'avait fait ingurgiter des fettuccine pendant toute la durée du tournage.

Comme à cette époque-là, comme dans cette scène, j'avais envie de pleurer. Je n'ai pas pu, et je n'ai pas voulu le faire : je me suis forcée à lui sourire, à bavarder avec lui comme au bon vieux temps, comme si rien n'avait changé. Par respect pour la dignité extrême avec laquelle il avait toujours vécu, et avec laquelle il méritait de mourir. Non, à vrai dire, il ne méritait pas du tout de mourir aussi tôt, aussi désespéré et aussi seul... »

Extrait de Moi, Claudia, toi, Claudia, le roman d'une vie, de Claudia Cardinale (Editions Grasset, 1995. Traduction : Nathalie Bauer)












Merci à Richard pour les trois captures d'écran (Blog

dimanche 22 mai 2011

La Visita della sera (La Visite du soir)




"Tyger ! Tyger ! burning bright

In the forests of the night..."








Valerio Zurlini consacre plusieurs pages dans son Journal au récit de son amitié avec Renato Guttuso. Dans le passage que je cite, il se livre à une belle et mystérieuse méditation poétique sur l'un des derniers tableaux du peintre sicilien, La Visite du soir :


«Ogni giorno, al calare della sera, una tigre adulta sale la scala nobile che conduce al primo piano di Palazzo del Grillo. Si muove silenziosamente e non degna di une sguardo le due sentinelle barocche che vigilano sul pianerottolo : la porta che immette nel piccolo giardino pensile all’italiana per lei è sempre aperta, per magica consuetudine.
Intenta ai suoi pensieri – gli animali pensano – attraversa con i movimenti stanchi per una giornata in più il breve spazio fitto di verde incorniciato di case antiche e si dirige verso lo studio di Renato, da dove è uscita alle prime luci dell’alba.
La tigre è un’allegoria, ma di chi ? di cosa ? di quali inquietudini, paure, rimorsi ? del presente o del passato ?
Probabilmente è l’allegoria di poche persone e di tanti momenti di vita, un simbolo del cuore, la metafora arcana di tanti timori e lo specchio angoscioso di una sudditanza dell’anima.
Può essere la compagna di sempre, somigliante anche nei verdi lampi dello sguardo al temibile felino, che si presenta al crepuscolo per reclamare la dose di solidarietà quotidiana che le spetta come l’acqua dell’abbeveratoio dopo lo sforzo di ore che sono state lunghe e aspre : l’oscurità che lentamente sommerge la casa deserta preannuncia i misteriosi pericoli della notte e porta con sé la solitudine, la sconosciuta paura, i ricordi del tempo della libera giovinezza, i rimpianti. Riacutizza anche il dolore di ferite vecchie e nuove, nascoste sotto le splendore del manto logorato da un’esistenza di duelli.
O forse è anche una presenza diversa che già da tempo ha scoperto la traccia segreta di un cuore stanco e si affaccia a pretendere con astuzia e ferocia i diritti del più forte ?
Sarebbe cauta, guardinga, ma l’incertezza e la paura di chi la teme la hanno resa coraggiosa e sicura sino alla spalvaderia. Anche lei attraversa l’esigua terra di nessuno, forte della legittimità dell’egoismo e del debito passionale di chi la attende.
O è la passione stessa, oscura e degenera figliastra del desiderio e della speranza, che se accettata o subita rivela brutalmente la sua fisionomia quasi disumana ? o la gelosia, sua triste compagna di strada ? o la vita stessa, finalmente, che superata la metà del suo cammino confonde i suoi chiari confini e rivela la selva oscura fitta di insidie primitive, restituita all’instinto, resa ancora più enigmatica e crudele dal velo trasparente delle illusioni estreme ?
Con le tigri non si coesiste facilmente, siano esse Shere Khan o la perfetta eleganza di William Blake, vivano sulle rive dell’Amur o nelle fitte foreste del Bengala. Non a caso è l’unico animale assolutamente solitario del creato.
Compatire : dolcissimo verbo italiano, derivato dal tardo latino «cum pati» : soffrire insieme.»

Valerio Zurlini Pagine di un diario veneziano Ed. Mattioli 1885, 2009





«Chaque jour, à la tombée du soir, un tigre monte le majestueux escalier qui conduit au premier étage du Palazzo del Grillo. Il se déplace silencieusement, sans un regard pour les deux sentinelles baroques qui veillent sur le palier : la porte qui donne sur le petit jardin en terrasses à l’italienne est toujours ouverte pour lui, selon une coutume magique.
Absorbé dans ses pensées – car les animaux pensent – il traverse une nouvelle fois avec des mouvements las le petit espace de verdure encadré de maisons anciennes et il se dirige vers l’atelier de Renato, qu’il avait quitté aux premières lueurs de l’aube.
Le tigre est une allégorie, mais de qui ? De quoi ? De quelles inquiétudes, de quelles peurs, de quels remords ? Du présent ou du passé ?
C’est probablement l’allégorie de quelques personnes et de tant de moments de vie, un symbole du cœur, la secrète métaphore de tant de craintes et d’appréhensions, le miroir angoissant d’une sujétion de l’âme.
C’est peut-être l'image de la compagne de toujours, celle dont le regard aux lueurs vertes ressemble tant à celui du redoutable félin, qui arrive au crépuscule pour réclamer la dose de solidarité quotidienne qui lui revient, comme l’eau de l’abreuvoir après de longues et rudes heures d’effort : l’obscurité qui submerge lentement la maison déserte annonce les mystérieux périls de la nuit et entraîne avec elle la solitude, la peur inconnue, les souvenirs du temps de la jeunesse insouciante, les regrets. Elle ravive même la douleur de blessures anciennes ou nouvelles, dissimulées sous la splendeur d’un manteau usé par une vie de duels.
Mais c’est peut-être aussi une présence différente, lancée depuis longtemps sur la piste secrète d’un cœur fatigué et qui surgit pour exercer avec ruse et férocité les droits du plus fort ?
Le fauve devrait être prudent, circonspect, mais la réserve et la peur de ceux qui le craignent l’ont rendu intrépide et sûr de lui jusqu’à l’effronterie. Il traverse lui aussi ce no man’s land exigu, fort de la légitimité de l’égoïsme et de la dette passionnelle de ceux qui l’attendent.
Ou représente-t-il la passion elle-même, fille obscure et dégénérée du désir et de l’espoir, qui, acceptée ou subie, révèle brusquement son aspect presque inhumain? Ou la jalousie, sa triste compagne de route ? Ou bien la vie elle-même, finalement, qui lorsque l’on a atteint la moitié du chemin brouille ses claires limites et révèle la forêt obscure de pièges primitifs, redevenue instinctive, rendue encore plus énigmatique et cruelle par le voile transparent des illusions ultimes ?
On ne peut pas coexister facilement avec les tigres, qu’il s’agisse de Share Kahn ou de la parfaite élégance de celui qu’évoque William Blake, qu’ils vivent sur les rives de l’Amour ou dans les forêts profondes du Bengale. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit du seul animal absolument solitaire de la Création.
Compatir : c’est un verbe très doux, dérivé du latin tardif «cum patio», souffrir ensemble.»

(Traduction personnelle)







Images
: en haut, Renato Guttuso, La Visita della sera (1980)

au centre, Renato Guttuso, Giardino di Palazzo del Grillo (1981)

en bas, Guttuso devant Palazzo del Grillo (Source)

samedi 21 mai 2011

Un estate violenta (Un été violent)



Dans ce nouvel extrait du Journal de Valerio Zurlini, le cinéaste se souvient de ses années de guerre. Il évoque ici un épisode qui deviendra pour lui comme une scène primitive : sa découverte brutale et stupéfiante de l’horreur de la guerre, lors du bombardement de Bologne, en juillet 1943 (il a alors dix-huit ans). Il reconstituera cette scène à la fin de son deuxième long-métrage, Estate violenta (voir l’extrait-vidéo à la fin de ce message), mais elle reviendra également de façon récurrente et obsessionnelle dans plusieurs de ses films, sous des formes diverses : on la retrouve au début des Soldatesse (un très beau film, sorti (brièvement) en France sous un titre ridicule, Des filles pour l’armée), situé en Grèce pendant l’occupation italienne en 1940. La même scène revient également au début de Seduto alla sua destra (Assis à sa droite), une sorte de parabole inspirée par l’épisode du bon larron, transposé dans l’Afrique des mouvements de libération, dans les années soixante (le film a une tonalité très pasolinienne, accentuée par la présence de Franco Citti dans le rôle du «larron»).

Ce sont toujours les mêmes images qui reviennent : des corps mutilés, dépersonnalisés, allongés dans les rues, «réduits à l’état de choses qui n’inspirent même plus la pitié, mais seulement le dégoût et l’horreur», comme le dira bien des années plus tard Zurlini dans son Journal. Ces morts ont perdu jusqu’à leur identité, il n’y a plus personne pour les reconnaître, pour prendre soin d’eux au moment où ils vont accomplir le grand passage. C’est là un thème obsessionnel dans l’œuvre de Zurlini : il faut par exemple se souvenir de cette séquence poignante de Cronaca familiare où le personnage joué par Mastroianni vient rendre visite à son jeune frère agonisant ; il lui raconte le souvenir qu’il a de sa mère morte, et de ce geste qu’il avait accompli pour chasser une mouche qui s’était posée sur son visage. Le frère (interprété par Jacques Perrin) le regarde alors fixement et lui demande : «Caccerai le mosche anche dal mio viso ?» («Est-ce que tu éloigneras aussi les mouches de mon visage ?»). Cette question n’est certainement pas sans rapport avec le passage que l’on va lire...






«Il ventiquattro luglio Bologna fu ferocemente bombardata e il venticinque mattina dovetti recarmici per accompagnare una nostra amica che ritornava a Vicenza con la sua figlioletta. Arrivammo alla undici del mattino e la stazione ferroviaria era sconvolta, solo poche linee funzionavano ancora. Riuscii a trovare per loro una fortunosa coincidenza per Padova pochi minuti dopo e così io mi ritrovai solo, con alcune ore di tempo a disposizione, e mi inoltrai nella città.

Un cimitero. Le bombe degli alleati avevano tracciato una indiscriminata croce di fuoco in quelle lunghe strade rossicce e pacifiche, ne avevano massacrato i quartieri più dolci e silenziosi, avevano schiantato, incendiato, dissolto.

Centinaia di cadaveri senza più volto giacevano allineati sui marciapiedi della strada e i familiari dovevano spiarne da vicino le fattezze distrutte, le fisionomie scoppiate, con la paura di riconoscervi un loro caro disperso. Quel giorno ebbi la prima vera immagine della guerra che non si combatte solo fra uomini che si fronteggiano, ma saccheggia vite innocenti e ne cancella le fattezze, riducendole a cose estranee anche alla pietà, capaci solo di suscitare ribrezzo ed orrore.

Nei mesi e negli anni immediatamente successivi la guerra avrebbe violentemente condizionato la mia esistenza ma quel giorno compresi quanta la vita umana sia un capriccio assurdo, del destino o di Dio : speranze, sentimenti, intelligenza, creatività, slanci, amore, tutto era annientato in quella immobilità di poveri schifosi oggetti senza più alcuna funzione o ragione. Rotti nel boato di un attimo, abbandonati sul lastrico sembravano non possedere più nemmeno il loro passato. Questo era l’autentico orrore della morte provocata dalla violenza altrui, la perdita di un’identità che normalmente sopravvive alla propria fine.»

Valerio Zurlini Pagine di un diario veneziano Ed. Mattioli 1885, 2009





«Le vingt-quatre juillet, Bologne fut férocement bombardée et le vingt-cinq au matin je dus m’y rendre pour accompagner l’une de nos amies qui retournait à Vicence avec sa fille. Nous arrivâmes à onze heures du matin et la gare était sens dessus dessous, fort peu de lignes étaient encore en circulation. Je réussis à trouver pour elles une providentielle correspondance pour Padoue quelques minutes plus tard ; c’est ainsi que je me retrouvai seul, avec quelques heures de temps à ma disposition, et je m’engageai dans la ville.

Un cimetière. Les bombes des alliés avaient tracé une aveugle croix de feu le long de ces rues rougeâtres et paisibles, elles en avaient massacré les quartiers les plus agréables et silencieux, désormais écrasés, incendiés, pulvérisés.

Des centaines de cadavres sans visage gisaient, alignés sur les trottoirs et l'on devait en scruter les traits détruits, les physionomies éclatées, avec la peur d’y reconnaître un proche disparu. Ce jour-là, je vis le vrai visage de la guerre, celle qui ne se réduit pas à des hommes qui se combattent sur deux fronts, mais qui saccage des vies innocentes en en effaçant les traits, en les réduisant à l’état de choses qui ne suscitent même plus la pitié, mais seulement le dégoût et l’horreur.

Dans les mois et les années à venir, la guerre aurait violemment pesé sur mon existence, mais ce jour-là, je compris à quel point la vie humaine était un caprice absurde du destin ou de Dieu : les espoirs, les sentiments, l’intelligence, la créativité, les élans, l’amour, tout était anéanti dans cette immobilité de pauvres objets répugnants, sans plus aucune fonction ni raison. Brisés dans le fracas d’un instant, abandonnés sur le pavé, ils semblaient même dépossédés de leur propre passé. C’était l’horreur véritable de la mort provoquée par la violence d’autrui, la perte d’une identité qui normalement survit à la mort de l’individu.»

(Traduction personnelle)








Images : Estate violenta, de V. Zurlini (1959)

Source de la vidéo : Site YouTube

vendredi 20 mai 2011

Le Due Torri (Les Deux Tours)


Un autre extrait du Journal de Valerio Zurlini, consacré à son amitié avec Giorgio Morandi :

«Adorava la natura, aveva occhi attentissimi a tutto e amava ripetere : «Si va in giro per il mondo e non ci si accorge di una gocciolina d’acqua su una foglia.» Un giorno camminavamo insieme in una stradina della vecchia Bologna e ci si presentò davanti uno degli innumerevoli splendidi scorci della città : «Mio Dio, che meraviglia quel tono di arancione...». Sorrise e mi corresse : «Arancino». Spesso dalla terrazza di casa Balboni si soffermava ad ammirare le due torri poco distanti, alla prima luce del crepuscolo. E ogni volta ripeteva che in un giorno di assenza dei proprietari sarebbe andato volentieri a dipingerle da quel particolare punto di vista. Ovviamente i padroni di casa si offrirono di lasciargliela a disposizione anche un mese o più, ma Morandi non si risolse mai a prendere quella decisione anche se, contrariamente a quanto molti credono, il suo tempo di esecuzione di un quadro era velocissimo, rifiutando ogni esitazione e ripensamento alla fluidità della sua pennellata. Forse ci pensò davvero, anche lungamente, poi un giorno, come concludendo una difficile meditazione disse : «Non riuscirei più a dipingere un tramonto : mi vedo sempre davanti una cartolina illustrata.»

La verità era un’altra : il suo universo si andava definendo con sempre maggior rigore, e per esprimersi il mondo degli uomini non gli era più necessario, forse costituiva un ostacolo via via più fastidioso. Le due torri sovrastano una città concretamente animata da sentimenti e da passioni contrastanti, con il suo fervore e il suo disordine, la sua allegria e la sua rabbia, l’amore e l’odio : stimoli di vita che Morandi sentiva l’urgenza di abbandonare definitivamente. Così nel corso del tempo, bandita l’effigie dell’uomo, Morandi tese ad abolirne anche l’invisibile e indiretta presenza, e i suoi spazi e simboli diventarono sempre più scabri ed essenziali mentre il suo distacco dalla realtà visibile si accentuava sempre di più.

Ma quante volte le antiche torri di Bologna saranno inconsciamente ricomparse nella nuda astrazione – involontariamente forse anche simbolica – delle numerose nature morte verticali, fitte o rade di bottiglie lunghe e scure, illuminate da tutte le luci del giorno e della sera, drammatiche o austere, talvolta misteriose come un lontano miraggio di antiche cattedrali logorate dai secoli ?»

Valerio Zurlini Pagine di un diario veneziano Ed. Mattioli 1885, 2009





«Il adorait la nature, il était très attentif à tout et aimait répéter : «On fait le tour du monde et on ne prête pas attention à une goutte d’eau sur une feuille.» Un jour, nous nous promenions tous les deux dans une petite rue des vieux quartiers de Bologne et nous nous sommes retrouvés devant l’une des innombrables vues magnifiques qu’offre cette ville : «Mon Dieu, quelle merveille, ce ton orange...» Il sourit et me corrigea : «Orangé». Il s’arrêtait souvent sur la terrasse de la maison des Balboni pour admirer les deux tours peu distantes, dans la première lumière du crépuscule. Et à chaque fois, il répétait qu’il aurait bien profité d’une journée d’absence des propriétaires pour peindre les deux tours depuis ce point de vue si particulier. Bien sûr, les Balboni lui proposèrent de laisser leur maison à sa disposition pendant un mois ou même davantage, mais Morandi ne se résolut jamais à accepter leur offre, même si, contrairement à un point de vue très répandu, le temps qu’il lui fallait pour peindre un tableau était plutôt réduit, tant son coup de pinceau était fluide, refusant toute hésitation ou repentir. Il y pensa vraiment, pendant longtemps, et puis un jour, comme s’il était parvenu au terme d’une difficile réflexion, il dit : «Je ne réussirai plus à peindre un coucher de soleil : j’aurais toujours l’impression de me trouver devant une carte postale.»

Mais la vérité était ailleurs : son univers s’imposait de façon toujours plus rigoureuse, et il n’avait plus besoin du monde humain pour s’exprimer, ce dernier constituait peut-être même un obstacle toujours plus gênant. Les deux tours dominent une ville animée par des sentiments et des passions contrastés, avec sa ferveur et son désordre, sa gaieté et sa colère, l’amour et la haine : des pulsions de vie qu’il était urgent pour Morandi d’abandonner définitivement. Ainsi, au fil du temps, après avoir banni la représentation de l’être humain, Morandi s’efforça d’abolir aussi son invisible et indirecte présence ; ses espaces et ses symboles devinrent toujours plus dépouillés et essentiels, tandis qu’il accentuait toujours plus son détachement par rapport à la réalité visible.

Mais combien de fois les vieilles tours de Bologne auront-elles inconsciemment resurgi dans la nudité de l’abstraction – elle aussi peut-être involontairement symbolique – des nombreuses natures mortes verticales, avec ces rares ou nombreuses bouteilles allongées et sombres, baignées par toutes les lumières du jour ou du crépuscule, dramatiques et austères, parfois mystérieuses, comme le lointain mirage d’anciennes cathédrales usées par les siècles ?»

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Site Flickr

au centre, Giorgio Morandi Natura morta, 1956

en bas, Giorgio Morandi Bottiglie e fruttiera, 1916

dimanche 15 mai 2011

Les Images perdues



Du mois de novembre 1981 au mois de mai 1982, Valerio Zurlini est à Venise ; il sait que le temps lui est compté (il mourra en octobre 1982) et il décide de tenir un journal. Peu de temps après sa mort, ce journal sera publié, de façon plutôt confidentielle, sous le titre Gli anni delle immagini perdute (Les Années des images perdues), accompagné de trois scénarios jamais réalisés : Le Radeau de la Méduse, Le Soleil noir et Vers Damas. Le ton de ces pages est mélancolique, désenchanté, et souvent même très amer : Zurlini y raconte de façon détaillée ses démarches auprès de producteurs désinvoltes ou méprisants, qui décident sans explications la veille du premier jour de tournage d’arrêter la réalisation d’un film.
Ces images perdues, Zurlini sait bien qu’elles le sont pour toujours, et il essaie ici, pour apaiser sa frustration et sa colère, d’en raviver le souvenir. Il évoque également sa jeunesse, vécue pendant la guerre, au milieu des bombardements et des réseaux de résistance au fascisme, principalement à Rome et à Bologne.
On croise aussi dans ces pages des artistes que Zurlini a rencontrés et qui sont par la suite devenus ses amis : Visconti, Guttuso, Pratolini, Pasolini, Giorgio Morandi, à qui il consacre des pages sensibles et extraordinairement évocatrices. Le livre vient d’être réédité en Italie sous le titre Pagine di un diario veneziano (Pages d’un journal vénitien) ; on y découvre un Zurlini cultivé et curieux, parlant avec enthousiasme de cinéma, mais aussi de musique, de littérature et de peinture. Et c’est avec beaucoup d’amertume et de tristesse qu’on lit les dernières lignes de l’ouvrage, qui sont aussi l’adieu à la vie et au monde d’un artiste déçu et blessé : «Je pense aux maîtres et aux collègues dont les œuvres plus audacieuses, plus courageuses et neuves que les miennes dorment encore dans un tiroir, dans un abandon peut-être définitif, quand ce n’est pas la mort qui l’a rendu désormais éternel. Dans l’espoir incertain que ce livre insolite puisse remuer un peu les eaux des marais stagnants et mortifères dans lesquelles s’enfonce et risque de disparaître notre cinéma, je publie aujourd’hui ces pages. Mais l’espoir n’a jamais rien changé aux jours qui sont encore à venir.»





Je reprends ici deux passages de l'ouvrage, dans une traduction personnelle : dans le premier extrait, Zurlini évoque ses premiers courts-métrages et s'interroge sur l'aspect éphémère de l'existence des films ; dans le second extrait, il est question du brusque abandon de l'un des projets qui lui tenait le plus à cœur, la réalisation de Vers Damas, un scénario autour de quelques épisodes de la vie de Paul de Tarse, jusqu'à sa conversion sur le chemin de Damas :

«Che fine avranno fatto queste opere prime in bianco e nero, girate avventurosamente, con mezzi raccogliticci e rimediati, pellicola sempre lesinata, saltando un pasto su due, dormendo dove capitava ma più spesso non dormendo, costringendo i collaboratori a sforzi che per loro non avevano la mia stessa appassionata motivazione ? A suo tempo ebbero quasi tutte premi e riconoscimenti ma cosa significherebbero oggi, se rivisti, questi modesti incunaboli rispetto alla vorticosa evoluzione che hanno conosciuto i mezzi ed il linguaggio ? Forse la conferma ancora ingenua e balbettante di una vocazione ? E poi, esisteranno ancora ? Non lo so.

Non ho mai conservato una copia dei miei film, non ho mai avuto il denaro per pagarmela né nessun produttore me la ha mai regalata. Le società che li hanno prodotti o sono fallite (spesso fraudolentemente) o hanno cambiato attività, e dopo tanti anni la legge non li protegge più, come d’altra parte non ha mai protetto il lavoro creativo di un regista. So che la Lux conserva nei suoi archivi i documentari che ha prodotto, ma gli altri ?

Mi assicurano che i negativi devono ancora esistere nelle celle dell’Istituto Luce, ma chi si sognerà mai di farli ristampare, non fosse altro che per avere il rendiconto completo di una attività e di una vita ? Io no di certo, perché il passato ricorda sempre poche gioie e troppi dolori. Ma una volta che io non ci sarò più, presto o tardi mi è indifferente, tutto ricadrà nel vuoto del silenzio ; e oggi penso che anche se «il futuro ha un cuore antico», gli anni che verranno registreranno tali e tante mutazioni nella vita e nel pensiero degli uomini che il significato e l’importanza di queste modeste testimonianze di giorni che pure furono belli e fecondi per il nostro cinema saranno nulla. Polvere. O quasi.»

«Que sont-ils devenus, ces premiers films en noir et blanc, tournés aventureusement, avec des moyens de fortune, des économies de pellicule, en sautant un repas sur deux, en dormant n’importe où, mais le plus souvent sans dormir, en exigeant de mon équipe de tournage d’immenses efforts, alors qu’eux n’étaient pas animés par la même motivation passionnée que moi ? À l’époque, ils ont presque tous reçu des prix et des récompenses, mais quel sens auraient aujourd’hui, si on les revoyait, ces modestes incunables, au regard de la vertigineuse évolution de la technique et du langage cinématographiques ? Peut-être ne sont-ils plus aujourd’hui que l’affirmation naïve et hésitante d’une vocation ? Mais est-ce qu’ils existent encore ? Je l’ignore.

Je n’ai jamais conservé une copie de mes films : je n’ai jamais eu les moyens de me la payer et jamais aucun producteur ne me l’a offerte. Les sociétés qui ont produit mes films ont fait faillite (parfois de façon frauduleuse), ou bien elles ont changé d’activité ; et depuis tant d’années, la loi ne les protège plus, de toute façon, elle n’a jamais protégé le travail de création d’un cinéaste. Je sais que la Lux conserve dans ses archives les documentaires qu’elle a produits, mais qu’en est-il pour les autres?

On m’assure que les négatifs se trouvent toujours dans les sous-sols de l’Institut Luce, mais qui se souciera d’en tirer de nouvelles copies, ne serait-ce que pour avoir un aperçu complet d’un travail et d’une vie ? Certainement pas moi, parce que le souvenir du passé est fait de peu de joies et de beaucoup de douleurs. Mais quand j’aurai disparu, un peu plus tôt ou un peu plus tard, cela m’est indifférent, tout retombera dans le vide du silence ; et je pense aujourd’hui que même si «le futur a un cœur ancien», les années à venir connaîtront tant de changements dans la vie et la pensée des hommes que la signification et l’importance de ces modestes témoignages sur une époque qui fut pourtant belle et féconde pour notre cinéma seront nulles. De la poussière, pas grand chose de plus.»





«Dopo circa un mese ritornammo a Roma pieni di fervore e anche di legittima paura perché Verso Damasco aveva trovato la sua veste, ma in immagini difficili e intransigenti.

Il pomeriggio stesso del nostro ritorno ci fu communicato che il film, per sopravvenute difficoltà finanziarie, era andato a monte. Lì per lì accolsi la notizia con noncuranza e disinvoltura, come quando un proiettile ti colpisce in un punto non vitale e si avverte solo un leggero e secco colpo di frusta, e forse fu la sola volta nella mia vita nella quale rischiai anche di sembrare spiritoso. Ma dopo ventiquattro ore, esattamente come un dolore si risveglia perché l’anestesia traumatica o chimica ha esaurito il suo effetto, il film cominciò a mancarmi come un braccio amputato.

Le stanze di Claudia Procula Serena e di Pilato, già costruite a Cinecittà, rimasero a marcire al teatro numero tre per circa un mese. Poi furono demolite.»

«Après un mois environ (1), nous sommes retournés à Rome, pleins de ferveur, et aussi d’une crainte bien légitime, puisque Vers Damas avait trouvé sa forme, mais en images complexes et sans concession.

L’après-midi même de notre retour, on nous annonça que le film, en raison de difficultés financières imprévues, ne se ferait pas. Sur le moment, j’accueillis la nouvelle avec nonchalance et désinvolture, comme lorsqu'un organe non vital est atteint par un projectile et que l’on ne ressent que l'impact, pareil à un léger et bref coup de cravache ; ce fut peut-être aussi la seule fois de ma vie où je m’essayai même à faire de l’humour. Mais après vingt-quatre heures, de la même façon qu’une douleur se réveille quand les effets de l’anesthésie se sont dissipés, le manque du film commença à se faire sentir, comme si l’on m’avait amputé d’un bras.

Les décors de la demeure de Pilate et de son épouse, déjà installés dans le studio numéro trois de Cinecittà, y moisirent pendant quelques semaines. Puis ils furent démolis.»

(1) Zurlini revenait d'un voyage de repérage en Israël, où devaient être tournées les scènes en extérieur du film

Valerio Zurlini Pagine di un diario veneziano Ed. Mattioli 1885, 2009 (Traduction personnelle)






On peut voir ici La Stazione, l'un des courts-métrages de V. Zurlini

Images : au centre, générique du court-métrage de V. Zurlini La Stazione (1953). Ce film se trouve dans les bonus de l'édition DVD (MK2) de La Fille à la valise.

en bas, Le Ragazze di San Frediano, le premier long métrage de V. Zurlini (1955)

mardi 22 février 2011

La prima notte di quiete



 

"Colui che voi cercate non è qui..."




 

Le titre de l’avant-dernier film de Valerio Zurlini (qui n’en a tourné que neuf), La prima notte di quiete, fait référence à une phrase de Goethe, reprise par le protagoniste du film qui en a fait le titre d’un recueil de poèmes inspirés par le suicide d’une jeune fille aimée : «La mort est la première nuit tranquille, puisque finalement on peut dormir sans rêver.» Comme Zurlini le dit lui-même dans l’entretien avec Jean Gili que je reprends ici, c’est aussi l’un des plus autobiographiques ; le personnage central du film, le professeur Daniele Dominici, lui ressemble beaucoup, dans son aspect nihiliste et autodestructeur, nourri des références familières à Zurlini : les héros russes, et en particulier dostoïevskiens, et les personnages de Conrad, Lord Jim ou le colonel Kurtz d’Au cœur des ténèbres. Détail significatif, le manteau beige que porte Daniele dans le film était en fait celui de Zurlini...

La prima notte di quiete a eu un grand succès à sa sortie (c’est même le film de Zurlini qui a réuni le plus de spectateurs dans les salles), mais il a été par la suite un peu oublié. On vient de publier en Italie un DVD qui en propose une très belle version restaurée ; dans les suppléments – plutôt succincts – qui accompagnent le film, le critique de cinéma Tullio Kezich, qui fut aussi un grand ami de Zurlini, rappelle la difficile gestation du film et la tension qui régnait sur le tournage, du fait des rapports orageux entre Zurlini et son interprète, Alain Delon. Les deux hommes avaient fini par ne plus s’adresser la parole, et ils communiquaient uniquement par le biais de leurs assistants respectifs. A la fin du tournage, Delon – magnifique dans le film, il faut tout de même le préciser – partira sans saluer Zurlini. Plus grave, comme l’acteur était également co-producteur, il se livrera à un véritable massacre sur le film en l’amputant d’une demi-heure au moment de sa sortie française, changeant également au passage le titre original, devenu fort banalement Le Professeur. Cela vaudra à Delon ce télégramme de Zurlini, faisant allusion aux débuts professionnels de l'acteur comme garçon-boucher : «Da un macellaio, non c'era da aspettarsi altro !» («
De la part d’un boucher, on ne pouvait pas s’attendre à autre chose!»). A ce sujet, il est amusant de comparer les souvenirs de Tullio Kezich et ceux de Delon, qui n’hésitera pas, avec son aplomb habituel, à déclarer ceci dans un entretien aux Cahiers du cinéma, en avril 1996 :

«J’adore
Le Professeur ! C’est un accident d’ailleurs. Mastroianni devait le faire mais n’était plus libre. J’étais à Rome en train de tourner L’Assassinat de Trotski avec Losey. Zurlini est arrivé, je le connaissais, c’était un ami de Luchino. Il m’a demandé de lire son scénario, La prima notte di quiete, en me disant très honnêtement qu’il l’avait déjà fait lire à Mastroianni. C’est rare qu’un metteur en scène vous dise qu’il a déjà fait lire son script à un autre acteur. J’ai lu le scénario et j’ai téléphoné tout de suite : «Je le fais !». Je l’ai coproduit, je crois, mais je ne me souviens plus si c’était une production cent pour cent française... C’est un de mes films préférés, il m’a bouleversé. Ceux qui aiment le cinéma l’aiment aussi. J’adorais Zurlini, qui est mort trop tôt, alcoolique, tourmenté, déchiré... Je trouvais ça très injuste. C’est un excellent cinéaste, très impressionné par Visconti. J’adorais Le Professeur, et pourtant la version française était édulcorée. C’est une espèce de portrait de la société italienne, du côté de Rimini, difficile à recevoir en France : il a fallu changer le titre – La Première nuit de tranquillité ne voulait pas dire grand-chose – on a dû couper le film. Il faut voir la version d’origine, plus longue, celle qu’on va essayer de montrer à la Cinémathèque. C’est comme Le Guépard, la version d’origine dure trois heures. A l’époque, pour des considérations d’ordre commercial, on coupait selon les pays.»




Extraits d'un entretien entre Jean Gili et Valerio Zurlini, réalisé à Rome en juin 1977. Il a été publié dans l'ouvrage de Jean Gili Le cinéma italien, paru en 1978 dans la collection 10 / 18 :

Jean Gili : La prima notte di quiete est, je crois, la dernière partie d’un projet plus ambitieux qui devait suivre le destin d’une famille italienne sur plusieurs générations.
Valerio Zurlini : Dans ma vie, il y a un épisode très curieux qui est mon contact avec l’Afrique. En 1949, je suis allé pour la première fois en Afrique orientale ; j’ai eu une très forte sensation en voyant cette société coloniale qui ne se rendait pas compte que ces privilèges d’une vie coloniale à l’anglaise étaient en train de finir : cette société était destinée à être effacée en l’espace de quelques années. De fait, lorsque je suis retourné une seconde fois en Afrique, en 1959, ce monde avait déjà disparu. Je retournais là-bas avec l’idée de préparer un film sur un épisode extraordinaire qui est le siège de Macalé et la bataille d’Adoua en 1896, sans doute la plus grande bataille coloniale de tous les temps. Je crois qu’il y avait là la matière d’un film extraordinaire, mais ce sont des films que peuvent se permettre des Etats : l’U.R.S.S. peut produire Guerre et Paix, mais un producteur italien ne peut pas mettre sur pied Il paradiso all’ombra delle spade : c’était le titre de ce film – car il faudrait trop d’argent. Il me vint alors à l’esprit l’idée de raconter l’histoire d’une grande famille italienne qui va chercher son destin en Afrique : le premier épisode se serait situé en 1896 avec un protagoniste qui participait à la campagne militaire d’Adoua, qui se fixait en Afrique et qui y fondait un petit empire personnel ; le second épisode, qui se passait en 1935-1936 au moment de l’occupation italienne de l'Éthiopie et de la naissance des premiers ferments de révolte des Éthiopiens, avait pour protagoniste un personnage qui pouvait être théoriquement le père de Daniele Dominici de La prima notte di quiete ; le troisième épisode était le long voyage que le dernier héritier de la famille faisait en Érythrée pour recueillir l’héritage d’un oncle décédé, ultime représentant de la puissance familiale. Ce dernier héritier refuse de se fixer en Afrique parce que désormais c’est un déraciné. Ce voyage dans le passé devient un voyage dans son passé d’adolescent et de jeune homme, un voyage dans sa mémoire et dans sa conscience complètement changée. Le final de cette troisième partie, c’est La prima notte di quiete.
J.G. : Comment avez-vous décidé de n’utiliser que cette dernière partie du récit ?
V.Z. : A cause de la totale impossibilité de réaliser les deux autres parties. Dans La prima notte di quiete, il y a une seule allusion au passé africain du personnage lorsque celui-ci dit : « Enseignant à Mogadiscio ». Cette allusion rappelle qu’il était en train de se déplacer sur les lieux de la vie de sa famille. Toutefois, je dirais que La prima notte di quiete naquit vraiment de l’insistance qu’il y avait en moi à mettre en scène un personnage de ce genre. Ce personnage était évidemment le fruit de nombreuses expériences, de nombreuses rencontres, de certaines identités peut-être entre le personnage et moi, cette base de nihilisme, ce christianisme refusé mais présent... Ce personnage naquit de façon très curieuse, il naquit à un moment d’extrême méfiance : je ne trouvais rien de personnel à raconter. Un jour, je me mis à mon bureau et en vingt jours j’écrivis un récit de cent pages qui est l’histoire de cet homme à la fin de sa vie – ce récit existe encore et je crois qu’il n’est pas mauvais. Ce récit objectif naquit aussi de ces saisons hivernales, si brutales, si violentes, si canailles, si anti-féminines, si oppressives, si excessives, ces saisons que j’avais vues. Cette côte adriatique que j’avais vue l’hiver quand il n’y a pas l’explosion du tourisme estival et que se resserrent les haines, les férocités, les violences. Je l’avais vue là, cette violence de l’homme sur la femme. La prima notte di quiete est aussi un film très lié à un certain milieu géographique. Il y a aussi dans le film un aspect «histoire populaire» : l’histoire d’un homme qui a un rapport désormais mourant avec les autres et qui rencontre la jeunesse. Cette jeunesse en réalité cache la mort : c’est une histoire populaire vieille comme le monde.



J.G. : Avez-vous pensé à Pavese en préparant ce film ?
V.Z. : Je comprends très bien qu’il y ait cette crise existentielle chez Pavese, crise qui porta l’écrivain pratiquement à la même fin que mon personnage. Cela dit, je crois que la crise de Pavese, sur laquelle on a fait beaucoup de littérature, a été vraiment et seulement la crise de l’impuissance d’un homme face à la création artistique. Le rapport humain qui le conduisit à la mort est une aventure banale à tous points de vue, c’est le prétexte. Pavese était un homme déchiré par la contradiction d’être un intellectuel, un lettré de grand niveau et de grande portée, et de ne pas être un créateur. Pavese n’était pas un artiste. Ce qui fascine beaucoup chez lui, c’est sa casuistique peut-être existentielle ou existentialiste. Moi, je vois cela comme un problème beaucoup plus simple : il n’y a pas une seule œuvre de Pavese qui résiste comme œuvre d’art ou comme œuvre poétique. Il existe des livres qui résistent, des journaux intimes, de confessions, des analyses, des traductions, mais le vrai souffle de la création ne l’animait pas. C’est une invention française, le souffle de la création poétique de Pavese. A un certain moment, il y a la mort, et la mort est un shaker qui contient tous les cocktails.
J.G. : En citant Pavese, je pensais à un poème comme Verrà la morte et avrà i tuoi occhi.
V.Z. : Mais ce sont de mauvais poèmes. Si on pense que la mort est vraiment venue et qu’elle avait vraiment ses yeux, cela rend la chose déchirante, non belle la poésie. C’est-à-dire que l’on a fait une identification entre la vie et la mort de Pavese, entre l’importance de son œuvre et la poésie : les deux choses sont complètement différentes.
J.G. : Par bien des aspects, le film me semble très lié à votre expérience personnelle.
V.Z. : Certes, le film contient beaucoup de choses personnelles ; par exemple, il contient en définitive cette étrange instance de besoin de christianisme. Et puis, il y a en moi un fond de nihilisme dont j’ai chargé à pleines mains les personnages, avec un désir de destruction et d’autodestruction. Disons que ce sont les côtés un peu plus secrets de ma personnalité : ayant à la portée de la main un personnage qui se définissait comme un porteur possible de ces virtualités, je l’ai certainement chargé de mes incertitudes, de mes effrois, de mes tragédies. En cela, tout en n’étant pas autobiographique dans les faits, le film est également autobiographique, peut-être aussi dans une certaine peur de la vie contemporaine, une certaine manière d’attendre sa propre fin avec presque un sens de libération.




J.G. : Quel a été l’écho du film en Italie ?
V.Z. : Comme tous mes films, La prima notte di quiete a été aimé par certaines personnes et complètement refusé par d’autres. Cela s’explique peut-être par le fait que mes films ne sont pas directement liés à des dialectes ou à d’autres choses particulièrement italiennes. Pourtant, quand j’écris un film, je suis très attentif à ce que sont vraiment mes racines. Cela peut aider à comprendre pourquoi je jouis auprès d’une partie du public italien d’un immense prestige. Je suis assez indifférent aux autres, je suis totalement indifférent aux étrangers, et cela pour une raison très simple : mon discours, quel qu’il soit, est toujours lié à l’Italie ; même si, cela peut sembler absurde, ce sont des films qui apparaissent comme les moins italiens. On peut penser qu’on pourrait les situer ailleurs, mais ce n’est pas possible. Je me souviens que lorsque le producteur français de La ragazza con la valigia pensa à Zizi Jeanmaire pour le rôle de la protagoniste, j’ai ri pendant deux semaines.
J.G. : D’où provient le titre du film ?
V.Z. : C’est un vers de Goethe qui, traduit, dit à peu près ceci : « La mort, la première nuit tranquille. »







Images : en haut, photographie de Franco Bellomo