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mercredi 17 janvier 2018

L'école buissonnière à Venise




J'aime beaucoup Patty Pravo, une chanteuse originale et volontiers excentrique dont la voix grave, le choix d'un répertoire varié (de la chanson à texte au rock en passant par la mélodie italienne plus classique) et le goût de la provocation lui ont valu une grande popularité depuis la fin des années soixante, et pas seulement en Italie. Elle publie en ce moment ses mémoires, sous le titre La Cambio io la vita che... (il s'agit d'un extrait d'une chanson que lui a écrite Vaco Rossi, le rocker rebelle de la chanson italienne, et qui dit à peu près ceci : "Je la changerai moi-même cette vie qui n'a pas réussi à me changer..."). La partie la plus réussie de l'ouvrage est à mon avis celle où elle raconte son enfance, son adolescence et sa formation musicale au conservatoire de Venise, où elle vit chez ses grands-parents paternels, membres de la bonne société vénitienne (ils reçoivent par exemple dans leur salon le cardinal Roncalli, qui deviendra le pape Jean XXIII), à la fois attachés à une bonne éducation, mais aussi ouverts et libertaires sur bien des points... Je cite ici un passage de ces mémoires où la jeune Nicoletta Strambelli (elle ne deviendra Patty Pravo (en référence aux "anime prave" de l'Enfer de Dante) qu'en 1966, au moment où elle commencera sa carrière de chanteuse) rencontre sur les Zattere, un jour d'école buissonnière, un couple étrange et fascinant :

J’imagine que certains enseignants étaient soulagés quand je n’allais pas en cours. Ça n’arrivait pas souvent, mais environ une fois par mois : je ne comprenais pas pourquoi il fallait aller toujours à l’école, alors que dehors il y avait un soleil magnifique, et Venise avec tous ses trésors. Ainsi, parfois, quand l’appel de la liberté était trop fort, je sortais comme d’habitude de la maison mais sur le chemin du conservatoire, je me perdais volontairement par les rues. Ce qui est beau quand on fait l’école buissonnière à Venise, c’est qu’il y a tant d’endroits où aller. Mon préféré, c’était la Pointe de la Salute, cette mince bande de terre en forme de triangle qui sépare le Grand Canal du canal de la Giudecca. Quand je séchais les cours, j’allais jouer au billard dans un bar tout proche, notre bar, ou je restais assise toute seule à l’extrémité de la Pointe. Je m’appuyais au lampion et assise par terre, je dessinais des visages et des silhouettes jusqu’au moment où il fallait rentrer à la maison pour le dîner. Pour moi, c’était le plus bel endroit du monde. J’ai souvent pensé que c’était l’endroit où je voudrais mourir. 


Patty Pravo à Venise, et à quatorze ans...


Ce fut en rejoignant la Pointe, alors que je venais d’avoir quatorze ans, que je fis l’une des rencontres les plus importantes de ma jeunesse. C’était sur les Zattere, la longue promenade en face de la Giudecca, avec les cafés et les belles façades des maisons qui se reflétaient dans l’eau. A un moment, je me suis arrêtée pour regarder l’accostage du vaporetto qui arrivait de la Giudecca. Je ne sais pas pourquoi je l’ai fait, Venise est pleine de vaporetti, et celui-là n’avait rien de spécial, au moins à première vue. Mais je restai là jusqu’à ce que tous les passagers aient débarqué, et j’en remarquai deux différents des autres : un vieil homme à la barbe blanche et à l’expression sévère, au bras d’une petite femme qui semblait le soutenir plus que l’accompagner. Je les vis descendre de la passerelle de l’embarcadère et rejoindre les Zattere. Dès qu’ils mirent pied à terre, ils se mirent à se promener tranquillement, en venant dans ma direction. Peut-être leur ai-je souri et s’en sont-ils aperçus, à moins que je les aie fixés sans m’en rendre compte, il n’en reste pas moins que ce couple austère et silencieux s’est arrêté devant moi. La femme me sourit, avec une délicatesse délicieusement surannée, et me salua en italien : — Ciao. 
— Bonjour. 
— Que fais-tu ici à cette heure ? 
— Rien. Je me promène. 
— Tu es seule ? 
— Oui. 
— Tu veux une glace ? Je te l’offre volontiers. 
— Merci... 
Ils m’accompagnèrent dans un café pour que je fasse mon choix, puis je dégustai ma glace en me promenant avec eux. Nous marchions pratiquement en silence. Quelques regards, quelques sourires. Elle seule parlait, et à un certain moment, elle se présenta : elle s’appelait Olga Rudge, lelle était la compagne de cet homme qui ne parlait jamais, m’expliqua-t-elle, parce qu’il n’avait plus confiance dans les mots. Elle ajouta qu’il était un poète célèbre. Il s’appelait Ezra Pound. Le lendemain, j’allai dans une librairie et je découvris son œuvre et ses poèmes. J’avais tant de choses à étudier, avec toutes les matières du conservatoire, mais fascinée par ce couple, je commençai à voler une demi-heure chaque soir pour lire ses livres. Le regarder marcher dans la lumière du matin m’avait transmis une étrange tranquillité intérieure. Le regarder penser, tandis qu’il marchait lentement à côté de moi, m’avait rempli d’une sensation de paix que je n’avais jamais ressentie auparavant, et que par la suite, je n’aurais retrouvée que peu de fois. 
— Bon, je dois partir... Merci beaucoup, dis-je ce jour-là, quand j’eus fini ma glace. 
Il était tard, c’était l’heure de rentrer. La promenade avait été très longue. 
— Bon retour, ma chère ! me dit Olga en guise de salut. Pound se limita à un signe de la tête.




Patty Pravo La cambio io la vita che... Einaudi Editore, 2017



A lire aussi sur le même sujet : Tendance Piper



Ezra Pound et Olga Rudge à Venise





Images : en haut, Mathieu François du Bertrand (Site Flickr)

tout en bas : Elis Boscarol (Site Flickr)



lundi 8 janvier 2018

Il Mare d'inverno (La Mer en hiver)




Une chanson d'Enrico Ruggeri chantée par Loredana Bertè (1983) :

Il mare d'inverno
è solo un film in bianco e nero visto alla TV.
E verso l'interno,
qualche nuvola dal cielo che si butta giù.
Sabbia bagnata,
una lettera che il vento sta portando via,
punti invisibili rincorsi dai cani,
stanche parabole di vecchi gabbiani.
E io che rimango qui solo a cercare un caffè.

Il mare d'inverno
è un concetto che il pensiero non considera.
E' poco moderno,
è qualcosa che nessuno mai desidera.
Alberghi chiusi,
manifesti già sbiaditi di pubblicità,
Macchine tracciano solchi su strade
dove la pioggia d'estate non cade.
E io che non riesco nemmeno a parlare con me.

Mare mare, qui non viene mai nessuno a trascinarmi via.
Mare mare, qui non viene mai nessuno a farci compagnia.
Mare mare, non ti posso guardare così perché
questo vento agita anche me,
questo vento agita anche me.

Passerà il freddo
e la spiaggia lentamente si colorerà.
La radio e i giornali
e una musica banale si diffonderà.
Nuove avventure,
discoteche illuminate piene di bugie.
Ma verso sera, uno strano concerto
e un ombrellone che rimane aperto.
Mi tuffo perplesso in momenti vissuti di già.

Mare mare, qui non viene mai nessuno a trascinarmi via.
Mare mare, qui non viene mai nessuno a farci compagnia.
Mare mare, non ti posso guardare così perché
questo vento agita anche me,
questo vento agita anche me.

Questo vento agita anche me,
questo vento agita anche......





La mer en hiver
c'est comme un film en noir et blanc à la télévision.
Et vers les terres,
un nuage dans le ciel qui se précipite.
Sable mouillé,
une lettre que le vent emporte,
des repères invisibles que se disputent les chiens,
paraboles épuisées de vieilles mouettes.
Et moi tout seul ici en quête d'un café.

La mer en hiver
est un concept que la pensée préfère éluder.
Ce n'est pas très moderne,
c'est quelque chose que jamais personne ne désire.
Des hôtels fermés,
des affiches publicitaires déjà délavées,
des automobiles laissent des traces sur des routes
où la pluie d'été ne tombe pas.
Et moi qui ne réussit même pas à parler avec moi.

Mer, mer, ici jamais personne ne vient pour m'emmener.
Mer, mer, ici jamais personne ne vient nous tenir compagnie.
Mer, mer, je ne peux pas te contempler
parce que ce vent m'agite moi aussi...

Le froid disparaîtra
et la plage retrouvera peu à peu ses couleurs.
La radio et les journaux
et une musique banale se répandra.
De nouvelles aventures,
des discothèques illuminées pleines de mensonges.
Mais le soir venu, un étrange concert
et un parasol qui reste ouvert.
Perplexe, je me plonge dans des moments déjà vécus.

Mer, mer, ici jamais personne ne vient pour m'emmener.
Mer, mer, ici jamais personne ne vient nous tenir compagnie.
Mer, mer, je ne peux pas te contempler
parce que ce vent m'agite moi aussi...

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Luigi Alesi  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr

jeudi 4 janvier 2018

Le Bord des larmes



"Los ojos que del ínfimo elemento 
originaron su común defecto 
lloren ciegos y ríndanse mortales."





N’étant que changement le fleuve ne change pas, même s’il se fait estuaire ou devient carrément océan, jeune ou vieil, et ses flots toujours plus agressifs. D’ailleurs il coule hors sujet, pour ce petit traité qui ne s’y risque pas, non plus qu’à rêver d’aborder sur son éventuelle et presque inimaginable autre rive. Les précaires établissements de son bord familier, en revanche, ne cessent de s’étendre, comme une sorte de lèpre, en amont, en aval, multipliant leurs pontons de fortune, les palissades de vieilles planches de leurs chétives fabriques, les biefs ratatinés de leurs jardinets de misère. Changement à vue : ce n’est plus l’Ebre, ce n’est plus le Duero, ni le savant Mondego, ni l’Oronte des chevaliers ; c’est le Niger ou le Brahmapoutre. Mais il y a mieux, ou pire : les bords ne sont plus une mince couche d’habitations précaires et de vergers épouvantails, plaqués contre un remous beige inexplicable, dans une lumière immarcescible. L’étroite colonie, qui s’est tellement allongée, s’est aussi terriblement élargie, vers l’intérieur des terres.




Le bord des larmes, tout en conservant ses particularités curieuses, sa phénoménologie glébeuse, sa logique irréconciliable, son climat scandé par les horloges et ses après-midi que cadencent les baromètres, est en train de devenir une contrée comme une autre, avec son intendance approximative, ses routes qui courent tout droit vers les massifs montagneux et les forêts, ses services administratifs tatillons et ses corps constitués. Alors que l’on ne s’y rendait guère qu’en villégiature, jadis, pour les fins de semaine ou pour la belle saison, et bien que les heures, nous l’avons vu, n’y soient faites que d’instants qui paraissent ne communiquer qu’à peine, par les fonds, et les mois de précipices individuels, c’est maintenant un pays qu’on distingue difficilement de ses voisins, sinon qu’il est peut-être d’une vérité plus forte, au point qu’on se demande si ce ne sont pas eux qui l’imitent. Le niveau de vie ni la vie même n’y sont pourtant bien enviables, apparemment. On y passe toute l’année dans de frêles villas construites pour n’être habitées que l’été, comme feraient des gens qu’une guerre mondiale aurait surpris aux bains de mer ; et dès les premiers grands vents le sable entre dans les chambres, dans les livres et dans les yeux.

Renaud Camus  Le Bord des larmes  Editions P.O.L, 1990 






Images : en haut, Renaud Camus  (Site Flickr)

au centre, Julio Codesal Santos  (Site Flickr)

en bas, Alessandro Barbarini  (Site Flickr)














lundi 1 janvier 2018

Auguri (Meilleurs vœux pour cette nouvelle année)




«Diamo fondo alle ultime riserve !»



Totò et Anna Magnani dans Risate di gioia, de Mario Monicelli (1960)