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dimanche 31 janvier 2010

L'équation du bonheur


Parmi les fort intéressantes contributions que réunit l’ouvrage récemment paru aux éditions Rodopi Les Spirales du sens chez Renaud Camus, je voudrais m’arrêter plus particulièrement sur le texte de Sjef Houppermans (dont on sait qu’il est un des plus fins analystes de l’œuvre camusienne, cf. Renaud Camus érographe), Paysages, pays sages. Il y évoque avec beaucoup de pertinence le lien indissoluble qui unit dans l’œuvre de Camus la pulsion géographique et la pulsion scripturale. Dans la passion pour les paysages qui s’exprime si souvent dans le Journal et dans les ouvrages «topographiques», comme les Onze sites mineurs ou les Demeures de l’esprit, il y a – outre la colère de les voir si souvent massacrés – la quête d’une plénitude (si difficile à rejoindre quand on pense à l’immensité de ce qu’il y aurait à voir et à contempler, «l’épuisant désir de ces choses»), d’un accord idéal (ce que S. Houppermans appelle «un corps d’ensemble») entre les paysages et les arts : «Ainsi, (l’auteur) vogue de lieu en lieu pour connecter les endroits privilégiés et leur donner place dans un univers esthétisé. Le paysage entraîne vers l’œuvre d’art, et la création esthétique relance la rêverie sur la route du paysage. L’esthétisation vise donc avant tout l’unité, la complétude, l’homogénéité.» (Les Spirales du sens, page 34). C’est quand est rejoint cet accord parfait que l’émotion est la plus forte, et le plaisir le plus grand (cela ne concerne pas seulement la peinture, mais tout aussi bien la littérature, la poésie ou la musique, comme dans ces moments où la symphonie que l’on écoute dans une voiture épouse parfaitement les mouvements du paysage que l’on traverse, abolissant «l’épaisseur du temps, la perte, la déception» (Rannoch Moor, p. 566)). On comprend mieux dès lors les récurrentes attaques contre le tourisme de masse, ces voyageurs pressés qui ne désirent pas voir, mais suivre de façon mécanique les parcours obligés qui leur présentent ce qu’il faut voir. Houppermans exprime tout ceci très bien dans ce passage : «Le paysage doit pouvoir être mis dans un écrin, pourvu d’un écran, inséré dans un dispositif qui ne soit pas seulement spatial, mais encore sentimental et esthétique. Cette approche esthétique, parée de notions sacrées, glorifie les distances, l’approche par larges circonvolutions, la jouissance des reflets lointains. C’est par excellence la vue des Pyrénées à l’horizon telle que peut l’offrir une soirée d’été en Gascogne qui remplit ce désir d’adoration jouissive.»

À titre d’illustration de cette si éclairante analyse, j'aimerais citer deux passages ; celui-ci d’abord, extrait des Elégies pour quelques uns (pages 94-95), écrit pendant les années italiennes de Renaud Camus (peu de temps après son séjour à la villa Médicis) : «Un visage, un langage, un paysage. Si je suis légèrement en délicatesse avec les Italiens, ces temps-ci, je garde intact mon amour à l’Italie, dont c’est l’un des principaux mérites et des charmes à mes yeux que de proposer, de cette équation qui pourrait bien être celle-là même du bonheur, l’une des plus élégantes formulations, fécondes et lyriques, que je connaisse. (...) Les Aixois me font rarement penser à Cézanne, les Toulonnais à Puget, les Dijonnais à Rameau, jamais à Pascal les Clermontois ; tandis que n’importe quel Urbinois, serait-il tout à fait inculte et ressemblât-il à Fred Mercury, profite sans le savoir d’une grâce raphaélesque, qu’on n’est pas d’Arezzo sans traîner après soi la Légende dorée de Piero ni sans en avoir les maxillaires plus marqués, et que dans mon ami d’Empoli, qui sans doute eût-été bien surpris de l’apprendre, j’aimais aussi Pontormo
Et ceci encore, à propos d’un tableau d’Ensor, dans L’Esprit des terrasses, journal 1990 (pages 142-143) : «De l'Ensor que j'aime, j'ai assez vite fait le tour, au moins dans cette exposition-ci ; mais je l'aime à la folie. (...) C'est celui, surtout d'un des plus beaux tableaux du monde, à mon gré, l'un des dix, peut-être, que je serrerais dans mon cabinet d'amateur si je ne devais sauver que dix tableaux au monde : ce sublime Domaine d'Arnheim d'une bienheureuse «collection particulière». Oh ! qu'il y reste, s'il y est aimé comme il doit l'être ! Car pareille merveille n'est pas faite pour le regard pressé du touriste, mais pour envelopper de ses ors crépusculaires et liquides, lourds comme un fleuve d’oubli, aériens comme le soir d'une journée de bonheur trop fort, toute une existence et toute une passion jalouse qu'on lui porterait en s'y fondant, à la manière dont Ellison, dans le parc de Poe, désire diluer tout son être à l'infini, et tirer toutes ses sensations jusqu'à leurs confins inconnus. Derniers flamboiements d'un ciel embrasé : est-ce un étang, ou bien un fleuve, qui font un miroir à ces coulées de vermeil en fusion, pour se glisser entre les bosquets torturés du désir et du rêve, et venir, s'élargissant toujours, nous inviter, nous convoquer, avec quelle impérieuse lascivité, à des voluptés qui ne seraient ni de la chair, ni de l'air, ni de la poésie, même, mais d'un alliage solennel et secret de toutes les plus graves et les plus ravageuses de nos joies ?»

La particularité de cette approche esthétique, qui se situe au-delà de la notion de perfection d’une œuvre, permet aussi de mieux comprendre ce que nous dit Renaud Camus dans le dernier volume de son Journal, Une chance pour le temps, à l’occasion de sa visite de la galerie Brera, à Milan ; le lecteur peut de prime abord être surpris de le voir tomber en arrêt devant le Saint Jérôme de Montagna, alors qu’il admire avec distance la Pala Montefeltro, ou le Mariage de la Vierge de Raphaël, ces « tableaux glacés qui ne (lui) font ni chaud ni froid »... C’est que, dans le tableau de Montagna, il retrouve une vibration du paysage – cet «arrière-pays» à propos duquel il cite d’ailleurs Bonnefoy –, «un évanouissement voluptueux dans l’énormité du sensible» qui le ravit ; de la même façon, il aime Veduta di villa Perabo, de Bellotto parce que «dans cette villa, on rêverait d’y vivre», pour y goûter éternellement la beauté du monde et les vibrations de la lumière. Lorsqu’il dressera une sorte de bilan de son voyage en Italie (avec une halte au retour à Aix-en-Provence), il distinguera ainsi ce qui l’a vraiment touché de ce qui eût dû le toucher, et n’a produit sur lui aucun effet : «dans cette dernière catégorie, il faut ranger le Jupiter et Thétis d’Ingres, dont personne n’attend grand-chose, je crois bien. Mais de façon plus sacrilège j’y mettrais la Pala Sforza, le tambour bramantesque de Sainte-Marie-des-Grâces ou les flacons de Morandi dont nous fûmes abreuvés tout du long. Dans la première, le lac de Côme à Bellagio et la traversée de Bellagio à Varenna, le clocher de Soglio et le jardin de l’hôtel Palazzo Salis, la presqu’île de Chastré, comme d’habitude, le Montagna de Brera, Les Noces de Jacob et Rachel du musée Granet, une errance nocturne entre les cours et sur les balcons de l’université de Pavie, le mont Viso, le mont Viso, le mont Viso.» (pages 407-408)

La reproduction du Domaine d'Arnheim est extraite de l'ouvrage de Francine-Claire Legrand, James Ensor, précurseur de l'art moderne, éditions La Renaissance du Livre, 1999.

vendredi 29 janvier 2010

Une chance pour le temps










"Spero ancora un rifugio allo stratempo.
Ecco : è stato miracolo trovarlo.
Tutto, se chiedo, posso avere, fuori
quel mio cuore, quell'aria mia e quel tempo."

Umberto Saba, Ultime cose, Porto



Ce qui surprend toujours le lecteur du monumental Journal de Renaud Camus (vingt-quatre volumes parus à ce jour), c’est que chaque année a sa tonalité particulière, et chaque ouvrage son tempo, sa couleur spécifiques : Une chance pour le temps, qui vient de paraître, est ainsi très différent du tome précédent, L’Isolation. On y retrouve évidemment les préoccupations quotidiennes de l’auteur, ses soucis financiers et domestiques (la fameuse affaire des «pompes à chaleur» trouve ici de nouveaux développements, sans parvenir d’ailleurs à une conclusion, ce qui relance le suspens pour le prochain volume !) Ce que Renaud Camus appelle ironiquement ses «tubes» sont aussi bien présents : «airs obligés, morceaux de bravoure déjà utilisés ailleurs sous une forme à peine différente, reprises de thèmes trop familiers» (page 141) ; parmi ces thèmes récurrents, on citera l’accablement face à la «banlocalisation» du monde, à la déculturation, à la décivilisation, à l’Ombre qui ne cesse de gagner avec son cortège de nocences et d’incivilités. Mais le ton semble ici plus apaisé, ou peut-être plus résigné, que dans L’Isolation, et l’auteur s’y laisse même aller à quelques amers exercices d’introspection – de façon sans doute paradoxale si l’on considère l’ampleur de ce projet autobiographique, ils sont plutôt rares dans l’ensemble du Journal – comme celui-ci, page 173 : «Si fantasme il y a chez moi, il est en grande partie héréditaire, familial, et donc social, dans une certaine mesure. Ma mère a joué un rôle considérable dans sa constitution en moi. (...) J’ai été élevé dans des sentiments d’assiégé : assiégé par le siècle, assiégé par la gêne, assiégé par la vulgarité, par la laideur, par l’inculture (dont on aurait beau jeu de soutenir, mais pas forcément à juste raison, qu’elle était seulement une culture autre). Assiégé, mais résistant.» À la suite de ce passage, l’auteur note : «À continuer» ; on retrouvera ainsi pages 481-482 des considérations très dures sur ses rapports avec sa mère, qui figure, nous dit-il «l’abîme du dérisoire, de tout ce que je pense et de tout ce que je suis.»

Assiégé, l’auteur du Journal l’est aussi par le travail qui s’accumule et les soucis d’argent : il faut corriger les centaines de pages d’épreuves de L’Amour l’Automne et du volumineux Journal de Travers, mais aussi écrire enfin Commande publique, terminer Théâtre ce soir, l’éditorial du parti de l’In-nocence qui deviendra La grande déculturation, se documenter sur les Demeures de l’esprit anglaises, les visiter, écrire au fur et à mesure les différents chapitres du volume, mais aussi commencer un nouveau roman, L’Ecart, qui deviendra Loin, et bien sûr s’efforcer de tenir le journal, qui donne à la vie mise en phrases «une consistance, une forme, quelque chose à quoi s’accrocher dans le toboggan du temps», comme le dit joliment Renaud Camus dans un entretien récemment paru dans la revue L’Opinion indépendante. Au cœur du projet autobiographique, il y a justement cette volonté d’exhaustivité, cette insistance à tout ramasser dans l’immense filet du Journal : les lectures, les voyages, les visites de musées, les musiques aimées, mais aussi les fastidieux problèmes de chauffage, les ennuis bancaires, les négociations difficiles avec les éditeurs. Certains lecteurs pourront peut-être y voir un certain ressassement, un penchant à la «diarrhée verbale» auquel finit souvent par céder le diariste obsessionnel ; l’auteur est lui-même conscient de cet écueil, puisqu’il évoque dans Une chance pour le temps son inquiétude face à ce qui lui semble parfois un inutile rabâchage (page 465). Il me semble toutefois que Camus répond aussi très bien à ces critiques (et surmonte donc ses inquiétudes) dans ce passage de l'entretien publié dans L’Opinion indépendante : «Je n’ai jamais compris les gens qui disent aimer la littérature mais écartent d’eux un écrivain parce qu’il consacre trop de pages, selon eux, à des ébats homosexuels, mettons (pour prendre un exemple au hasard), à des questions d’étiquette à la cour de Louis XIV ou à des problèmes de chaudière. C’est à peu près aussi intelligent que d’éliminer un peintre parce qu’il peint des raies (le poisson, je veux dire), des carrés noirs sur fond blanc ou des godillots sur un plancher.» C’est le style et la forme qui donnent à ces thèmes apparemment triviaux leur force et leur nécessité, et les considérer comme le font certains lecteurs pressés comme des propos de café du Commerce revient en fait à nier la cohérence littéraire du projet global du Journal (la «graphobie», à ne pas confondre avec la «graphophobie», dont elle est l’exact contraire). Sur ce point, je voudrais aussi citer les remarques suggestives et éclairantes de Sjef Houppermans dans son article Paysages : pays sages, (on le trouve dans l’ouvrage Les Spirales du sens chez Renaud Camus, textes réunis par Ralph Sarkonak). Houppermans fait référence à une réflexion de Tanguy Viel sur l’idée grecque de la scène de théâtre comme purgation des passions : «à la douleur mélancolique de l’insuffisance du réel risquant toujours de devenir folie (...), on offre un espace neutralisé qui soit cette fois, non pas le comblement de cette insuffisance palliative, mais la contemplation de la mélancolie elle-même.» Voici le commentaire que fait Houppermans de cette citation : «Le Journal de Camus est en un sens cette plate-forme qui a comme règle la neutralité au sens que TOUT y a accès ; cette totalité, ce panorama de la vie, est non pas utopique (alors que toutefois l’utopie y ménage ses espaces privilégiés, de château en château) mais atopique : la polis du livre est une grande carte qui trace les parcours du désir, désir à jamais errant, mélancolique (la perte est de toujours). Regards qui se perdent et que la parole sauve, le symbolique et l’imaginaire sont faits pour se manquer et par conséquent ils ne cessent de se hanter réciproquement. Le Journal et l’insertion dans le paysage se suppléent. Et in Arcadia ego.» Cette fonction cathartique du Journal est d’ailleurs évoquée (de façon ironique, mais significative) dans Une chance pour le temps, page 373 : «Comme dit M. Pierre, ainsi qu’on parle d’une agréable propriété de famille où l’on peut toujours se claquemurer quand ça va mal : "Heureusement qu’il y a le journal..."» (on peut également citer les pages 339-340, qui font référence à la figure de Ferdinand Thrän, l'«archiviste des vilenies», qui a passé sa vie à tenir un registre de toutes les avanies qu'il avait à subir : «Je suppose qu'on ne me croirait pas si je disais que nous n'avons pas le choix, Thrän et moi. Si, peut-être, dans l'abstrait, nous pourrions négliger toutes ces petitesses. Mais, en fait, nous sommes victimes d'une compulsion qui nous interdit le sommeil, le repos, la paix de l'âme et celle, plus précieuse encore, peut-être, du corps, aussi longtemps que tout n'est pas couché par le détail sur le papier.»)




Un autre intérêt du Journal pour les lecteurs fidèles de Renaud Camus, c’est de pouvoir y découvrir la genèse et l’élaboration des livres futurs : on voit par exemple ici naître le projet de Loin, et l’on y découvre au fil du récit du voyage en Angleterre des paysages et des scènes qui se retrouveront par la suite dans le roman. Ce sont d’ailleurs les descriptions de la campagne anglaise, et plus loin la traversée du Piémont des collines, avec la présence imposante et fascinante du mont Viso, qui nous valent les pages les plus lumineuses d’Une chance pour le temps, avec aussi l’émerveillement de l’entente avec Pierre (pages 92 et 323-324). C’est par l’évocation du titre de ce nouveau volume que je voudrais achever ce petit compte rendu de lecture : on sait dès la quatrième de couverture qu’il s’agit d’une des exclamations favorites de la mère de l’auteur «après les heureuses journées de voyage ou d’excursion dont elle vient d’énumérer les mérites et les plaisirs». Mais cette exclamation («Et puis alors : une chance pour le temps !») renvoie peut-être aussi au projet global du Journal : se donner une chance d’échapper par l’écriture au «toboggan du temps», d’unir sur le papier la possession et la perte, ainsi que le disait déjà vingt ans plus tôt Renaud Camus dans Vigiles, à partir d’un commentaire d’une citation de Rilke : «L’écriture, comme la perte sa semblable, sa sœur, achève la possession, la consacre, la solennise. Je dirais même qu’elle l’institue. Pour le graphomane, n’est vrai que ce qui est écrit, n’est perdu que ce qui n’est pas noté.» C’est cette course incessante contre le temps, pour donner par les phrases une consistance et une forme à la vie, qui fait à mon sens la grandeur – et d’une certaine façon le caractère héroïque – du Journal de Renaud Camus.

(À suivre)

Sur la notion de «graphobie», on lira avec profit cet entretien paru dans la revue Le Matricule des Anges.

D'autres lectures en ligne d'Une chance pour le temps :

Sur le blog de Madame de Véhesse.

Sur le blog de Pascal Labeuche.

Sur le blog de Didier Goux.

Sur le blog de Limbo.

Un article du Figaro

Photos : Renaud Camus (Site Flickr)

jeudi 28 janvier 2010

Monviso (2)




Dans le dernier volume de son journal, Une chance pour le temps, Renaud Camus évoque son voyage à Milan et sa «traversée du Piémont des collines», région dominée par «le grand cirque des Alpes», qui lui donne, nous dit l'auteur, «son cachet unique». Parmi tous ces sommets étincelants, source de «l'orgueil piémontais, ou de l'amour piémontais de la terre natale», il est particulièrement frappé par le Mont Viso, «qui doit être une obsession pour tous les habitants de ces contrées». Renaud Camus note que la particularité de ce mont est d'être toujours parfaitement visible, «tant il domine de haut, pyramide acérée, tous les autres sommets (...) on dirait que tout ce qui peut lui faire ombrage s'efface en son honneur.» C'est en effet ce splendide isolement, cette altière omniprésence dans le paysage qui lui vaut son nom, dérivant du latin Mons Vesulus, "la montagne bien visible", point de repère pour le voyageur, facilement visible dans toute la plaine piémontaise et aussi dans les vallées de Cuneo et le versant français du Queyras. Cette silhouette imposante lui a valu aussi de nombreux surnoms : Sua Maestà il Monviso, il Re di pietra (le Roi de pierre) ; c'est aussi au pied du Mont Viso (à Pian del Re – encore et toujours la royauté) que le Pô, plus long fleuve d'Italie, prend sa source. Les caprices du Roi de pierre et son imprévisibilité sont également à l'origine de nombreux dictons populaires piémontais, par exemple celui-ci : «Quanda Viso a l'ha ël capel, o ch'a fa brut o ch'a fa bel ; ma se ël capel lo quata tut, o ch'a fa bel o ch'a fa brut.» (Quand le Viso est couvert par un chapeau de nuages, le temps sera mauvais ou beau ; mais si les nuages le recouvrent entièrement, le temps sera beau, ou peut-être mauvais.). Le Mont Viso est aussi à l'origine de nombreuses légendes ; l'une d'elles prétend même que c'est lui que l'on voit sur le célèbre logo de la Paramount !




Le Mont Viso est également présent dans la littérature, et depuis très longtemps, puisqu'il est déjà mentionné par Virgile dans l'Enéide ; dans le livre X (707-709), le roi étrusque Mézence, ennemi d'Enée, est comparé à «un fort sanglier, par la morsure des chiens chassé de ses hautes montagnes – le Vésule couvert de pins l'a protégé longtemps, longtemps aussi, peut-être, les marais laurentes, nourri dans leurs champs de roseaux –» (traduction de Jacques Perret) («Ac velut ille canum morsu de montibus altis / actus aper, multos Vesulus quem pinifer annos / defendit multosve palus Laurentia, silva / pastus harundinea»).
On le retrouve aussi chez Dante qui le cite dans son évocation du Pô (Enfer, XVI, 95) : «come quel fiume che proprio cammino / prima del Monte Viso 'nver levante / da la sinistra costa d'Appennino» («Comme le fleuve qui suit son propre cours / avant le Mont Viso, vers le levant, / sur le flanc gauche de l'Apennin» (traduction Jacqueline Risset).
Dans sa traduction latine de la dernière nouvelle du Decameron, de Boccace, l'histoire de Griselda, Pétrarque mentionne lui aussi le Mont Viso (je cite ici la traduction italienne) :
«Nella parte occidentale dell'Italia, dalla catena dell'Appennino si leva il Monviso, un monte altissimo, isolato, che, innalzandosi con la sua vetta oltre le nuvole, si slancia nell'aria limpida. È una montagna famosa di per sé, famosissima per le sorgenti del Po che, sgorgato dal suo fianco con un rigagnolo, procede verso oriente, e subito gonfiatosi dopo un breve percorso per uno straordinario apporto di acqua, è definito da Virgilio non solo uno dei fiumi più grandi, ma il re dei fiumi. Taglia a mezzo la Liguria con la sua corrente impetuosa ; quindi dividendo l'Emilia e la Romagna e il Veneto, scende infine all'Adriatico con molti e larghi sbocchi.» («Dans la partie occidentale de l'Italie, depuis la chaîne des Apennins, s'élève le mont Viso, une très haute montagne isolée, qui, s'élevant avec sa cime au-delà des nuages, s'élance dans l'air limpide. C'est une montagne célèbre en elle-même, mais davantage encore parce que s'y trouve la source du Pô qui, ruisselet jailli de son flanc, suit son cours vers l'est, et gonflant aussitôt son débit après un bref parcours grâce à un considérable apport d'eau, est considéré par Virgile non seulement comme un des fleuves les plus grands, mais comme le roi des fleuves. Avec son cours impétueux, il coupe en deux la Ligurie ; puis divise l'Emilie, la Romagne et la Vénétie, pour descendre enfin vers l'Adriatique en de nombreux et larges débouchés.»)
Et dans ses Contes de Canterbury, Chaucer, à la suite de Pétrarque, reprendra la même histoire dans le conte de l'Universitaire d'Oxford (The Clerk's tale) :
«A proem to describe those lands renowned,
Saluzzo, Piedmont, and the region round,
And speaks of Apennines, those hills so high
That form the boundary of West Lombardy,
And of Mount Viso, specially, the tall,
Whereat the Po, out of a fountain small,
Takes its first springing and its tiny source
That eastward ever increases in its course
Toward Emilia, Ferrara, and Venice;
The which is a long story to devise.»
J'ai trouvé également un fragment du récit de voyage en vers d'un auteur beaucoup moins célèbre, H. Deslandes, (La nature sauvage, 1808) :
« Du Viso dont le pic s'élève inaccessible,
j'ai foulé sans pâlir la glace incorruptible,
j'ai respiré sous l'abîme et sous mes pieds j'ai vu
des vapeurs du matin l'océan suspendu.»

On voit bien que Renaud Camus est loin d'être le seul auteur à avoir éprouvé cette fascination pour le Mont Viso, et que ce dernier n'est pas aussi inconnu qu'il nous le dit dans cet autre passage d'Une chance pour le temps : «Le mont Viso est mon nouvel ami. J'aimerais tout savoir de lui alors que je ne suis même pas sûr qu'il s'appelle bien ainsi. Je ne comprends pas comment il peut régner avec tant d'évidence à la fois et tant de discrétion – car qui connaît son nom ? – sur le Piémont auquel, si je m'attache, c'est grâce à lui, et en dépit de toutes ses pauvres campagnes bafouées.» (page 408).

Ce texte doit beaucoup à l'article italien Monviso de l'encyclopédie en ligne Wikipédia, dont je remercie les auteurs anonymes et érudits.




Source des images : (1) et (2) Site Flickr

(3) Mario Mancuso  (Site Flickr)

dimanche 24 janvier 2010

Vulcano, Venere e Marte


(da un disegno del Parmigianino)

Commovetevi tutti voi cui gelosia
e amore stringono il petto doloroso
senza lasciarne mai l'area privilegiata
e con gli anni infestata da edera e da ruggine.

Commovetevi tutti voi a questa scena
coniugale che un figlio dei miei borghi
aperti al sole d'inverno fissò sulla carta giallina
raccontando con mano beffarda e pietosa

una collera finta un'estasi tante volte aspettata
e temuta – nel turbine della sorpresa gli amanti
distaccati ormai ostili l'uno all'altro goccianti
piante che il mattino sonoro libera dalla bruma

e da stormi in transito qui per l'ultima volta. –

Parma, fine novembre, anno imprecisato

Attilio Bertolucci Verso le sorgenti del Cinghio (1993), ed. Garzanti

Source de l'image : Iconos.it

jeudi 21 janvier 2010

Nevicata


Lenta fiocca la neve pe'l cielo cinerëo : gridi,
Suoni di vita più non salgono da la città,

Non d'erbaiola il grido o corrente rumore di carro,
Non d'amor la canzone ilare e di gioventù.

Da la torre di piazza roche per l'aëre le ore
Gemon, come sospir d'un mondo lungi dal dì.

Picchiano uccelli raminghi a'vetri appannati : gli amici
Spiriti reduci son, guardano e chiamano a me.

In breve, o cari, in breve – tu càlmati, indomito cuore –
Giù al silenzio verrò, ne l'ombra riposerò.

Giosuè Carducci Odi barbare



Ciel de neige

La neige lentement tombe en un ciel de cendre :
Ni cris, ni sons de vie ne montent de la ville,

Nul cri de revendeuse ou bruit d'un char qui roule,
Nulle heureuse chanson d'amour et de jeunesse.

De la tour du palais, rauques dans l'air les heures
Gémissent, longs soupirs d'un monde loin du temps.

Des oiseaux égarés frappent aux vitres ternes :
Mes amis revenus me regardent, m'appellent.

Bientôt, ô vous, si chers – paix, mon cœur insoumis –
J'irai vers le repos de l'ombre et du silence.

Traduction : Danielle Boillet

Source des images (1) et (2) : Site Flickr

mardi 12 janvier 2010

Monviso




Un extrait du journal 2007 de Renaud Camus, Une chance pour le temps, qui vient de paraître aux éditions Fayard :

Nous avons fait la petite traversée du Piémont des collines que nous avions dû sacrifier dimanche dernier à l'exposition Gilbert & George de Rivoli. Le pays, beaucoup trop densément habité, est terriblement abîmé. L'industrie du vin (d'Asti) a jeté partout ses fabriques, ses chais de tôle ondulée, ses stands de dégustation et de commerce. Les maisons sont laides, en général, et tout ce qui a été construit depuis un demi-siècle et plus est affreux. Mais le paysage a dû être admirable, et hier, sous un magnifique soleil d'automne, velouté par les rouges et les ors de la vigne, il parvenait presque, en de certains replis de ses vagues ondulées, à faire oublier les terribles ravages qu'il a subis. Les villages, sur leurs promontoires successifs, sont dominés presque tous par d'énormes châteaux ou des tours, d'époque médiévale pour la plupart. Nous nous sommes arrêtés à ceux de Grinzane Cavour, qui fut à Cavour et à sa famille avant lui, et de Serralunga d'Alba, magnifique haute tour militaire aux ouvertures romanes et gothiques.



Mais ce qui donne à ces contrées leur cachet unique, c'est le grand cirque des Alpes, de plus en plus en évidence à mesure que le soir tombe et le ciel blanchit. Il dessine plus qu'un demi-cercle, un grand arc outrepassé, aux neiges sans doute éternelles. Des hautes collines du sud-est on le voit enserrer tout ce beau royaume, le Piémont, qui ainsi a vécu dans la paume de la main de cet énorme et sublime Shangri-la. En général, et malgré les avertissements de Nietzsche, on ne suppose pas tant de personnalité à cette région que le voyageur, le plus souvent, ne fait que traverser en route vers les plaines où le Pô prend ses aises, en aval, ou bien vers l'Arno, ou encore vers le Tibre. Mais on se dit qu'il doit exister, ou avoir existé, un fort sentiment d'orgueil piémontais, ou d'amour piémontais de la terre natale, à la voir aussi sublimement close de sommets étincelants. Le mont Viso, en particulier, doit être une obsession pour les habitants de ces contrées. On le voit de partout et on ne voit que lui, tant il domine de haut, pyramide acérée, tous les autres sommets. Je ne m'explique pas ce phénomène d'ailleurs : non seulement il paraît très isolé, mais tous les pics plus élevés que lui – et il doit bien y en avoir, ne serait-ce que le mont Blanc... – semblent absents de la ligne d'horizon. On dirait que tout ce qui pourrait lui faire ombrage s'efface en son honneur. Et il préside des heures durant à la traversée de ces contrées fortunées : le crépuscule ne l'efface pas, il ne disparaît qu'à la nuit noire.

Source des images : (1) Renaud Camus (Site Flickr) (2) Site Flickr