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vendredi 29 janvier 2010

Une chance pour le temps










"Spero ancora un rifugio allo stratempo.
Ecco : è stato miracolo trovarlo.
Tutto, se chiedo, posso avere, fuori
quel mio cuore, quell'aria mia e quel tempo."

Umberto Saba, Ultime cose, Porto



Ce qui surprend toujours le lecteur du monumental Journal de Renaud Camus (vingt-quatre volumes parus à ce jour), c’est que chaque année a sa tonalité particulière, et chaque ouvrage son tempo, sa couleur spécifiques : Une chance pour le temps, qui vient de paraître, est ainsi très différent du tome précédent, L’Isolation. On y retrouve évidemment les préoccupations quotidiennes de l’auteur, ses soucis financiers et domestiques (la fameuse affaire des «pompes à chaleur» trouve ici de nouveaux développements, sans parvenir d’ailleurs à une conclusion, ce qui relance le suspens pour le prochain volume !) Ce que Renaud Camus appelle ironiquement ses «tubes» sont aussi bien présents : «airs obligés, morceaux de bravoure déjà utilisés ailleurs sous une forme à peine différente, reprises de thèmes trop familiers» (page 141) ; parmi ces thèmes récurrents, on citera l’accablement face à la «banlocalisation» du monde, à la déculturation, à la décivilisation, à l’Ombre qui ne cesse de gagner avec son cortège de nocences et d’incivilités. Mais le ton semble ici plus apaisé, ou peut-être plus résigné, que dans L’Isolation, et l’auteur s’y laisse même aller à quelques amers exercices d’introspection – de façon sans doute paradoxale si l’on considère l’ampleur de ce projet autobiographique, ils sont plutôt rares dans l’ensemble du Journal – comme celui-ci, page 173 : «Si fantasme il y a chez moi, il est en grande partie héréditaire, familial, et donc social, dans une certaine mesure. Ma mère a joué un rôle considérable dans sa constitution en moi. (...) J’ai été élevé dans des sentiments d’assiégé : assiégé par le siècle, assiégé par la gêne, assiégé par la vulgarité, par la laideur, par l’inculture (dont on aurait beau jeu de soutenir, mais pas forcément à juste raison, qu’elle était seulement une culture autre). Assiégé, mais résistant.» À la suite de ce passage, l’auteur note : «À continuer» ; on retrouvera ainsi pages 481-482 des considérations très dures sur ses rapports avec sa mère, qui figure, nous dit-il «l’abîme du dérisoire, de tout ce que je pense et de tout ce que je suis.»

Assiégé, l’auteur du Journal l’est aussi par le travail qui s’accumule et les soucis d’argent : il faut corriger les centaines de pages d’épreuves de L’Amour l’Automne et du volumineux Journal de Travers, mais aussi écrire enfin Commande publique, terminer Théâtre ce soir, l’éditorial du parti de l’In-nocence qui deviendra La grande déculturation, se documenter sur les Demeures de l’esprit anglaises, les visiter, écrire au fur et à mesure les différents chapitres du volume, mais aussi commencer un nouveau roman, L’Ecart, qui deviendra Loin, et bien sûr s’efforcer de tenir le journal, qui donne à la vie mise en phrases «une consistance, une forme, quelque chose à quoi s’accrocher dans le toboggan du temps», comme le dit joliment Renaud Camus dans un entretien récemment paru dans la revue L’Opinion indépendante. Au cœur du projet autobiographique, il y a justement cette volonté d’exhaustivité, cette insistance à tout ramasser dans l’immense filet du Journal : les lectures, les voyages, les visites de musées, les musiques aimées, mais aussi les fastidieux problèmes de chauffage, les ennuis bancaires, les négociations difficiles avec les éditeurs. Certains lecteurs pourront peut-être y voir un certain ressassement, un penchant à la «diarrhée verbale» auquel finit souvent par céder le diariste obsessionnel ; l’auteur est lui-même conscient de cet écueil, puisqu’il évoque dans Une chance pour le temps son inquiétude face à ce qui lui semble parfois un inutile rabâchage (page 465). Il me semble toutefois que Camus répond aussi très bien à ces critiques (et surmonte donc ses inquiétudes) dans ce passage de l'entretien publié dans L’Opinion indépendante : «Je n’ai jamais compris les gens qui disent aimer la littérature mais écartent d’eux un écrivain parce qu’il consacre trop de pages, selon eux, à des ébats homosexuels, mettons (pour prendre un exemple au hasard), à des questions d’étiquette à la cour de Louis XIV ou à des problèmes de chaudière. C’est à peu près aussi intelligent que d’éliminer un peintre parce qu’il peint des raies (le poisson, je veux dire), des carrés noirs sur fond blanc ou des godillots sur un plancher.» C’est le style et la forme qui donnent à ces thèmes apparemment triviaux leur force et leur nécessité, et les considérer comme le font certains lecteurs pressés comme des propos de café du Commerce revient en fait à nier la cohérence littéraire du projet global du Journal (la «graphobie», à ne pas confondre avec la «graphophobie», dont elle est l’exact contraire). Sur ce point, je voudrais aussi citer les remarques suggestives et éclairantes de Sjef Houppermans dans son article Paysages : pays sages, (on le trouve dans l’ouvrage Les Spirales du sens chez Renaud Camus, textes réunis par Ralph Sarkonak). Houppermans fait référence à une réflexion de Tanguy Viel sur l’idée grecque de la scène de théâtre comme purgation des passions : «à la douleur mélancolique de l’insuffisance du réel risquant toujours de devenir folie (...), on offre un espace neutralisé qui soit cette fois, non pas le comblement de cette insuffisance palliative, mais la contemplation de la mélancolie elle-même.» Voici le commentaire que fait Houppermans de cette citation : «Le Journal de Camus est en un sens cette plate-forme qui a comme règle la neutralité au sens que TOUT y a accès ; cette totalité, ce panorama de la vie, est non pas utopique (alors que toutefois l’utopie y ménage ses espaces privilégiés, de château en château) mais atopique : la polis du livre est une grande carte qui trace les parcours du désir, désir à jamais errant, mélancolique (la perte est de toujours). Regards qui se perdent et que la parole sauve, le symbolique et l’imaginaire sont faits pour se manquer et par conséquent ils ne cessent de se hanter réciproquement. Le Journal et l’insertion dans le paysage se suppléent. Et in Arcadia ego.» Cette fonction cathartique du Journal est d’ailleurs évoquée (de façon ironique, mais significative) dans Une chance pour le temps, page 373 : «Comme dit M. Pierre, ainsi qu’on parle d’une agréable propriété de famille où l’on peut toujours se claquemurer quand ça va mal : "Heureusement qu’il y a le journal..."» (on peut également citer les pages 339-340, qui font référence à la figure de Ferdinand Thrän, l'«archiviste des vilenies», qui a passé sa vie à tenir un registre de toutes les avanies qu'il avait à subir : «Je suppose qu'on ne me croirait pas si je disais que nous n'avons pas le choix, Thrän et moi. Si, peut-être, dans l'abstrait, nous pourrions négliger toutes ces petitesses. Mais, en fait, nous sommes victimes d'une compulsion qui nous interdit le sommeil, le repos, la paix de l'âme et celle, plus précieuse encore, peut-être, du corps, aussi longtemps que tout n'est pas couché par le détail sur le papier.»)




Un autre intérêt du Journal pour les lecteurs fidèles de Renaud Camus, c’est de pouvoir y découvrir la genèse et l’élaboration des livres futurs : on voit par exemple ici naître le projet de Loin, et l’on y découvre au fil du récit du voyage en Angleterre des paysages et des scènes qui se retrouveront par la suite dans le roman. Ce sont d’ailleurs les descriptions de la campagne anglaise, et plus loin la traversée du Piémont des collines, avec la présence imposante et fascinante du mont Viso, qui nous valent les pages les plus lumineuses d’Une chance pour le temps, avec aussi l’émerveillement de l’entente avec Pierre (pages 92 et 323-324). C’est par l’évocation du titre de ce nouveau volume que je voudrais achever ce petit compte rendu de lecture : on sait dès la quatrième de couverture qu’il s’agit d’une des exclamations favorites de la mère de l’auteur «après les heureuses journées de voyage ou d’excursion dont elle vient d’énumérer les mérites et les plaisirs». Mais cette exclamation («Et puis alors : une chance pour le temps !») renvoie peut-être aussi au projet global du Journal : se donner une chance d’échapper par l’écriture au «toboggan du temps», d’unir sur le papier la possession et la perte, ainsi que le disait déjà vingt ans plus tôt Renaud Camus dans Vigiles, à partir d’un commentaire d’une citation de Rilke : «L’écriture, comme la perte sa semblable, sa sœur, achève la possession, la consacre, la solennise. Je dirais même qu’elle l’institue. Pour le graphomane, n’est vrai que ce qui est écrit, n’est perdu que ce qui n’est pas noté.» C’est cette course incessante contre le temps, pour donner par les phrases une consistance et une forme à la vie, qui fait à mon sens la grandeur – et d’une certaine façon le caractère héroïque – du Journal de Renaud Camus.

(À suivre)

Sur la notion de «graphobie», on lira avec profit cet entretien paru dans la revue Le Matricule des Anges.

D'autres lectures en ligne d'Une chance pour le temps :

Sur le blog de Madame de Véhesse.

Sur le blog de Pascal Labeuche.

Sur le blog de Didier Goux.

Sur le blog de Limbo.

Un article du Figaro

Photos : Renaud Camus (Site Flickr)

4 commentaires:

  1. Cher Emmanuel, je ne suis certainement pas un lecteur pressé, mais plus sûrement un lecteur qui répugne à s'expliquer, à commenter, à formaliser ses vagues intuitions (mais qui aime en revanche à lire les analyses des autres).
    Il s'agit certes d'un paradoxe pour quelqu'un qui a la prétention de tenir (mais si peu...) un blogue. Mais puisque vous me provoquez (un peu), j'essaierai d'écrire quelques petites choses...

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  2. Cher Philippe(s), croyez bien que vous n'étiez pas personnellement visé ! J'ai en fait souvent entendu cette critique à propos des journaux de RC, et ma remarque était très générale. Je suis en tout cas heureux de votre passage ici et serai ravi de vous lire bientôt sur votre blog, que je visite toujours avec plaisir.

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  3. Cher Emmanuel, je vous remercie d'avoir mis en lien chez vous mon modeste texte sur "Une chance pour le temps", j'en suis touché.
    Mais pourrais-je savoir pourquoi vous n'avez pas "posté" votre brillant commentaire sur la SLRC ? Ce que vous relevez à propos de la graphobie et du Journal comme atopie est très intéressant et aurait pu, allez savoir, faire l'objet d'un échange fructueux...

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  4. Merci de votre passage, Pascal ! J'aime bien le côté "bouteille à la mer" du blog, qui me vaut au moins la satisfaction de constater que le message a tout de même eu quelques lecteurs. Pour le forum de la SLRC, je n'ai vraiment plus ni la force ni l'envie...

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