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mardi 30 avril 2013

Er giorno der giudizzio (Le Jour du Jugement)




Giuseppe Gioachino Belli (1791-1863) est l'auteur de plus de deux mille sonnets en dialecte romain (le romanesco), véritable monument élevé à l'inventivité et à la vitalité du peuple de Rome. Pasolini l'admirait beaucoup et il a emprunté à l'un de ces sonnets le titre d'un chapitre des Ragazzi di vita (La Commare secca), qui inspirera ensuite le scénario du premier film réalisé par Bertolucci. Le sonnet que je cite ici est l'un des plus célèbres de Belli :


Er giorno der giudizzio 

Cuattro angioloni co le tromme in bocca 
se metteranno uno pe ccantone 
a ssonà : poi co ttanto de vocione 
cominceranno a ddì : "ffora a chi ttocca".

Allora vierà su una filastrocca 
de schertri da la terra a ppecorone, 
pe rripijjà ffigura de perzone 
come purcini attorno de la bbiocca. 

E sta bbiocca sarà ddio bbenedetto, 
che ne farà du' parte, bbianca, e nnera : 
una pe annà in cantina, una sur tetto. 

All'urtimo usscirà 'na sonajjera 
d'Angioli, e, ccome si ss'annassi a lletto, 
smorzeranno li lumi, e bbona sera.

Giuseppe Gioachino Belli  Sonetto n. 276  (25 novembre 1831)






Vittorio Gassman récite Er giorno der giudizzio



Le Jour du Jugement

Quatre grands anges, avec leurs trompettes,
se placeront aux quatre coins de l'univers,
et ils sonneront : puis, d'une voix forte,
ils commenceront à demander : "À qui le tour ?"

Alors on verra s'avancer en un long cortège
des squelettes sortis de terre, marchant accroupis
avant de reprendre leur forme humaine,
en se regroupant comme des poussins autour de leur mère.

Et cette mère sera le Bon Dieu,
qui les séparera en deux groupes, les bons et les méchants :
ceux-ci disparaîtront en enfer ; ceux-là iront au paradis.

À la fin s'avancera une troupe d'anges,
et comme quand vient l'heure de dormir,
ils éteindront toutes les lumières, et puis, bonne nuit !

(Traduction personnelle)






Images : Luca Signorelli, La Resurrezione della carne, Cappella di San Brizio, Duomo di Orvieto.



dimanche 28 avril 2013

La Casati



"Age cannot wither her, nor custom stale
Her infinite variety."

Shakespeare Antony and Cleopatra II, 2







Luisa Casati

Londra, Beaufort Gardens, sabato 1 giugno 1957. Agli amici non scrive più. Si crede telepatica e parla con loro convinta che la sentano. Si lava con la belladonna gli occhi che ormai non vedono più. Invecchia, sola con le sue manie, in una modesta camera affittata. Spegne nell’ombra i fuochi di una vita leggendaria. Se ne va alle tre del pomeriggio stroncata da un’emorragia cerebrale. È stata Isabella Inghirami in quel romanzo di D’Annunzio, e oggi muore come lui.

Una volta era bella. Ha impreziosito la sua bellezza indossando gli abiti strepitosi che Fortuny disegnava solo per lei. Ha incantato Diaghilev. Ha ammaliato Rubinstein e messo in soggezione David Herbert Lawrence. Ha dato feste mitiche, nel suo palazzo sul Canal Grande o nel giardino con gli alberi dipinti d’oro della villa di dieci piani alla periferia di Parigi, in cui lei era il sole e gli altri le stelle che debbono rassegnarsi a impallidire. «Vorrei essere un’opera d’arte vivente», ha sempre confessato senza tante cerimonie, e oggi sa come vanno a finire anche le opere d’arte.

Un giorno, a Parigi, ha ricevuto Man Ray. Lei ha quarantatré anni, undici più di lui, ma non si vede. Indossa la tenuta abituale : tre metri di pitone vivo intorno ai fianchi ancora snelli. Si mette in posa. Lui accende le lampade, ma un corto circuito oscura tutte le luci gettando il salone nella penombra. Non fa niente. Starà in posa nella penombra. Tornato a casa, lui svillupa le fotografie. Sono venute così male che vorrebbe buttarle, ma lei dice : «Le compro». Lei le trova magnifiche. Adora quel sorriso sfuocato, di occhi che scintillano nel buio come gli occhi di una tigre al risveglio. Gli dice : «Ha fotografato la mia anima, lo sa?»

Eugenio Baroncelli  Mosche d'inverno Ed. Sellerio, 2010







Luisa Casati

Londres, Beaufort Gardens, samedi 1er juin 1957. Elle n’écrit plus à ses amis. Sûre d'avoir des dons de télépathie, elle parle avec eux, persuadée qu’ils l’entendent. Elle baigne avec de la belladone ses yeux qui désormais ne voient plus. Elle vieillit, seule avec ses manies, dans une modeste chambre louée. Elle éteint dans l’ombre les feux d’une vie légendaire. Elle meurt à trois heures de l’après-midi, emportée par une hémorragie cérébrale. Elle a été Isabelle Inghirami dans le roman de D’Annunzio, et aujourd’hui elle meurt comme lui.

Autrefois, elle était belle. Elle a rehaussé sa beauté en portant les vêtements prestigieux que Fortuny créait spécialement pour elle. Elle a fasciné Diaghilev. Elle a envoûté Rubinstein et troublé D.H. Lawrence. Elle a donné des fêtes mythiques, dans son palais sur le Grand Canal ou dans le jardin aux arbres peints en or de sa villa de dix étages dans la banlieue de Paris ; elle y était le soleil et tous les autres des étoiles qui doivent se résigner à pâlir. «Je voudrais être une œuvre d’art vivante», avouait-elle tout simplement, et aujourd’hui, elle sait comment les œuvres d’art, elles aussi, finissent.

Un jour, à Paris, elle a reçu Man Ray. Elle a quarante-trois ans, onze de plus que lui, mais cela ne se voit pas. Elle porte sa tenue habituelle : trois mètres de python vivant autour de ses hanches encore minces. Elle prend la pose. Il allume les lumières, mais un court-circuit plonge brusquement le salon dans l’obscurité. Cela n’a pas d’importance : elle gardera la pose dans la pénombre. Un peu plus tard, Man Ray développe les photographies. Elles sont si mauvaises qu’il voudrait les jeter, mais elle lui dit : «Je vous les achète». Elle les trouve magnifiques. Elle adore ce sourire flou, ces yeux qui scintillent dans le noir comme ceux d’une tigresse au réveil. Elle lui dit : «Savez-vous que vous avez photographié mon âme ?»

(Traduction personnelle)








Images
: en haut, Man Ray Portrait de la Marquise Luisa Casati (1922)

au centre, Man Ray Portrait de la Marquise Luisa Casati (détail) (1922)

en bas, Adolf de Meyer Portrait de la Marquise Luisa Casati (1912), avec un autographe de D'Annunzio.

lundi 22 avril 2013

Sans retour (Senza ritorno)




Et je pense à Coré l'absente ; qui a pris 
Dans ses mains le cœur noir étincelant des fleurs 
Et qui tomba, buvant le noir, l'irrévélée, 
Sur le pré de lumière - et d'ombre. Je comprends 
Cette faute, la mort. Asphodèles, jasmins 
Sont de notre pays. Des rives d'eau 
Peu profonde et limpide et verte y font frémir 
L'ombre du cœur du monde... Mais oui, prends. 
La faute de la fleur coupée nous est remise, 
Toute l'âme se voûte autour d'un dire simple, 
La grisaille se perd dans le fruit mûr. 

Le fer des mots de guerre se dissipe 
Dans l'heureuse matière sans retour. 

Yves Bonnefoy  Pierre écrite  Le dialogue d'Angoisse et de Désir  Éditions Gallimard






E penso a Core l'assente ; che prese fra le mani 
Il radioso nero cuore dei fiori 
E cadde, bevendo il nero, irrivelata, 
Sul prato di luce - e d'ombra. Capisco 
Questa colpa, la morte. Asfodeli e gelsomini 
Son della nostra terra. Rive d'acqua 
Poco profonda e trasparente e verde fanno fremere 
L'ombra del cuore del mondo... Ma sì, prendi. 
La colpa del fiore reciso ci è condonata, 
L'anima tutta s'inarca intorno a un dire semplice, 
Il grigiore si perde nel frutto maturo. 

Il ferro delle parole di guerra si consuma 
Nella materia felice senza ritorno. 

Traduzione : Diana Grange Fiori








Images : (1) et (2)  Sebastià Giralt (Site Flickr)

(3)  Site Flickr



samedi 20 avril 2013

À la tombée du jour





When I heard at the close of the day how my name had been receiv’d with plaudits in the capitol, still it was not a happy night for me that follow’d, 

And else when I carous’d, or when my plans were accomplish’d, still I was not happy, 

But the day when I rose at dawn from the bed of perfect health, refresh’d, singing, inhaling the ripe breath of autumn, 

When I saw the full moon in the west grow pale and disappear in the morning light, 

When I wander’d alone over the beach, and undressing bathed, laughing with the cool waters, and saw the sun rise, 

And when I thought how my dear friend my lover was on his way coming, O then I was happy, 

O then each breath tasted sweeter, and all that day my food nourish’d me more, and the beautiful day pass’d well, 

And the next came with equal joy, and with the next at evening came my friend, 

And that night while all was still I heard the waters roll slowly continually up the shores, 

I heard the hissing rustle of the liquid and sands as directed to me whispering to congratulate me, 

For the one I love most lay sleeping by me under the same cover in the cool night, 

In the stillness in the autumn moonbeams his face was inclined toward me, 

And his arm lay lightly around my breast – and that night I was happy.

Walt Whitman  Leaves of grass, Calamus 




Quand j’ai appris à la tombée du jour que mon nom avait été accueilli par des applaudissements au Capitole, ce ne fut pas pour autant une nuit heureuse qui suivit pour moi, 

Et de même quand j’ai fait la fête, ou lorsque mes plans se sont réalisés, je n’étais pas heureux pour autant, 

Mais le jour où je me suis levé à l’aube du lit de la santé parfaite, reposé, chantant, aspirant le souffle mûr de l’automne, 

Quand j’ai vu la pleine lune pâlir à l’ouest et disparaître dans la lumière du matin, 

Quand j’ai erré seul sur la plage et me déshabillant me suis baigné, riant avec les eaux fraîches, et que j’ai vu le soleil se lever, 

Et quand j’ai pensé que mon cher ami mon amant était en chemin vers moi, oh alors j’étais heureux, 

Oh alors chaque bouffée d’air avait un goût plus doux, et toute la journée les aliments m’ont mieux nourri, et la belle journée s’est heureusement passée, 

Et la suivante est arrivée avec une joie égale, et avec le soir de la suivante est arrivé mon ami, 

Et cette nuit-là tandis que tout était calme j’ai entendu les eaux rouler lentement et sans interruption le long du rivage, 

J’ai entendu le bruissement sifflant de l’élément liquide et du sable comme s’il s’adressait à moi en murmurant pour me féliciter, 

Car celui que j’aime plus que tout dormait étendu à mes côtés sous la même couverture dans la nuit fraîche, 

Dans le calme des rayons de lune d’automne son visage était incliné vers moi, 

Et son bras reposait légèrement autour de ma poitrine – et cette nuit-là, j’étais heureux.

Traduction : Renaud Camus  (in Chroniques achriennes, P.O.L, 1984)




Quando, sul finire del giorno, udii che ero stato elogiato al Campidoglio, non fu felice per me la notte che seguii ; 

E così pure quando feci baldoria o quando i miei progetti più importanti si attuarono, ancora non fui felice, 

Ma il giorno in cui all’alba mi alzai dal letto, in perfetta salute, elettrico, respirando una dolce brezza, 

Quando vidi la luna piena impallidire ad occidente e sparire nella luce del mattino, 

Quando solitario vagabondai sulla spiaggia e nudo mi tuffai, ridendo con le onde, e vidi sorgere il sole, 

E quando pensai che il mio caro amico, il mio amante stava arrivando, oh, allora fui felice ; 

Allora ogni alito d’aria più dolce mi apparve, e tutto quel giorno il cibo meglio mi nutrì, e lo splendido giorno trascorse felice, 

E il giorno seguente arrivò con uguale gioia, e il giorno dopo, di sera, arrivò il mio amico, 

E quella notte, mentre tutto taceva, udii le onde, lente, continue, frangersi contro la spiaggia, 

Udii il sibilante fruscio dell’acqua e della sabbia, come rivolto a me, sussurrare per congratularsi, 

Perché colui che amavo giaceva addormentato accanto a me, 

Nel silenzio, nella luce dei chiari raggi della luna, il suo viso rivolto verso di me, 

E il braccio leggero sul mio petto e quella notte fui felice.

Traduzione : Marina Tornaghi  (in Calamus, Enola, 2000)






Images : de haut en bas, (1) Week-end  (Andrew Haigh, 2011)



(4) Mitchell Klein  (Site Flickr)



jeudi 18 avril 2013

Le sillage noir (Un soir à Paros)






Le vent s'est levé, en effet, il ne fait pas chaud. Autour d'une longue traînée dorée, faisceau de la pleine lune qui s'avance vers nous, la mer est agitée de vagues noires qui secouent le petit bateau. Des quinze ou vingt passagers, un bon tiers est arc-bouté sur le bastingage. Une malheureuse jeune Suédoise, agenouillée à mes côtés sur la dure banquette de bois, tout son buste au-delà de la rambarde, est consumée d'une telle frénésie de se vider le corps que je me résouds, crainte de la voir s'abîmer dans les flots, à me saisir fermement de l'une de ses chevilles : elle ne s'en apercevra même pas.

La femme du pilote est à bord. Assise, elle sourit et ne fait pas un geste. Ses poignets sont croisés sur ses cuisses. Il y a trente ou quarante siècles qu'elle connaît tout cela, la bourrasque, le roulis, les longs soirs, les craquements du bois, les cris et les agitations des ombres dans l'obscurité claire des tardifs retours, l'été. Son fils a dix ou douze ans, il rit sans arrêt, un peu trop fort, et il ne cesse de courir de la cabine à la proue, en sautant d'un point d'attache à un autre par-dessus les pauvres voyageurs éberlués. Après qu'on a suivi longuement une chaîne noire, sans faille, continuellement dressée sous le ciel noir et sous le disque parfait de l'astre saturé, on parvient à une côte déchiquetée. Un petit château étroit, à tourelles pointues de conte fantastique ou d'histoire de vampire, illuminé sur des rochers effilés pour une réception draculesque dans la tourmente, ce n'est que le phare de Korakas. Puis viennent une baie sombre, un autre cap, des îlots plats aux formes étranges, de menaçants récifs. La mère calme, ces cris d'enfant fou, une profusion d'étoiles filantes : larmes de la Saint-Laurent.

Renaud Camus  Notes sur les manières du temps  Éditions P.O.L, 1985 

 




Images : en haut, Site Flickr

en bas, Site Flickr



mardi 16 avril 2013

Nella grotta (Dans la grotte)




Dans le très beau livre qu’il vient de faire paraître en Italie, Geologia di un padre [Géologie d'un père], Valerio Magrelli fait, en quatre-vingt-trois chapitres (le nombre d’années qu’il a vécues), le portrait d’un père, de son père Giacinto, comme s’il s’agissait d’une terre, d'un pays à la fois familier et inconnu. Ces chapitres sont aussi des fragments, à la manière de Roland Barthes, et on se souvient que Magrelli est également le traducteur italien du Journal de deuil [Dove lei non è]. On ne cesse de passer, avec une même acuité de regard excluant tout apitoiement, d’un temps à l’autre : de l’enfance de l’auteur à la vieillesse et à la maladie du père, devenu dépendant. Et à la fin du livre, dans un poème dédié à son père mort, l’auteur s’aperçoit qu’il retrouve de plus en plus en lui-même les gestes, les inflexions de voix du disparu : « Vieillesse – le Grand Mimétisme commence, / je ressemble toujours plus à mon père (…) Vieillesse – l’Invasion commence. / Je ne sais pas si je pourrai encore signer de mon nom. » Je cite ici deux chapitres du texte, le vingt-septième et le trentième, dans une traduction personnelle :

27.

Se non gli ho parlato abbastanza quando stava già male, è perché non avevo nulla da dirgli. Soltanto frasi vuote, parole d’ordine, un formulario standard : pura funzione fàtica. Prove microfono. Ci sei ? Mi senti ? Io ti sento. Mi chiami ? Chiamami, così ci sentiamo più tardi. (La storia dell’amico pittore, che aspettava dei quadri dal proprio gallerista. « Una volta che passi, te li do », si sentiva ripetere ogni tanto. Poi, un bel giorno, finì che passò veramente. E quello, al momento del commiato : « Allora chiamami, così, quando vieni, te li do ». Perché il moi amico tacque ? Eppure poteva dirlo : sono già qui ! Non lo fece. Continua ancora ad aspettare i suoi quadri). Per me era lo stesso, solo che non avevo nessun quadro da dargli. Però trovai due strade. 

In ospedale spesso vaneggiava, ma anche quando era in sé, benché conservasse une velata lucidità, non gli riusciva più di concentrarsi. Fu allora che mi accorsi di quanto amasse la musica. Non come un melomane, ma come un tossicodipendente (Novalis : « Ogni malattia è un problema musicale. Ogni cura è una soluzione musicale »). Io fischiettavo qualche melodia, e lui veniva dietro, topolino di Hamelin. Raramente ho capito così bene il senso di totale dipendenza in cui consiste l’ascolto. Viene da qui l’idea che Anfione e Orfeo muovano i sassi, quietino le fiere. 

Quasi mi vergognavo per la facilità di domatore con cui lo riducevo all’estasi, inducendo meccanicamente in lui un benessere incontenibile. Retrocesso a uno stato di ebetudine, il malato cantava a ogni minimo cenno, trasformato in strumento di piacere, del proprio piacere. Gli ultimi giorni di Kant, il filosofo a cui prende fuoco la parrucca, e la tremenda vergogna per la propria debilitazione. Ma qui stava mio padre, che rideva beato, e io che fischiettavo, legato alla melodia, probabilmente, più ancora di quanto non lo fosse lui. Chi guidava la danza ? Chi seguiva ? Eravamo una coppia roteante, lanciata dentro il vortice sonore.

Valerio Magrelli  Geologia di un padre  Einaudi editore, Torino, 2013




 27.

Si je ne lui ai pas parlé assez quand il était déjà malade, c’est parce que je n’avais rien à lui dire. Rien d’autre que des phrases vides, des mots de passe, un formulaire standard : pure fonction phatique. Essais de micro. Tu es là ? Tu m’entends ? Moi, je t’entends. Tu m’appelles ? Appelle-moi, comme ça, on en discutera. (L’histoire de l’ami peintre, qui attendait les tableaux que devait lui rendre son galeriste. « Quand tu passes me voir, je te les donne », lui disait-on de temps à autre. Puis, un beau jour, il finit par passer pour de bon. Et il s’entendit dire, tandis qu’il prenait congé : « Alors, tu m’appelles, comme ça, quand tu viens, je te les donne ». Pourquoi mon ami n’a-t-il rien dit ? Il pouvait pourtant lui répondre : je suis déjà ici ! Il ne le fit pas. Il attend toujours ses tableaux). Pour moi, c’était la même chose, mis à part le fait que je n’avais aucun tableau à lui donner. Toutefois, je trouvai deux voies. 

À l’hôpital, il délirait souvent, mais même quand il avait tous ses esprits, bien qu’il conserve une apparente lucidité, il n’arrivait plus à se concentrer. C’est alors que je m’aperçus à quel point il aimait la musique. Non pas comme un mélomane, mais comme un drogué (Novalis : « Toute maladie est un problème musical. Tout traitement est une solution musicale »). Je sifflais une mélodie, et il me suivait, comme une souris derrière le joueur de flûte de Hamelin. J’ai rarement compris aussi bien le sens de dépendance totale qui caractérise l’écoute. L’idée qu’Amphion et Orphée avaient le pouvoir d'animer les pierres et d'apaiser les bêtes sauvages vient de là. 

J’avais presque honte de la facilité de dompteur avec laquelle je le réduisais à l’extase, produisant mécaniquement en lui un irrépressible bien-être. Réduit à un état d’hébétude, le malade chantait au moindre signe, transformé en instrument de plaisir, de son propre plaisir. Les derniers jours de Kant, le philosophe dont la perruque prend feu, et la honte terrible que lui inspire sa propre décrépitude. Mais ici, il y avait mon père, qui riait béatement, et moi qui sifflotais, lié à la mélodie, probablement, plus encore qu’il ne l’était lui-même. Qui menait la danse ? Qui suivait ? Nous étions un couple tournoyant, propulsé à l’intérieur du tourbillon sonore. 

(Traduction personnelle)




 30.

Due strade alternative alla parola, dicevo. Se una era la musica, l’altra, invece, era il tatto. Tutto cominciò da una serie di suoi impellenti bisogni fisici che nessuno sapeva, poteva o voleva sbrigare. Avevo appena finito di tagliare le unghie a mia figlia bambina, ormai cresciuta, che dovetti iniziare con lui. La prima volta, un senso di rigetto addirittura minoico. Fare la toilette mortuaria al re, sia pure per introdurlo nel suo ipogeo, mi sembrò un gesto blasfemo, intollerabile. Poi compresi che si trattava piuttosto di una preghiera, di un culto pio e dimesso, un culto agrario. Se tacevamo, almeno lo toccavo, lo detergevo, gli toglievo via quell’aspetto forastico che sempre accompagna la degenza. Dimenticare l’odore dei bambini, unghie flessibili, polite e morbidissime. Qui legna secca, fascine invernali per il freddo che arriva. 

Valerio Magrelli  Geologia di un padre  Einaudi editore, Torino, 2013


 30.

Deux voies alternatives à la parole, disais-je. Si l’une était la musique, l’autre, en revanche, était le toucher. Tout commença de son côté par une série d’impérieux besoins physiques, dont personne ne savait, ne pouvait ou ne voulait s'occuper. J’avais à peine cessé de couper les ongles à ma fille, désormais assez grande, que je dus commencer avec lui. La première fois, j'éprouvai un sentiment de rejet que l’on pourrait qualifier de minoen. Faire la toilette mortuaire du roi, même si c’était pour le conduire dans son hypogée, me sembla un geste blasphématoire, intolérable. Puis je compris qu’il s’agissait plutôt d’une prière, d’un culte pieux et humble, un culte agraire. Certes, nous ne nous parlions pas, mais au moins je le touchais, je le détergeais, je le débarrassais de cet aspect rebutant qui accompagne toujours l'hospitalisation. Oublier l’odeur des enfants, les ongles souples, lisses et délicats. Dans ce cas-là, c’était du bois sec, des fagots hivernaux pour le froid qui vient. 

(Traduction personnelle)














Images : de haut en bas, (1) Site Flickr

(2) Enzo S.  (Site Flickr)

(3) Valerio  (Site Flickr)

(4) et (5)  Source

lundi 15 avril 2013

samedi 13 avril 2013

Élégie pour quelqu'un



"Erkennst du mich, Luft, du, voll nocht einst meiniger Orte ?"





Mi riconosci [Me reconnais-tu ?] : le titre du livre qu’Andrea Bajani a consacré au souvenir de son ami mort, Antonio Tabucchi, vient de l’un des Sonnets à Orphée, de Rilke : «Mi riconosci, aria, tu piena ancora di luoghi un tempo miei ?» («Air, me reconnais-tu, empli d’endroits encore à moi naguère ?»). Le livre est constitué d’une série de courts chapitres, dans lesquels l’auteur s’adresse directement à l’ami disparu, jamais nommé dans le texte ; il s’agit de peupler avec des mots et des phrases le vide laissé par quelqu’un que l’on a perdu, « l’absence adorable des morts », selon l'expression de Renaud Camus dans Elégies pour quelques-uns. L’ouvrage s’ouvre sur la veillée funèbre dans la maison de Tabucchi à Lisbonne, et se clôt sur l’évocation des funérailles de l’écrivain au cimetière du Prazeres, où l’on a déposé l’urne contenant ses cendres. Entre temps, Bajani raconte les quatre années d’amitié avec son aîné : les visites à Vecchiano (en Toscane), à Paris et au Portugal, le pays de Pessoa où Tabucchi avait décidé de vivre après avoir fui une Italie qu’il ne reconnaissait plus et pour laquelle il n’éprouvait dans ses dernières années que colère et dégoût, les discussions interminables, les conversations téléphoniques nocturnes, et la longue lutte contre la maladie, qui s’achèvera douloureusement dans une chambre d’hôpital à Lisbonne. Je cite ici un extrait du chapitre sept, dans une traduction personnelle : 

Te raconter les histoires par téléphone, dans les derniers mois de ta vie, c’était pour moi comme une sorte de restitution. Tes coups de téléphone arrivaient toujours très tard, après que l’ultime fenêtre allumée dans la rue s’était éteinte, quand chaque immeuble était silencieux, et que dans les appartements, tous s’étaient déjà lavé les dents et les mères avaient fermé à triple tour les portes d’entrée. Tu appelais quand arrivait ce moment de la journée où le temps ouvre grand sa gueule comme la baleine de Pinocchio et que celui qui ne dort pas y entre de son plein gré du pas halluciné de l’insomniaque. Depuis ce temps grand ouvert, tu appelais, et il y avait tout autour du monde quelques téléphones qui se mettaient à sonner. Le fuseau horaire était cruel pour certains, la sonnerie les surprenait au milieu de leurs rêves. À d’autres, par un pur privilège de latitude, il accordait le soulagement inespéré d’un appel en plein jour. Tu appelais le numéro de la maison et non pas celui du portable, par un mélange de commodité et de sadisme, cela permettait une conversation plus détendue, mais c’était aussi une façon de répondre à la convocation du Seigneur de la nuit, à laquelle celui qui habite ce temps grand ouvert ne peut pas se soustraire. C’était pour cela que l’on te répondait dès la première sonnerie, et aux épouses, aux enfants, et parfois même aux voisins, il ne restait que le souvenir vague, mêlé au sommeil, de ces sons au milieu de la nuit, les têtes soulevées puis écroulées de nouveau, les visages enfoncés dans les coussins.
 



(...) Certaines fois pourtant, pendant ces conversations téléphoniques nocturnes, ta voix était comme un bruit de verre brisé à chaque parole prononcée, comme des assiettes jetées à terre dans une cuisine. Dans ces cas-là, je restais silencieux, te laissant épancher ta colère. L’Italie vue de loin te faisait encore plus souffrir, de dégoût et d’impuissance. Tu n’étais même pas un écrivain en exil, mais seulement quelqu’un qui est parti, qui par dégoût ne parvient même pas à revenir, et éprouve le long de sa colonne vertébrale  l’ampleur du séisme de l’éloignement. Ton dos ne cessait de te faire souffrir, le médecin t’avait conseillé la natation, mais tu ne l’écoutais pas. Et puis, tu ne supportais pas la chaleur, les mouches et les moustiques. La toux, dans ces nuits-là, se mêlait aux aboiements, dévorant les paroles que tu prononçais. Brusquement, tu cessais de parler, je t’entendais respirer fort, je te savais à l’autre bout du fil avec les paupières mi-closes, la cigarette suspendue à tes lèvres, vaincue par la force de gravité. Et je connaissais tes yeux qui s’éteignaient, se mêlaient presque en cherchant à s'effacer. C’était dans ces moments-là, et uniquement dans ceux-là, que je pouvais glisser un mot et te le tendre comme un mouchoir de l’autre côté de l’Europe. Tu m’écoutais en respirant fort, d’abord plein de colère, puis tu te laissais aller. J’essayais de te parler lentement, de tracer un chemin de mots, en y égrenant comme des miettes les lettres de l’alphabet, pour que dans ton désarroi tu puisses les suivre et retrouver le chemin de la maison. Mais finalement, je ne parvenais jamais à ôter de tes épaules le poids du monde, même si parfois j’avais l’illusion d’en être capable. Quand ensuite tu raccrochais, tu le faisais en me saluant à peine, quelques mots traînants et puis plus rien. Je restais avec le téléphone à la main, écoutant le signal insistant qui indique une communication interrompue. Ainsi, tu te rendais au néant, en ces nuits, après ces conversations qui avaient mal tourné. Tu retournais au silence furieux d’où tu étais venu, et je savais qu’à l’intérieur de la baleine, tu commençais à perdre l’équilibre, à tituber, tandis que tout autour, la mer devenait de plus en plus forte, sans que l’on sache quel sort la tempête allait te réserver. Puis, le lendemain matin, quand ta femme se réveillait, elle te trouvait échoué sur le lit à côté d’elle, et avant d’aller faire le café, elle ouvrait un peu la fenêtre pour laisser entrer l’air. 

Andrea Bajani  Mi riconosci  Feltrinelli Editore, Milano, 2013 (Traduction personnelle)





"Così parlando, affondando i piedi nella sabbia, siamo andati lontano, e quando siamo tornati indietro la spiaggia ci sembrava che non finisse mai. E non trovavamo più l'uscita, e in mezzo a quell'aria che soffiava forte ci siamo guardati e ci è venuto da ridere, a perderci in spiaggia come due bambini."




Images : en haut, WikiCommons 

au centre, Tiago Ferreira  (Site Flickr)

en bas, Marco Usala  (Site Flickr)



jeudi 11 avril 2013

Funerale (Enterrement)






« così all’improvviso, chi poteva pensarlo » 
« lo stress e le cigarette, io glielo dicevo »
« così così, grazie » 
« scarta quei fiori » 
« anche per il fratello fu il cuore, dev’essere di famiglia » 
« con questa barba non l’avrei mai riconosciuta » 
« se l’è voluto, era un impiccione » 
« doveva parlare quello nuovo, ma non lo vedo » 
« Kazek è a Varsavia, Tadek all’estero » 
« tu sola hai avuto la buona idea di prendere l’ombrello » 
« era il più in gamba di tutti, e a che gli è servito ? » 
« è una stanza di passaggio, Baska non la vorrà »
« certo, aveva ragione, ma non è un buon motivo » 
« con la verniciatura delle portiere, indovina quanto » 
« due tuorli, un cucchiaio di zucchero » 
« non erano affari suoi, che bisogno aveva » 
« soltanto azzurre e solo numeri piccoli » 
« cinque volte, mai una risposta » 
« d’accordo, avrei potuto, ma anche tu potevi » 
« meno male che almeno lei aveva quel piccolo impiego » 
« be’, non so, probabilmente parenti » 
« il prete è un vero Belmondo » 
«  non ero mai stata in questa parte del cimitero » 
« l’ho sognato la settimana scorsa, un presentimento » 
« non male la figliola » 
« ci aspetta tutti la stessa fine » 
« le mie condoglianze alla vedova, devo fare in tempo a » 
« però in latino era più solenne » 
« è la vita » 
« arrivederla, signora » 
« e se ci bevessimo una birra da qualche parte » 
« telefonami, ne parleremo » 
« con il quattro o con il dodici » 
« io vado per di là » 
« noi per di qua »

 Wisława Szymborska  La gioia di scrivere  Adelphi Edizione, 2009 (Traduzione : Pietro Marchesani)






« si subitement, qui pouvait l’imaginer ? »
« le stress et les cigarettes, je l’avais mis en garde » 
« assez bien, merci » 
« déballe ces fleurs »  
« son frère aussi est mort d’une crise cardiaque, ça doit être de famille » 
« avec cette barbe, je ne vous aurais jamais reconnu » 
« il l’a bien cherché, il n’avait qu’à s’occuper de ses affaires » 
« le nouveau devait parler, mais je ne le vois pas » 
« Kazek est à Varsovie, Tadek à l’étranger » 
« toi au moins tu as eu la bonne idée d’apporter un parapluie » 
« c’était le plus doué de tous, et à quoi ça lui a servi ? » 
« c’est une chambre de fortune, Baska n’en voudra pas » 
« bien sûr, il avait raison, mais ce n’est pas une façon de faire » 
« avec la peinture des portières, dis un prix ! » 
« deux jaunes d’œuf, une cuillerée de sucre » 
« ça ne le regardait pas, pourquoi il s’en est mêlé » 
« il ne reste que des bleues, et seulement des petites pointures » 
« cinq fois, et jamais une réponse » 
« d’accord, j’aurais pu, mais toi aussi tu pouvais » 
« heureusement qu’elle au moins avait ce petit travail » 
« bah, je ne sais pas, sans doute des parents » 
« le prêtre, c’est le sosie de Belmondo » 
« je n’étais jamais venu dans cette partie du cimetière » 
« j’ai rêvé de lui la semaine dernière, c’était prémonitoire » 
« elle n’est pas mal sa fille » 
« on va tous finir comme ça » 
« je vais présenter mes condoléances à la veuve, il faut que je me dépêche » 
« oui, mais en latin, c’était plus solennel » 
« c’est la vie » 
« au revoir, madame » 
« et si on allait  boire une bière quelque part » 
« appelle-moi, on en parlera » 
« avec le quatre ou avec le douze » 
« moi  je vais par là » 
« et nous par ici »

(Traduction personnelle)








Images : en haut, extrait de La mariée était en noir, de François Truffaut

au centre, Brendan Dougherty  (Site Flickr)

en bas, Petros Diveris  (Site Flickr




samedi 6 avril 2013

Il bambino e le rane (L'enfant et les grenouilles)





L' unique recueil de poésie de Bernardo Bertolucci, In cerca del mistero [En quête du mystère], a été publié en 1962 ; on y trouve des poèmes écrits entre 1955 et 1962, c'est à dire entre quatorze et vingt-et-un ans. Le titre de l'ouvrage est extrait d'un poème de Giovanni Pascoli (une grande inspiration du jeune Bertolucci, avec Leopardi, Pasolini, et son père Attilio, bien sûr !) Il ciocco [La bûche], dans les Canti di Castelvecchio : "Errerà forse, in quell'eremitaggio del Cosmo, alcuno in cerca del mistero." ("On verra peut-être errer, dans cet ermitage du Cosmos, quelqu'un en quête du mystère.") Tout l'univers du futur cinéaste est déjà présent dans ces vers de jeunesse : les paysages de l’Émilie et des collines autour de Parme, les rapports avec le père, les rivalités enfantines, les peines et les amours de l'adolescence... Au détour d'un vers, souvent énigmatique, on aperçoit une image fugitive qui se matérialisera, bien des années plus tard, dans Prima della Rivoluzione, La Stratégie de l'araignée, La Tragédie d'un homme ridicule ou Novecento,  film dont on perçoit bien ici la portée intime et autobiographique, derrière la grande fresque lyrique et politique. Il bambino e le rane [L'enfant et les grenouilles], le poème que je cite ici, est le premier du recueil (Bertolucci a quatorze ans quand il l'écrit), et on ne peut évidemment s'empêcher de penser en le lisant à la séquence de Novecento [1900] où le jeune Olmo chasse les grenouilles et les attache autour de son chapeau, comme des trophées. On remarquera d'ailleurs que gli olmi [les ormes] sont également présents dans le poème, où l'on voit un enfant solitaire et étonné se préparer à un combat...


Essere une rana gonfia e beata
e vedere nell'aria
i passeri che volano baciandosi
ora che gli olmi sono
umili lampade verdi
e i cancelli sono aperti, i pioppi sono
pilastri coperti di foglie.

Le rane quando passa il bambino
cessano le verdi torture sulle rive infilate.
Nessuno sul sentiero
che possa sentire, nessuno
che possa sentire un grido o un lamento.

Il bambino solo
me stesso
che strano prepararsi a un combattimento.

Bernardo Bertolucci  In cerca del mistero Gremese Editore, 1988  (prima edizione : Longanesi, 1962)


 




Être une grenouille enflée et heureuse
et voir dans l'air
les moineaux qui volent en s'embrassant
maintenant que les ormes sont
d'humbles lampes vertes
et les grilles sont ouvertes, les peupliers sont
des piliers recouverts de feuilles.

Quand passe l'enfant les grenouilles
cessent les vertes tortures sur les rives alignées.
Personne sur le sentier
qui puisse entendre, personne
qui puisse entendre un cri ou une plainte.

L'enfant seul
moi-même
quelle étrange façon de se préparer à un combat.

(Traduction personnelle)
  




 


Images : extraits de Novecento (prima parte), de Bernardo Bertolucci 



 

jeudi 4 avril 2013

L'Atelier du peintre



"Adì 25, mercoledì : la luna opositione.

Adì 26 cominciai quello braccio di quel bambino che gl'è sotto
Venerdì mi levai una hora inanzi dì e feci quel torso dal braccio in giù.

Sabato feci una coscia e fecesi la festa della tregua ; e la sera cossi uno viso di cavretto.
Adì 29, domenica dell'ulivo, desinai con Bronzino.
Lunedì feci la testa di quel putto
Martedì feci in casa non so che.

Adì primo d'aprile, mercoledì, feci questa altra coscia con tucta la gamba e'l pie'.

Giovedì sancto.
Venerdì mi levai a buon'ora e feci quel torso di bambino
Giovedì feci le gambe, adì 9.
Venerdì uno campo azurro ; e andai a cena con Piero.

Sabato feci sotto a le finestre, di verso la Sacrestia vechia, quella pietra, e intorno a quella figura che vi va ; e mandai gli sparagi, e non vi cenai, a casa Piero."

Jacopo da Pontormo Diario



"Out, out, brief candle !
Life's but a walking shadow"

Shakespeare Macbeth V, 5







J’ai quelquefois le sentiment d’avoir été ensorcelé, d’être la victime (plus ou moins consentante) d’un sort, d’un châtiment (mais pour quels crimes commis ?) qui fait de moi, tant les fins de journées de travail sont rudes et redoutables, un forçat. Pourquoi alors est-ce que je continue quand même ? Pourquoi donc, si rien ne m’y oblige ?

Quel lieu d’enfer devient le soir, l’atelier que je quitte dans la nausée comme un voleur !

Et pourtant j’aime cette fatigue, si grande souvent à la fin de la journée. À l’épreuve du feu, la fatigue fait remonter le corps et supprime un certain état de la pensée.

Fatigue du mental et pas seulement musculaire, scission enfin réduite, sinon abolie, où rien n’est refoulé, fusion, séparation : tout participe de tout, épines d’or, ligne de feu, noire aurore, en un bloc précieux comme le sommeil.





L’atelier est un bien mystérieux théâtre. C’est un lieu invivable et cependant je ne peux pas me passer d’y aller chaque jour. Y a-t-il un seul endroit qui soit plus séparé du monde ?

Vidé par les substances innommables qui sans cesse y transitent, ce lieu est un non-lieu, c’est un lieu qui n’appartient pas. Ni à moi ni à personne. Un territoire neutre, impersonnel. Un territoire commun. Sol instable, et en même temps borne dont j’ai absolument besoin pour ne pas m’effondrer, il est ma thébaïde, ma caverne, mon utérus, ma prison, mon abri, mon blockhaus, mon sémaphore, l’objet de mon exécration. L’atelier est un anti-théâtre, mais aussi un tombeau. Toute ma peinture découle – matériellement et physiquement – de ce lieu. Elle est moulée dedans. C’est l’entrée de la mine, le gisement de l’âme, c’est mon antre, ma réserve de ténèbres, ma forteresse vide, mon château intérieur, mon Plieux, mon Silling. De cette gare – cette plate-forme de navire, ce front, cet avant-poste pour ma drôle de guerre, ce mirador, ce trou noir – de l’atelier, chaque jour, je ressors plus sale et plus taché.


Jean-Paul Marcheschi Le Livre du sommeil éditions Somogy, 2001











Images : en haut et au milieu (Source)

en bas (Source)

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