"Erkennst du mich, Luft, du, voll nocht einst meiniger Orte ?"
Mi riconosci [Me reconnais-tu ?] : le titre du livre qu’Andrea Bajani a consacré au souvenir de son ami mort, Antonio Tabucchi, vient de l’un des Sonnets à Orphée, de Rilke : «Mi riconosci, aria, tu piena ancora di luoghi un tempo miei ?» («Air, me reconnais-tu, empli d’endroits encore à moi naguère ?»). Le livre est constitué d’une série de courts chapitres, dans lesquels l’auteur s’adresse directement à l’ami disparu, jamais nommé dans le texte ; il s’agit de peupler avec des mots et des phrases le vide laissé par quelqu’un que l’on a perdu, « l’absence adorable des morts », selon l'expression de Renaud Camus dans Elégies pour quelques-uns. L’ouvrage s’ouvre sur la veillée funèbre dans la maison de Tabucchi à Lisbonne, et se clôt sur l’évocation des funérailles de l’écrivain au cimetière du Prazeres, où l’on a déposé l’urne contenant ses cendres. Entre temps, Bajani raconte les quatre années d’amitié avec son aîné : les visites à Vecchiano (en Toscane), à Paris et au Portugal, le pays de Pessoa où Tabucchi avait décidé de vivre après avoir fui une Italie qu’il ne reconnaissait plus et pour laquelle il n’éprouvait dans ses dernières années que colère et dégoût, les discussions interminables, les conversations téléphoniques nocturnes, et la longue lutte contre la maladie, qui s’achèvera douloureusement dans une chambre d’hôpital à Lisbonne. Je cite ici un extrait du chapitre sept, dans une traduction personnelle :
Te raconter les histoires par téléphone, dans les
derniers mois de ta vie, c’était pour moi comme une sorte de restitution. Tes
coups de téléphone arrivaient toujours très tard, après que l’ultime fenêtre
allumée dans la rue s’était éteinte, quand chaque immeuble était silencieux, et
que dans les appartements, tous s’étaient déjà lavé les dents et les mères
avaient fermé à triple tour les portes d’entrée. Tu appelais quand arrivait ce
moment de la journée où le temps ouvre grand sa gueule comme la baleine de
Pinocchio et que celui qui ne dort pas y entre de son plein gré du pas
halluciné de l’insomniaque. Depuis ce temps grand ouvert, tu
appelais, et il y avait tout autour du monde quelques téléphones qui se
mettaient à sonner. Le fuseau horaire était cruel pour certains, la sonnerie les
surprenait au milieu de leurs rêves. À d’autres, par un pur privilège de
latitude, il accordait le soulagement inespéré d’un appel en plein jour. Tu
appelais le numéro de la maison et non pas celui du portable, par un mélange de
commodité et de sadisme, cela permettait une conversation plus détendue, mais c’était aussi une façon de répondre à la
convocation du Seigneur de la nuit, à laquelle celui qui habite ce temps grand ouvert
ne peut pas se soustraire. C’était pour cela que l’on te répondait dès la
première sonnerie, et aux épouses, aux enfants, et parfois même aux voisins, il
ne restait que le souvenir vague, mêlé au sommeil, de ces sons au milieu de la
nuit, les têtes soulevées puis écroulées de nouveau, les visages enfoncés dans les
coussins.
(...) Certaines fois pourtant, pendant ces conversations téléphoniques
nocturnes, ta voix était comme un bruit de verre brisé à chaque parole
prononcée, comme des assiettes jetées à terre dans une cuisine. Dans ces
cas-là, je restais silencieux, te laissant épancher ta colère. L’Italie vue de
loin te faisait encore plus souffrir, de dégoût et d’impuissance. Tu n’étais
même pas un écrivain en exil, mais seulement quelqu’un qui est parti, qui par
dégoût ne parvient même pas à revenir, et éprouve le long de sa colonne vertébrale l’ampleur du
séisme de l’éloignement. Ton dos ne cessait de te faire souffrir, le médecin
t’avait conseillé la natation, mais tu ne l’écoutais pas. Et puis, tu ne
supportais pas la chaleur, les mouches et les moustiques. La toux, dans ces
nuits-là, se mêlait aux aboiements, dévorant les paroles que tu prononçais.
Brusquement, tu cessais de parler, je t’entendais respirer fort, je te savais à
l’autre bout du fil avec les paupières mi-closes, la cigarette suspendue à tes lèvres, vaincue par la force de gravité. Et je connaissais tes yeux qui
s’éteignaient, se mêlaient presque en cherchant à s'effacer. C’était dans ces
moments-là, et uniquement dans ceux-là, que je pouvais glisser un mot et te le
tendre comme un mouchoir de l’autre côté de l’Europe. Tu m’écoutais en
respirant fort, d’abord plein de colère, puis tu te laissais aller. J’essayais
de te parler lentement, de tracer un chemin de mots, en y égrenant comme des
miettes les lettres de l’alphabet, pour que dans ton désarroi tu puisses les
suivre et retrouver le chemin de la maison. Mais finalement, je ne parvenais
jamais à ôter de tes épaules le poids du monde, même si parfois j’avais
l’illusion d’en être capable. Quand ensuite tu raccrochais, tu le faisais en me
saluant à peine, quelques mots traînants et puis plus rien. Je restais avec le
téléphone à la main, écoutant le signal insistant qui indique une communication
interrompue. Ainsi, tu te rendais au néant, en ces nuits, après ces
conversations qui avaient mal tourné. Tu retournais au silence furieux d’où tu
étais venu, et je savais qu’à l’intérieur de la baleine, tu commençais à perdre
l’équilibre, à tituber, tandis que tout autour, la mer devenait de plus en plus
forte, sans que l’on sache quel sort la tempête allait te réserver. Puis, le
lendemain matin, quand ta femme se réveillait, elle te trouvait échoué sur le
lit à côté d’elle, et avant d’aller faire le café, elle ouvrait un peu la
fenêtre pour laisser entrer l’air.
"Così parlando, affondando i piedi nella sabbia, siamo andati lontano, e quando siamo tornati indietro la spiaggia ci sembrava che non finisse mai. E non trovavamo più l'uscita, e in mezzo a quell'aria che soffiava forte ci siamo guardati e ci è venuto da ridere, a perderci in spiaggia come due bambini."
Images : en haut, WikiCommons
au centre, Tiago Ferreira (Site Flickr)
Bouleversant. Magnifique. L'approche de la mort comme la fin de l'amour donnent aux conversations téléphoniques ce même bruit de cœur fêlé, "un bruit de verre brisé à chaque parole prononcée"...
RépondreSupprimerOui, c'est vraiment un très beau texte, poignant, mais sans pathos, merveilleusement évocateur. Le vers de Rilke exprime parfaitement l'impression que l'on éprouve en le lisant : cette présence des morts dans l'air, dans les lieux qu'ils ont habités... J'espère que le livre sera traduit en français, d'autant plus que Tabucchi a beaucoup de lecteurs en France, peut-être même davantage qu'en Italie !
SupprimerIl y a un très beau moment à la fin du livre, au cimetière de Lisbonne, quand la petite-fille de Tabucchi (elle doit avoir six ou sept ans) se glisse dans la petite chapelle où l'on va déposer les cendres de son grand-père : "Enfin, un homme en uniforme a ouvert la porte et a pénétré à l'intérieur pour déposer l'urne dans laquelle on avait recueilli tes cendres. Et ta petite-fille, subrepticement, s'est glissée à sa suite. Elle l'a fait de façon furtive, dans sa robe bleue, et personne ne l'en a empêchée. Elle est descendue avec toi pendant un moment dont il est difficile d'évaluer la durée. Elle a disparu et quand elle est remontée, elle a mis sa main devant les yeux pour se protéger du soleil. Et en sortant, elle avait sur le visage une expression semblable à une sorte de stupeur."
Cette stupeur... Tout est là...
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