Le vent s'est levé, en effet, il ne fait pas chaud. Autour d'une longue traînée dorée, faisceau de la pleine lune qui s'avance vers nous, la mer est agitée de vagues noires qui secouent le petit bateau. Des quinze ou vingt passagers, un bon tiers est arc-bouté sur le bastingage. Une malheureuse jeune Suédoise, agenouillée à mes côtés sur la dure banquette de bois, tout son buste au-delà de la rambarde, est consumée d'une telle frénésie de se vider le corps que je me résouds, crainte de la voir s'abîmer dans les flots, à me saisir fermement de l'une de ses chevilles : elle ne s'en apercevra même pas.
La femme du pilote est à bord. Assise, elle sourit et ne fait pas un geste. Ses poignets sont croisés sur ses cuisses. Il y a trente ou quarante siècles qu'elle connaît tout cela, la bourrasque, le roulis, les longs soirs, les craquements du bois, les cris et les agitations des ombres dans l'obscurité claire des tardifs retours, l'été. Son fils a dix ou douze ans, il rit sans arrêt, un peu trop fort, et il ne cesse de courir de la cabine à la proue, en sautant d'un point d'attache à un autre par-dessus les pauvres voyageurs éberlués. Après qu'on a suivi longuement une chaîne noire, sans faille, continuellement dressée sous le ciel noir et sous le disque parfait de l'astre saturé, on parvient à une côte déchiquetée. Un petit château étroit, à tourelles pointues de conte fantastique ou d'histoire de vampire, illuminé sur des rochers effilés pour une réception draculesque dans la tourmente, ce n'est que le phare de Korakas. Puis viennent une baie sombre, un autre cap, des îlots plats aux formes étranges, de menaçants récifs. La mère calme, ces cris d'enfant fou, une profusion d'étoiles filantes : larmes de la Saint-Laurent.
Renaud Camus Notes sur les manières du temps Éditions P.O.L, 1985
Images : en haut, Site Flickr
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