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mercredi 28 septembre 2016

La terza rima




Comme on le sait, dans ce prodigieux édifice que constitue la Divine Comédie de Dante, le chiffre 3 règne en maître ; d'abord dans la division en trois parties du poème, puis dans le choix de la terzina, cette strophe de trois vers qui est la cellule de base du poème (chaque vers est composé de onze syllabes, ce qui fait trente-trois-syllabes pour chaque strophe), mais aussi dans la terza rima, qui génère le rythme du poème, le relance à chaque fois comme un moteur secret.

Qu'est-ce que la tierce rime ? C'est une sonorité qui apparaît au deuxième vers de chaque tercet et que l'on retrouve à la fin du premier vers et du troisième vers du tercet suivant, comme on le verra dans l'extrait du chant que je cite ci-dessous. Or, dans les nombreuses traductions françaises du poème de Dante, très peu (deux ou trois, en fait) prennent en compte cette contrainte, et la résolvent en ayant recours à l'alexandrin, ce qui n'est pas non plus une solution satisfaisante.

La grande nouveauté de la nouvelle traduction que propose Danièle Robert aux éditions Actes Sud (pour l'instant limitée à L'Enfer, mais on devrait bientôt pouvoir lire aussi le Purgatoire et le Paradis), c'est qu'elle réussit à proposer une version française cohérente et toujours parfaitement lisible de la Commedia tout en en respectant la structure, et en particulier le recours à la tierce rime (et l'utilisation fréquente de l'hendécasyllabe). C'est une sorte d'exploit, que la traductrice ne réalise parfois qu'au prix de certaines acrobaties dans la disposition des mots ou de quelques accommodements que l'on pourra parfois trouver un peu osés, mais dans l'ensemble, c'est une magnifique réussite. J'ai rarement eu l'impression comme ici de retrouver en français un mouvement, un rythme, une respiration si proches du texte original, c'est vraiment fascinant ! Et cela bien sûr sans sacrifier le sens, toujours nettement accessible. Je voudrais donner ici un exemple de cette formidable réussite en citant le passage fameux du voyage d'Ulysse, au chant XXVI de L'Enfer. J'espère que cet extrait donnera envie aux visiteurs de ce blog de découvrir l'intégralité de cette traduction extraordinaire :


Poi che la fiamma fu venuta quivi 
dove parve al mio duca tempo e loco, 
in questa forma lui parlare audivi: 

"O voi che siete due dentro ad un foco, 
s’io meritai di voi mentre ch’io vissi, 
s’io meritai di voi assai o poco 

quando nel mondo li alti versi scrissi, 
non vi movete; ma l’un di voi dica 
dove, per lui, perduto a morir gissi". 

 Lo maggior corno de la fiamma antica 
cominciò a crollarsi mormorando, 
pur come quella cui vento affatica; 

indi la cima qua e là menando, 
come fosse la lingua che parlasse, 
gittò voce di fuori e disse: "Quando 

mi diparti’ da Circe, che sottrasse 
me più d’un anno là presso a Gaeta, 
prima che sì Enëa la nomasse, 

né dolcezza di figlio, né la pieta 
del vecchio padre, né ’l debito amore 
lo qual dovea Penelopè far lieta, 

 vincer potero dentro a me l’ardore 
ch’i’ ebbi a divenir del mondo esperto 
e de li vizi umani e del valore; 

ma misi me per l’alto mare aperto 
sol con un legno e con quella compagna 
picciola da la qual non fui diserto. 

L’un lito e l’altro vidi infin la Spagna, 
fin nel Morrocco, e l’isola d’i Sardi, 
e l’altre che quel mare intorno bagna. 

Io e’ compagni eravam vecchi e tardi 
quando venimmo a quella foce stretta 
dov’Ercule segnò li suoi riguardi 

acciò che l’uom più oltre non si metta; 
da la man destra mi lasciai Sibilia, 
da l’altra già m’avea lasciata Setta. 

"O frati," dissi, "che per cento milia 
perigli siete giunti a l’occidente, 
a questa tanto picciola vigilia 

d’i nostri sensi ch’è del rimanente 
non vogliate negar l’esperïenza, 
di retro al sol, del mondo sanza gente. 

Considerate la vostra semenza: 
fatti non foste a viver come bruti, 
ma per seguir virtute e canoscenza". 

Li miei compagni fec’io sì aguti, 
con questa orazion picciola, al cammino, 
che a pena poscia li avrei ritenuti; 

e volta nostra poppa nel mattino, 
de’ remi facemmo ali al folle volo, 
sempre acquistando dal lato mancino. 

Tutte le stelle già de l’altro polo 
vedea la notte, e ’l nostro tanto basso, 
che non surgëa fuor del marin suolo. 

 Cinque volte racceso e tante casso 
lo lume era di sotto da la luna, 
poi che 'ntrati eravam ne l'alto passo, 

quando n’apparve una montagna, bruna 
per la distanza, e parvemi alta tanto 
quanto veduta non avëa alcuna. 

Noi ci allegrammo, e tosto tornò in pianto; 
ché de la nova terra un turbo nacque 
e percosse del legno il primo canto. 

 Tre volte il fé girar con tutte l’acque; 
a la quarta levar la poppa in suso 
e la prora ire in giù, com’altrui piacque, 

infin che ’l mar fu sovra noi richiuso".

Dante Alighieri  Commedia, Inferno, canto XXVI



 
Lecture : Vittorio Gassman


Dès que la flamme fut vers nous arrivée,
mon guide agréant le temps et le lieu,
en ces termes je l'entendis parler :

« Ô vous qui êtes deux dans un seul feu,
si j'ai mérité de vous durant ma vie,
si j'ai mérité de vous beaucoup ou peu

quand mes vers nobles au monde j'écrivis,
ne partez pas ; que l'un de vous indique
où, s'étant perdu, il est allé mourir. »

La haute flèche de cette flamme antique
se mit à vaciller en murmurant
tout comme sous un souffle chaotique ;

puis la pointe ça et là s'agitant,
comme si c'était la langue qui parlait
en jaillit une voix qui disait : « Quand

je quittai Circé, qui m'avait gardé
là-bas près de Gaète plus d'une année,
bien avant qu'Enée l'eût ainsi nommée,

ni tendresse pour mon fils, ni piété
pour mon vieux père, ni le bonheur
qu'à Pénélope mon amour devait

ne purent triompher en moi de l'ardeur
que j'eus à devenir du monde expert,
et des vices de l'homme et de sa valeur :

je repris donc le large, en haute mer
avec un seul bateau et peu d'amis,
ceux-là qui jamais ne m'abandonnèrent.

Jusqu'en Espagne deux rivages je vis,
jusqu'au Maroc, jusqu'à l'île des Sardes,
et les autres que la mer circonscrit.

Mes amis et moi étions de lents vieillards
quand nous parvînmes au détroit resserré
où Hercule posa ses deux butoirs

pour que l'on ne puisse s'y hasarder.
À main droite je quittai donc Séville,
de l'autre Ceuta m'avait déjà quitté.

« Ô frères », leur dis-je, « qui par cent mille
périls êtes venus en occident,
à ce moment si ténu de vigile

qui est ce qui nous reste de nos sens,
veuillez ne pas refuser l'expérience
au-delà du Soleil, du monde sans gens.

Réfléchissez bien sur votre naissance :
non pas pour vivre en bêtes brutes conçus
mais pour suivre vertu et connaissance. »

Mes compagnons furent si convaincus,
par ce bref discours, d'aller de l'avant
qu'avec peine je les aurais retenus ;

nous fîmes, poupe tournée vers l'orient,
de nos rames des ailes en vol de folie,
du côté gauche toujours nous approchant.

De l'autre pôle je voyais la nuit,
toutes ses étoiles, et le nôtre si bas
que le sol marin l'avait englouti.

Cinq fois éteinte et rallumée cinq fois
la lumière était au-dessous de la Lune
depuis notre entrée dans cet obscur pas

quand apparut une montagne brune
vue de loin, qui si haute me semblait
que je n'en avais ainsi vu aucune.

Notre joie fut bientôt en pleurs transformée :
de la terre neuve un ouragan jaillit
qui l'avant du bateau vint percuter ;

en tourbillon tourner trois fois le fit,
la quatrième lever la poupe en l'air
et la proue plonger, comme il plut à autrui,

jusqu'à ce que nous engloutisse la mer. »

Traduction : Danièle Robert (Éditions Actes Sud, 2016)








Image : Renaud Camus (oeuvre de Jean-Paul Marcheschi, La Barque des Ombres)


5 commentaires:

  1. Je persiste à préférer la traduction de Jacqueline Risset pour "La divine comédie" (Flammarion) mais merci de nous plonger à nouveau dans ce texte qui fait trace indélébile dans notre mémoire. Le livre de "L'Enfer" est envoûtant. portrait du siècle ? Méditation sur le Mal ? ce Lucifer enfoncé dans la glace est une rencontre obsédante. Je me souviens du bruit des cailloux sous les pas des deux voyageurs, de leur marche difficile et incertaine dans cette forêt obscure, toute de combat intérieur. Je me souviens de la lumière, de la joie à venir, de la plénitude frôlée dans le ciel cristallin de l'ultime livre : "Le Paradis", juste avant la cécité, le "violent oubli", juste avant le retour sur terre. Le seul passage possible ? L'écriture poétique qui lie le possible et l'impossible.

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    1. J'aime beaucoup aussi la traduction de J. Risset, mais je suis vraiment impressionné par celle-ci, très rythmique, très sonore, avec cette merveilleuse relance de la terza rima que tant de traducteurs ont sacrifié et qui donne ici un souffle étonnant à cette nouvelle version française.

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    2. Je comprends cela, mais mes trois livres de "La Divine Comédie" traduits par Jacqueline Risset, ouverts si souvent, surlignés sont dans ma mémoire comme une écriture familière. dans la traduction que vous présentez et qui a les qualités que vous signalez, je ne retrouve pas "mon" livre.
      Par contre, la lecture de Vittorio Gassman et cette barque des ombres sont des perles !

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  2. En tout cas, ça donne envie de lire cette traduction. Merci pour la référence.

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    1. Merci à vous de votre fidélité à ce blog de plus en plus intermittent !

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