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mercredi 30 juin 2010

La lumière et les ombres




Le texte que l'on va lire ici a été publié dans la revue Cinéforum en 1968, au moment de la sortie française de Prima della Rivoluzione (le film a été projeté en France quatre ans après sa sortie italienne). L'entretien a été repris dans un ouvrage qui vient de paraître en Italie, La mia magnifica ossessione (Garzanti ed.) : c'est cette version-là que j'ai traduite ici. Les propos de Bertolucci sont bien sûr marqués par l'ambiance idéologique de l'époque, avec son insistance sur la thématique marxiste qui est sans doute l'élément le plus daté de l'entretien. Mais on retrouve aussi dans ce texte l'intelligence de Bertolucci, et sa passion pour le cinéma (sa «magnifique obsession», selon le titre du livre qui vient de paraître en Italie) qui font que l'essentiel de ce qui est dit reste fort et passionnant. Il y a dans les premiers films de Bertolucci (disons jusqu'à La Stratégie de l'araignée), une force poétique (à laquelle l'influence de son père, Attilio Bertolucci, n'est sans doute pas étrangère), un sens de la métaphore, une ambiguïté des personnages qui dépassent largement l'aspect idéologique du propos, à la différence me semble-t-il des films de Bellocchio de la même époque, beaucoup plus marqués et datés de ce point de vue. Je place à la fin du texte un extrait du documentaire de Jean-André Fieschi Pasolini l'enragé, où l'on peut voir un Bertolucci de vingt-cinq ans témoigner (en français) à propos de son travail auprès de Pasolini sur le tournage d'Accatone. Au passage, on ne peut qu'être frappé par son extraordinaire ressemblance avec Francesco Barilli, le Fabrizio de Prima della Rivoluzione ; j'aime aussi ce moment de l'entretien où Bertoluccci s'interrompt pour dire à Pasolini qui vient d'entrer dans la pièce : «Esci, per favore, non posso parlare davanti a te.» (Sors, je t'en prie, je ne peux pas parler devant toi.)...

La droite et la gauche italiennes ont attaqué Prima della Rivoluzione pour des raisons essentiellement idéologiques. Il s’agissait en fait d’un conflit de générations. Nous faisons partie d’une génération qui est née trop tard pour participer à la Résistance, et trop tôt pour partager l’idéologie beatnik ou tout ce qui lui ressemble. De plus, nous avons découvert la politique dans les années qui marquaient la fin de l’engagement. C’était une période de vacuité, et c’est pour cela que Prima della Rivoluzione est un film ambigu, je n’ai pas peur de le dire. Doublement ambigu, même : sur le plan d’un certain discours politique, mais aussi sur le plan de l’esthétique, du langage cinématographique. Je crois que les cinéastes, et plus spécialement ceux qui sont jeunes et n’ont pas achevé leur formation, ne doivent pas seulement prendre conscience d’eux-mêmes par rapport au monde, à la société et à l’histoire, mais aussi par rapport au cinéma. Il faut s’interroger sans relâche sur ce que représente le cinéma, même s’il est impossible de donner à cette question une réponse dogmatique. Ce qui est merveilleux lorsque l’on voit un film, c’est de découvrir «le cinéma» à travers ce film.




Dans Prima della Rivoluzione, j’ai voulu décrire un personnage de vaincu, d’impuissant, qui croit être quelque chose alors qu’il n’est rien. À un autre niveau, Fabrice, c’est moi, comme je suis aussi Gina, Puck, ou Cesare. Il y a un lien d’affection qui m’attache à ces personnages, c’est une chose qui m’a sauté aux yeux quand j’ai revu le film deux ans après l’avoir tourné. D’autre part, un metteur en scène aime toujours ses personnages. Si je devais faire un film avec des personnages vraiment négatifs, je ne sais pas très bien comment j’assumerais cela. Fabrizio représente l’impossibilité pour un bourgeois d’être marxiste. Il cristallise ce qui m’effrayait quand je tournais le film : l’impossibilité pour moi d’être un marxiste bourgeois.

C’est un problème que je n’ai pas encore résolu : la seule façon d’être marxiste, pour moi, c’est d’adhérer au dynamisme, à l’incroyable vitalité du prolétariat, du peuple, qui est la seule force révolutionnaire qui existe au monde. Je me place derrière ce mouvement et je me laisse porter, pour ne pas être poussé trop en avant. Il faut dire aussi que mon discours était volontairement ambigu : il est important de regarder en face sa propre ambiguïté et de chercher à la dépasser. Je suis double parce que je suis un bourgeois, comme Fabrice dans le film, et je fais des films pour éloigner des dangers, des peurs qui m’habitent : peur de la faiblesse, de la lâcheté. Je viens d’une bourgeoisie terrible parce qu’elle est très rusée ; elle a tout prévu et accueille à bras ouverts le réalisme et le communisme. Mais cette attitude libérale est évidemment le masque de son hypocrisie. À propos de réalisme, je voudrais dire que ce que je n’aime pas dans le cinéma italien, c’est qu’il n’est pas un cinéma réaliste, mais plutôt naturaliste. Ceci est à l’origine d’un grand malentendu : on s’obstine à appeler « réalisme» ce qui n’en est qu’une caricature. Le cinéma de Godard, par exemple, est réaliste. Et en Italie, le seul grand réaliste est Rossellini.

Dans Prima della Rivoluzione, il y a à la fois du courage et de la complaisance : du courage parce que le film est une sorte d’exorcisme par lequel je m’efforçais de couper les ponts avec mon enfance et mon adolescence ; complaisance parce que cette rupture volontaire n’allait pas sans quelque regret. J’avais vingt trois ans et je n’avais jamais connu la «douceur de vivre». C’est pour cela que j’ai mis en épigraphe la phrase de Talleyrand. J’avais d’abord l’intention de placer la phrase à la fin du film, parce qu’elle aurait eu un sens très fort à la suite de tout ce qui était advenu. Mais ce sens aurait peut-être été trop fort, justement, et j’ai préféré mettre la citation au début, comme pour annoncer la couleur et le ton du film.

J’ai toujours été frappé par le fait que l’on se rappelle davantage la lumière des films que l’on a aimés, plutôt que leur contenu, l’histoire qu’ils racontent. Il y a ainsi une lumière de Voyage en Italie, qui n’est pas la lumière conventionnelle du Sud italien, comme l’est par exemple celle de Salvatore Giuliano, mais une lumière absolument «inventée». Et il y a aussi une lumière d'À bout de souffle, laquelle, selon moi, restera la lumière la plus caractéristique des années Soixante. Peut-être y a-t-il aussi une lumière de Prima della Rivoluzione.




Mon film s’inscrit dans le sillage de Stendhal. Surtout parce que la Parme qu’il évoque est une ville rêvée. Ses descriptions ne sont pas du tout fidèles à la réalité et, dans ses notes de voyage, il dit simplement : «Parme est une ville plutôt plate.», avant de passer aussitôt à un autre sujet. Je crois qu’il y a situé l’action de la Chartreuse uniquement en raison de sa passion pour Corrège. D’autre part, comme chacun sait, il n’y a jamais eu de Chartreuse à Parme.

Verdi a lui aussi un rôle bien particulier dans le film. Verdi, qui représentait à la fin du dix-neuvième siècle l’esprit de la révolution, incarne fort bien aujourd’hui celui de la bourgeoisie. La grande scène de l’Opéra, avec la représentation de Macbeth, permet dans le film de montrer un temple de la bourgeoisie, à la fois grandiose et trompeur.

On cherche toujours au cinéma à créer des métaphores, mais cela n’en vaut pas la peine, parce que les métaphores naissent spontanément. Je n’aime pas pour ma part la métaphore «voulue», comme le gros poisson mort que l’on voit à la fin de la Dolce vita.Il n’y a pas besoin d’organiser les choses puisque, à partir du moment où l’on monte les plans d’un film, on voit aussitôt surgir des métaphores. C’est d’ailleurs une chose étrange, parce que le cinéma n’est pas en son essence métaphorique : les images sont absolues, alors que les mots sont métaphoriques. Si l’on écrit le mot «arbre» dans un poème, le lecteur est libre d’imaginer tous les arbres qui existent dans le monde, le mot est le symbole de quelque chose d’autre ; alors que lorsque l’on filme un arbre, c’est seulement cet arbre-ci et pas un autre, il ne peut pas être le symbole d’autres arbres. Ce qui est bizarre dans le cinéma, c’est que le caractère absolu de l’image est aussitôt contredit dès qu’on la fait suivre par une autre image : c’est de cette succession que naît la métaphore. Jusqu’à Prima della Rivoluzione, je croyais que la poésie et le cinéma étaient une seule et même chose. Après, j’ai changé d’avis. Ce que je continue toutefois à penser, c’est que le cinéma est plus proche de la poésie que le théâtre ou le roman. Non pas en raison d’un illusoire langage commun, mais simplement parce que l’on peut avoir, en faisant du cinéma, une grande liberté, la même que celle dont on dispose quand on écrit des poésies. Selon moi, le romancier est beaucoup moins libre.

Je dois tout à mon père : c’est lui qui m’a fait connaître la poésie, non pas en m’enseignant des dogmes ou des théories, mais en me rendant sensible à une sorte de poésie totale de la vie. J’ai commencé à écrire des poèmes à sept ans, pour l’imiter, et j’ai cessé beaucoup plus tard d’en écrire, justement pour ne plus l’imiter, parce qu’il devenait paradoxal que je passe ma vie à imiter mon père. Il était aussi critique cinématographique ; nous habitions à la campagne dans les environs de Parme et deux ou trois fois par semaine, il m’amenait en ville pour y voir des films. C’est ainsi que j’ai connu John Ford et les autres grands auteurs. Il a été pour moi un initiateur, tant dans le domaine du cinéma que dans celui de la poésie.

Les cinéastes que je préfère sont Pasolini et Godard. Je les aime parce qu’ils sont deux grands esprits et deux grands poètes ; c’est justement pour cela que je veux faire des films contre Pasolini et contre Godard, parce que je suis convaincu que pour avancer, il faut nécessairement faire la guerre à ceux que l’on aime le plus.

(Les propos de Bernardo Bertolucci ont été recueillis par Jean-André Fieschi et publiés dans le numéro 73 de la revue Cinéforum (mars 1968). Ils ont été repris en italien dans La mia magnifica ossessione (Garzanti, 2010). Traduction personnelle)




Source de la vidéo : Site YouTube

Images
: en haut, Patrick Chartrain (Site Flickr)


autres : site Meddle TV

jeudi 24 juin 2010

Azzurri


"Azzurro, il pomeriggio è troppo azzurro, e lungo per me..."




"Sento fischiare sopra i tetti un aeroplano che se ne va..."

Source de la vidéo
: Site YouTube

mercredi 23 juin 2010

Occhio di capra


HANNU A PASSARI STI VINTINOV'ANNI | UNNICI MISI E VINTINOVI JORNA. Hanno da passare questi ventinove anni | undici mesi e ventinove giorni. Distico che come modo proverbiale sopravvive all'ottava che così comincia. L'intero canto si trova in più di una raccolta, ed è notissimo per la diffusione che in questi anni ne hanno fatto la radio e la televisione (quasi sempre cantato da Rosa Balistreri). Dice, in prima persona, di un uomo condannato a trent'anni di carcere, e ne ha scontato un solo giorno : con spavalda e atroce ironia sulla propria sorte. E a Racalmuto i due versi appunto si dicono a fare ironia su se stessi, quando ci si trova in una condizione che non consente fuga, quasi disperata.

Leonardo Sciascia Occhio di capra, ed. Einaudi

Il reste à passer ces vingt-neuf ans | onze mois et vingt-neuf jours. Distique qui, sur un mode proverbial, survit à la strophe de huit vers qui commence ainsi. Le chant, dans son intégralité, se trouve dans de nombreux recueils, et il est devenu très célèbre à la suite de ses nombreuses diffusions à la radio et à la télévision ces dernières années (presque toujours dans la version chantée par Rosa Balistreri). C'est le témoignage, à la première personne, d'un homme condamné à une peine de trente ans de prison, dont il n'a purgé qu'un seul jour : de façon atroce et fanfaronne, il ironise ainsi sur son triste sort. Et justement, à Racalmuto, on dit ces deux vers pour ironiser sur soi, quand on se trouve dans une situation sans issue, pratiquement désespérée.

Oeil de chèvre est disponible en français aux éditions Fayard.

Voici la chanson dont parle Sciascia dans son texte, Buttana di to mà (Putain de ta mère) :

Buttana di to mà ‘ngalera sugnu
Senza fari un millesimu di dannu
Tutti l’amici mia cuntenti foru
Quannu carzarateddu mi purtaru
Tutti lì amici mia ‘nfami e carogna
Chiddu ca si manciau la castagna
Quannu arristaru a mia era ‘nuccenti
Era lu jornu di tutti li santi
Nun sugnu mortu no ! Su vivu ancora !
Ogliu ci nn’è e la lampa ancora addruma
Si voli Diu e nesciu di sta tana
Risposta cci haju a dali a li ‘nfamuna
Hannu a finiri sti vintinov’anni
Unnici misi e vinti novi jorna.


Putain de ta mère, je suis en prison
Alors que je n’ai rien fait de mal.
Tous mes amis étaient ravis
De me voir emprisonné.
Traîtres tous ces amis, mais vraie charogne
Celui qui m’a dénoncé
Alors que j’étais innocent.
C’était le jour de la Toussaint
Mais je ne suis pas mort ! Je suis encore vivant !
Il y a toujours de l’huile dans la lampe
Et elle éclaire encore !
Si Dieu me permet de sortir de ce trou,
Je me vengerai de tous ces traîtres.
Il reste à passer ces vingt-neuf ans
Onze mois et vingt-neuf jours.





lundi 21 juin 2010

Celesti prati (Champs d'azur)




Nico Naldini est sutout connu comme biographe de son cousin Pasolini (la mère de Naldini était la sœur de Susanna Colussi-Pasolini), mais c'est aussi un très bon poète. On retrouve dans ses vers, d'un lyrisme pur et volontiers bucolique, l'influence de Saba et de Sandro Penna, mais aussi celle du Pasolini des poèmes frioulans. Les deux poèmes que je cite ici sont extraits du premier recueil de poésies de Naldini, La Curva di San Floreano. Ils ont été traduits en français par René de Ceccatty, dans une anthologie intitulée Je reviens des champs d'azur, publiée en 2000 aux éditions du Scorff.



Ritorno dai celesti prati


Ritorno dai celesti prati
quando d'incenso si veste
la recente sera.
E s'ode la voce di un fanciullo
smarrito nei campi
quando già ansiosa la sera
sulle erbe piove.


Je reviens des champs d'azur

Je reviens des champs d'azur

quand se vêt d'encens
le soir qui tombe à peine.
Et l'on entend la voix d'un enfant
perdu dans les prés
quand le soir déjà anxieux
pleut sur les herbes.



Con l'amico tornando dal campo

Lieti fanciulli siamo sul carro
incontro alla sera, fra campi odorosi,
fresche ventate e caldi soffi.

L'erba medica è umida
e un soave odore di erbe falciate
allegre nell'estivo calore.

Andiamo incontro al paese
che la sera vela
e ogni nostra voce s'è stancata
e più calde sono le case.
Dentro, al lume dei lampioni
fuma la cena,
e in qualche orto, fra casa e casa
un cuculo si prepara al canto.


En revenant des champs avec mon ami


Enfants joyeux, nous sommes sur la charrette
à la rencontre du soir, parmi les champs parfumés,
les fraîches bourrasques et les souffles chauds.

La luzerne est humide
et une suave odeur d'herbes fauchées
gaies dans la chaleur de l'été.

Nous allons à la rencontre du village
que voile le soir
et toutes nos voix se sont lassées
et les maisons sont plus chaudes.
À l'intérieur, à la lueur des lampions,
le dîner fume,
et dans quelque potager, entre deux maisons,
un coucou se prépare au chant.

Nico Naldini Je reviens des champs d'azur (édition bilingue)
Editions du Scorff, 2000

Traduction : René de Ceccatty

Images (1) et (2) : Site Flickr

dimanche 20 juin 2010

Italiques


À Rome en septembre
Hôtel du Sénat,
À Nice en décembre
Place Masséna,

Devant qu'attaquée
Que de jours cueillis,
Devant que marquée
Pour les jours punis !

Mais ne crois qu'on meure.
Car si tu mourais,
Je te chercherais
Dans l'autre demeure.

Entends-moi déjà
Chez les exilées...
Tu m'entends déjà,
Prête aux envolées :

«Viens. La place d'Espagne a mis ses azalées

Marcel Thiry Le Jardin fixe, Italiques, 1969

Image : Francesco De Benedetto (Site Flickr)

samedi 19 juin 2010

Le bruit de la mer (Il rumore del mare)


ANTIRÊVE

Est-ce bien le bruit de la mer ? Si c'est bien lui
Alors tout n'est pas qu'un rêve.
Je pourrais mourir sûr s'il y a dans la nuit
Le ressac lointain sur la grève.

Marcel Thiry Songes et Spélonques, 1973

Image : Jody Art (Site Flickr)

samedi 12 juin 2010

Nice



Une arsouille exhibe un macaque à barbe grise
De table en table à la terrasse au bord du port.
Le ciel bleu soir sur le Boron violettise.
Le sens est d'avancer la main vers cet alcool.

Le bateau pour la Corse est parti. Darse vide
Comme le monde est vide et comme il manque un chant
De chair, de chair, mon heure, ma fausse convive.
Ah ! si le méchant seul est seul, je suis méchant.

Marcel Thiry L'Encore, Emergences (1975)

Image : Jérôme Briot (Site Flickr)

Au nom de Vancouver


Out-worn heart, in a time out-worn,

Come clear of the nets of wrong and right ;
Laugh, heart, again in the grey twilight,
Sigh, heart, again in the dew of the morn.

W. B. Yeats Into the Twilight





Le précédent volume du Journal de Renaud Camus s’intitulait Une chance pour le temps ; dans celui qui vient de paraître, Au nom de Vancouver, on a l’impression que le temps s’accélère, se précipite, contraignant sans cesse l’écrivain à des manœuvres de plus en plus complexes pour accomplir malgré tout les multiples tâches qu’il s’est fixées, tenir tant bien que mal dans les délais impartis les engagements qu’il a pris. Le temps presse («Il tempo stringe», disent les Italiens, avec ces nuances particulières du verbe «stringere» qui me semblent ici pertinentes : serrer, contraindre, assiéger, acculer), et il faut visiter les «demeures de l’esprit», en France et en Angleterre, se documenter sur la vie et l’œuvre des artistes qui les ont habitées, rédiger les textes rendant compte de ces visites, prendre les photographies (et là, ce n'est pas seulement le temps qui passe qui peut jouer des tours, mais aussi le temps qu'il fait...), les mettre en ligne, choisir les meilleures, mais aussi corriger les épreuves des ouvrages à paraître, poursuivre l’écriture du roman (L’Ecart, devenu Loin) que l’on a promis à l’éditeur pour le début de l’année, et qui n’a guère avancé alors que l’on est déjà à la Toussaint, consacrer suffisamment de temps chaque jour à l’écriture du Journal, lire les livres (et les lettres) que l’on vous envoie, s’occuper du toit de la tour du château qui menace de s’effondrer, gérer la situation financière qui n’est pas non plus bien solide, faire réparer la chaudière, pallier la mémoire défaillante de l’ordinateur... Cette surcharge de travail finit même par affecter la structure du Journal, qui devient de plus en plus haché, discontinu, avec des retards qui s’accumulent, et «tous les temps qui se chevauchent sans pouvoir jamais se rattraper» (page 207). Au nom de Vancouver ressemble ainsi parfois au Journal de Travers, ce qui fait d’ailleurs au bout du compte l’un des charmes de ce volume, où l’on raconte au mois de décembre un voyage en Irlande fait au cœur de l’été. On se dit en lisant cela que l’expression «forçat des Lettres» employée par l’auteur n’est pas tout à fait hyperbolique : «le seul concept de dimanche, ne parlons pas de vacances, est pour moi une farce depuis quarante ans.» (page 265).

Pour ne rien arranger, il y a aussi les inquiétudes liées à l’âge, à la concentration qui baisse, à la mémoire qui parfois fait défaut, aux ennuis de santé dont on a plus de mal à se remettre (ainsi cette grippe persistante qui oblige l’auteur à passer enfermé dans sa chambre d’hôtel une bonne partie de son séjour à Vancouver). Et si au moins le succès, pour ne rien dire de la gloire, était au rendez-vous, mais de ce côté-là aussi, on est toujours à l’abri d’une bonne surprise : «Je ne peux m’empêcher de penser que ma vie aurait été plus intéressante, plus riche et plus variée, mieux vécue (et ce journal de plus de prix...), si j’avais rencontré un peu plus de succès, et a fortiori beaucoup. Mais non, pas une seule fois, jamais, rien. Mes livres, on ne peut même pas dire qu’ils tombent, puisqu’ils paraissent mort-nés.» (page 55). On se dit souvent, en lisant ce dernier volume, que le Journal est de plus en plus pour Renaud Camus un exutoire cathartique («Ecrire ici soulage un peu l’angoisse que je ressens», page 326), ou un défouloir : «en effet, je ne viens à lui qu’aux moments où nerveusement je ne peux pas faire autrement, pour me débarrasser de mon ire» (page 285) ; à un autre moment, il note : «Ce journal est une espèce d’écriture automatique : j’étais parti pour parler de la promenade à pied que nous avions faite hier soir, et je me retrouve dans des histoires de garage et d’avocat. C’est que les sujets d’agacement ont une prégnance redoutable.» (page 227). On pense bien sûr ici à la figure de Ferdinand Thrän, l’«archiviste des vilenies», déjà évoquée dans Une chance pour le temps... Toutefois, il ne me semble pas que cet aspect sombre, insistant, voire répétitif, du Journal diminue le plaisir qu’éprouve le lecteur, s’il veut bien se laisser emporter dans cette magnifique utopie littéraire qu’au bout du compte il représente, et accomplit : la vie écrite, la graphobie, où les mots et les phrases deviennent la vie même, «mieux chargée de matière, d’épaisseur et de sens que la suite élusive des jours» (je cite ici l’entretien publié dans la dernière livraison du Magazine des Livres). Et, parmi les plaisirs du lecteur, il y a aussi ces moments où l'humour et l'ironie tiennent à distance l'amertume, ou l'aigreur ; par exemple, page 128 : «Pendant ce temps, Nicolas Sarkozy et son épouse Carla Bruni-Sarkozy sont à Londres et à Windsor, reçus en grande pompe par la reine. Mais la presse de caniveau anglaise montre nue l'épouse du président de la République. Pierre a de la chance que je n'ai pas été élu.», ou page 233 : «Il me faut le répéter aux mânes du garçon de vingt ans que je fus : Mme le garde des Sceaux fait son jogging en écoutant en boucle Sylvie Vartan.», et ceci encore, page 269 : «La seule consolation est que les Lettres, de toute façon, ne sont probablement pas, de nos jours, la meilleure voie vers la gloire. Aurais-je été Pascal Quignard ou Yves Bonnefoy, je ne suis pas sûr que ma présence eût suscité beaucoup plus d'émoi. Alain Finkielkraut, peut-être ? Michel Houellebecq ? Philippe Sollers, sûrement. La prochaine fois, oui, j'essaierai d'être Philippe Sollers.»




Le Journal tel que le conçoit Renaud Camus, est «un lourd appareil, lent, glébeux, qui n’arrive à avancer, et pesamment, qu’en ne s’arrêtant jamais. Ce mouvement perpétuel et sourd l’amène à proposer d’indigestes morceaux, mais ceux-là sont la condition des autres. Il faut chaque fois que j’ai bien tout dit de ce que j’avais à dire – non pas ce que j’avais à dire pour distraire un éventuel lecteur, ce que j’avais à dire pour m’en débarrasser, m’en désencombrer l’esprit. Je n’arrive à être un peu léger qu’après avoir longuement été lourd.» (pages 304-305). Dans Au nom de Vancouver, l’ombre est aussi le moyen par lequel se révèle la lumière, «qui est peut-être tout ce qui nous restera» (page 124), et l’âge n'est pas seulement une source de tracas, mais également une manière d'accéder au «relief du temps» (page 402), par la profondeur de champ qu’il permet d'acquérir. Et si l’on trouve dans ce dernier volume de nombreuses pages où la «décivilisation», la «déculturation» en cours sont observées avec colère ou accablement, on y trouve aussi de beaux moments de grâce, cette grâce léopardienne qui est «comme un souffle de vent porteur d'une fragrance inattendue qui disparaît à peine avez-vous eu le temps de la sentir, et vous laisse avec le désir, mais vain, de la sentir à nouveau longuement et de vous en rassasier.» (Zibaldone, 3179). C’est la grâce miraculeuse du bonheur avec Pierre, celle de l’absolue beauté de certaines journées d'automne à Plieux, de l’inextinguible énergie des jeunes chiens (qui inspire à l’auteur un beau développement sur l’anima, pages 428-430), de la joie d’un thème musical retrouvé que l’on fredonne en marchant dans la campagne (le long de l’Auroue, par exemple, laquelle est aussi la dédicataire de l’ouvrage), et qui nous conduit lentement into the twilight ...

Les deux photographies qui illustrent ce message sont de Renaud Camus (Site Flickr)

lundi 7 juin 2010

Être fait Sicile


Fais-moi aimer par l'écume de la mer
Qui frange de rire blanc la Trinacrie.
Tu peux encor par brisements de ton rire
À mon île de monts roux donner bonheur.

Entoure-moi de la ceinture de rire
Qu'on voit d'avion blanchir le contour des rocs.
Fais-moi cet amour qu'au pied des temples grecs
Les fraîches dents de Thétis font à leur île.

Fais comme si j'étais le roi père aveugle
En âge d'île, et la mer, l'Antigone
Qu'il sait voir, elle seule, et qui l'environne
De bras chastes comme ton rire à l'aveugle.

Marcel Thiry Le Jardin fixe, Italiques (1969)

Image : Site Flickr

Une belle galerie sicilienne, sur le site Flickr.