Out-worn heart, in a time out-worn,
Come clear of the nets of wrong and right ;
Laugh, heart, again in the grey twilight,
Sigh, heart, again in the dew of the morn.
W. B. Yeats Into the Twilight
Le précédent volume du Journal de Renaud Camus s’intitulait Une chance pour le temps ; dans celui qui vient de paraître, Au nom de Vancouver, on a l’impression que le temps s’accélère, se précipite, contraignant sans cesse l’écrivain à des manœuvres de plus en plus complexes pour accomplir malgré tout les multiples tâches qu’il s’est fixées, tenir tant bien que mal dans les délais impartis les engagements qu’il a pris. Le temps presse («Il tempo stringe», disent les Italiens, avec ces nuances particulières du verbe «stringere» qui me semblent ici pertinentes : serrer, contraindre, assiéger, acculer), et il faut visiter les «demeures de l’esprit», en France et en Angleterre, se documenter sur la vie et l’œuvre des artistes qui les ont habitées, rédiger les textes rendant compte de ces visites, prendre les photographies (et là, ce n'est pas seulement le temps qui passe qui peut jouer des tours, mais aussi le temps qu'il fait...), les mettre en ligne, choisir les meilleures, mais aussi corriger les épreuves des ouvrages à paraître, poursuivre l’écriture du roman (L’Ecart, devenu Loin) que l’on a promis à l’éditeur pour le début de l’année, et qui n’a guère avancé alors que l’on est déjà à la Toussaint, consacrer suffisamment de temps chaque jour à l’écriture du Journal, lire les livres (et les lettres) que l’on vous envoie, s’occuper du toit de la tour du château qui menace de s’effondrer, gérer la situation financière qui n’est pas non plus bien solide, faire réparer la chaudière, pallier la mémoire défaillante de l’ordinateur... Cette surcharge de travail finit même par affecter la structure du Journal, qui devient de plus en plus haché, discontinu, avec des retards qui s’accumulent, et «tous les temps qui se chevauchent sans pouvoir jamais se rattraper» (page 207). Au nom de Vancouver ressemble ainsi parfois au Journal de Travers, ce qui fait d’ailleurs au bout du compte l’un des charmes de ce volume, où l’on raconte au mois de décembre un voyage en Irlande fait au cœur de l’été. On se dit en lisant cela que l’expression «forçat des Lettres» employée par l’auteur n’est pas tout à fait hyperbolique : «le seul concept de dimanche, ne parlons pas de vacances, est pour moi une farce depuis quarante ans.» (page 265).
Pour ne rien arranger, il y a aussi les inquiétudes liées à l’âge, à la concentration qui baisse, à la mémoire qui parfois fait défaut, aux ennuis de santé dont on a plus de mal à se remettre (ainsi cette grippe persistante qui oblige l’auteur à passer enfermé dans sa chambre d’hôtel une bonne partie de son séjour à Vancouver). Et si au moins le succès, pour ne rien dire de la gloire, était au rendez-vous, mais de ce côté-là aussi, on est toujours à l’abri d’une bonne surprise : «Je ne peux m’empêcher de penser que ma vie aurait été plus intéressante, plus riche et plus variée, mieux vécue (et ce journal de plus de prix...), si j’avais rencontré un peu plus de succès, et a fortiori beaucoup. Mais non, pas une seule fois, jamais, rien. Mes livres, on ne peut même pas dire qu’ils tombent, puisqu’ils paraissent mort-nés.» (page 55). On se dit souvent, en lisant ce dernier volume, que le Journal est de plus en plus pour Renaud Camus un exutoire cathartique («Ecrire ici soulage un peu l’angoisse que je ressens», page 326), ou un défouloir : «en effet, je ne viens à lui qu’aux moments où nerveusement je ne peux pas faire autrement, pour me débarrasser de mon ire» (page 285) ; à un autre moment, il note : «Ce journal est une espèce d’écriture automatique : j’étais parti pour parler de la promenade à pied que nous avions faite hier soir, et je me retrouve dans des histoires de garage et d’avocat. C’est que les sujets d’agacement ont une prégnance redoutable.» (page 227). On pense bien sûr ici à la figure de Ferdinand Thrän, l’«archiviste des vilenies», déjà évoquée dans Une chance pour le temps... Toutefois, il ne me semble pas que cet aspect sombre, insistant, voire répétitif, du Journal diminue le plaisir qu’éprouve le lecteur, s’il veut bien se laisser emporter dans cette magnifique utopie littéraire qu’au bout du compte il représente, et accomplit : la vie écrite, la graphobie, où les mots et les phrases deviennent la vie même, «mieux chargée de matière, d’épaisseur et de sens que la suite élusive des jours» (je cite ici l’entretien publié dans la dernière livraison du Magazine des Livres). Et, parmi les plaisirs du lecteur, il y a aussi ces moments où l'humour et l'ironie tiennent à distance l'amertume, ou l'aigreur ; par exemple, page 128 : «Pendant ce temps, Nicolas Sarkozy et son épouse Carla Bruni-Sarkozy sont à Londres et à Windsor, reçus en grande pompe par la reine. Mais la presse de caniveau anglaise montre nue l'épouse du président de la République. Pierre a de la chance que je n'ai pas été élu.», ou page 233 : «Il me faut le répéter aux mânes du garçon de vingt ans que je fus : Mme le garde des Sceaux fait son jogging en écoutant en boucle Sylvie Vartan.», et ceci encore, page 269 : «La seule consolation est que les Lettres, de toute façon, ne sont probablement pas, de nos jours, la meilleure voie vers la gloire. Aurais-je été Pascal Quignard ou Yves Bonnefoy, je ne suis pas sûr que ma présence eût suscité beaucoup plus d'émoi. Alain Finkielkraut, peut-être ? Michel Houellebecq ? Philippe Sollers, sûrement. La prochaine fois, oui, j'essaierai d'être Philippe Sollers.»
Le Journal tel que le conçoit Renaud Camus, est «un lourd appareil, lent, glébeux, qui n’arrive à avancer, et pesamment, qu’en ne s’arrêtant jamais. Ce mouvement perpétuel et sourd l’amène à proposer d’indigestes morceaux, mais ceux-là sont la condition des autres. Il faut chaque fois que j’ai bien tout dit de ce que j’avais à dire – non pas ce que j’avais à dire pour distraire un éventuel lecteur, ce que j’avais à dire pour m’en débarrasser, m’en désencombrer l’esprit. Je n’arrive à être un peu léger qu’après avoir longuement été lourd.» (pages 304-305). Dans Au nom de Vancouver, l’ombre est aussi le moyen par lequel se révèle la lumière, «qui est peut-être tout ce qui nous restera» (page 124), et l’âge n'est pas seulement une source de tracas, mais également une manière d'accéder au «relief du temps» (page 402), par la profondeur de champ qu’il permet d'acquérir. Et si l’on trouve dans ce dernier volume de nombreuses pages où la «décivilisation», la «déculturation» en cours sont observées avec colère ou accablement, on y trouve aussi de beaux moments de grâce, cette grâce léopardienne qui est «comme un souffle de vent porteur d'une fragrance inattendue qui disparaît à peine avez-vous eu le temps de la sentir, et vous laisse avec le désir, mais vain, de la sentir à nouveau longuement et de vous en rassasier.» (Zibaldone, 3179). C’est la grâce miraculeuse du bonheur avec Pierre, celle de l’absolue beauté de certaines journées d'automne à Plieux, de l’inextinguible énergie des jeunes chiens (qui inspire à l’auteur un beau développement sur l’anima, pages 428-430), de la joie d’un thème musical retrouvé que l’on fredonne en marchant dans la campagne (le long de l’Auroue, par exemple, laquelle est aussi la dédicataire de l’ouvrage), et qui nous conduit lentement into the twilight ...
Les deux photographies qui illustrent ce message sont de Renaud Camus (Site Flickr)
Ah, Emmannuel, vous dégainez toujours aussi rapidement, avec autant de justesse.
RépondreSupprimerJe constate que nous sommes retenus par les mêmes réflexions sur le journal (la glèbe) et sur le temps (vieillir).
Le paragraphe sur l'expérience intéressante et curieuse de vieillir (p.402) nous promet je pense un "Art de vieillir" dans les années à venir qui sera un témoignage tout à fait inédit (inouï, invu, in-lu?) sur cet âge de l'homme.
Merci beaucoup de votre visite, Valérie ! Cette remarque sur le "relief du temps" me semble en effet très intéressante, et je partage votre point de vue quant aux perspectives qu'elle ouvre pour la suite du "Journal"...
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