Translate

mercredi 27 avril 2011

La rosa bianca (La rose blanche)



Le père poète



Mon père, qui est mort à presque quatre-vingt-dix ans, et ma mère, qui vit encore, ont joué un rôle fondamental dans ma vie. Notre lien a toujours été si fort et si intense
que mon enfance, cette sorte de paradis qu'a été mon enfance, s'est étendue dans le temps, s'est prolongée bien au-delà de ses limites naturelles.
J'ai appris à lire avec les poésies de mon père. L'une d'entre elles, La rose blanche, dédiée à ma mère, frappa tout particulièrement mon imagination. Après avoir lu cette poésie, j'allai chercher la rose dans le jardin de notre maison, et je la trouvai : mon père a toujours parlé du microcosme constitué par la maison de campagne où nous habitions avant de nous transférer à Rome, quand j'avais douze ans. Dans ses poésies, je pouvais retrouver les lumières, les paysages, les objets que je connaissais si bien pour les avoir vus dans la réalité. Cela m'a permis de ressentir dès mon enfance combien la poésie est présente dans tout ce qui nous entoure, même si la plupart du temps nous ne nous en rendons pas compte.
Mon enfance, comme je viens de le dire, s'est prolongée de façon démesurée, surtout en raison de mon rapport si fort, si étroit, par certains aspects presque "maladif", avec mon père. Et elle ne s'est vraiment achevée qu'avec sa mort, sans me donner la possibilité de vivre la jeunesse, l'âge adulte, la pleine maturité. En fait, je suis passé, sans solution de continuité, de l'enfance – ou, à la rigueur, de l'adolescence – à la vieillesse. Justement, à cause de la poésie de mon père, j'ai vécu dans une mystification : cette merveilleuse mystification qu'est la poésie.
Bernardo Bertolucci (Transcription d'une intervention faite lors d'une rencontre avec les étudiants du DAMS de Turin, en 2002. Texte repris dans l'ouvrage La mia magnifica ossessione, Garzanti, 2010, traduction personnelle)





La rosa bianca

Coglierò per te
l'ultima rosa del giardino,
la rosa bianca che fiorisce
nelle prime nebbie.
Le avide ape l'hanno visitata
sino a ieri,
ma è ancora così dolce
che fa tremare.
È un ritratto di te a trent'anni,
un po' smemorata, come tu sarai allora.

Attilio Bertolucci Fuochi in novembre


La rose blanche


Je cueillerai pour toi
la dernière rose du jardin,
la rose blanche qui fleurit
dans les premières brumes.
Les abeilles avides l'ont visitée
jusqu'à hier,
mais elle est encore si douce
qu'elle fait trembler.
C'est une image de toi à trente ans,
un peu oublieuse, comme tu seras alors.

(Traduction personnelle)






Ce que dit Bertolucci dans le texte que j'ai cité plus haut me rappelle ce poème de son père, intitulé Per B... (Pour Bernardo ?). Après tout, les films, ces constructions minutieuses et éphémères, ne ressemblent-ils pas aussi à des avions de papier, fabriqués par ces rêveurs éveillés que sont les cinéastes ? (et le dernier film de Bertolucci s'intitule justement The Dreamers...)



Per B...


I piccoli aeroplani di carta che tu
fai volano nel crepuscolo, si perdono
come farfalle notturne nell'aria
che s'oscura, non torneranno più.

Così i nostri giorni, ma un abisso
meno dolce li accoglie
di questa valle silente di foglie
morte et d'acque autunnali

dove posano le loro stanche ali
i tuoi fragili alianti.

Attilio Bertolucci Lettera da casa


Pour B...


Les petits avions de papier que tu fabriques
volent dans le crépuscule, se perdent
comme des papillons de nuit dans l'air
qui s'obscurcit, ils ne reviendront plus.

Il en va ainsi de nos jours, mais un abîme
moins doux les accueille
bien différent de cette silencieuse vallée de feuilles
mortes et d'eaux automnales

où posent leurs ailes fatiguées
tes frêles planeurs.

(Traduction personnelle)








Images
: en haut, Franco Caracalli (Site Flickr)



dimanche 17 avril 2011

L'Invitation



"Leporello, le premier, désigne les Masques à Don Juan. Don Juan ordonne de les inviter. Ces deux phrases chantées représentent les basses ornementées du thème. Les Masques répondent en trio ; ils chantent l'air du Menuet même – sur quoi ils prononcent ces stupéfiantes paroles : «À son visage et à sa voix le traître se reconnaît». À ce moment, Leporello appelle : Zi, zi ! Signore maschere !, et les Masques poussent Ottavio à répondre. Leporello reprend de manière plus pressante et grave, avec une légère hâte. Don Ottavio dit : «Que demandez-vous ?», enfin Leporello formule tout au long l'invitation : Al ballo, se vi piace, v'invita il mio Signor. À son tour, Ottavio remercie, Leporello assure pour terminer que l'amico (son maître) sera généreux d'amour envers les dames.


La précision du mécanisme est grande. C'est pourquoi il convient peut-être de remarquer que Mozart indique une seule fois de piquer les quatre croches au violon : dans la première exposition de l'élément II, et à l'instant de l'invitation proprement dite : Al ballo, se vi piace... Faut-il voir là un point extrême de subtilité, ou s'agirait-il d'un caprice de l'écriture ? Encore une fois tout ce phénomène se déroule comme un mouvement d'horlogerie, et il est indispensable de noter la précision du détail pour saisir le fond des choses.

On invite les Masques – donc des inconnus, et qui garderont le droit de l'être. L'invitation se fait sur un mode accentué de cérémonie, l'on aurait presque envie de dire un mode rituel. Il est évident que la petite musique lointaine est à cette heure le «masque» même, et que derrière le masque se trouve – la Mort. Le chant de Leporello, trop lourd pour le Menuet suave, et ponctué par le dessin obstiné du cor ; son épaisseur rythmée qui devient à la fois chaude et lugubre ; l'obstination fatale de tout l'agencement, – ceci signifie que l'on invite à entrer dans la fête, dans la maison de Don Juan, dans Don Juan, le trio noir des victimes, la némésis – appelée par la mort du Commandeur – c'est-à-dire enfin la puissance étrangère à l'éros, la Mort.

D'où le mouvement exact comme celui du pendule, d'autre part la perfection formelle. Il est vrai que par la beauté, cette coulée brillante de la mort dans la matière vive correspond aussi à une censure, la censure contre la mort ; cependant on voit, en-dessous, percer la force brute qui va détruire."

Pierre-Jean Jouve Le Don Juan de Mozart








«ANDIAM, COMPAGNE BELLE...»

Don Giovanni, I, 3

Les lampes de la nuit passée, dans le feuillage,
Brûlent-elles encor, et dans quel pays ?
C'est le soir, où l'arbre s'aggrave, sur la porte.
L'étoile a précédé le frêle feu mortel.

Andiam, compagne belle
, astres, demeures,

Rivière plus brillante avec le soir.
J'entends tomber sur vous, qu'une musique emporte,
L'écume où bat le cœur introuvable des morts.

Yves Bonnefoy Pierre écrite Editions Gallimard






«ANDIAM, COMPAGNE BELLE...»

Don Giovanni
, I,3


I lumi della trascorsa notte, nel fogliame,
Ardono ancora, e in quel paese ?
È sera, quando l'albero, sulla porta, si aggrava.
La stella ha preceduto la fragile fiamma mortale.

Andiam, compagne belle, astri, dimore,
Fiume più scintillante nella sera.
Sento cader su voi, travolti in una musica,
La schiuma ove batte il cuore introvabile dei morti.

Traduzione
: Diane Grange Fiori








Images
: en haut, Don Giovanni (Joseph Losey)

au centre : Site Flickr

Source de la vidéo : Site YouTube

jeudi 14 avril 2011

Giorgio Morandi



Bologna, 18 giugno 1964. Muore vecchio nella sua casa di via Fondazza, a quattro passi dal cinema rannuvolato dalle Nazionali in cui io correvo a sognare marinando le lezioni di storia greca. Anche lui, da ragazzo, ha fatto un sogno : fare di questa umile bottiglia o di quella vecchia lucerna un mistero eloquente. A quel tempo, chino sulla sponda del biliardo o sul davanzale della casa tutta ombre, dal fumo delle sigarette si lasciava avvolgere senza un lamento, come il fachiro dalle spire gentili del suo boa. Soffiava il fumo all’insù, socchiudendo appena i suoi lunghi occhi di zingaro. Stava dal lato non dipinto delle tele, nel buio dove spuntano i miracoli.

Eugenio Baroncelli Mosche d'inverno Ed. Sellerio, 2010



Bologne, 18 juin 1964. Il meurt âgé dans sa maison de via Fondazza, tout près du cinéma assombri par les fumées des cigarettes où j’allais rêvasser en séchant les cours d’histoire grecque. Lui aussi a fait un rêve quand il était enfant : transformer cette humble bouteille ou cette vieille lampe à huile en éloquent mystère. En ce temps-là, penché sur une table de billard ou appuyé au rebord de la fenêtre dans sa maison pleine d’ombres, il se laissait envelopper par la fumée des cigarettes sans une plainte, comme le fakir par les anneaux délicats de son boa. Il soufflait la fumée vers le haut, en entrouvrant à peine ses grands yeux de bohémien. Il se tenait du côté de la toile qui n’était pas peint, dans le noir d’où surgissent les miracles.

(Traduction personnelle)




Images : Chiara Borghesi et Serena MignaniImago Orbis (Site Flickr)

mercredi 13 avril 2011

La Notte




Salvatore Adamo
canta La Notte (testo e musica di S. Adamo, 1965 ) :







Se il giorno posso non pensarti, la notte maledico te
e quando infine spunta l'alba, c'e' solo il vuoto intorno a me...
La notte tu mi appari immensa, invano tento di afferrarti
ma ti diverti a tormentarmi, la notte tu mi fai impazzir...

La notte, mi fai impazzir, mi fai impazzir...

E la tua voce fende il buio, dove cercarti ? Non lo so!...
Ti vedo e torna la speranza, ti voglio tanto bene ancor...
Per un istante riappari, mi chiami, mi tendi le mani
ma il mio sangue si fa ghiaccio quando ridendo ti allontani...

La notte, mi fai impazzir, mi fai impazzir...

Il giorno splende in piena pace, e la tua immagine scompare
Felice tu ritrovi l'altro, quell'altro che mi fa impazzir...

La notte, mi fai impazzir, mi fai impazzir...





Si je t'oublie pendant le jour, je passe mes nuits à te maudir
Et quand la lune se retire, j'ai l'âme vide et le cœur lourd...
La nuit tu m'apparais immense, je tends les bras pour te saisir
Mais tu prends un malin plaisir à te jouer de mes avances...

La nuit, je deviens fou, je deviens fou...

Et puis ton rire fend le noir, et je ne sais plus où chercher
Quand tout se tait revient l'espoir, et je me reprends à t'aimer...
Tantôt tu me reviens fugace, et tu m'appelles pour me narguer
Mais chaque fois mon sang se glace, ton rire vient tout effacer...

La nuit, je deviens fou, je deviens fou...

Le jour dissipe ton image et tu repars, je ne sais où...
Vers celui qui te tient en cage, celui qui va me rendre fou...

La nuit, je deviens fou, je deviens fou...









Images : La Notte, de Michelangelo Antonioni

samedi 9 avril 2011

Le Don des morts




"Nymphes des bois, déesses des fontaines..."








Dans un petit livre (une cinquantaine de pages) récemment paru aux éditions Lienart, le peintre Jean-Paul Marcheschi revient sur cet étrange tableau de Monet, Camille sur son lit de mort. L’ouvrage est fait d’une suite de courts chapitres, dont chacun porte un titre, comme une série de fragments, de plongées dans le mystère d’une œuvre, et les relations entre la peinture et la mort. Qu’est ce qui a poussé Monet, ce peintre de la lumière et de l’éternel été, à peindre sa femme Camille sur son lit de mort, au soir du 5 septembre 1879, dans la chambre de sa maison de Vétheuil ? Marcheschi y voit un adieu au visage aimé, mais aussi une volonté inconsciente, et presque instinctive, de substituer au «pour toujours» de la mort un «pour toujours» de l’art, qui «déborde» et métamorphose la douleur et le deuil.






Dans l’exécution rapide, «presque bâclée», de ce tableau, Marcheschi voit aussi une expression de la sauvagerie de la peinture, cette sprezzatura qui tourne le dos à la virtuosité (en «débordant la main») et devient la marque des œuvres parvenues à leur plus haut degré de maturation : le Paradis du Tintoret, le Marsyas du Titien, les derniers autoportraits de Rembrandt, les derniers tableaux de Picasso. L’une des plus belles – et des plus mystérieuses dans sa formulation héraclitéenne – intuitions de ce livre, c’est qu’en peignant Camille morte, Monet signe aussi une sorte de pacte obscur avec l’eau, dont le grand cycle des Nymphéas sera l’aboutissement : « l’horizon disparaît pour qu’enfin s’accomplisse le voyage au fond des eaux, dans le fleuve Léthé. » Nous sommes bien sûr ici au cœur même de ce qui constitue l’œuvre de Marcheschi, et ces Notes sur les Nymphéas éclairent aussi sa propre création : les Onze mille Nuits, le Tenebroso lago, les Fastes. En lisant ce livre bref mais dense, cette méditation si profonde et si riche en fulgurances, en intuitions qui ouvrent au lecteur une multitude de pistes à explorer, on songe au Barthes de Sade, Fourier, Loyola, si attentif aux biographèmes, ces éclats du souvenir, « dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion »...

Je cite ici un extrait d’un des plus significatifs chapitres du livre, intitulé
L’art, la toilette des morts :

Sans y penser – sans même rien savoir de ce qu’il fait, Monet retrouve, à travers cet acte instinctif de sauvegarde du visage, le geste fondateur, cathartique et funèbre de l’art, et sa vocation première. Mais ce n’est pas à la toilette du mort que l’on procède ici, c’est le contraire qui arrive. La rhétorique de la mort dans ses conventions bien répertoriées est totalement défaite. Il ne s’agit pas d’un Tombeau: rien d’extérieur, aucune intentionnalité pour cette anti-commande que rien ne laissait prévoir. Expérience rare, unique même, non seulement dans l’œuvre de Monet, mais dans la longue histoire des représentations de la mort. C’est la mariée morte, mise à nu par la peinture même. C’est le dé-toilettage du mort. Mais le ce qui n’en finit pas du deuil, par la force désorientée du pinceau, ne recouvre pas le phénomène abject de la mort. Il l’épouse au contraire, et le plus concrètement possible. S’y montre une double défaite, la sienne propre d’endeuillé, et celle, plus paradoxale, de son outil (la peinture) et de son code, qui se décomposent eux aussi, dans leurs signifiants propres. Ici tout n’est que brisement (des codes), violence, disparition. C’est lui-même perdu se perdant à l’intérieur de son propre langage, qui finit par se désappartenir totalement. La perte et la puissance semblent conclure ici un pacte provisoire. Jubilation paradoxale dans ce double anéantissement. Camille sur son lit de mort montre cette béance qui brise non seulement le sens, mais contraint le style à se renouveler de fond en comble. Tableau du suspens, Camille sur son lit de mort est une non-œuvre tenue secrètement entre deux rives : passage blême dont la peinture sera le seul nocher.










L’embrumement soudain du visage, emporté par la camarde, c’est l’outre-mort, déjà. Le visage de celle qui fut le corps photophore, éblouissant et radieux des plages de Normandie ou des jardins d’Île-de-France, modèle des plus heureux de ses tableaux, s’achemine progressivement dans la mort sèche, osseuse, brutale. Et tandis que le visage se dessèche, jusqu’à l’émacié, la peinture, elle, au contraire, augmente ; et ses valeurs propres, ses nuances ne cessent de se raffiner. C’est le courage inouï du style que d’aller jusque-là. La transsubstantiation, non métaphysique, non dogmatique à laquelle on assiste, ne porte pas sur le visage – c’est la peinture qui en est la proie. On rompt ici avec les visages-tombeaux, très stéréotypés, très idéalisés, des monuments funéraires, qui consistent à offrir à l’endeuillé un cénotaphe. C’est bien une Camille «réaliste», la mâchoire nouée d’un linge blanc, que Monet nous offre, mais réduite et fardée comme une pharaonne en route vers l’au-delà. Visage mnésique de sa femme deux fois morte, rendue, non seulement telle qu’elle est : dévastée par l’interminable agonie, mais aussi telle qu’elle sera une fois délivrée du réel, nimbée du deuil blanc des reines, telle qu’en elle-même enfin le souvenir la change. C’est l’anti-sublimation portée par l’art pictural, lorsqu’il est au plus haut de lui-même.

Dans le végétal qui l’envahit – qui seul pourra germer et renaître – s’annoncent les Nymphéas futurs.

Jean-Paul Marcheschi Camille morte, Notes sur les Nymphéas, Editions Lienart, 2010





À lire aussi, sur le même sujet : La peinture et la mort.


Une nouvelle édition de l'ouvrage de Jean-Paul Marcheschi  Camille morte. Notes sur les nymphéas est parue en 2012 aux éditions Art 3, dans la collection Notes d'un peintre.



Images
: de haut en bas : Claude Monet, Camille sur son lit de mort (1879)

C.Monet, Camille Monet à la fenêtre (1872)

C. Monet, Camille assise sur la plage à Trouville (1870) Site Flickr

C. Monet, Nymphéas, Soleil couchant (détail) Site Flickr

mercredi 6 avril 2011

Extérieur nuit





"La main du ciel cherchait sa main parmi les ombres,

La pierre, où vous voyez que son nom s'efface,
S'entrouvrait, se faisait une parole."

Yves Bonnefoy







7.

toi tombé,
le doute : ce qui n'a
pas été, la voûte
inexplorée qui devient
ciel devient nuit

ta tombe ouverte,
un groupe de vivants
entre les arbres
écrit par toi
sans toi, sur la pierre
milliaire, bien plus
qu'un son qui dévale,
bien plus qu'un bruit
qui dévale, même si,
pour finir, des pierres

ils demandent où s'est perdu
ton rire, s'il a croisé
là-bas cet éboulis trop
sinistre pour t'emporter,
l'éclair qui te tuant
te laisse intact

8.

le monde incommensurable,
hirsute,
à deux doigts comme un insecte
mort

plus haut du vent, mais du vent, se déchire





9.

tes soixante années
où prirent corps
jusqu'aux arrière-
saisons, jusqu'aux frontières
jamais passées, l'autre
désertant l'étreinte,
s'achèvent, ne s'achèvent
pas, sur la montagne
aveugle

as-tu été
– avant l'ultime...
instant ? prémonition
du vide ? – l'être enfin
réconcilié que notre mémoire,
sans comprendre ni soutenir,
juxtapose à ta mort,
simplement juxtapose
à ton nom qu'on peut
encore écrire une image
qui n'est plus
la tienne, toutes
celles qui ne l'ont pas
été, tant brûlaient, loin
devant, l'apparence et l'attente :
beauté, selon toi, de longtemps
veiller, de s'affûter au tranchant
du rêve, d'écarter sans fin
les colonnes

quel sens tes colères,
tes refus, et pour toi maintenant
quelle paix ?

intimement traduit par le choc,
rendu à l'obscur du pollen
par-dessus la neige

Bernard Simeone Mesure du pire Editions Verdier, 1993








 Images : en haut et en bas, Mont Sainte-Odile : Dirk Gently (Site Flickr)

au centre, Elizabeth Oliver (Site Flickr)

samedi 2 avril 2011

Cavatine




"O einer, o keiner, o niemand, o du :
Wohin gings, da's nirgendhin ging ?
O du gräbst und ich grab, und ich grab mich dir zu,
und am Finger erwacht uns der Ring."

Paul Celan



Lorsqu'on me demande, et on me le demande beaucoup, ce que je veux dire par cavatine, si l'on m'interroge, comme faisait Claude Maupomé, «Comment l'entendez-vous?», ce terme de cavatine, je pourrais répondre tout simplement pour me couvrir, et de quelle façon somptueuse, je pourrais répondre «Je l'entends comme Beethoven dans la cavatine du fameux 13e quatuor à cordes en si bémol majeur opus 130, dans son cinquième mouvement», et ce cinquième mouvement, intitulé expressément cavatine, adagio molto espressivo, est en quelque sorte le mouvement éponyme de cette série d'émissions. C'est la cavatine par excellence, ce que les ornithologues ou les naturalistes pourraient appeler cavatina cavatina, c'est-à-dire ce qui sert absolument de référence, sinon à toute les autres cavatines, du moins à la cavatine telle que je l'entends.

Cette cavatine a été composée dans la douleur, Beethoven le dit lui-même, pendant l’été de 1825. Le 13e quatuor est le dernier de ces quatuors dédiés au prince Galitzine, c’est-à-dire les quatuors Galitzine. Nous entrons ici, je crois pouvoir le dire, en priant qu’on m’excuse d’employer un terme aussi galvaudé, et je l’emploie ici en son sens premier, qu’on pourrait presque dire kantien, nous entrons dans le sublime pur. La cavatine du 13e quatuor était d’ailleurs considérée par Beethoven comme le couronnement de toute sa musique de chambre, et comme un des ses chefs-d’œuvre dans l’absolu. J’ai parlé à plusieurs reprises au cours de ces émissions de musiques qui n’allaient nulle part, voilà un exemple de musique qui ne va nulle part, non pas certes au sens où elle ne serait pas porteuse d’avenir, Dieu sait, car cette cavatine a eu une postérité abondante et glorieuse, mais elle ne va nulle part parce qu’elle creuse son être-là, si je puis dire, elle creuse l’ici ; elle est toute présence, et peut-être encore une fois, présence de la douleur.

Renaud Camus (Transcription de l'émission Domaine privé, diffusée en mars 1993 sur France Musique)






Le treizième quatuor serait, croyait-il, son dernier. Une suite de danses, populaires ou savantes, détournées de leur but, déchiquetées, prétexte à jeux cruels et courses d'ombres. Une constellation en miettes. Ironique, effaré, lui, le grand sourd, a pris ainsi la mesure du chaos.

Cette nuit, dans le garage, le mouvement lent, la cavatine, cavare, creuser, où certains ne voient que musique assourdie, presque sans grâce, semble écrit par l'espace lui-même qui s'incurve. Là l'écoute, qu'à Comacchio je croyais inaudible, peut s'entendre. Là je voudrais être, demeurer. Pas innocent, pas irréel, pas la proie d'une illusion : juste, au juste niveau. Quand la densité n'a pas besoin de preuve.


Si entendre la cavatine suffisait, le temps de ses notes, pour se sentir fondé, légitime. Ai-je écouté au moins une fois le treizième quatuor avec elle ? Aujourd'hui je suis seul à entendre ce qui la rend présente. Seul à espérer quoi, le pardon ? Elle est morte, le pardon, à la fin, ne pourra venir que de moi. Quel pardon vient de soi-même ? Entendant la cavatine, j'espère qu'il viendra d'une musique comme celle-là, de plus loin que la musique. Attendre de ces mesures-là la réponse qu'une femme morte ne donnera pas, c'est l'attendre d'une part de moi capable d'habiter ces notes, de les entendre vraiment. Comme le voudrait non pas un vœu de pureté au bout du compte abject, mais ce qui permet encore de parler. S'il est une chose dont je sois sûr, là où maintenant je suis et dont j'ignore le nom, détresse, chaos, gestation, c'est que pour moi, désormais, la cavatine ne peut être en deçà de la faute.

Bernard Simeone Cavatine Editions Verdier, 2000







Images
: en haut, Paolo Crosetto (Site Flickr)

en bas, Soir à Lyon, Christine Vaufrey (Site Flickr)


Adagio





"Sarà come smettere un vizio, come vedere nello specchio

riemergere un viso morto, come ascoltare un labbro chiuso.
Scenderemo nel gorgo muti."


Cesare Pavese









Une puissance corrosive, esprit de variation poussé à l'extrême de sa logique, pénètre l'adagio du douzième quatuor. Un profil neuf se substitue au thème, à l'ancien état, au premier âge, mais insensiblement, sans qu'on ait perçu d'étapes. Hors de la musique, cela n'arrive jamais, jamais ne surgit la face ouvertement neuve. Toujours le souvenir encombre, offert à des variations infimes, qui ne sont pas la musique mais la singent. Ici le thème n'est plus repérable parce que tout est devenu thème. Un jour, il en sera d'elle comme de ce quatuor. Elle se fondra en toute chose, l'aimer plus profond et l'oublier seront pareils.


(...)




Et parmi la présence abrupte des corps la sienne. Dans Turin. Parmi un million d'autres. Et cette autre parmi les dernières phrases de Pavese : «Tu t'étonnes que les autres passent à côté de toi et ne sachent pas, quand toi, tu passes à côté de tant de gens sans savoir, cela ne t'intéresse pas, quelle est leur peine, leur cancer secret?» Elle, une femme ni plus ni moins belle que d'autres, en réalité ni plus ni moins secrète, que des milliers de personnes ont frôlée un jour de leur vie sans lui prêter d'intérêt, mais qui a aimanté pour moi toutes les questions, leur a donné un sens en les déroutant, y ajoutant la sienne. Et portant en elle ce pouvoir d'ouvrir en l'autre l'infini des questions, elle a continué à parcourir la ville, à frôler des milliers d'autres êtres, énigmes sans pareilles, qu'un choc dans les collines aurait pu détruire elles aussi à tout instant. En chaque mort disparaît, avec une conscience, le monde et son évidence aveugle. Règle atroce et pourtant on y devine, aux heures les plus lucides, autre chose que l'effroi. Peut-on dire une beauté inhumaine ? À la pointe du deuil, il y a cette cruauté, le réel, qui ne détruit pas l'amour mais en éprouve la vérité. À la pointe du deuil il y a trois phrases qui me traversent. J'ai aimé. J'ai commis la violence. Je suis seul. Et sur l'invisible balance, aucune ne pèse plus que les autres.


Bernard Simeone Cavatine Editions Verdier, 2000








Images : Gianfranco Goria (Site Flickr)