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mardi 27 octobre 2015

La Montagna magica (La Montagne magique)




Dans L’Italia degli altri [L’Italie des autres], paru en Italie en Italie aux éditions Neri Pozza, Mario Fortunato mêle des souvenirs personnels et l’évocation des nombreux voyageurs qui, depuis le dix-huitième siècle, ont visité l’Italie à l’occasion du fameux Grand Tour (de Goethe, Stendhal et Tocqueville à Henry James, Edith Wharton, Evelyn Waugh ou W.H. Auden). Fortunato s’interroge sur les caractéristiques du "désir d’Italie" qui anime ces artistes (poètes, écrivains, peintres, architectes, musiciens) et sur la façon dont les Italiens ont perçu ce "discours amoureux" enthousiaste mais aussi parfois ambigu, qui a fini par devenir une composante de l’identité italienne. Je cite ici un extrait de l’ouvrage consacré aux mystères du mont Soracte, qui se dresse dans  la campagne romaine, à cinquante kilomètres au nord de la Ville, un paysage souvent décrit (ou peint) par les voyageurs du Grand Tour :

« Le Soracte, que ce soit en janvier ou en mars, se dresse sur la ligne bleuâtre de l’horizon comme une île sur la mer et avec une élégance de contour qu’aucune saison ne peut atténuer ou diminuer. Vous le connaissez bien pour l’avoir vu souvent dans les fonds délicats des tableaux de Claude Lorrain ; et il a un air si irrésistiblement classique et académique qu’en le regardant vous commencez à prendre la selle de votre cheval pour un vieux fauteuil usé dans la galerie d’un palais. » Voilà ce qu’écrit Henry James dans l’une de ses Chevauchées romaines en 1873. 
Edith Wharton, dans ses Paysages italiens, est elle aussi impressionnée par la « sévérité grandiose du paysage » que domine le Soracte. L’écrivain du Temps de l’innocence y voit un « rempart brumeux », comme si cette montagne obstinément isolée sur l’horizon devait délimiter et distinguer le règne du visible de ce qui le précède et l’annule — le mystère de l’invisible.  
Le thème de la "vision" revient souvent dans la littérature consacrée au Soracte. C’est du reste tout à fait compréhensible : sa solitude est frappante, dans la vaste vallée du Tibre. Il a d'ailleurs été au cours des siècles un lieu d’ermitage. Les premières peuplades qui y vécurent à partir de l’âge du bronze — les Sabins, les Capenates, les Falisques et les Etrusques — y célébrèrent des cultes de caractère clairement dionysiaque. L’isolement, l’éloignement par rapport au reste du paysage met tous ceux qui parviennent à la cime de la montagne dans un état de mutisme et de transe : d’ailleurs, le dieu Soranus, descendant direct du dieu Suri des Etrusques, était une divinité infernale, liée au thème de la divination, et donc à la vision du futur. 
Quand Horace en fait le sujet de l’une de ses Odes [I, 9], il évoque le Soracte blanchi par la neige, éloigné et presque prisonnier du gel. C’est la raison pour laquelle il engage à se réchauffer opportunément près de l’âtre, avec un bon verre de vin à la main et en regardant bien en face cette fois-ci non pas ce qui par définition ne peut pas se voir avec les yeux, c'est-à-dire le futur, mais au contraire la simple réalité, cet instant qui constitue la vie même : la jeunesse est une gloire fugace, dit le poète latin, raison pour laquelle il ne faudra pas dédaigner, ici et maintenant, « les douces amours et les danses ».




Mais le Soracte est aussi une montagne liée au mystère pour des raisons plus spécifiquement historiques. En s’inspirant peut-être de ses trois "composants" — les  puits communicants entre eux et d’une profondeur de plus de cent mètres —, en 1937, la direction du Génie militaire de Rome entreprit la construction d’une série de galeries à l’intérieur de la montagne, afin de servir de refuge au Haut Commandement militaire, en cas de guerre. En septembre 43, les mystérieuses galeries devinrent le siège du Commandement des troupes d’occupation allemandes sous les ordres du feld-maréchal Albert Kesselring. Lorsque, en janvier 44, les Allemands se retirèrent, à la suite des bombardements anglo-américains, ils minèrent une grande partie de la zone. Selon la légende, soixante caisses contenant des bijoux et de l’or, confisqués à la communauté juive de Rome et à la Banque d’Italie, auraient été enterrées dans les galeries internes du Soracte. En effet, les troupes allemandes étaient certaines que leur repli vers le nord n’était que momentané, et qu’elles pourraient redescendre sur Rome dans un délai de quelques mois. Il en alla tout autrement, grâce au ciel, et l’on ne sut plus rien des fameuses caisses ; après la guerre, on ne retrouva dans ces galeries creusées dans le calcaire que quelques munitions. Du trésor présumé, aucune trace.

Mario Fortunato  L'Italia degli altri, Neri Pozza Editore, 2013 (Traduction personnelle)










Images, de haut en bas :

(1) Sara  (Site Flickr)

(2) Paolo Fefe'  (Site Flickr)

(3) Felice Dappio  (Site Flickr)

(4) Site Flickr

(5) Massimo d'Azeglio  Il Monte Soratte, 1821, huile sur toile




mardi 20 octobre 2015

Ombra di nube (Ombre des nuages)




Jonas Kaufmann chante (merveilleusement) Ombra di nube, de Licinio Refice (sur un poème d'Emidio Mucci). Un air dont on aimerait être accompagné le jour de son enterrement (le plus tard possible, évidemment...) :


Era il ciel un arco azzurro di fulgor ; 
Chiara luce si versava sul mio cuor. 
Ombra di nube, non mi offuscare ; 
Della vita non velarmi la beltà. 

Vola, o nube, vola via da me lontan ; 
Sia disperso questo mio tormento arcan. 
Ancora luce, ancora azzurro ! 
Il sereno io vegga per l'eternità !




Le ciel était un arc fulgurant d'azur ;
Une claire lumière inondait mon cœur.
Ombre des nuages, n'obscurcis pas ma vue ;
Ne me voile pas la beauté de la vie.

Volez, nuages, volez loin de moi ;
Que ma souffrance secrète se dissipe.
Encore de la lumière, encore de l'azur !
Que s'ouvre à moi l'éternité du ciel serein !

(Traduction personnelle) 






Images : en haut, Pasquale Antonazzo  (Site Flickr)

en bas, Elena  (Site Flickr)


mercredi 14 octobre 2015

Il gatto in un appartamento vuoto (Le chat dans un appartement vide)




C'est en italien que j'ai découverts et aimés les poèmes de Wisława Szymborska, fort peu traduite en français alors que l'on trouve en Italie un volume bilingue (polonais-italien) contenant tout son œuvre poétique de 1945 à 2009, paru chez Adelphi sous le titre La gioia di scrivere (La joie d'écrire). De façon plutôt inattendue, même si Szymborska a reçu le Prix Nobel de littérature en 1996, l'ouvrage a connu un très grand succès et en est à sa neuvième réimpression en trois ans. Je cite ici l'un de ses poèmes que j'aime le plus, dans la traduction italienne de Pietro Marchesani, et en proposant à la suite ma propre traduction en français de cette traduction...


Morire — questo a un gatto non si fa.
Perché cosa può fare il gatto
in un appartamento vuoto ?
Arrampicarsi sulle pareti.
Strofinarsi tra i mobili.
Qui niente sembra cambiato,
eppure tutto è mutato.
Niente sembra spostato,
eppure tutto è fuori posto.
E la sera la lampada non brilla più.

Si sentono passi sulle scale,
ma non sono quelli.
Anche la mano che mette il pesce nel piattino
non è quella di prima.

Qualcosa qui non comincia
alla solita ora.
Qualcosa qui non accade
come dovrebbe.
Qui c'era qualcuno, c'era,
poi d'un tratto è scomparso
e si ostina a non esserci.

In ogni armadio si è guardato.
Sui ripiani si è corso.
Sotto il tappeto si è controllato.
Si è perfino infranto il divieto
di sparpagliare le carte.
Che altro si può fare.
Aspettare e dormire.

Che lui provi solo a tornare,
che si faccia vedere. 
Imparerà allora
che con un gatto così non si fa.
Gli si andrà incontro
come se proprio non se ne avesse voglia,
pian pianino,
su zampe molto offese.
E all'inizio niente salti né squittii.

Wisława Szymborska  La gioia di scrivere Adelphi Edizioni, 2009 (Traduzione : Pietro Marchesani)






Mourir — on ne doit pas faire ça à un chat.
Car que peut faire le chat
dans un appartement vide ?
Grimper aux murs.
Se frotter aux meubles.
Ici, on dirait que rien n'a changé,
et pourtant tout est différent.
On dirait que rien n'a bougé,
et pourtant plus rien n'est à sa place.
Et le soir la lampe n'est plus allumée.

On entend des pas dans les escaliers,
mais ce ne sont plus les mêmes.
Et la main qui dépose le poisson dans l'écuelle
N'est plus celle d'avant.

Ici, plus rien ne commence
à l'heure habituelle.
Plus rien ne se passe
comme prévu.
Ici, il y avait quelqu'un, bien présent,
et tout à coup, il a disparu
et il s'obstine dans son absence.

On a regardé dans toutes les armoires.
On a couru sur toutes les étagères.
On a vérifié sous le tapis.
On a même transgressé l'ordre
de ne pas éparpiller les papiers.
Que peut-on faire d'autre ?
Attendre et dormir.

Qu'il s'avise seulement de revenir,
qu'il se montre.
Il apprendra alors
qu'on ne doit pas se comporter ainsi avec un chat.
On ira à sa rencontre
comme si l'on n'en avait aucune envie,
tout doucement,
sur des pattes très vexées.
Et au début, il n'y aura ni bonds ni petits miaulements.

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Raffaello Pacini  (Site Flickr)

au centre et en bas, Andrea Fini  (Site Flickr)



Wisława Szymborska lit ce poème dans sa version originale polonaise : "Kot w pustym mieszkaniu"

mercredi 7 octobre 2015

Maraviglioso Boccaccio (Contes italiens)




Maraviglioso Boccaccio (titre français : Contes italiens) est le dernier film en date des frères Taviani (aujourd'hui l'un et l'autre largement octogénaires) ; il s'agit d'une adaptation de cinq nouvelles du Décameron, autour d'un dispositif narratif fidèle au livre de Boccace : un groupe de jeunes gens fuient la peste qui dévaste Florence au quatorzième siècle et s'installent dans une ferme de la campagne toscane, lieu idyllique et éloigné de l'horreur de l'épidémie, où ils vont quotidiennement, le temps de dix journées, raconter à tour de rôle des histoires. 






Il sera question d'amours qui connurent des fins malheureuses (l'épisode de Ghismunda et Guiscardo, dans la quatrième journée), du bonheur chèrement conquis après de douloureuses épreuves (l'épisode de Federigo degli Alberighi, dans la cinquième journée), des tours que les hommes l'un à l'autre se jouent (l'épisode de Calandrino, dans la huitième journée, avec un épatant Kim Rossi-Stuart), d'histoires truculentes et cocasses (l'épisode de la mère supérieure et de la culotte du prêtre, dans la neuvième journée), de gestes d'amour magnifiques et extraordinaires (l'épisode de Messire Gentil de' Carisendi et de Monna Catalina, dans la dixième journée).






Le film n'atteint évidemment pas les sommets de Kaos, un autre film à épisodes des Taviani, d'après les nouvelles de Pirandello, mais il est quand même plaisant et fort agréable à regarder. Ce qui emporte ici le spectateur, c'est surtout l'impression d'assister à l'une des dernières manifestations d'un art du cinéma qui s'est perdu : beauté fulgurante des cadres et des images, avec des costumes, des visages et des paysages magnifiés que l'on croirait sortis d'une fresque de Masaccio, de Masolino ou de Filippino Lippi, saveur d'un parler toscan corsé et vigoureux, merveilleuse harmonie des mouvements de caméra et des musiques admirablement choisies. 








Les Taviani sont ici les derniers représentants de ce grand cinéma de poésie que Pasolini appelait de ses vœux, et on pense évidemment souvent à lui en voyant le film, même si la vision de l’œuvre de Boccace que nous proposent les deux frères est fort éloignée de la Naples grouillante, paillarde et subversive du Décameron, le premier film de la Trilogie de la vie pasolinienne. On remarque tout de même un clin d’œil à ce dernier dans l'épisode de la Mère supérieure dérangée en pleine nuit qui, contrainte de sortir précipitamment, confond son voile et les culottes de son amant, dont elle se coiffe prestement !




A la fin du film, le phalanstère improvisé se défait ; les réfugiés de ces dix journées se séparent et se disent adieu sous une pluie battante. Mais le spectateur ne peut pas s'empêcher de penser que ce qui a lieu sous ses yeux  est sans doute aussi un adieu à ce grand cinéma italien nourri de culture et de profonde poésie que les Taviani ont si souvent illustré dans leur longue et féconde carrière.




Images : Maraviglioso Boccaccio, de Paolo et Vittorio Taviani (captures d'écran)

dimanche 4 octobre 2015

François et les rats d'Assise




À l'occasion de la fête de saint François, voici ma traduction d'un bel apologue de Dacia Maraini, lu en juin dernier dans le cadre de La Milanesiana, un festival organisé par Elisabetta Sgarbi, et publié quelques jours plus tard dans le Corriere della sera

Il y a un tableau qui représente un saint François encore jeune mais déjà éprouvé par la maladie qui, les yeux mi-clos, assis sur un rocher dans le petit jardin de San Damiano, semble perdu dans ses pensées. La légende raconte que c’est justement à cet endroit-là, un matin de l’année 1224, après une nuit de grandes souffrances physiques passée dans une cellule curieusement "envahie par les rats", que François a écrit les vers de l’un des plus beaux poèmes de la littérature italienne. 

François, épuisé par la fièvre et par les douleurs dont il est perclus, est étendu sur son lit dans la petite cellule nue. Soudain, il perçoit un léger bruissement qui monte du sol. Il tourne la tête et voit des petits animaux noirs et silencieux qui sortent par dizaines d’un trou dans le mur et envahissent le sol. Personne n’ignore qu’il y a des rats dans le couvent, mais est-il possible qu’ils se soient tous donnés rendez-vous dans sa cellule ? Quand il les découvre, noirs et velus, accroupis sur le sol, indifférents à sa présence, François a un mouvement de dégoût. Non seulement, ils ne se préoccupent pas de lui, mais ils semblent tellement absorbés dans leurs activités qu’ils poussent de petits cris, se heurtent, sautillent, soulevant et abaissant leurs petites queues noires sans se préoccuper le moins du monde de son corps accablé par la douleur, allongé sur le grabat. François ferme les yeux, murmure une prière entre ses lèvres et rouvre les yeux en espérant que tout cela ne soit qu’un rêve. Mais non, les rats sont toujours là, et ils se sont même entre temps multipliés. Le sol est couvert de petits animaux laineux qui semblent s’être réunis pour une assemblée. François tressaille. « Et s’ils montent sur le lit et m’attaquent ? » s’interroge-t-il épouvanté. Mais il s’agit certainement d’un délire provoqué par la fièvre. Il se dit qu’il a des visions, que tout cela est le fruit de son imagination. Et pour se rassurer, il se pince le bras. Mais il doit admettre que non, il n’est pas en train de rêver ou de délirer. Les rats sont bien là et ils continuent à entrer depuis un trou qui se trouve au fond de la cellule. Plus qu’un trou, c’est une fissure à peine visible qui s’ouvre entre le sol et le mur. Ils entrent par deux ou par trois et vont rejoindre les autres. Mais que voulez-vous de moi ? hurle François, épouvanté, tandis que la vision de ce spectacle accentue les douleurs qui lui traversent le corps.




Mais ensuite, sa nature douce et contemplative reprend le dessus. Il se soulève sur le côté, et appuyé sur un coude pour soutenir sa tête douloureuse, il se met à les observer avec attention. Eux aussi sont des créatures de Dieu, se dit-il. Et tout doucement, en les observant attentivement, il comprend que ces petits animaux sont organisés en familles : un père replet et une mère un peu plus menue, s’aidant de leurs dents et de leurs queues, traînent après eux les petits qui viennent de naître : de petits rats gris avec une queue rose. Mais pourquoi sont-ils venus dans sa cellule ? Les lèvres gracieuses s’ouvrent sur un tendre sourire : ces petites bêtes ont peut-être entendu parler de lui, de son affection pour les animaux. Ne dit-on pas qu’il s’est longuement entretenu avec un loup ? Qu’il a prêché pour les oiseaux sur les branches ? Par conséquent, sa cellule n’est-elle pas le lieu le plus sûr pour y tenir une grande réunion familiale ? On le sait, les rats se reproduisent rapidement et chaque nouveau-né se retrouve entouré d’au moins trois-cents cousins et trois-cents cousines. Et puis, il y a aussi les oncles, les grands-pères, les tantes, les grands-mères. Et tout cela fait beaucoup de créatures. 

Mais pourquoi se sont-ils réunis aujourd’hui ? Pour festoyer ou pour piller ? François les observe avec une attention passionnée et il s’aperçoit qu’ils ont petit à petit formé un cercle au milieu duquel ils ont posé un paquet de la grosseur d’une pomme. Quand tous les rats sont assis, l’un deux va soulever avec les dents et les petites pattes le chiffon qui enveloppe le paquet. Les autres rats suivent attentivement ces gestes rapides et efficaces. Finalement, le chiffon tombe à terre et au milieu du cercle apparaît un gros morceau de fromage à peine taché par la moisissure qui lui donne sur les côtés une couleur entre le bleu et le rose évoquant une aube printanière. Quelle merveille, ce fromage ! Obéissant à l’ordre de celui qui semble être le chef, la première rangée de rats s’approche du mets et avec leurs dents acérés en découpe une part. Les autres observent et surveillent dans un silence absolu. Même les plus petits restent là immobiles et muets, les yeux fascinés fixés sur l’appétissant morceau de fromage. Dès que le premier cercle a terminé, il regagne sa place en s’écartant un peu et c’est au tour du deuxième cercle, qui s’approche à son tour, en ordre, pour ronger la part qui lui revient. Et ainsi de suite, jusqu’au cinquième, au sixième cercle. Sans qu’aucun des rats, les grands comme les petits, ne cherche à s’imposer pour emporter une plus grande part que celle qui lui revient. Enfin, quand tous ont achevé de ronger et de mâcher, les voilà qui se dirigent en ordre vers l’ouverture dans le mur et patiemment, sans aucune bousculade, disparaissent de l’autre côté de la paroi, en se faisant tout petits pour passer à travers la fissure.




Un seul rat est demeuré dans la chambre, et maintenant il s’approche délicatement du lit du malade, tel un vieux sage. Il soulève sa petite tête où de longues moustaches tremblent légèrement sur son museau humide et il se tourne vers le saint en lui jetant un regard attentif. Il le regarde exactement de la même façon que l’avait fait le loup : avec amitié et gratitude. Les mots sont superflus. Ces yeux petits et écarquillés, étincelants de joie de vivre, lui disent que la nature est belle, que le soleil est un frère, comme sont des sœurs la lune et les étoiles, que l’eau et le feu sont les amis de l’homme, mais aussi ceux des rats. Puis, après avoir esquissé une légère et gracieuse révérence, comme pour lui dire « excusez nous pour le dérangement, nous ne sommes pas obsédés par la nourriture, nous avons seulement faim », le rat disparaît à son tour de l’autre côté du mur. Par terre, il n’est rien resté, même pas une miette de nourriture. Même le chiffon qui enveloppait le fromage a disparu. Dans l’air, il ne subsiste qu’une légère odeur musquée. François sourit et sent que les douleurs ont mystérieusement abandonné son corps fiévreux. Il quitte donc son lit et sort dans le petit jardin de San Damiano, où, assis sur une pierre au soleil tiède du nouveau printemps, il se met à écrire ces mots clairs et délicats, beaux et frais, qui aujourd’hui encore nous communiquent un sentiment de fraternité avec la nature. Faut-il en remercier les rats d’Assise ? 

Dacia Maraini  Francesco e i topi di Assisi  (texte lu le 27 juin dans le cadre de La Milanesiana, un festival conçu et dirigé par Elisabetta Sgarbi. Le texte a été publié dans le Corriere della sera du 29 juin)  (Traduction personnelle)

On peut lire ici le texte original de Dacia Maraini. (Si può leggere qui il testo originale di Dacia Maraini)










Très haut tout-puissant, bon Seigneur, 
à toi sont les louanges, la gloire 
et l’honneur et toute bénédiction. 
À toi seul, Très-haut, ils conviennent 
Et nul homme n’est digne de te mentionner. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
avec toutes tes créatures, spécialement, monsieur frère Soleil, 
lequel est le jour et par lui tu nous illumines. 
Et il est beau et rayonnant avec grande splendeur, 
de toi, Très-Haut, il porte la signification. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur Lune et les étoiles, 
dans le ciel tu les as formées claires, 
précieuses et belles. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par frère Vent 
et par l’air et le nuage 
et le ciel serein et tout temps, 
par lesquels à tes créatures tu donnes soutien. 

 Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur Eau, laquelle est très utile 
et humble et précieuse et chaste. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par frère feu par lequel 
tu illumines dans la nuit, et il est beau 
et joyeux et robuste et fort. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur notre mère Terre, 
laquelle nous soutient et nous gouverne 
et produit divers fruits 
avec les fleurs colorées et l’herbe. 

Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par ceux qui pardonnent pour ton amour 
et supportent maladies et tribulations. 
 Heureux ceux qui les supporteront en paix, 
car par toi, Très-Haut, 
ils seront couronnés. 

 Loué sois-tu, mon Seigneur, 
par sœur notre mort corporelle, 
à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. 
Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels. 
Heureux ceux qu’elle trouvera 
dans tes très saintes volontés, 
car la seconde mort ne leur fera pas mal. 

 Louez et bénissez mon Seigneur, 
et rendez-lui grâce et servez-le 
avec grande humilité.



Images : en haut, Rainer Michael Hawlicek  (Site Flickr)

au centre, (1) Bestiaby  (Site Flickr)

(2) Valerio Seveso  (Site Flickr)

en bas, Valerio Seveso  (Site Flickr)

vendredi 2 octobre 2015

Le Consentement à l'amour (ou Serenata in vano)




Que les yeux ne voient rien de ce que l’esprit ne peut nommer : en ce sens, et surtout dans le domaine de l’art, il n’existe pas de pure perception rétinienne, non plus d’ailleurs qu’auriculaire. L’image et le son n’ont pas de réalité s’ils ne sont immédiatement un concept, quand bien même celui-ci serait-il un peu flou, pauvre, erroné, temporaire ; s’ils ne rencontrent un langage, soit-il inadéquat, une convoitise ou bien une aversion. Il n’y a pas de jouissance esthétique de bonne qualité qui ne s’appuie sur de la connaissance, et sur du désir. La simple disponibilité ne suffit pas ; encore la faut-il consciente, active, ou pour le moins qu’elle repose sur des désirs anciens, sur une attente qu’on pouvait croire apaisée, peut-être, mais qui demeurait insatisfaite ; sur un savoir en suspens. 




Vous marchez dans une ville avec quelqu’un qui ne s’intéresse pas du tout à l’architecture, par exemple, à l’histoire, à l’archéologie. Or, que cette personne ne trouve rien de particulièrement intéressant aux monuments pourtant les plus remarquables, ce n’est pas assez dire : elle ne les voit pas, elle ne les distingue en rien de ceux qui les entourent, les rues sont pour elles un à-plat que les vitrines seules, éventuellement, ou les autres passants, parviennent à diversifier quelque peu. A cent reprises m’a-t-il été donné d’observer, pour ma part, des gens qui traversaient pour la première fois de leur vie la place du Panthéon, à Rome, en route vers les cafés de la place Navone ou les restaurants du corso Vittorio-Emmanuele, et qui n’y auraient rien remarqué qui pour eux sortît si peu que ce soit de l’ordinaire, qui n’auraient jamais songé à ralentir le pas, qui n’auraient jamais envisagé de s’interrompre au milieu d’une phrase si, peiné pour eux, peiné pour le Panthéon, peiné pour moi, je ne saurais dire, je ne leur avais doucement touché le coude, et désigné du menton le portique et sa porte de bronze. 




La beauté, dans l’art, à moins qu’elle ne s’accompagne de caractères emphatiques qui ne lui sont pas spécifiques, l’énormité, l’immensité, la somptuosité, la bizarrerie, l’éclat, la beauté ne peut pas s’imposer par elle-même, indépendamment de la moindre notion de son registre, chez qui la rencontre, et de toute appétence. Nous sommes bien loin du temps, d’ailleurs peut-être mythique, de toute manière, où tel bouvier de l’Attique, arrivant dans Athènes, poussant ses bêtes, pouvait s’émerveiller entre toutes des statues de Phidias, sans que personne ait dû lui signaler leur splendeur, leur éloquence ou leur gloire. Qui ne sait rien de la peinture, il regarde trente secondes Les Noces de Cana ou La Mort de Sardanapale, et croit en avoir tout vu. Et de fait, regarderait-il plus longtemps, il n’apercevrait rien de plus. Moins on a de lumières dans un art ou dans un autre, plus rapidement on croit avoir fait le tour de ce que les œuvres ont à offrir. 




Il faut être un visiteur prodigieusement éclairé, familier d’autre part des villes voisines et comparables, pour se risquer à visiter une cité nouvelle, inconnue, sans le secours d’un bon guide et d’informations sûres. Tout intime qu’on puisse être de Lucques, de Florence, de Pise et de Pistoie, de San Gimignano, de Sienne ou de Massa Marittima, nous ne saurions douter que se déroberont à nous beaucoup des plus précieuses séductions de Volterra, si quelque expert, livre ou compagnon, ne nous pilote entre ses murailles. On trouvera mal choisi cet exemple, et ne s’appliquer guère aux tableaux, aux statues, aux symphonies, aux poèmes et aux romans, qui paraissent s’offrir tout entiers à l’investigation vigilante, sans escaliers dérobés, sans ruelles pentues qui feintent les barbacanes pour vous conduire en trois épingles à cheveux vers des campagnes semées d’insoupçonnables ruines antiques, sans merveilles derrière des porches clos, dont la clef ne s’obtient qu’auprès de la gouvernante de l’archiprêtre... Et pourtant, même s’agissant de l’art qui semble le plus candidement offert, et le mieux adhérer à l’apparente simplicité de sa surface, encore faut-il savoir quelles questions se poser, lui poser, quelles curiosités chercher à satisfaire, quelles prouesses admirer, quelles jouissances débusquer. 




Beaucoup de l’art contemporain, surtout plastique, exaspère jusqu’à la caricature cette impopulaire constatation, et, minimal en effet, paraît ne proposer plus que des occasions d’exégèse et des motifs à tours de force critiques, d’autant plus admirables chacun que leur prétexte visuel est plus aisément descriptible, plus immédiatement cernable. Et sans doute y a-t-il eu de ce côté-là, d’évidence, force méchants canulars et trop patents abus ; mais le principe inspirateur d’un tel mouvement n’était pas faux, ni ses leçons sans portée, qui tendaient toutes à multiplier l’attention, à l’intensifier toujours, à l’informer sans cesse, même et d’abord à propos de ce qui paraissait la mériter le moins.

Renaud Camus  Esthétique de la solitude, Éditions P.O.L, 1990








Images : (2) Mike Cotter  (Site Flickr)

(3) Phillip Wong  (Site Flickr

(4) Delacroix  La Mort de Sardanapale (détail) Site Flickr

(5) Michael Colburn  (Site Flickr

(6) Cy Twombly Untitled 1970  Site Flickr