Dans L’Italia degli altri [L’Italie des autres], paru en Italie en Italie aux éditions
Neri Pozza, Mario Fortunato mêle des souvenirs personnels et l’évocation des
nombreux voyageurs qui, depuis le dix-huitième siècle, ont visité l’Italie à
l’occasion du fameux Grand Tour (de Goethe, Stendhal et Tocqueville à Henry James, Edith Wharton, Evelyn Waugh ou W.H. Auden). Fortunato s’interroge sur les
caractéristiques du "désir d’Italie" qui anime ces artistes
(poètes, écrivains, peintres, architectes, musiciens) et sur la façon dont les Italiens ont perçu ce "discours amoureux" enthousiaste mais aussi parfois
ambigu, qui a fini par devenir une composante de l’identité italienne. Je cite
ici un extrait de l’ouvrage consacré aux mystères du mont Soracte, qui se
dresse dans la campagne romaine, à
cinquante kilomètres au nord de la Ville, un paysage souvent décrit (ou peint) par les voyageurs du Grand Tour :
« Le Soracte, que ce soit en janvier ou
en mars, se dresse sur la ligne bleuâtre de l’horizon comme une île sur la
mer et avec une élégance de contour qu’aucune saison ne peut atténuer ou
diminuer. Vous le connaissez bien pour l’avoir vu souvent dans les fonds
délicats des tableaux de Claude Lorrain ; et il a un air si irrésistiblement classique et académique qu’en le regardant vous commencez à prendre la selle de votre cheval pour un
vieux fauteuil usé dans la galerie d’un palais. » Voilà ce qu’écrit Henry James
dans l’une de ses Chevauchées romaines en 1873.
Edith Wharton, dans
ses Paysages italiens, est elle aussi impressionnée par la « sévérité grandiose du
paysage » que domine le Soracte. L’écrivain du Temps de l’innocence y
voit un « rempart brumeux », comme si cette montagne obstinément isolée sur
l’horizon devait délimiter et distinguer le règne du visible de ce qui le
précède et l’annule — le mystère de l’invisible.
Le thème de la "vision" revient
souvent dans la littérature consacrée au Soracte. C’est du reste tout à fait
compréhensible : sa solitude est frappante, dans la vaste vallée du Tibre. Il a d'ailleurs été au cours des siècles un lieu d’ermitage. Les premières
peuplades qui y vécurent à partir de l’âge du bronze — les Sabins, les
Capenates, les Falisques et les Etrusques — y célébrèrent des cultes de caractère
clairement dionysiaque. L’isolement, l’éloignement par rapport au reste du
paysage met tous ceux qui parviennent à la cime de la montagne dans un état
de mutisme et de transe : d’ailleurs, le dieu Soranus, descendant direct
du dieu Suri des Etrusques, était une divinité infernale, liée au thème de la
divination, et donc à la vision du futur.
Quand Horace en fait le sujet de
l’une de ses Odes [I, 9], il évoque le Soracte blanchi par la neige, éloigné et
presque prisonnier du gel. C’est la raison pour laquelle il engage à se
réchauffer opportunément près de l’âtre, avec un bon verre de vin à la main et
en regardant bien en face cette fois-ci non pas ce qui par définition ne peut
pas se voir avec les yeux, c'est-à-dire le futur, mais au contraire la simple
réalité, cet instant qui constitue la vie même : la jeunesse est une
gloire fugace, dit le poète latin, raison pour laquelle il ne faudra pas
dédaigner, ici et maintenant, « les douces amours et les danses ».
Mais le Soracte est aussi une montagne liée au mystère pour des raisons plus spécifiquement historiques. En s’inspirant peut-être de ses trois "composants" — les puits communicants entre eux et d’une profondeur de plus de cent mètres —, en 1937, la direction du Génie militaire de Rome entreprit la construction d’une série de galeries à l’intérieur de la montagne, afin de servir de refuge au Haut Commandement militaire, en cas de guerre. En septembre 43, les mystérieuses galeries devinrent le siège du Commandement des troupes d’occupation allemandes sous les ordres du feld-maréchal Albert Kesselring. Lorsque, en janvier 44, les Allemands se retirèrent, à la suite des bombardements anglo-américains, ils minèrent une grande partie de la zone. Selon la légende, soixante caisses contenant des bijoux et de l’or, confisqués à la communauté juive de Rome et à la Banque d’Italie, auraient été enterrées dans les galeries internes du Soracte. En effet, les troupes allemandes étaient certaines que leur repli vers le nord n’était que momentané, et qu’elles pourraient redescendre sur Rome dans un délai de quelques mois. Il en alla tout autrement, grâce au ciel, et l’on ne sut plus rien des fameuses caisses ; après la guerre, on ne retrouva dans ces galeries creusées dans le calcaire que quelques munitions. Du trésor présumé, aucune trace.
Mario Fortunato L'Italia degli altri, Neri Pozza Editore, 2013 (Traduction personnelle)
Images, de haut en bas :
(1) Sara (Site Flickr)
(2) Paolo Fefe' (Site Flickr)
(3) Felice Dappio (Site Flickr)
La deuxième photo du Soracte de Paolo Fefe est splendide. On dirait une estampe japonaise d'Hokusai (mont Fuji). Belle découverte de la présence de cette montagne dans la peinture classique (C.Lorrain). Deux autres amoureux d'une montagne : Cézanne avec la Sainte-Victoire et N.Pesques, en poésie, avec la face nord du Juliau.
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