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samedi 30 septembre 2017

L'Estaca




Un petit salut à mes amis catalans :




L'Estaca

L'avi Siset em parlava 
De bon matí al portal, 
Mentre el sol esperàvem 
 I els carros vèiem passar. 
Siset, que no veus l'estaca 
On estem tots lligats ? 
Si no podem desfer-nos-en 
Mai no podrem caminar ! 

Si estirem tots, ella caurà 
I molt de temps no pot durar : 
Segur que tomba, tomba, tomba ! 
Ben corcada deu ser ja. 
Si tu l'estires fort per aquí 
I jo l'estiro fort per allà, 
Segur que tomba, tomba, tomba 
I ens podrem alliberar

Però, Siset, fa molt temps ja : 
Les mans se'm van escorxant, 
I quan la força se me'n va 
Ella és més ampla i més gran. 
Ben cert sé que està podrida 
Però és que, Siset, pesa tant 
Que a cops la força m'oblida. 
Torna'm a dir el teu cant 

Si estirem tots, ella caurà 
I molt de temps no pot durar : 
Segur que tomba, tomba, tomba ! 
Ben corcada deu ser ja. 
Si tu l'estires fort per aquí 
I jo l'estiro fort per allà, 
Segur que tomba, tomba, tomba 
I ens podrem alliberar.

É L'avi Siset ja no diu res, 
Mal vent que se l'emportà, 
Ell qui sap cap a quin indret 
I jo a sota el portal. 
I mentre passen els nous vailets 
Estiro el coll per cantar 
El darrer cant d'en Siset, 
El darrer que em va ensenyar

Si estirem tots, ella caurà 
I molt de temps no pot durar : 
Segur que tomba, tomba, tomba ! 
Ben corcada deu ser ja. 
Si tu l'estires fort per aquí 
I jo l'estiro fort per allà, 
Segur que tomba, tomba, tomba 
I ens podrem alliberar. 

Paroles et musique : Luis Llach (1968)






Le Pieu

Grand-père Siset en parlait ainsi 
De bon matin sous le porche 
 Tandis qu'attendant le soleil 
On regardait passer les chariots 
Siset, ne vois tu pas le pieu de bois
 Où nous sommes tous ligotés ? 
Si nous ne pouvons nous en défaire 
Jamais nous ne pourrons avancer ! 

Si nous tirons tous, il tombera 
 Cela ne peut durer longtemps 
C'est sûr qu'il tombera, tombera, tombera 
Bien vermoulu, il doit être déjà 
Si tu le tires fort par ici 
Et que je le tire fort par là 
C'est sûr il tombera, tombera, tombera 
 Et nous pourrons nous libérer...

Mais Siset ça fait longtemps déjà 
Mes mains à vifs sont écorchées ! 
Et alors que mes forces me quittent 
Il est plus large et plus haut. 
Bien sur, je sais qu'il est pourri 
Mais aussi Siset, il est si lourd 
Que parfois les forces me manquent 
Rechante moi ta chanson :

Si nous tirons tous, il tombera 
Cela ne peut durer longtemps 
C'est sûr qu'il tombera, tombera, tombera 
Bien vermoulu, il doit être déjà. 
Si tu le tires fort par ici 
 Et que je le tire fort par là 
C'est sûr il tombera, tombera, tombera 
 Et nous pourrons nous libérer...

 Grand-père Siset ne dit plus rien 
Un mauvais vent l'a emporté 
Lui seul sait vers quel lieu 
Et moi je reste sous le porche. 
Et quand passent d'autres valets 
 Je lève la tête pour chanter 
Le dernier chant de Siset 
Le dernier qu'il m'a appris  :

Si nous tirons tous, il tombera 
Cela ne peut durer longtemps 
C'est sûr qu'il tombera, tombera, tombera 
Bien vermoulu, il doit être déjà 
Si tu le tires fort par ici 
Et que je le tire fort par là 
C'est sûr il tombera, tombera, tombera 
Et nous pourrons nous libérer...







Images : en haut, Nicolas Parent

au centre, Site Flickr

en bas,  (2) LVE / Dani Duch

(3) Site Flickr



vendredi 29 septembre 2017

La Luce (La Lumière)




C’è, si direbbe, una luce che abita nelle cose, che i corpi irradiano in luogo di ricevere. 

Quei monti che di qua scopro, balzati dalle regioni sottomarine con un impeto immane, sono certamente concreti di luce. Le loro fronti sono ingioiellate. La notte non può nulla sopra di loro. 

Allorché il cielo, nelle primavere piovose, si ricopre, le acque paiono più lucide. Il mare s’illumina, le onde gonfie e ferme compongono praterie iridescenti e sterminate, e pare che qualchecosa le agiti internamente come la nostalgia di fiorire. 

Venere è forse la personificazione della bella luce che viene dalle acque. 

Di sera i laghi sembrano specchi gelidi, che il vento sfiora e appanna come un fiato, incastonati, non si sa come, nella cornice arabescata e difficile delle loro sponde montane. 

Le luminose isole di verde che sorgono, a quell’ora, dal fondo bruno del mare, soltanto la lastra trasparente d’un finto acquario le potrebbe imitare. 

Vincenzo Cardarelli  Viaggi nel tempo (1916-17) Ed. Mondadori, I Meridiani






On dirait qu’il y a une lumière qui loge dans les choses, que les corps irradient au lieu de la recevoir. 

Ces monts que je découvre d’ici, et qui ont bondi des régions sous-marines dans un immense élan, sans doute sont-ils des concrétions de lumière. Leurs fronts sont constellés de joyaux. La nuit n’a aucun pouvoir sur eux. 

Lorsque le ciel, dans les printemps pluvieux, se couvre, les eaux semblent plus brillantes. La mer s’illumine ; les vagues gonflées et puissantes composent d’iridescentes prairies démesurées, et on dirait que quelque chose les agite intérieurement, comme la nostalgie de fleurir. 

Vénus est peut-être la personnification de la belle lumière qui vient des eaux. 

Le soir, les lacs ressemblent à des miroirs gelés, que le souffle du vent effleure et trouble, enchâssés, on ne sait pas trop comment, dans le cadre ouvragé et complexe de leurs rives montueuses. 

Les îles lumineuses et verdoyantes qui surgissent, à cette heure-là, du fond brun de la mer, seule la paroi transparente d’un aquarium factice pourrait en restituer l’apparence.

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Laura  (Site Flickr)

au centre, Site Flickr

en bas, Antonella Fava  (Site Flickr)




mercredi 27 septembre 2017

La mort vit à Staglieno




Staglieno ! Staglieno ! (1) Nécropole sans fin, paradis du nécrophile mental, jardin académique de l'animiste athée ! Staglieno, port enseveli, souterrain au flanc de la cité portuaire !

(...)

Ces portes de marbre, closes ou entrebâillées, près desquelles le défunt attend, hésitant, à la fois intrigué et atterré – ou bien est conduit à bout de bras par des anges aussi robustes que les infirmiers d'un vieil hospice d'aliénés – appartiennent à ce fantastique macabre qui est ici l'un des motifs les plus mystérieux... Crevasses sur le gouffre, ouvertures sur le précipice, vous m'attirez mortellement... Si vous n'étiez pas de marbre, je vous écarterais doucement, tenté de regarder... Dans la galerie supérieure le monument le plus morbide est certainement celui de Raffaele Pienovi, 1879, par l'inégalable sculpteur Villa. Une jeune fille, plus curieuse que désespérée (probablement la fille de Pienovi), soulève doucement le linceul, froissé avec élégance, couvrant jusqu'à la tête le cher défunt, qui repose sur deux élégants oreillers de malade.

Mais que voit Mlle Pienovi ? Le mari d'Emma Bovary éprouva une curiosité semblable dans la chambre mortuaire devant le blanc linceul de sa femme : «Lentement, du bout des doigts, en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri d'horreur...» Dans un roman on raconte ce qui se passe après : un cri, puis la suite de l'histoire. Mais la fixité de ce groupe de marbre qui suspend le temps, immense, clôt irrésistiblement le mystère. Le groupe étant situé un peu en hauteur, le visiteur ne peut voir ce qui se trouve sous le linceul... Serait-il possible qu'il n'y ait rien ? J'étais seul... Je suis monté et j'ai regardé... Je n'ai pas crié. Je ne dirai pas ce que j'ai vu.

(1) Staglieno est le cimetière monumental de Gênes.

Guido Ceronetti   Albergo Italia
  (traduction : Jean-Paul Guibbert) Editions Phébus.








Images : en haut et en bas (1), Jacqueline Poggi  (Site Flickr

en bas (2) Alejandro Held  (Site Flickr



dimanche 24 septembre 2017

Veni l'autunnu (C'est l'automne)



"Da mari già si sentunu i riuturi..."







Franco Battiato chante (en sicilien, et à la fin en arabe) Veni l'autunnu (F. Battiato, 1988) :


Stammu un pocu all'umbra
cca c'è troppu suli...

Veni l'autunnu
scura cchiù prestu
l'albiri peddunu i fogghi
e accumincia 'a scola
da' mari già si sentunu i riuturi
da' mari già si sentunu i riuturi.

Mo patri m'insignau lu muraturi
pi nan sapiri leggiri e scriviri
è inutili ca 'ntrizzi e fai cannola
lu santu è di mammuru
e nan sura.

Sparunu i bummi
supra a Nunziata
'n cielu fochi di culuri
'n terra aria bruciata
e tutti appressu o santu
'nda vanedda

Sicilia bedda mia Sicilia bedda.

Chi stranu e cumplicatu sintimentu
gnonnu ti l'aia diri
li mo peni
cu sapi si si in gradu di capiri
no sacciu comu mai
ti uogghiu beni.

Transcription du dernier couplet en arabe :

Messmuka issmi Khalifa
Adrussu ‘allurata al ‘arabiata
Likulli shain uactin ua azan
Likulli helm muthabir amal
Likulli helm muthabir amal







Mettons-nous à l'ombre
ici, le soleil est trop chaud...

L'automne est là,
il fait nuit plus tôt,
les arbres perdent leurs feuilles
et l'école recommence.
De la mer arrivent déjà les vents plus frais.

Mon père m'a appris le métier de maçon
car cela pourrait toujours m'être utile,
mais même en se donnant beaucoup de mal,
il ne faut pas s'attendre à faire fortune !

On tire des feux d'artifice
au-dessus de Nunziata.
Dans le ciel, il y a des feux multicolores,
sur terre se répand une odeur de brûlé,
et tout le monde suit la procession du saint
dans les ruelles.

Sicile, ma belle Sicile.

Quel sentiment étrange et compliqué !

Un jour, il faudra que je te parle de mes peines.
Mais pourras-tu me comprendre ?
Moi-même, je ne sais pas pourquoi je t'aime.

Traduction du couplet en arabe :

Comment t'appelles-tu ? Je m'appelle Khalifa
et j'apprends l'arabe.
Pour chaque chose, il y a un temps et un appel.
Pour chaque rêve, il faut l'attente et l'espoir.


(Traduction personnelle, non littérale...)







Images : en haut : Alfio (Site Flickr)

en bas : (1) Gaia Saviotti (Site Flickr)

(2) Giorgio Provenzale  (Site Flickr)

Source de la vidéo : Site YouTube

vendredi 22 septembre 2017

È l'autunno (C'est l'automne)




Pour saluer l'arrivée de l'automne, voici l'une des six poésies inédites de Sandro Penna recueillies dans le volume des Meridiani récemment consacré à l’œuvre de ce grand poète :

L'estate donò tutto il suo sole ! È l'autunno.
È l'autunno e piove !
Entri dalla finestra aperta
tutto l'odore nuovo, della terra.
E domani partirò.
Bramo di rituffarmi ancora entro la tua sana malinconia, ottobre.
Non so se debbo piangere per la morte
di una stagione ; ma sento che amo di già la nuova.
Ma la mia anima ! Come si tormenta !
Che è questa grigia gioia
di morire e rinascere ?
I miei pensieri
non sono più quelli di ieri
quelli che non comprendo più.
E questo continuo contraddirsi !
Questo eterno dipendere dalla terra ! ?
E domani non potrò
più risentire in me
questa mia anima di adesso. Perché ?
E queste linee non diranno
nulla a nessuno.
Fuori piove !
Steso sul mio letto
non posso ahimè difendermi
dall'assalto luminoso dei ricordi : e chiudo gli occhi.
Luci, colori, quadri vissuti un tempo...
ritornano
senza nessun legamento
dentro di me, ora.
Il cuore dà un tuffo, un attimo e poi
e poi la parola...
Oh la parola è vana ! Oh inesprimibile
sei tu la vera poesia

Sandro Penna  Tutte le poesie (I Meridiani / Mondadori, 2017)





L'été a donné tout son soleil ! C'est l'automne.
C'est l'automne, et il pleut !
Qu'entre par la fenêtre ouverte
toute l'odeur nouvelle, l'odeur de la terre.
Et demain je partirai.
J'ai hâte de me replonger encore dans ta saine mélancolie, octobre.
Je ne sais pas si je dois pleurer pour la mort
d'une saison ; mais je sens que j'aime déjà la nouvelle.
Mais mon âme ! Comme elle se tourmente !
Quelle est cette joie grise
de mourir et de renaître ?
Mes pensées
ne sont plus celles d'hier
celles que je ne comprends plus.
Et cette façon perpétuelle de se contredire !
Cette éternelle dépendance de la terre ! ?
Et demain je ne pourrai plus
ressentir en moi
mon âme de maintenant. Pourquoi ?
Et ces lignes ne diront
plus rien à personne.
Dehors il pleut !
Allongé sur mon lit
je ne peux plus hélas me défendre
de l'assaut lumineux des souvenirs : et je ferme les yeux.
Des lumières, des couleurs, des tableaux vécus autrefois...
reviennent
sans que rien ne les relie
en moi, maintenant.
Le cœur fait un plongeon, un instant et puis
et puis la parole...
Oh la parole est vaine ! Oh tu es inexprimable
toi la vraie poésie !

(Traduction personnelle)






Images : en haut et en bas : Site Flickr

au centre, Site Flickr



mercredi 20 septembre 2017

Aubade (Albada)




Voici un deuxième poème de Jaime Gil de Biedma, extrait du recueil Moralités (1966) et intitulé Albada (Aubade). Je le cite dans une traduction personnelle ; les lecteurs curieux pourront comparer avec la traduction de William Cliff que l'on trouvera plus bas, juste avant le texte original en espagnol :

Réveille-toi. Le lit est plus froid
et les draps sales par terre.
Derrière les vitres de la véranda
l'aube se lève,
avec sa couleur de gabardine
et de jarretelle.

Réveille-toi en pensant vaguement
que le portier de nuit à appelé.
Et écoute dans le silence : au loin
on entend le bruit métallique des tramways
qui se succèdent pour emmener les gens au travail.
C'est l'aube.




Les fleurs coupées vont s'amonceler
dans les kiosques des Ramblas,
et les oiseaux chanteront — ces crétins —
dans les platanes, en observant
la triste humanité qui va au lit
alors que l'aube se lève.

Rappelle-toi la chambre où tu as dormi.
Enfonce ta tête dans les coussins,
en retrouvant l'irritation et le froid
que procurent l'aube
près du corps qui nous plaisait tant
la nuit d'avant,

et pense qu'il faudrait te lever.
Pense à la maison encore dans le noir
où tu rentreras pour te changer,
et au bureau, où il faudra lutter contre le sommeil,
et à toutes les autres choses qui s'annoncent
dès que l'aube se lève.




Même si à côté de toi tu entends le murmure
d'un autre souffle. Même si tu cherches
ce reste de chaleur entre ses cuisses
et qu'à moitié endormi tu le sens frissonner.
Même si l'amour n'est pas moins doux
quand on le fait à l'aube.

— Près du corps qui cette nuit me plaisait
si nu, laisse-moi allumer la lumière
pour nous regarder et nous embrasser
à l'aube.
Parce que je connais la journée qui m'attend,
et qu'elle n'a rien de plaisant.

Jaime Gil de Biedma   Moralités (1966)

(Traduction personnelle)






La traduction de William Cliff  (in Un corps est le meilleur ami de l'homme, Anatolia / Éditions du Rocher, 2001) :





 Le texte original du poème :

 Albada

Despiértate. La cama está más fría 
y las sábanas sucias en el suelo. 
Por los montantes de la galería 
llega el amanecer, 
con su color de abrigo de entretiempo 
y liga de mujer. 

Despiértate pensando vagamente 
que el portero de noche os ha llamado. 
Y escucha en el silencio : sucediéndose 
hacia lo lejos, se oyen enronquecer 
los tranvías que llevan al trabajo. 
Es el amanecer. 

Irán amontonándose las flores 
cortadas, en los puestos de las Ramblas, 
y silbarán los pájaros — cabrones —
desde los plátanos, mientras que ven volver 
la negra humanidad que va a la cama 
después de amanecer. 

Acuérdate del cuarto en que has dormido. 
Entierra la cabeza en las almohadas, 
intiendo aún la irritación y el frío 
que da el amanecer 
junto al cuerpo que tanto nos gustaba 
en la noche de ayer, 

y piensa en que debieses levantarte. 
Piensa en la casa todavía oscura 
donde entrarás para cambiar de traje, 
y en la oficina, con sueño que vencer, 
y en muchas otras cosas que se anuncian 
desde el amanecer. 

Aunque a tu lado escuches el susurro 
de otra respiración. Aunque tú busques 
el poco de calor entre sus muslos 
medio dormido, que empieza a estremecer. 
Aunque el amor no deje de ser dulce 
hecho al amanecer. 

— Junto al cuerpo que anoche me gustaba 
tanto desnudo, déjame que encienda 
la luz para besarte cara a cara, 
en el amanecer. 
Porque conozco el día que me espera, 
y no por el placer.

 

Jaime Gil de Biedma


Images : (1) Site Flickr

(2) Jordi Miralles  (Site Flickr)

(3) Site Flickr

(4) Week-end, film d'Andrew Haigh

mardi 19 septembre 2017

« Sans faire de bruit... »



   
Un poème du poète espagnol Jaime Gil de Biedma, traduit en français par un autre poète, William Cliff :


Souvenir de la chanson française




Souvenez-vous : l'Europe était en ruine.
Tout un monde d'images me reste de ce temps,
images décolorées qui me frappent les yeux
avec leurs décombres de bombardements.
Et en Espagne les gens se pressaient les uns sur les autres
dans des cinémas sans chauffage.

C'était la paix — après tant de sang versé — 
qui arrivait en haillons, telle que nous l'avons connue
nous, les Espagnols, pendant cinq ans.
C'était tout un continent appauvri,
rongé d'histoire et de marché noir,
qui tout d'un coup nous devenait familier.

Ah ! images de cette Europe d'après-guerre
qui paraissent mouillées par la pluie silencieuse !
Villes grises où un train arrive
rempli de réfugiés ! combien de souvenirs
de notre propre histoire ne nous donnez-vous pas
réveillant ainsi ici notre espoir et notre crainte !

On aurait dit que l'air lui-même était plein de suspens
et dans les cafés des faubourgs les vaincus parlaient
à voix basse pendant que nous, les jeunes, 
nous espérions quelque chose de définitif et général.





Et ce fut à ce moment justement,
en ces instants de peur et d'espérance
— ah ! si irréels ! — que tu es apparue,
rose du sordide, création toute sale
des hommes, sauvage, vile et belle,
chanson française de ma jeunesse !

Tu étais l'inattendue qui s'impose
à l'imagination, parce qu'ainsi est la vie,
ô toi qui mélopais la canaille héroïque,
l'explosion des révoltes, ses flambées, ses colères,
la peur de dormir seul, l'intensité du cœur.

Ah ! comme nous t'avons aimée tout de suite !
ton monde de nuits, de garçons et de filles enlacés
debout dans un coin sombre : ta mélodie en sourdine
rendait comme un écho de notre rébellion.






Et seul dans la nuit avancée quand je bois
en repensant à ma vie, de nouveau te voilà
« sans faire de bruit », tes notes résonnent
dans ma mémoire comme un adieu
parce que c'était hier et que quelque chose a changé :
aujourd'hui nous n'attendons plus la révolution.

Ah ! Europe foutue de l'après-guerre
avec une lune se montrant aux vitres cassées,
Europe d'avant le « miracle économique »,
image de ma vie, si mélancolique !
Et nous, qui étions de ce temps, nous ne sommes plus les mêmes
malgré que quelquefois nous plaise une chanson.

Jaime Gil de Biedma  Moralités (1966) Traduction française : William Cliff (in Un corps est le meilleur ami de l'homme, Anatolia / Editions du Rocher, 2001)






 Images : (4), (5) et (6) Les Portes de la nuit de Carné et Prévert (1946)


Le texte original du poème : 

Elegía y recuerdo de la canción francesa 

 Os acordáis : Europa estaba en ruinas. 
Todo un mundo de imágenes me queda de aquel tiempo 
descoloridas, hiriéndome los ojos 
con los escombros de los bombardeos. 
En España la gente se apretaba en los cines 
y no existía la calefacción. 

Era la paz – después de tanta sangre — 
que llegaba harapienta, como la conocimos 
durante cinco años. 
Y todo un continente empobrecido, 
carcomido de historia y de mercado negro, 
de repente nos fue más familiar. 

¡Estampas de la Europa de post-guerra 
que parecen mojadas en lluvia silenciosa, 
ciudades grises adonde llega un tren 
sucio de refugiados : cuántas cosas 
de nuestra historia próxima trajisteis, despertando 
la esperanza en España, y el temor ! 

Hasta el aire de entonces parecía 
que estuviera suspenso, como si preguntara, 
y en las viejas tabernas de barrio 
los vencidos hablaban en voz baja... 
Nosotros, los más jóvenes, como siempre esperábamos 
algo definitivo y general. 

Y fue en aquel momento, justamente 
en aquellos momentos de miedo y esperanzas 
–tan irreales, ay– que apareciste, 
oh rosa de lo sórdido, manchada 
creación de los hombres, arisca, vil y bella 
canción francesa de mi juventud ! 

Eras lo no esperado que se impone 
a la imaginación, porque es así la vida, 
tú que cantabas la heroicidad canalla, 
el estallido de las rebeldías 
igual que llamaradas, y el miedo a dormir solo, 
la intensidad que aflige al corazón. 

Cuánto enseguida te quisimos todos! 
En tu mundo de noches, con el chico y la chica 
entrelazados, de pie en un quicio oscuro, 
en la sordina de tus melodías, 
un eco de nosotros resonaba exaltándonos 
con la nostalgia de la rebelión. 

Y todavía, en la alta noche, solo, 
con el vaso en la mano, cuando pienso en mi vida, 
otra vez más sans faire du bruit tus músicas 
suenan en la memoria, como una despedida : 
parece que fue ayer y algo ha cambiado. 
Hoy no esperamos la revolución. 

Desvencijada Europa de post-guerra 
con la luna asomando tras las ventanas rotas, 
Europa anterior al milagro alemán, 
imagen de mi vida, melancólica ! 
Nosotros los de entonces, ya no somos los mismos, 
aunque a veces nos guste una canción.




mercredi 13 septembre 2017

[Antonio]




L'un des événements éditoriaux de cette année en Italie est la parution (à l'occasion du quarantième anniversaire de la mort du poète) d'un volume de la collection I Meridiani (la Pléiade italienne) regroupant l’œuvre intégrale de Sandro Penna : ses poèmes, les textes en prose (avec de nombreux inédits) et des pages de journal éditées pour la première fois. C'est un très beau travail d'édition, réalisé par Roberto Deidier et Elio Pecora, ami et biographe de Penna, sûrement le plus grand spécialiste de son œuvre. On espère que cela stimulera un peu les éditeurs français et que l'on pourra bientôt lire en français ce très grand poète, puisque pour le moment seule une partie infime de son œuvre est disponible en traduction (chez Grasset, dans la collection Cahiers rouges, quelques poèmes choisis et traduits par Dominique Fernandez (hélas sans le texte original en regard) et un volume de textes en prose : Un peu de fièvre, traduit par René de Ceccatty ; tout cela représente environ un quart de l’œuvre de Penna, c'est quand même bien peu !). 

Je propose ici l'un des textes en prose publié dans la section Autres récits, et jamais traduit en français : [Antonio], sans doute écrit dans les années soixante ; on y retrouve la tonalité si particulière de Penna, nostalgique, douloureuse, allusive, attentive à la sensation et à l'instant, éloignée de tout pathos. J'ai essayé de restituer en français la parataxe du texte original, avec ses asyndètes et son utilisation irrégulière de la ponctuation, y compris dans les dialogues ; tout cela donne l'impression d'une accélération de la narration proche du flux de conscience dans un monologue intérieur. On remarquera aussi le dédoublement étrange de l'auteur et du narrateur, qui parle de "Sandro" comme s'il s'agissait d'une autre personne...

Fatigué affligé lassé j’étais ce soir-là, j’avais l’impression en regardant les visages des passants que toute vie s’était arrêtée comme par enchantement, et que les gens écrasés par leurs préoccupations ne pensaient plus qu’à travailler à accumuler de l’argent  par un sentiment de rébellion contre eux-mêmes et par égoïsme envers leur prochain. Mais ce n’était pas mon cas, je suis toujours à la recherche du frisson de choses nouvelles de distractions. Et pourtant ce soir-là j’avais une grande envie d’évasion de ne plus éprouver toutes les angoisses les désirs de richesse. Ils m’agaçaient ce n’était pas des désirs nobles la soif d’argent l’instinct de supériorité. J’avais eu envie de me promener dans le centre de la ville. Peut-être pour y rencontrer une joyeuse compagnie qui me fasse oublier mes tracas ? peut-être un ami qui me donnerait un peu d’argent ? je ne sais pas. 




J’allais à l’aventure. Un petit vent léger et parfumé caressait la ville comme un souffle d’oubli. J’aimais sentir sur mon visage  ce précieux don de la nature. Saisi par la tristesse la plus désespérée je décidai soudain de rentrer tout de suite chez moi. Et aussitôt je me dirigeai d’un pas rapide vers le tramway. En longeant la majestueuse fontaine de la place de la République, illuminée a giorno, laissant mon regard s’attarder sur ce merveilleux spectacle je vis assis sur le parapet qui entoure la fontaine, deux jeunes gens avec le regard absent. Deux garçons venus de la banlieue, pensai-je, de ceux qui viennent en ville sans même pouvoir se payer le tram pour rentrer chez eux avec l’espoir de tomber sur un ami qui pris de compassion décide de les aider. Si c’est bien ça, me dis-je, il y en a un qui est beau mais l’autre pas vraiment. Je les avais dépassés d’à peine deux mètres quand j’entendis murmurer mon nom. Je me retournai et l’un des deux s’approcha de moi en souriant qu’est-ce que vous voulez ? lui dis-je aussitôt. Tu ne me reconnais pas ? Je le fixai un instant et je le reconnus immédiatement. Salut Antonio comment vas-tu et tout en lui disant cela je lui tendis la main qu’il serra chaleureusement en signe d’affection. Une veste de sport marron à carreaux, une chemise blanche au col ouvert, des pantalons gris de flanelle, et des chaussures noires qui complétaient sa tenue sportive. 




J’eus aussitôt l’impression de me trouver non plus devant l’adolescent ingénu d’il y a quelques années qui s’enthousiasmait pour un rien, et qui s’émerveillait quand on lui racontait une aventure stupide. Maintenant il ressemblait à un jeune homme, avec le visage ovale d’un brun sombre en parfait accord avec sa physionomie, des yeux noirs vifs et pénétrants toujours mobiles, le tout encadré par des cheveux frisés d’un noir d’ébène avec une petite mèche rebelle sur le front qui lui donnait un air encore plus vigoureux. Tu es beau, lui dis-je, si Sandro te voyait, tu le ferais devenir fou. Il hésita en souriant à peine, et répondit : Tu ne l’as plus vu ? Il y a à peu près une semaine nous avons parlé pendant trois heures dont deux et demi à propos de toi. Antonio, Sandro ne t’oublie jamais, il t’a aimé et il t’aime encore. Il serra les lèvres et mit un doigt devant sa bouche pour signifier qu’il ne fallait pas se faire entendre de son ami. Alors juste avec les yeux. 

Je compris tout de suite que ce n’était pas seulement un ami, mais quelque chose de plus. J’en eus la certitude quand je lui demandai qui était ce garçon et qu’il me répondit : mon cousin. Tu as une cigarette ? me dit-il ; comment ? tu n’as pas d’argent ! m’exclamai-je. Je n’ai pas un sou. Mais tu ne travailles pas ? Oui je travaille et le soir je m’entraîne à la salle de sport, tu as vu mes muscles ! et tout en disant cela il palpait ses biceps. Je te crois pas la peine de toucher, on voit bien que tu es costaud mais alors si je rencontre Sandro qu’est-ce que je dois lui dire ? Salue-le de ma part. Je lui offris une cigarette j’en pris une autre pour moi et on les alluma.

Sandro Penna  Altri racconti (in Opere, I Meridiani, Mondadori 2017) Traduction personnelle





Le texte original (cliquer sur l'image pour l'agrandir)




Images : (1) et (3) Santiago Perez Campos  (Site Flickr)

(2) Pino D'Amico  (Site Flickr

(3)  Josh Griffiths  (Site Flickr

 




La traduction de Dominique Fernandez

dimanche 10 septembre 2017

Colisée, extérieur nuit




La rue descendait en ligne droite vers le Colisée illuminé, d'un rose d'albâtre, mais nous roulions comme des aveugles sans mémoire. Était-ce toujours là notre Colisée terrible du matin, qui avait la beauté d'une fournaise ? Il avait maintenant la douceur d'un poème, de ce poème qu'il nous récitait avec la rêveuse emphase d'un visage inspiré, tandis que lentement, parmi les autres véhicules, nous passions devant lui en tournant un peu, suivant le tracé de son galbe si pur. Je tentais en vain de me rappeler la figure de Geronima, effacée déjà de ma mémoire par cette vision nouvelle. 




Et je me disais aussi que le patron du garage n'avait commis qu'une de ces inexactitudes qui sont des raccourcis de la vérité, quand il avait attribué à Néron la construction du Colisée. Celui-ci, éclairé comme il l'était en ce moment, semblait refléter encore, et pour l'éternité, les flammes blanches de l'incendie qui avait marqué du signe de la Bête le règne de cet empereur ; et ainsi l'amphithéâtre commémorait dans les imaginations un événement plus ancien que lui. Les projecteurs dissimulés entre les blocs de pierre ou parmi les taillis du bas de l'Esquilin vêtaient de leurs feux la haute muraille circulaire et la délimitaient exactement dans la nuit, telle une falaise de marbre frappée par la lune. Leurs rayons incolores nettoyaient de toute souillure le cruel monument, révélaient en lui une limpidité, une clémence d'autant plus inespérées que d'abord ils parcouraient presque sans la troubler la semi-obscurité de la chaussée et de l'espace intermédiaire pour éclater tout d'un coup, arrêtés net dans leur trajectoire invisible, contre l'obstacle éblouissant du travertin. Soudain, comme touchée par un éclair, une voiture étincelait en interceptant par hasard un des obliques faisceaux lumineux dont elle trahissait ainsi l'aérienne et constante activité ; ou bien c'était un visage brusquement démasqué qui se détournait, cherchant aveuglément refuge dans l'ombre environnante et répétant la grimace d'une de ces victimes dont les bûchers avaient ici même embrasé les jardins impériaux.

Alexis Curvers  Tempo di Roma  Espace Nord, 2012










Images : en haut, Site Flickr

au centre, Cristian Martinez  (Site Flickr)

en bas, Guillaume Lemoine  (Site Flickr)