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dimanche 27 mai 2018

La Zolfara


 


"Grande, placida, come in un fresco luminoso oceano di silenzio, gli stava di faccia la Luna."

Luigi Pirandello Ciaulà scopre la luna

 





Ornella Vanoni chante La Zolfara (1959, Michele Straniero - Fausto Amodei) :




Otto sono i minatori
ammazzati a Gessolungo ;
ora piangono i signori
e gli portano dei fiori.
Hanno fatto in Paradiso
un corteo lungo lungo ;
da quel trono dov'è assiso
Gesù Cristo gli ha sorriso.

Sparala prima la mina, mezz'ora si guadagna ;
me ne infischio se rischio che di sangue poi si bagna :
tu prepara la bara, minatore di zolfara

Hanno fatto un gran corteo
con i quattro evangelisti,
tutti quanti li hanno visti,
con san Marco e san Matteo,
con san Luca e san Giovanni
e i compagni che da prima,
lavorando nella mina,
sono morti in questi anni.

Sparala prima la mina, mezz'ora si guadagna;
me ne infischio se rischio che di sangue poi si bagna:
tu prepara la bara, minatore di zolfara

Dopo la dimostrazione
Gesù Cristo li ha chiamati,
con la sua benedizione
lì ha raccolti fra i beati.
Poi, levando poco poco
la sua mano giustiziera,
con un fulmine di fuoco
ha distrutto la miniera.




La mine de soufre


Huit mineurs sont morts

tués à Gessolungo ;
maintenant on les pleure
et on leur porte des fleurs.
Au Paradis, on leur a fait un long cortège ;
depuis le trône où il est assis,
Jésus-Christ leur a souri.

Refrain :
Vas-y à la dynamite, on gagnera du temps ;
et peu importe si ça se termine dans un bain de sang :
le cercueil du mineur est toujours prêt.

Ils ont formé un grand cortège

avec les quatre évangélistes,
tout le monde les a vus,
il y avait saint Marc et saint Matthieu,
avec saint Luc et saint Jean,
et tous leurs compagnons qui, avant eux,
étaient morts dans la mine.

(Refrain)

Après la procession,
Jésus-Christ les a appelés,
et en les bénissant,
il les a placés parmi les bienheureux.
Et puis, levant doucement
sa main de justicier ;
en un éclair de feu,
il a détruit la mine.


(Traduction personnelle)




 

Images : (au centre) Renato Guttuso Testa di zolfataro, 1953
en bas, Gli Zolfatari (1953)


On peut voir ici un très beau documentaire de Vittorio De Seta sur le travail dans les mines de soufre en Sicile : Surfarara (1954).

vendredi 18 mai 2018

Le Chant de la Terre


"Er sprach, seine Stimme war umflort : 
Du, mein Freund, 
Mir war auf dieser Welt das Glück nicht hold !" 






MAHLER, LE CHANT DE LA TERRE

Elle sort, mais la nuit n'est pas tombée,
Ou bien c'est que la lune emplit le ciel,
Elle va, mais aussi elle se dissipe,
Plus rien de son visage, rien que son chant.

Désir d'être, sache te renoncer
Les choses de la terre te le demandent,
Si assurées sont-elles, chacune en soi
Dans cette paix où miroite du rêve.

Qu'elle, qui va, et toi, qui vieillis, poursuiviez
Votre avancée sous le couvert des arbres,
À des moments vous vous apercevrez.

Ô parole du son, musique des mots,
Tournez alors vos pas l'une vers l'autre
En signe de connivence, encore, et de regret.

Yves Bonnefoy La longue chaîne de l'ancre, Mercure de France, 2008








MAHLER, IL CANTO DELLA TERRA

Lei esce, ma la notte non è calata,
Oppure è perché la luna riempie il cielo,
Lei va, ma anche si dilegua,
Più nulla del suo volto, nulla se non il canto.

Desiderio d'essere, sappi rinunciare a te stesso
Le cose della terra te lo chiedono,
Talmente certe sono, ciascuna in sé
In questa pace dove luccica il sogno.

Che lei, che va, e tu, che invecchi, proseguiate
Avanzando sotto le fronde degli alberi,
In certi momenti vi scorgerete.

O parola del suono, musica delle parole,
Volgete allora i vostri passi l'una verso l'altra
In segno di connivenza, e di rimpianto.

Traduzione : Fabio Scotto













 Toutes les photographies sont de Renaud Camus (Site Flickr)

mardi 15 mai 2018

Dove il sì suona (Là où le "si" résonne)




Quand on aime la langue italienne, cette langue du "beau pays où le si résonne", selon l'expression de Dante dans le trente-troisième chant de L'Enfer, on est souvent surpris et peiné par le nombre d'anglicismes qui aujourd'hui la dénaturent, et qui abondent dans les articles de journaux, les émissions de télévision, et bien sûr les sites Internet. Cette invasion ne se limite pas à la technique, mais est aussi sensible dans bien d'autres domaines : la politique (question time, election day, devolution, et le slogan choisi naguère par le principal parti de gauche : I care), l'économie (welfare, spread, spending review, partnership...), les médias (audience, share, target, report, reality, set, fiction, talk, talent show, performance, cult, gossip, trend...), l'université. Les linguistes ont relevé près de dix-mille anglicismes présents dans la langue italienne, dont certains sont systématiquement utilisés dans la conversation courante. 

Je cite ici une intervention vigoureuse de Diego Fusaro : Contre la dictature de la langue anglaise (on pourra lire sous la vidéo la transcription en français des propos du jeune philosophe). Le recours systématique à une phraséologie marxiste peut certes irriter, mais je trouve tout de même que l'essentiel du propos est salutaire et stimulant, dans la mesure où il propose une résistance contre cette "homologation", cette uniformisation culturelle dont Pasolini s’émouvait déjà dans les années soixante-dix, et dont on peut aujourd'hui constater les ravages. Les mots sont importants, comme disait Nanni Moretti dans une célèbre séquence de son film Palombella rossa, et la dégradation de la langue entraîne inévitablement une perte culturelle, identitaire, existentielle. Il ne s'agit donc pas ici de purisme, mais de défense de la diversité, au sein de ce nécessaire "universalisme des différences" que Fusaro appelle de ses vœux à la fin de son intervention.






« Nous vivons dans une époque paradoxale, et ce pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci, on peut remarquer la nécessité toujours plus pressante et vulgaire d’utiliser, dans notre culture italienne, la langue anglaise ; et cela au détriment de notre identité nationale, de notre langue nationale. De plus en plus fréquemment, des termes anglais s’introduisent dans le lexique italien en le dépouillant. Je précise que je n’ai pour ma part rien contre la langue anglaise ; j’ai même beaucoup d’estime et d’intérêt pour la langue de Shakespeare et de Wilde. Mais le problème est ailleurs : l’anglais qui nous est imposé n’est pas celui de ces grands écrivains, mais plutôt l’anglais fonctionnel du marché et de la finance, l’anglais de l’austerity et du fiscal compact, du spread et de la global governance, autrement dit l’anglais nécessaire pour métaboliser le lexique omniprésent de l’économie et pour devenir encore plus esclave de ce que Gramsci appelait déjà "le crétinisme économique". L’anglais qui nous envahit est celui du discours théologique de l’économiste, qui s’impose de façon toujours plus radicale et envahissante. Une servilité s’installe donc qui rend toujours plus naturel le fait de renoncer à sa langue nationale pour se convertir à l’usage de l’anglais. A propos de ce phénomène, on aurait sans doute parlé autrefois, et à raison, d’impérialisme culturel : pour quelles raisons en effet les héritiers de la langue de Dante, de Giambattista Vico, de Pétrarque, de Machiavel, devraient-ils abandonner leur langue maternelle pour parler l’anglais caricatural de The Economist et de la global governance ? Cet abandon de la propre langue nationale a évidemment une portée idéologique, et il faut en être conscient : ce que l’on appelle aujourd’hui la globalisation n’est que l’euphémisme qui désigne en fait la marchandisation du monde.

On parle anglais et on impose ainsi une culture unique qui est en vérité la négation même de la culture, parce que pour qu'elle existe, il faut qu'il y ait au moins deux cultures différentes qui dialoguent entre elles. Cette "monoculture" de la globalisation est donc une forme de totalitarisme, qui ne laisse rien hors de lui-même mais cherche à tout englober : les idées, les pensées, les âmes, les corps ; voilà la dynamique qui cherche à imposer l’usage de la langue anglaise à tous les peuples du monde. On pourrait penser que la conscience critique des intellectuels est le lieu de résistance à tout cela, mais il n’en est rien ; au contraire, les intellectuels légitiment cette folie organisée. On pourrait dire avec Shakespeare qu'il y a de la méthode dans cette folie. Les intellectuels contribuent à la reproduction symbolique du pouvoir et non pas à sa contestation ; ils métabolisent la domination en faisant spontanément usage de l’anglais, dont ils sont complètement dépendants. Ils pensent qu’il est plus scientifique de parler anglais : il est toujours plus habituel, et en même temps dérangeant, d’assister à des congrès de philosophie où tous les participants sont italiens mais parlent entre eux en anglais. C’est une situation dont on aimerait rire si elle n’était pas aussi triste ! Il s’agit donc de résister à cet impérialisme culturel et de retrouver sa propre identité nationale, dans notre cas l’identité de Dante, de Pétrarque, de Gramsci, de Giovanni Gentile, de Machiavel, la grande identité italienne, principalement au niveau culturel, pour résister à cette barbarie qui menace.

Du reste, on ne peut pas considérer que dans le domaine littéraire ou philosophique, et dans la culture en général, la langue soit une chose secondaire ; il n’y a peut-être que dans le domaine scientifique que l’usage de l’anglais permet une bonne communication entre chercheurs, mais certainement pas dans la philosophie et la littérature, où, comme le disait déjà Nietzsche, le style est partie intégrante du contenu, de telle sorte qu'il est impossible de les séparer arbitrairement. C’est pour cela qu’il faut refuser l’hégémonie de la langue anglaise et continuer à parler sa propre langue nationale, pour éviter justement d’être dans un rapport de subordination vis-à-vis de ceux dont l’anglais est la langue maternelle. Les Français ou les Italiens doivent donc continuer à parler leur propre langue : chacun doit respecter sa propre identité tout en respectant l’identité des autres. C’est le préalable à toute véritable globalisation, conçue comme un universalisme non pas uniformisant, mais respectueux des différences, ce que l’on pourrait appeler avec Giacomo Marramao "l’universalisme des différences", dans lequel chacun conserve sa propre identité et échange librement et sur un pied d'égalité avec les autres peuples, qui à leur tour conservent leur propre identité. »








Images : en haut, statue de Dante (détail) sur la place Santa Croce de Florence (Site Flickr)

en bas, Dante, fresque (détail) de Luca Signorelli, chapelle San Brizio du Duomo d'Orvieto (1499-1502)

mardi 8 mai 2018

Torneranno i prati (Les prés reviendront)




"Comm'è bella 'a muntagna stanotte...
bella accussí, nun ll'aggio vista maje !
N'ánema pare, rassignata e stanca,
sott''a cuperta 'e sta luna janca..."






Dans son dernier film, torneranno i prati [les prés reviendront], — l’absence de la majuscule dans le titre est volontaire — Ermanno Olmi raconte une nuit sur le haut-plateau d’Asiago, en 1917, au cœur de la première guerre mondiale, celle que l’on appelle en Italie la Grande Guerra [la Grande Guerre]. Au plus près des soldats retranchés dans un avant-poste en haute montagne, Olmi raconte la peur, la douleur, l’attente fébrile et la panique au moment des bombardements ; tout cela se passe dans d’immenses étendues enneigées, sous un intense clair de lune, dans la paix de la nature, avec ses arbres que le givre transforme en sapins de Noël et ses animaux familiers, comme ce renard soudain surpris par les fusées éclairantes et le fracas des mortiers frappant à l’aveugle. 
Le rythme du film est lent ; la caméra s’arrête sur les pauvres objets du quotidien (une lampe tempête, des gamelles, des photos accrochées aux montants de lits de fortune, des enveloppes marquées du tampon de la censure militaire...) et sur les visages des soldats la plupart du temps résignés, nostalgiques, que seul semble encore mobiliser un fragile instinct de survie. L’image est très travaillée, presque en noir et blanc, avec des dominantes sépia dans les intérieurs et une teinte bleutée pour les extérieurs, où, sur une neige immaculée que la clarté lunaire rend presque phosphorescente, se détachent les griffures noires des barbelés et les manteaux sombres des soldats.
L’optimisme du titre est relativisé à la toute fin du film par les dernières paroles d’un soldat face à la caméra, juste après une séquence montrant, à travers des images d’archives, l’allégresse de la Libération : « Une fois cette guerre finie, chacun rentrera chez soi ; l’herbe nouvelle repoussera, et de tout ce qui s’est passé ici, de tout ce que nous avons souffert, il ne restera plus aucune trace, et plus rien ne semblera vrai. »




Je reprends ici quelques images du film pour illustrer un extrait du roman de Mario Rigoni Stern Le stagioni di Giacomo [Les saisons de Giacomo], dont l'action se situe dans les mêmes paysages (la Vénétie et le haut-plateau d’Asiago), dans les années trente, c’est-à-dire entre les deux guerres. Le personnage dont il est question dans ce passage, Mario (sans doute un double de l'auteur), est un jeune homme qui se rend chaque jour sur le chantier où des ouvriers travaillent à l’édification d’un grand ossuaire destiné à recueillir les restes des soldats de la Grande Guerre, à qui l’on n’avait pu offrir jusqu’alors que des sépultures de fortune. Mario rejoint les ouvriers au sommet de la colline où ils travaillent afin de les approvisionner en nourriture et en boissons : 

« Un jour, il entendit un récit qui l’impressionna. Nando, du hameau d’Ecchelen, raconta ce qu’il avait vu un soir, tandis qu’il rentrait chez lui à la fin de sa journée de travail, après une halte à l’auberge de Marguerite où il avait bu un verre en compagnie de Vu. Parvenu aux Confins, à l’endroit exact où se trouve la croix, il se trouva devant une file silencieuse de soldats qui traversaient la route. La lune était pleine, et quand elle apparaissait derrière les nuages, on y voyait presque comme en plein jour. Les soldats étaient pâles, silencieux, ils marchaient sans faire de bruit, mais on entendait leurs soupirs. La longue file venait des montagnes du sud, traversait la cuvette entre les collines et remontait ensuite par la vallée de Nos vers les plus hautes montagnes.




D’autres files, plus morcelées, rejoignaient la principale en dévalant comme des ruisseaux du haut des montagnes. On ne voyait ni d’où elles partaient ni où elles arrivaient. Il était resté là jusqu’à l’aube, pétrifié, et quand la lumière du soleil remplaça celle de la lune, la vision se dissipa. 
— Ce sont les âmes des soldats morts, dit un vieux manœuvre qui avait fait la guerre comme conducteur de mulets
— Mais c’était des Italiens ou des Autrichiens ? demanda un autre.    
— Je ne m’en souviens pas, répondit Nando, peut-être les deux ensemble.
— Si tu veux mon avis, ajouta un troisième, tu avais bu un verre de trop et ça t’est monté à la tête. 
— Je n’étais pas saoul. Un demi-litre à deux, c’est vraiment rien. 
— Ici, nous travaillons à construire un ossuaire pour les restes des soldats, mais leurs âmes errent dans ces montagnes, dit celui qui était intervenu en premier. 
Ils restèrent silencieux jusqu’à ce que retentisse le sifflet du chef qui les rappelait au travail. Mario, troublé, rentra chez lui sans faire de halte dans les prés ; il monta dans sa chambre et se mit à sa table pour écrire une poésie qui a aujourd’hui disparu. Il n’en est resté que ces trois vers : "Sous la lumière froide de la lune marchent / ensemble dans les montagnes / les vivants et les morts". »






Le roman de Mario Rigoni Stern est disponible en italien aux éditions Einaudi, et en français  aux éditions Robert Laffont. J'en ai repris ici un extrait dans une traduction personnelle. Il n'y a toujours pas de date prévue pour une sortie en France du film d'Ermanno Olmi.






Traduction des paroles de la chanson napolitaine citée en exergue : "Comme la montagne est belle, cette nuit... / Belle comme je ne l'avais jamais vue ! / On dirait une âme résignée et lasse, / Sous la lumière de cette lune blanche..."

dimanche 6 mai 2018

Le regard des pères




Je cite ici un extrait de l'ouvrage de Francesco M. Cataluccio, plaisamment intitulé L'ambaradan delle quisquiglie (que l'on peut traduire approximativement par Le grand bazar des bagatelles) ; il s'agit d'un abécédaire qui permet à l'auteur de réunir, en une suite d'articles classés par ordre alphabétique, des réflexions, des récits, des souvenirs, apparemment indépendants les uns des autres, mais souvent liés par de mystérieuses correspondances. Plusieurs de ces textes se réfèrent à la culture de l'Europe centrale, dont Cataluccio est un spécialiste (il a notamment participé à l'édition italienne des œuvres de Gombrowicz et de Bruno Schulz) ;  l'auteur qu'il cite le plus souvent ici est Milan Kundera, dont il explore de nombreux thèmes (le kitsch, la plaisanterie, la nostalgie, l'immaturité, l'oubli...). L'extrait ci-dessous provient de l'article Inizio (Début) ; Cataluccio y raconte un douloureux souvenir d'enfance : une grave maladie (une sorte de leucémie) qui l'a frappé quelques jours avant Noël, alors qu'il était encore écolier.

J’avais l’impression de renaître et de périr à chaque heure, dans une sorte de Noël funèbre. Cette fête tant attendue s’éternisait dans les journées mélancoliques de la fièvre qui jouait à cache-cache avec mon souffle court, entre mes côtes désormais saillantes. 

Quand la fièvre tombait, en une généreuse tentative pour adoucir l’ennui dans lequel me plongeait cette grave maladie, on m’administrait des doses massives de musique. Le vieil et puissant électrophone de mon père, transporté dans ma chambre, diffusait à jet continu des morceaux de musique classique. Inévitablement, certaines de mes inexplicables idiosyncrasies musicales datent de cette époque. Une fois, certainement par mégarde, quelqu’un posa sur le plateau de l’appareil la Première symphonie de Mahler. Quand s’élevèrent les notes du troisième mouvement, cette sorte de grotesque marche funèbre, jouée sur la cadence minaudière d’une chanson enfantine (Frère Jacques), ma mère poussa un hurlement depuis le salon attenant et se précipita pour arrêter le disque, en le jetant au sol comme un serpent venimeux. Mon père se mit en colère et ils commencèrent à se disputer devant moi comme ils ne l’avaient jamais fait, en déversant sur ce disque brisé toute la tension qu’ils avaient accumulée en eux pendant toutes ces journées.




Une fois l’urgence passée, c’est l’ennui qui s’installa. Je ne pouvais pas quitter mon lit et je me sentais très faible. Je ressemblais, selon l’expression de ma mère, à un fantôme éclairé par une chandelle. Ainsi, à quatre heures de l’après-midi, mon père prit l’habitude de rentrer précipitamment à la maison pour me lire Don Quichotte, comme s’il s’agissait d’un feuilleton à épisodes. Ce fut probablement mon initiation à la littérature et à la vie. Ce qui pour moi était le plus agréable, c’était de voir ce père sévère, beaucoup plus âgé que mon exubérante mère, et toujours plongé dans ses livres et ses journaux, consacrer la moitié de son après-midi à me lire un livre. C’était un lecteur enthousiaste et passionné. Il aimait raconter et observer sur mon visage mes réactions. On sentait que ses ancêtres siciliens s’étaient familiarisés, parmi les marionnettes et les chariots, avec les histoires des anciens chevaliers. Il prenait ouvertement le parti du chevalier de la Manche et il prêtait à Sancho Panza  une voix aigrelette, franchement antipathique. Il aimait Don Quichotte et s’identifiait à lui. Le retour à la réalité était pour lui aussi une source de tristesse. Mon père me regardait alors avec des yeux embués, comme il ne l’a jamais plus fait par la suite. Jusqu’à la fin de sa vie, mon rapport avec lui a été gâché par la quête de ce regard, doux et triste, évidemment unique. Je ne l’ai retrouvé que bien des années plus tard, dans le tableau de Georges de la Tour Saint Joseph Charpentier ; le peintre l’a fixé pour l’éternité, pour nous tous, fils étranges de pères qui, absorbés par leur travail et par la fatigue de vivre, n’ont pas été capables de nous faire partager leurs sentiments. 

C’est aussi pour cette raison que Don Quichotte me redonna des forces. 
L’année suivante, peut être pour exorciser cette période, je glissai, parmi les santons en terre cuite de la Crèche, un chevalier brandissant sa lance, du côté des moulins et des petites maisons recouvertes de mousse, loin des Rois Mages avançant en cahotant sur leurs chameaux. 

Francesco M. Cataluccio  L'ambaradan delle quisquiglie  Sellerio editore Palermo, 2012  (Traduction personnelle)