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mercredi 19 novembre 2014

La sera della vita (Le soir de la vie)




C'era un vecchietto in una chiesa vuota,
che diceva tra sé questa preghiera :
"O Vergine dal cuore immacolato,
della mia vita sono giunto a sera ;
fa' che non smarrisca la mia via,
non mi lasciare nella notte nera !
Della mia vita sono giunto a sera
e non ho più che Te, dolce Maria !
Coprimi col tuo manto, e così sia."

Paola Cannas  Respiri e sospiri  Felici Editore, 2013


Il y avait un vieillard dans une église vide,
qui disait tout bas cette prière :
Vierge au cœur immaculé,
me voici arrivé au soir de ma vie ;
fais que je ne me perde pas en chemin,
ne m'abandonne pas dans la nuit noire !
Me voici arrivé au soir de ma vie
et je n'ai plus que Toi, douce Marie !
Couvre-moi de ton manteau, et ainsi soit-il."

(Traduction personnelle)






Images : en haut, Site Flickr

en bas, Renzo Dionigi  (Site Flickr)




"La Vergine degli Angeli vi copra del suo manto,
e voi protegga vigile di Dio l'Angelo santo."

"Que la Vierge des Anges vous couvre de son manteau,
et que le saint Ange de Dieu, vigilant, vous protège."

G. Verdi  La Forza del destino, Acte II, scène dix



(...)

lundi 17 novembre 2014

Clair de lune (Chiardiluna)




Le texte que l'on va lire ici est un extrait de la première des quatre leçons qu'Antonio Tabucchi a données au Collège de France en mars 2003, sous le titre Clair de lune. Sélénophiles et sélénophobes dans la poésie européenne du vingtième siècle. Cette première leçon, rédigée directement en français, a été reprise dans le recueil Di tutto resta un poco [De tout il reste un peu] qui rassemble plusieurs textes critiques sur la littérature et le cinéma (l'ouvrage est paru après la mort de Tabucchi, en 2013 ; le titre est inspiré d'une poésie du poète brésilien Carlos Drummond de Andrade). Ce très beau texte sur la lune  a été traduit en italien par Veronica Noseda, et je l'ai donc retraduit ici en français, puisque je ne connais pas l'original français de Tabucchi.


L'espace de la lune

La lune des poètes : un lieu commun selon lequel la lune serait un privilège de la poésie, parce qu’il n’est permis qu’aux poètes d’entretenir avec la lune un rapport unique et spécial caractérisé par une intimité et un dialogue qui n’appartient pas au commun des mortels. 

Au-delà du stéréotype, la relation que les poètes ont depuis toujours entretenu avec la lune est en réalité bien plus complexe, comme est complexe la nature de ce corps céleste, qui de notre point de vue est un des plus extravagants de tout l’univers. Puisqu’il serait fastidieux de faire une énumération de la présence de la lune dans l’histoire de la poésie occidentale, je me contente de choisir, comme guide idéal de ce voyage dans l’espace, le poète qui est sans doute le plus lunaire dans toute la poésie moderne : Giacomo Leopardi. Celui qui a dialogué avec la lune (je dirais même qu’il a entretenu avec elle une relation épistolaire) en faisant d’elle à la fois une amoureuse, une confidente, une sœur, une mère putative et un témoin impassible de sa propre mélancolie et des malheurs des hommes. 

Dans la mythologie (je me réfère ici exclusivement à la tradition occidentale, et donc à la mythologie grecque), la lune occupe une place symbolique et métaphorique qui a laissé une trace indélébile dans notre culture. La lune joue dans les origines de l’Occident un rôle moins majestueux que le soleil (auquel par ailleurs elle s’oppose pour des raisons cosmologiques) : elle est plus proche de la terre, dotée d’une lumière plus faible, elle ne brille que la nuit, et l’une de ses faces est couverte de taches. Le soleil est l’œil du jour, la lune est l’astre nocturne d’où émane une lumière livide. Elle commande les forces nocturnes, elle n’appartient pas à l’espace de la lumière réservé à la vie diurne (celle pendant laquelle les hommes travaillent, interagissent socialement, font de la politique, font la guerre, produisent, construisent, etc.). Elle appartient à cet espace de la journée réservé au sommeil, éventuellement à l’amour et au rêve : en tout cas, à une dimension « autre », qui concerne la vie manifeste et observable. 




Les hommes ont découvert que la lune gouverne certains éléments de la nature : elle fait monter la sève dans les tiges, favorise la croissance des plantes, gonfle les mers. Et c’est à partir des phases de la lune que les hommes ont appris à scander le temps, comme le démontre par exemple le calendrier hébraïque. En outre, contrairement au soleil qui se montre aux hommes avec une certaine loyauté (dans le sens où il se lève et se couche avec la même apparence, en conservant toujours son aspect arrondi), la lune croît et décroît selon des cycles. La plupart des peuples antiques ont établi un parallèle entre les cycles de la lune et le cycle physiologique de la femme. Ce rythme vital qui s’impose aussi aux animaux marins et même aux océans a marqué profondément l’image que la civilisation humaine s’est faite de la lune. La science moderne nous confirme par ailleurs, en se basant sur des statistiques incontestables, le fondement des influences positives ou négatives que la lune peut avoir sur les organismes terrestres. Mais les choses deviennent plus intéressantes lorsque l’on constate que même les psychiatres ou les psychologues, autrement dit des chercheurs en sciences humaines qui ne disposent pas de preuves techniques (que seul le recours au microscope et aux autres instruments scientifiques permet d’obtenir), commencent à vérifier de façon expérimentale les effets que la lune peut exercer sur notre comportement. À ce propos, je me contente de citer le livre déjà célèbre du médecin américain Arnold Lieber (The Lunar Effect : Biological Tides and the Human Emotions), une œuvre de vulgarisation scientifique qui conforte les croyances et le folklore de diverses cultures. Par exemple, les légendes qui ont pris la dimension de la fable ou du mythe (comme celui du vampirisme) ont comme fondement des raisons ou des motivations tangibles. La lune influe sur le comportement, la psychologie, les sentiments et même les sens. Et cela les hommes le savent depuis longtemps. 

Mais le soleil n’exerce-t-il pas lui aussi une influence sur les hommes ? Bien sûr que oui. Les faunes de Picasso, qui poursuivent les nymphes avec le sexe dressé sur les plages de la Méditerranée, sont mus par l’ivresse totale du soleil le plus resplendissant. Et je me réfère à Picasso pour évoquer un artiste moderne qui dans ses œuvres exprime parfaitement les attributs que la mythologie grecque assigne à Phoebus, à Apollon, au soleil : la vigueur, la sensualité, l’élan vers la perpétuation de l’espèce, c'est-à-dire vers la procréation. Le soleil est associé au sang, qui est porteur de la vie, comme la couleur qui le représente, le rouge, en opposition à la lymphe blanchâtre ou incolore de la lune. L’opposition binaire des Anciens, de la mythologie grecque, est, sur ce point, parfaitement identifiable et compréhensible. Apollon, le soleil dionysiaque et furieux, appartient à la dimension de la reproduction et de la vie. La lune, nocturne et spectrale, devient la reine de l’Hadès. C’est Proserpine, l’épouse de Pluton, forgeron des Enfers. 




Mais la lune peut-elle se contenter de cette dimension, elle qui croît et décroît, elle qui apparaît et disparaît, elle qui est peut-être moins loyale, plus ambiguë et plus mystérieuse que ce soleil qui garde toujours la même apparence ? Peut-elle se contenter de ce rôle modeste de gardienne des Enfers, de reine des morts dans lequel voudrait l’enfermer la mythologie ? Bien sûr que non, parce que si d’un côté la lune gouverne la mort, de l’autre elle préside aussi à l’immortalité, elle symbolise le phénix qui renaît du néant, elle est associée au destin, c’est-à-dire à l’existence humaine qui croit toujours à une possible renaissance. C’est le rêve de l’homme : ne pas disparaître avec la fin de son existence corporelle. Et elle, la lune, occupe l’espace du songe, l’espace nocturne ; elle connaît des éclipses, elle peut annoncer la fin du monde, mais aussi sa renaissance. Et l’espace du songe est un espace plus grand que le ciel où brillent le soleil et la lune : pour les hommes, l’espace du songe est ce que l’on appelle l’infini, c'est-à-dire l’univers du possible. Et nous savons que l’univers du possible est l’abstraction la plus indépassable que l’intelligence puisse concevoir. Les astrophysiciens modernes nous apprennent que l’infini n’existe pas pour la simple raison que l’univers est fini. L’univers, nous assure-t-on, est une matière produite par une étincelle primordiale : le Big Bang. En tant que matière, il est en expansion dans le néant, et même s’il est incommensurable, il possède un périmètre, c'est-à-dire qu’il est fini. Et si l’univers est fini, il n’y a rien d’infini en lui à part l’imagination humaine qui a su concevoir le concept d’infini. Le paradoxe réside dans le fait d’avoir conçu l’idée des nombres infinis en mathématique pour mesurer un univers fini en physique. Mais l’infini ne relève pas seulement de la mathématique, il appartient aussi à la poésie, dans laquelle il occupe l’espace nocturne, là où toute impossibilité devient possible. Sur l’idée d’infini, abstraction et désir, aspiration et charme qui comme dans un tourbillon emporte l’intelligence, Giacomo Leopardi, le poète que j’ai choisi comme guide, a écrit en quelques vers sublimes son voyage vers ce Tout et ce Rien (« Toujours cher me fut ce mont solitaire... »), de la même façon qu’Homère dans L’Odyssée raconte le voyage d’Ulysse vers son Ithaque rêvée. 

Antonio Tabucchi  Chiardiluna  (in Di tutto resta un poco, Feltrinelli, 2013)  Traduction personnelle


Sur le même thème : (1)  et  (2)







Images : (1)  Felipe Andrade  (Site Flickr)

(2)  Lui G. Marin  (Site Flickr)

(3)  Roberta  (Site Flickr)

(4)  Enzo Cerminara  (Site Flickr)




mardi 11 novembre 2014

Lecture des fenêtres




J'ai deux fenêtres. La première donne, au nord, sur la rue qui conduit à Pise et à Livourne, sur un petit terrain de football, sur les montagnes du Pistoiese, sur les monts de Calvana, sur les banlieues qui entourent l'aéroport, sur Fiesole, dont on reconnaît la silhouette bossue, comme le dos d'un chameau. La seconde s'ouvre, au sud, sur des jardins, sur les collines de l'Uliveto, de Bellosguardo, de Marignolle, de Soffiano, où l'on devine au loin, parmi les cyprès d'un parc, les antennes paraboliques d'une fabrique de radars, comme des soucoupes volantes dessinées par Paolo Uccello.

La première est réservée à l'aube et à la nuit. Vers cinq heures du matin, certains jours, un âne passe dans la rue, tirant une carriole. Ou bien, partant pour les manœuvres, une division de blindés à chenilles qui font trembler l'immeuble. En ouvrant les rideaux, on voit l'Abetone enneigé, de hautes antennes rouge et blanc sur le mont Morello, des monastères. Plus bas, on imagine l'arche d'un pont antique, à la courbe estompée par les buissons et les touffes d'herbe poussant dans les joints de ses pierres, et qui enjambe une cascade scintillante. On devine des fermes, qui luisent à la tombée du soir, au bout de chemins caillouteux, entourées de sapins, au bord de falaises, et qui palpitent d'une vie intrigante. On les contemple, on voudrait les connaître. L'éloignement leur confère le charme, la poésie, et la fenêtre les encadre d'un rectangle parfait, qui se renouvelle avec les journées, parfois traversé d'un avion, ou d'un ballon lancé avec force et qui vient rebondir dans les filets de protection. 




La seconde est pour la journée, car on y voit passer tout ce que la vie apporte ici d'offrandes : des martinets suivant leurs orbites harmonieuses, lisses, comme calculées par la Nasa ; des chauves-souris déréglées, rousses, grimaçantes, comme celles qui sont sculptées sous certaines fenêtres de la rue Cavour ; des flocons de neige en janvier, fondus avant d'avoir touché le sol ; des croissants de lune dans l'azur, translucides comme la main d'un nouveau-né ; des graines de peuplier, nuageuses, pelucheuses, ascensionnelles, qui fuient par bandes dans le soleil d'avril, qui montent au ciel comme des anges allant s'unir à Dieu, et les pluies d'orage, plus bruyantes que le tonnerre, raides, qui font gonfler l'Arno et nous privent d'eau courante toute une journée. À gauche, la villa Strozzi crève les frondaisons de son parc. Puis la villa de Bellosguardo, la grosse tour de Montauto, crénelée, et le muret tendu de lierre, bordant la rue de San Carlo, où s'embrassent des amoureux.

Thierry Laget  Florentiana  Editions Gallimard, 1993








Images : en haut, Herry Lawford  (Site Flickr)

au centre, Fabrizio Bucci  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr



samedi 8 novembre 2014

Come un romanzo (Comme un roman)




Le dernier ouvrage d'Eugenio Baroncelli, Gli incantevoli scarti (Les écarts enchanteurs, ou peut-être aussi Les rebuts enchanteurs) propose cent romans, chacun étant composé de cent mots. Ce sont donc des esquisses, ou plutôt des concentrés de romans, dont la concision laisse au lecteur la possibilité d'imaginer, d'approfondir, de développer l'hypothèse de fiction qui lui est proposée. Nous sommes ici dans le sillage des expériences de l'Oulipo (l'Ouvroir de littérature potentielle), mais aussi de Borges ou de Calvino ; les romans sont classés par genre : épistolaires, sensuels, romans roses ou noirs, romans historiques ou biographiques, romans d'aventures... Je cite ici trois exemples de ces romans brefs, qui, au-delà de l'intérêt expérimental de l'entreprise, offrent aussi un délicieux plaisir de lecture :

Ci vuole gusto

« Mi scriverai ? ». « Ti scriverò », promise Stella. Fu di parola. La prima lettera sapeva di terra. Veniva dal giardino in cui piantava le patate dolci. La seconda sapeva di mare : l’Egeo in cui si tuffa tra una frase e l’altra. La terza sapeva di pioggia (l’avrà presa sulla strada per l’ufficio postale). La quarta sapeva di fumo. Veniva dalle notti in cui covava il fuoco delle sue eterne Camel senza filtro. La quinta sapeva di sangue : l’ultimo sangue che esce da una ferita mortale. La sesta sapeva di tenebre, come una bottega chiusa. La settima profumava di lavanda, come i morti.




Il faut avoir du goût

« Tu m’écriras ? ». « Je t’écrirai », lui promit Stella. Elle tint parole. La première lettre avait un goût de terre. Elle provenait du jardin où elle plantait les patates douces. La seconde avait un goût de mer : l’Égée dans laquelle elle plongeait entre une phrase et l’autre. La troisième avait un goût de pluie (elle l’aura prise sur la route de la poste). La quatrième avait un goût de fumée. Elle provenait des nuits où couvait le feu de ses éternelles Camel sans filtre. La cinquième avait le goût du sang : le dernier sang qui s’échappe d’une blessure mortelle. La sixième avait un goût de ténèbres, comme une boutique fermée. La septième avait un parfum de lavande, comme les morts.


Lope de Aguirre, angelo ammutinato

Basco di Guizpuzcoa, attraversò il Nuovo Mondo come un tumore furibondo. Là, con la sua voce bruciata dal rum, abbaiò al re Filippo e agli uomini. Là, lui che era un diavolo, febbrilmente corse in cerca del Paradiso, che allora si chiamava El Dorado. Ebbe due morti. La prima in un film, dove, mascherato da Klaus Kinski, finiva circonfuso di scimmie che gridano. La seconda, in una autentica baracca di Barquimiseto, dove fu fucilato dai soldati imperiali il 27 ottobre 1561. Il corpo fu smembrato e disperso in varie città del Venezuela. L’anima, probabilmente, ritornò là da dove era venuta.




Lope de Aguirre, ange mutiné

Basque de Guipuzcoa, il parcourut le Nouveau Monde comme une tumeur furieuse. Là, avec sa voix brûlée par le rhum, il aboya conte le roi Philippe et contre les hommes. Là, lui qui était un diable, il courut fébrilement en quête du Paradis, qui alors s’appelait El Dorado. Il eut deux morts. La première dans un film, où, déguisé en Klaus Kinski, il finissait encerclé par des singes hurleurs. La seconde, dans une authentique baraque de Barquimiseto, où il fut fusillé par des soldats de l’Empire le 27 octobre 1561. Son corps fut démembré et dispersé dans plusieurs cités du Venezuela. Son âme, probablement, retourna là d’où elle était venue. 


Perseguitata

Myriam correva. Un ora prima della partenza per Tahiti, scivolò sulla scala mobile e crac, si spezzò una caviglia. L’aereo si alzò fra i suoi rimpianti, annaspò nel cielo azzurro e splash, si inabissò nel mare di Rovigno. Tre mesi dopo che le avevano tolto il gesso, la sua amica Fiorenza festeggiava il compleanno in una discoteca sui colli. Myriam sbagliò una curva e crash, alla festa non arrivò mai. Intanto la discoteca andava a fuoco per un inesplicabile corto circuito, con dentro Fiorenza e le ventidue candeline della torta ancora spente. Myriam piangeva. Povera lei, perseguitata dalla fortuna.




Persécutée

Myriam courait. Une heure avant son départ pour Tahiti, elle glissa sur le tapis roulant et crac, elle se rompit une cheville. L’avion décolla à son grand désespoir, s’agita dans l’azur du ciel et splash, sombra dans la mer de Rovigno. Trois mois après qu’on lui eut ôté son plâtre, son amie Florence célébrait son anniversaire dans une discothèque sur les collines. Myriam manqua un virage et crash, elle n’arriva jamais à la fête. Au même moment, la discothèque prenait feu à cause d’un inexplicable court-circuit, avec à l’intérieur Florence et les vingt-deux bougies du gâteau encore éteintes. Myriam pleurait. Pauvre Myriam, persécutée par la chance.

Eugenio Baroncelli  Gli incantevoli scarti  Sellerio editore Palermo, 2014  (Traductions personnelles)



Images : (1) Samuel van Hoogstraten  Huile sur toile, 1664 (détail) Dordrechts Museum, Dordrecht

(2)  Michel Séguret  (Site Flickr)

(3)  Klaus Kinski dans Aguirre, la colère de Dieu, de Werner Herzog

(4)  Davide Tallento  (Site Flickr)




vendredi 7 novembre 2014

La Stupeur des statues




«Rome, bien qu'amoureusement magnifiée par la mémoire de Fellini, est enfer dans la mesure où elle est non seulement capitale moderne déchirée entre ses désordres et ses contradictions, mais surtout pathétique résumé du destin de la civilisation chrétienne occidentale : un passé prestigieux ; un présent qui échappe au contrôle de la nature ; et, pour futur, la menace d'une catastrophe inévitable. Catastrophe que Fellini évoque à la fin de son film.

C'est magistral. Dans Rome nocturne, illuminée et vide, morte ou plutôt stupéfiée par la nuit (et sa stupeur est celle des statues), déferle soudain un torrent de tonnerres et de feux, c'est l'invasion des nouveaux barbares, une horde de motocyclistes casqués parcourt, au galop des chevaux d'Attila, toute la ville comme un ultime recensement de ses belles pierres, avant le dernier adieu, et les palais, les églises, les arcs de triomphe tremblent, les fontaines se taisent, les statues demeurent debout. Ce salaud de Fellini, il nous la fait faire, la tournée de Rome by night pour les Américains, mais c'est dans le bruit et la fureur de l'Apocalypse.»

Jean-Louis Bory
, Fellini-Roma, chronique du 22 mai 1972 publiée dans Le Nouvel Observateur et recueillie dans le volume La lumière écrit (collection 10/18, 1975)




Séquence finale de Fellini-Roma (1972)





Source de la vidéo
: Site YouTube

Images : en haut, Rosario (Site Flickr)

mercredi 5 novembre 2014

L'art du souffle




Je cite ici un deuxième extrait du beau livre de Marie Ferranti Les Maîtres de chant, qui vient de paraître aux éditions Gallimard :

Pour un artiste, vivre en compagnie d’autres artistes peut être la forme de vie la plus plaisante qui soit. Léonard aimait tellement l’atelier de son maître, Andrea del Verrocchio, qu’il y demeura jusqu’à l’âge de quarante ans. Un siècle plus tard, l’atelier de Rubens compta jusqu’à cent personnes. 
Dans La chambre des défunts, j’ai imaginé la vie grouillante, parfois terrible, de l’atelier de Frans Snyders, un des peintres qui collabora souvent aux grands tableaux de Rubens et en fit lui-même plus de quatre cents. Les musiciens, les chanteurs aussi travaillent ensemble, par la force des choses. 
L’atelier est un mystère pour l’écrivain. La solitude est non seulement une exigence, mais la condition de son travail. Pour moi, l’atelier est un cabinet de curiosités in vivo. Je ne l’observe pas sans une certaine envie, mais je me tiens à la lisière. Je reste sur le seuil. 
Cantu in paghjella renoue donc avec cette tradition séculaire de l’atelier. On y enseigne le chant sacré et la paghjella. Le lecteur attentif aura suivi avec moi les répétitions. 
Cependant, c’est un atelier moderne. En quoi mérite-t-il cette qualification ? L’atelier de paghjella est une forme inventée. Elle n’existait pas auparavant et n’a jamais été nommée comme telle. Ce pourrait être une raison suffisante. Ça ne l’est pas. Mais remettre en vigueur cette forme d’enseignement, par un renversement de valeurs remarquable, devient une forme de transmission moderne. 
Ce laboratoire fascinant se déroule au cœur d’une église : tout paraît ancien, le bâtiment, les chants, les versi. Tout est ancestral. La modernité ne tient donc pas dans la transmission, ce pourrait même être le frein à cette idée : l’atelier est moderne car il répare et empêche l’oubli de l’air. Cette expérience le transforme en un art accompli en soi : l’art du souffle.
Toute la leçon de l’atelier repose sur la maîtrise du souffle, de la métamorphose de la langue latine et corse dans le chant. 
La prononciation, l’ouverture des voyelles, la scansion des consonnes latines, transformées par la contamination du parler corse, prennent une autre valeur. On n’entend pas la même chose dans une maîtrise anglaise ou française. Ce n’est presque rien, comme dit Petru, mais la nuance n’est pas négligeable. Cela passe par une ouverture plus ou moins grande de la bouche, par la quantité d’air insufflé ou retenu, car les écrits restent, mais les paroles volent. Et la musique donc ! Cette langue chantée aurait pu sombrer dans l’oubli, mourir, disparaître. La modernité, c’est la mémoire revivifiée.

Marie Ferranti  Les Maîtres de chant  Éditions Gallimard, 2014








Images : en haut, le groupe I Campagnoli (Source)

en bas (1) le groupe I Muvrini

(2) le groupe Canta u populu corsu, dans les années soixante-dix (Source)



Paghjella : Tanti suspiri (Que de soupirs)

Tanti suspiri ch'o mandu
Manc'unu face ritornu
Soca i ti teni tutti
Per cunsulà ti u ghjornu
Manda ne anc'unu à mè
Di core, u mio culumbu.

Tant de soupirs que je t'envoie
Aucun ne me revient
Sans doute les gardes-tu
Pour te consoler le jour
Envoie-m'en un à moi aussi

dimanche 2 novembre 2014

Un ti scurda di mè (Ne m'oublie pas)




Les Maîtres de chant, de Marie Ferranti, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, commence ainsi :  « L'art poétique des polyphonies corses, connu de moi depuis l'enfance, m'a portée à aimer le baroque, Ovide, le chant grégorien, les sonnets de Shakespeare, l'expression du désir anéanti, du désastre, de la langue perdue, Giotto, Piero della Francesca, la couleur terre de Sienne, les gisants napolitains, l'Iliade d'Homère, les messes des morts, le Miserere d'Allegri, les lamenti, la profonde solitude, Les Regrets de Du Bellay, l'amitié de haute valeur, la révolte, le vertige du ressassement et, par-dessus tout, l'instinct artistique. » Le livre propose une pérégrination dans des églises, des salles de concert, mais aussi des places de village, des bars, des écoles, où se perpétue cet art de la paghjella, c'est à dire du chant en polyphonie, profane ou sacré. Marie Ferranti privilégie la rencontre, la digression, la rêverie, les liens qui se tissent entre les êtres et les arts, les rapprochements parfois surprenants mais toujours très stimulants entre la peinture de Paul Klee, la vision de la tauromachie chez Michel Leiris, la théorie du duende chez Garcia Lorca et l'art des polyphonies, à la fois spontané et familier, mais aussi profond, savant et raffiné. Parmi les nombreux échos que cette musique éveille chez l'auteur, il y a ce très beau rapprochement entre une paghjella évoquant la douleur d'un amour menacé, Un ti scordà di me [Ne m'oublie pas] et le destin tragique de Paolo et Francesca, les amants malheureux dont il est question dans le cinquième chant de L'Enfer. Nous sommes ici à la fin d'un concert donné au théâtre de Bastia par les chanteurs Petru Guelfucci et Jean-Paul Poletti, anciens membres du groupe très célèbre dans l'île Canta u populu corsu :

Petru est assis à côté de sa femme, Marie-Pierre. Je lui demande ses impressions à chaud. Tandis que j'écris et que Petru parle, résonne cette paghjella, belle entre toutes : Un ti scurda di mè.

Un ti scurdà di me, benchè luntanu
Abbie cumpassione d'un infelice
Ch'eo vogu pienghjendu, dal coll'al pianu
Duve si ? Duve stai ? Duve dumori ?
Idulu del mio core, duve ti n'ascondi ?
Perchè tu le mio pene, n'un succori ?




Ne m'oublie pas, même si je suis loin
Aie pitié d'un malheureux
Qui va pleurant de la montagne à la plaine
Où es-tu ? Où vis-tu ? Où demeures-tu ?
Idole de mon coeur, où te caches-tu ?
Pourquoi ne soulages-tu pas les peines de mon cœur ? 


Les premiers mots de Petru m'échappent. Je songe à L'Enfer de Dante, à la compassion du poète pour les deux amants Paolo et Francesca. Cette pitié supérieure et mélancolique me semble celle évoquée par ces voix, dans cette petite salle.
Je n'avais pas oublié la beauté de ce chant. Dans mon esprit, cette vieille chanson et le chant de Dante ont le même charme.
Paolo et Francesca lisaient ensemble le récit de l'amour de Lancelot et Guenièvre, et cela produit sur eux une telle impression qu'ils s'embrassent et deviennent amants. Je me souviens de deux vers : Francesca : « Quel giorno più non vi leggemmo avanti [Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant.] » Et Dante, dont le cœur est empli d'une telle pitié qu'il s'évanouit : « Si che di pietade io venni men così com'io morisse. E caddi come corpo morto cade. [Et moi, je me sentis mourir de son transport. Et je tombai comme tombe un corps mort.] »
« L'histoire enchanteresse » qui conduit Francesca à aimer et la condamna à la mort et à l'enfer et Un ti scurdà di mè sont l'essence d'un même parfum dont les senteurs se mêlent.

Marie Ferranti  Les Maîtres de chant  Editions Gallimard, 2014











Images : en haut, Ary Scheffer  Les ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile, 1855, Musée du Louvre, Paris

en bas, (1) Source

(2) Gustave Doré, gravure illustrant le chant V de L'Enfer, de Dante