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samedi 12 mai 2012

« Pur ti miro... » (« Enfin, je te regarde... »)


Invention de Crémone


Deux voix nouées, entrelacées, du lierre qui grimpe, «Pur ti miro, pur ti godo», regard et jouissance, aiguilles souples, accordées. Deux amants freinant l’extase, attente ou consomption, leurs inflexions qui se perdent, leur tendresse égarée, en eux le triomphe à nouveau de la convoitise. Enfin leur duo plus étale, promettant une paix scandaleuse... Dans la houle qui les porte vers le haut, ils surnagent une dernière fois, leur sublimation les incarne : «pur ti stringo, pur ti annodo», l’étreinte et le nœud des membres, dits, susurrés a cappella, et qui vibrent sur le Torrazzo, minaret plus que campanile, vibrent dans la mémoire, car ici aucune de ces deux voix n’est présente et je découvre, entre baptistère et palais communal, les apprêts d’une soirée politique à la veille d’un référendum sur les monopoles. Des élèves du conservatoire répètent une sonate ou, indifféremment, des morceaux de rock, sous les yeux des derniers promeneurs, des premiers militants, les uns les autres conformes jusqu’à l’inexistence. «Io son tua, tuo son io», feu lointain sous une pluie fine et tenace : je suis tienne, je suis tien, je suis à toi, dis-le, dis-le, que je suis à toi, «speme mia dillo, dì»...




Derrière la façade que j’observe, Ingegneri, musicien du dôme, fut le premier maître du «nouvel Apollon vivant sur la montagne verte» avant son départ pour Mantoue. La belle jeunesse lombarde, à présent regroupée à la terrasse de l’unique café, sous les arcades, et qui attend dans un silence politiquement correct un meeting compromis par la pluie et le faible militantisme, prononce-t-elle jamais le nom de Claudio Monteverdi ? Le duo final de l’Incoronazione lui donne tort et raison, tort et raison à l’oubli : Néron et Poppée, libérés d’Octavie, de Sénèque, y célèbrent, en notes apparemment pures, le triomphe d’un amour jailli tout droit, suave et neuf, de la trahison, du suicide imposé, du meurtre. Quelques accords diaphanes, et le voici lavé, cet amour, de son épaisseur de sang, de sa stratégie. Une entière absolution lui échoit de par sa victoire, une équivoque au cœur de la musique, une équivoque est la musique même...



Jeunesse à l’infini décalquée, bienséance nordique, amnésie postmoderne, ce que j’entrevois sur une des places les plus scénographiques d’Italie, est-ce l’humanité du «dieu de la Musique», pour certains vrai génie de ces lieux, ou, comme le duo des amants, une leçon, profondément apprise, de cynisme angélique ?

La pluie achève son travail et disperse loin de l’estrade les acteurs d’une soirée jamais commencée : je peux écouter jusqu’au sommeil la coda de l’étreinte dans les rues luisantes et désertes, les deux voix qui vibrent d’ambiguïté, s’élancent vers le haut, plongent dans l’humain.

Bernard Simeone Acqua fondata, éditions Verdier, 1997






Images
: en haut, Andrea Merli (Site Flickr)

au milieu, Matteo Redaelli (Site Flickr)

en bas, Manuel Palomino Arjona (Site Flickr)

Source de la vidéo : Site YouTube

3 commentaires:

  1. Pardonnez-moi de vous encombrer avec ceci qui n’est pas tout à fait en situation, mais pourrais-je avoir votre assistance de traducteur (à moins que vous ne connaissiez une traduction déjà faite ?)


    Già mi fûr dolci inviti a empir le carte
    Li luoghi ameni, di che il nostro Reggio
    E ’l natio nido moi n’ha la sua parte.
    Il tuo Maurician sempre vagheggio,
    La bella stanza, il Rodano vicino,
    Da le Naiade amato ombroso seggio,
    Il lucide vivaio, onde il giardino
    Si cinge intorno, il fresco rio che corre
    Rigando l’erbe, ove poi fa il molino.
    Non mi si puo de la memoria torre
    Le vigne e i solchi del fecondo Iaco,
    Le valle e il colle e la ben posta torre.
    Cercando or questo et or questo loco opaco,
    Quivi in piu d’una lingua e in piu d’un stile,
    Rivi traea sin dal gorgoneo laco.
    Erano allora gli anni miei fra aprile
    E maggio belli, ch’or l’ottobre dietro
    Si lasciano, e non pur luglio e sestile

    (Il s'agit de l’Arioste, bien sûr, et du Mauriziano, près de Reggio)

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    1. Je vous réponds avec retard car je ne dispose en ce moment que de connexions précaires et intermittentes. Malheureusement, je ne peux guère vous aider car je connais très mal les "Satires" de l'Arioste, et la traduction de ce passage dépasse de beaucoup mes compétences ; je préfère ne pas m'y risquer...

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  2. renaud.camus@wanadoo.fr17 mai 2012 à 10:01

    Aïe... Si elle dépasse vos compétences, que dire du dépassement des miennes...

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