Translate

lundi 31 mai 2010

Fantasmi (Fantômes)


SIGNUREDDRI. Le piccole signore. E sono i fantasmi, gli spiriti. Non tutti e non sempre maligni ; a volte, anzi, che proteggono, che soccorrono. Ma bisogna accattivarsele, le piccole signore, non mostrando paura : facendo finta di niente quando di notte fanno volare in cucina qualche stoviglia o vengono a spostare qualcosa ai piedi del letto, a scherzare tirando il lenzuolo o nascondendo i vestiti. Tutto sommato, amano, appunto, soltanto scherzare : e se la prendono a male quando qualcuno non sta allo scherzo, si impaurisce, grida, fugge. Ben diversamente agisce, verso coloro che abitano la casa in cui è morto, il fantasma di un ammazzato : implacato, non si decide a lasciarli in pace – digrignìo di denti, gemiti che si alternano a diaboliche risate, picchiar di martelli, scroscio di catene – se non dopo i scongiuri, benedizioni e messe in suffragio. Chi possiede una casa abitata da «signureddri» anche soccorrevoli o, peggio, da fantasmi di morti amazzati, se la vede deprezzare nel canone d’affitto o nella vendita. Un inquilino sfrattato – se poco scrupoloso – facilmente riesce a gettare sulla casa che lascia la «filama» (la fama, la malafama) delle «signureddri» o d’altri più maligni fantasmi : e la rende inaffitabile, invendibile. La novella di Pirandello che s’intitola La casa del Granella racconta dei rischi che per suggestione si corrono a voler abitare une casa toccata dalla «filama».

Leonardo Sciascia Occhio di capra Einaudi ed.





SIGNUREDDRI. Les petites dames. Ce sont les fantômes, les esprits. Ils ne sont pas tous, ni toujours, méchants ; ils peuvent même parfois se montrer protecteurs et secourables. Mais il s’agit de les conquérir, ces petites dames, en leur montrant que l’on n’a pas peur : il faut faire comme si de rien n’était quand, la nuit, elles font voler la vaisselle dans la cuisine, déplacent quelque chose au pied du lit, s’amusent à tirer les draps ou à cacher les vêtements. Tout compte fait, elles aiment surtout la plaisanterie : elles ont tendance à se fâcher quand quelqu’un n’entre pas dans leur jeu, prend peur, hurle et s’enfuit. C’est d’une façon bien différente que va agir le fantôme d’un homme assassiné à l’égard de ceux qui habitent la maison où il a été tué : impitoyable, il ne leur accordera aucun répit – grincement de dents, gémissements alternant avec des rires diaboliques, coups de marteaux, bruits de chaînes – et cela tant que l’on n’aura pas procédé à des conjurations, des bénédictions et des messes pour le repos de l’âme du défunt. Celui qui possède une maison habitée par les «petites dames», même si ces dernières sont serviables, ou pire, par des fantômes de morts assassinés, voit le montant de son loyer ou de son prix de vente se déprécier. Un locataire expulsé – s’il est indélicat – parvient facilement à ternir la réputation de la maison qu’il quitte en invoquant la malédiction des «petites dames», ou d’autres fantômes encore plus méchants : il devient alors impossible de louer cette maison, ou de la vendre. La nouvelle de Pirandello intitulée La maison de Granella évoque les risques que l’on court par suggestion si l’on choisit d'habiter une maison touchée par cette malédiction.

Leonardo Sciascia Œil de chèvre (Traduction personnelle)

Images : Bagheria, Villa Palagonia. En haut : Site Flickr En bas : Site Flickr

mercredi 26 mai 2010

Cu ti lu dissi ?


Cu ti lu dissi ca t'haju a lassari
megliu la morti e no chistu duluri
ahj ahj ahj ahj moru moru moru moru
ciatu di lu me cori l'amuri miu si tu.

Cu ti lu dissi a tia nicuzza
lu cori mi scricchia a picca a picca a picca a picca
ahj ahj ahj ahj moru moru moru moru
ciatu di lu me cori l'amuri miu si tu.

Lu primu amuri lu fici cu tia
e tu schifiusa ti stai scurdannu a mia
paci facemo oh nicaredda mia
ciatu di l'arma mia (l'amuri miu si tu).

(Rosa Balistreri)


Qui te l'a dit ?


Mais qui te l'a dit, que je vais te quitter ?

plutôt la mort qu'une si grande peine,
souffle de mon âme,
mon amour, c'est toi.


Mais qui t'a dit cela, mon amour ?
mon cœur part en lambeaux,
souffle de mon âme,
mon amour, c'est toi.

Tu fus mon premier amour,
et maintenant tu veux m'oublier,
faisons la paix, souffle de mon âme,
mon amour, c'est toi.




Source de la vidéo
: Site YouTube

Image : Site Flickr

dimanche 23 mai 2010

La sabbia del Tempo


Come scorrea la calda sabbia lieve
per entro il cavo della mano in ozio,
il cor sentì che il giorno era più breve.

E un'ansia repentina il cor m'assalse
per l'appressar dell'umido equinozio
che offusca l'oro delle piagge salse.

Alla sabbia del Tempo urna la mano
era, clessidra il cor mio palpitante,
l'ombra crescente di ogni stelo vano
quasi ombra d'ago in tacito quadrante.

Gabriele d'Annunzio Madrigali dell'estate


Le sable du Temps


Alors que s'écoulait, léger, le sable chaud
dans le creux d'une main oisive,
mon cœur sentit que plus court se faisait le jour.

Et m'assaillit le cœur une brusque angoisse,
sentant l'approche de l'équinoxe mouillé
qui offusque l'or des plages salines.

Aux sables du Temps, urne se faisait
la main, clepsydre mon cœur palpitant,
l'ombre montante de toute frêle tige
presque ombre d'aiguille sur le cadran muet.

Traduction : Muriel Gallot

Image : Site Flickr

mercredi 19 mai 2010

Un castello nel Gers (Un château dans le Gers)


Dans sa biographie de Filippo De Pisis, Nico Naldini consacre un chapitre à un épisode peu connu de la vie de l’artiste : ses séjours au château d’Argentens (Gers), dans les années trente. Cet épisode avait aussi intrigué Renaud Camus, qui en parle dans son journal 2001, Sommeil de personne (Fayard, 2004) :

«Dimanche 29 juillet, neuf heures du soir. Hier soir, à Argentens, chez les Pébereau, après dîner, dans la bibliothèque, j’ai pu feuilleter le catalogue de cette exposition De Pisis que Pierre et moi avions vue à Ferrare, il y a deux ans, au rez-de-chaussée du musée Boldini. Nous étions dans une telle dèche, au cours de ce voyage d’été en Italie, que je n’avais pas pu faire l’acquisition de ce très utile mémento. J’y aurais pourtant découvert une photo de l’artiste posant, vers 1932 ou 33, dans la cour même du château d’Argentens, devant les communs.

Le catalogue reproduit une lettre de son frère, adressée à je ne sais qui. Il explique qu’il avait, lui, le frère, acheté le domaine. Il en parle d’ailleurs comme d’une propriété exclusivement agricole, il mentionne essentiellement la ferme, et très marginalement il ajoute qu’il y a aussi un château, auquel il n’a pas l’air d’accorder grande importance. Il dit encore qu’il avait parlé de cet endroit à son frère, le peintre, que celui-ci n’avait pas paru s’y intéresser beaucoup, mais que peu de temps après il s’y était rendu, et qu’il y avait fait plusieurs séjours.

Il y a là quelque chose d’étrange. Certes il y avait entre les deux guerres, et même avant la première, un fort courant d’émigration italienne vers la Gascogne, mais c’était une émigration de la pauvreté, je crois – elle ne consistait pas en l’achat de grands domaines et de châteaux. Pourtant M. Capéran mon voisin m’a parlé une ou deux fois d’Italiens "fascistes", d’après lui, qui s’étaient installés à peu près à la même époque dans une assez belle maison proche de Castet-Arrouy. Pourquoi des Italiens "fascistes" quittaient-ils l’Italie pour s’établir en France aux belles années du fascisme ? Était-ce pour recruter pour le régime parmi les très nombreux Italiens de la région ? Était-ce au contraire pour les surveiller ? Ou l’un et l’autre ?

Ce ne sont là de ma part que des suppositions romanesques. Et je ne sais rien non plus de ce qui a pu pousser la famille De Pisis, dont les penchants politiques me sont inconnus, à faire de gros investissements agricoles dans le département du Gers, il y a soixante-dix ans de cela. Mais cette histoire me séduit autant qu’elle m’intrigue. Je trouve qu’elle ajoute beaucoup au charme d’Argentens – beaucoup aussi à l’attrait de De Pisis.» (pages 392-393)

Il ne semble pas que dans le cas de De Pisis, la piste politique soit la bonne ; il ne s’est jamais senti très concerné par le fascisme, dont il a pourtant failli être victime en 1943, quand sa vie privée agitée et son homosexualité lui ont presque valu une mesure de confinement. Il y a finalement échappé en quittant Milan pour Portofino, et en bénéficiant de l’appui de l’un de ses camarades d’école devenu une personnalité influente du régime fasciste. Concernant le château d’Argentens, Naldini note que Pietro, l’un des trois frères de De Pisis, l’a acheté en 1933, «sur les conseils de Filippo». Il en parle comme d’une «propriété agricole de cent hectares, dans le département du Gers, en Gascogne, à Fleurance. Au centre de la propriété, un château du dix-huitième siècle, que le général Lannes, duc de Montebello, avait fait construire.»

Naldini raconte le séjour qu’y fit De Pisis à l’été 1934 : « Les gens du pays appréciaient ce petit marquis italien venu de Paris, chaussé de sabots de bois, vêtu de chemises colorées et de pantalons de coton blanc, et coiffé d’un grand chapeau de paille.» Il cite également deux lettres envoyées par De Pisis pendant ce séjour gersois. L’une est adressée à son ami Giuseppe Raimondi : «J’ai passé un mois dans une quasi-solitude et c’est avec grand plaisir que je te montrerai les tableaux que j’ai peints ici. Je crois que ma peinture s’est raffinée, dans sa qualité sinon dans son esprit (mais, de grâce, ne nous étendons pas sur ce sujet...)» La seconde lettre (datée du 17 juillet 1934, «un pomeriggio ardente», «un après-midi torride») est adressée à un autre complice et ami, l’écrivain Giovanni Comisso : «Ici, la campagne est belle et j’ai peint avec beaucoup de joie quelques petites choses. Toutefois, dans l’ensemble, c’est un séjour calme. (...) Comme je serais heureux de parler avec toi de certains délicieux mystères de la réalité : il y a ici une horloge dorée Second Empire avec la Madonne de la Chaise qui a perdu sa chaise en chemin et s’est assise par terre avec l’Enfant et un grand livre. (...) L’autre jour à Auch (une sympathique petite ville française qui a un goût d’Espagne), j’ai assisté à des "courses landaises", une sorte de parodie de corrida avec des vaches maigres et jaunes, aux cornes comme des bâtons plantés sur la tête. J’étais avec deux fâcheux dont j’essayais de me débarrasser. J’ai surtout pensé à toi en passant devant une caserne de soldats africains. C’était une espèce de villa-sérail avec des tours comme des minarets et de mystérieuses fenêtres, ouvertes sur un jardin abandonné. Depuis les plus hautes fenêtres, des soldats coiffés de turbans blancs me faisaient des signes. Derrière une grille donnant sur la rue, un jeune et très beau soldat, bras nus, les yeux argentés, discutait avec une jeune fille sèche et plutôt laide, peut-être la fille du pharmacien dont la boutique se trouvait de l’autre côté de la rue. Lui devait être l’odalisque de la caserne. Et sur ces paroles, je laisse ton admirable imagination d’artiste monter dans la stratosphère de la douce réalité (et pour cela, je sais bien que tu n’as pas besoin d’une montgolfière). Maintenant, avec une lune "silencieuse et brune", je m'en vais dans une très ancienne chênaie, sur les traces de gracieux fantômes.»

De Pisis, de Nico Naldini, est paru en 1991 aux éditions Einaudi.

Je signale également le merveilleux petit livre de Giovanni Comisso, Mio sodalizio con De Pisis, introuvable depuis longtemps, et qui vient de reparaître aux éditions Neri Pozza.

Image : Filippo De Pisis Paesaggio del Gers (1934)

mardi 18 mai 2010

Le fragole di Terracina


A Terracina, furono le ultime fragole della mia vita, perché erano vere fragole ; ce le portava la padrona della casa ogni mattina, in grande quantità. Era il 1976 : una crepa nell'anima, una nascita non carnale, una morte, e quelle fragole. Questo è nuovo, di questa fine di secolo, dire le ultime fragole, le ultime vere, le ultime non avvelenate, non radioattive. È nata così una nuova popolazione di ricordi ; questo, per me, è legato a Terracina, e senza le fragole il ricordo di terracina sarebbe molto meno vivo, adesso. A riffleterci, sono ricordi di condannato a vita : fu quella l'ultima volta che... Dopo le fragole, le muraglie, le porte blindate...

Guido Ceronetti Pensieri del tè Adelphi ed.

A Terracina, il y eut les dernières fraises de ma vie, parce que c'étaient de vraies fraises ; la propriétaire de la maison nous les apportait chaque matin, en grande quantité. C'était en 1976 : une crevasse dans l'âme, une naissance non charnelle, une mort, et ces fraises. C'est une chose nouvelle, de cette fin de siècle, que de dire : les dernières fraises, les dernières vraies, les dernières pas empoisonnées, pas radioactives. C'est ainsi qu'est née une population nouvelle de souvenirs ; celui-ci, pour moi, est lié à Terracina, et sans les fraises le souvenir de Terracina serait, maintenant, beaucoup moins vif. A y réfléchir un peu, ce sont des souvenirs de condamné à vie : ce fut la dernière fois que... Après les fraises, les murailles, les portes blindées...

(Traduction : André Maugé)

Pensieri del tè
est paru chez Albin Michel en 1991 sous le titre : Ce n'est pas l'homme qui boit le thé mais le thé qui boit l'homme.

L'Abbandonata



Dalla crudele lama di una corta
Lettera scritta in fretta nella via
Solitaria dove si è perso
Lo sguardo che la scrisse,
La testa di un anima fu troncata.
Osso ai cani dell'ombra
occhi di carta bruciata
Vive e non è più viva
L'Abbandonata.

Guido Ceronetti Raccolta di vecchie cartoline


L'Abandonnée

Par la cruelle lame d'une courte
Lettre vite écrite dans la rue
Solitaire où s'est perdu
Le regard qui l'écrivit,
La tête d'une âme fut tranchée.
Un os aux chiens de l'ombre
Des yeux de papier brûlé
Elle vit et elle n'est plus vivante
L'Abandonnée.

(Traduction personnelle)

Image : (attribué à) S. Botticelli La Derelitta (1495)

vendredi 14 mai 2010

Le Vent noir




Jean-Noël Schifano est un grand connaisseur de Naples, à qui il a consacré de fort beaux ouvrages (je citerais parmi ceux-là les Chroniques napolitaines et le Dictionnaire amoureux de Naples) ; il est également l’auteur d’un passionnant recueil d’essais et d’articles sur la culture italienne : Désir d’Italie, et un excellent traducteur d’Elsa Morante, Leonardo Sciascia, Umberto Eco (qui lui doit une bonne part de son succès en France), Anna-Maria Ortese (la liste n’est pas exhaustive). C’est donc avec intérêt et curiosité que j’ai abordé l’ouvrage qu’il vient de publier, Le vent noir ne voit pas où il va, sous-titré «chronique italienne» (éditions Fayard). Le titre est emprunté à Malaparte, et l’ouvrage se présente justement comme une lettre ouverte à l’auteur de La Peau. Il commence d’ailleurs plutôt bien, en citant une lettre que Malaparte a envoyée au père de Schifano et que ce dernier a retrouvée plus de cinquante ans plus tard. Mais très vite, le livre tourne au pamphlet, souvent très violent et très injuste, de mon point de vue. La thèse de Schifano est assez simple, pour ne pas dire simpliste, et elle revient dans l’ouvrage comme une véritable obsession : tous les malheurs de l’Italie, et plus particulièrement ceux du sud du pays, viennent de sa prétendue «unité», imposée par le fer et le feu par ce brigand de Garibaldi et ses complices, le «tueur» Bixio et le «notaire» Cavour. L’imposture, le mensonge, la lie, ‘a monezza dell’Unità d’Italia (l’ordure de l’unité itaienne) sont venus défaire le brillant royaume de Naples et humilier «la seule vraie ville capitale d’Italie, une des trois plus grandes métropoles d’Europe (...) Garibaldi et les Savoie ont fait de la Campania Felix un désert dégradant où ne pousse que le malheur (...) une ville dégradée, diminuée, assistée, poubellisée, une ville-bonsaï, ville-monstre de la nature et de la culture peuplée d’une faune à fuir...». Tout le reste a logiquement suivi : la "Brèche de la Porte Pieuse" (cela nous vaut des pages d’un anticléricalisme laborieux sur les «attributs» du pape et la fécondation par l’oreille de la Vierge Marie), la dynastie calamiteuse des Savoie, le fascisme, la camorra...

Il y a évidemment du vrai dans ce que dit Schifano : l’influence hégémonique et pernicieuse du Vatican sur la politique italienne, la complicité de fait entre les diverses mafias et le pouvoir central, l’exploitation et l’exclusion du Mezzogiorno, l’entreprise de lobotomisation d’une nation entière entreprise par celui qu’il ne nomme jamais, mais qu’il désigne par cette transparente périphrase : l’Escort-Cavalier Caesar de Cascabello, i.e. Silvio Berlusconi. Mais quelle solution préconise-t-il ? En fait, la même que celle de la Ligue du Nord : le fédéralisme. «(Les) clairvoyants demandent aujourd’hui, comme moi depuis des lustres, un fédéralisme qui donnerait toute sa force historique à une Italie nouvelle, à une Italie réelle, à une Italie sans poil sur son passé récent...» Grâce au fédéralisme, «les forces vives d’expansion, de création, de science et d’industrie redonneront sa gloire à Naples, le moment historique venu». Il faut donc que cesse le «mensonge» et «la honte unitaire» pour que renaisse l’Italie. Il est tout de même étonnant de retrouver les mêmes arguments, dans des formulations presque identiques, chez les chantres de la Padania et sous la plume enflammée de celui qui se définit comme un «Civis Neapolitanus». On ne peut néanmoins s’empêcher de remarquer que le fédéralisme a beaucoup plus de partisans dans le nord du pays qu’au sud, où il suscite bien plus de scepticisme et de méfiance que d’enthousiasme. On pourrait aussi répondre à Schifano que ce n’est pas l’unité qui est en cause, mais plutôt le fait qu’elle n’a jamais été vraiment réalisée, dans le sens où la rêvaient les artisans du Risorgimento qu’il voue aux gémonies. Leonardo Sciascia disait par exemple que le salut de l’Italie ne pourrait venir que de la création d’un état démocratique capable de mettre véritablement en œuvre la Constitution, à travers un mouvement légaliste-constitutionnel qu’il appelait de ses vœux, «parce que la Constitution italienne a sans doute quelques défauts, mais elle représente la meilleure chance pour les libertés que le peuple italien ait jamais eue jusqu’ici.» (je cite un passage de La Sicilia come metafora, conversation avec Marcelle Padovani). Pour ma part, je trouve plus judicieuse la réflexion de ce Sicilien lucide que les emportements fédéralistes des partisans d’un traitement de choc des maux italiens, qui risquent en fait d’achever le malade qu’ils prétendent guérir.

Une autre chose m’a frappé dans cet ouvrage de Schifano, c’est la hargne extraordinaire qu’il manifeste contre Roberto Saviano, l’auteur du fameux Gomorra. Ce dernier – comme Berlusconi – n’est jamais nommé, mais toujours désigné comme l’Escort-Ecrivain Pirimpipi Pirimpipone «prétendument menacé par la camorra pour ce livre qui souhaite que les flammes détruisent une bonne fois pour toutes Naples, foyer italien et universel de toutes les infections». Le titre du livre n’est lui non plus jamais cité, et transformé en Who’s Who’s Campania... Il est étrange de constater que Schifano rejoint ici le jugement de son autre tête de Turc, le fameux Escort-Cavalier, qui estimait récemment que le livre de Saviano nuisait gravement à l’image de l’Italie. On a du mal à comprendre les raisons de cette violence contre quelqu’un dont il est tout de même difficile de nier le courage, même si, fort légèrement à mon avis, Schifano minimise – et même nie – la réalité des menaces qui pèsent sur lui. Ces pages fielleuses sur Saviano laissent le lecteur sur une sensation de malaise, comme s’il se trouvait embarqué dans un règlement de comptes dont il a du mal à percevoir les vraies raisons ; c’est là l’un des aspects les plus antipathiques de ce pamphlet bien décevant, de la part d’un auteur dont on a souvent lu les livres avec enthousiasme et passion.


Deux autres lectures, ici et .

jeudi 13 mai 2010

Teasing


Toi qui pâlis au nom de Vancouver,
Tu n'as pourtant fait qu'un banal voyage ;
Tu n'as pas vu les grands perroquets verts,
Les fleuves indigo ni les sauvages.

Tu t'embarquas à bord de maints steamers
Dont par malheur pas un ne fit naufrage
Sans grand éclat tu servis sous Stürmer,
Pour déserter tu fus toujours trop sage.

Mais il suffit à ton orgueil chagrin
D'avoir été ce soldat pérégrin
Sur le trottoir des villes inconnues,

Et, seul, un soir, dans un bar de Broadway,
D'avoir aimé les grâces Greenaway
D'une Allemande aux mains savamment nues.

Marcel Thiry Toi qui pâlis au nom de Vancouver (1924)


«Nous y sommes, les charmes sérénissimes commencent à agir, je suis captif, presque amoureux. J'ai dîné dans un petit restaurant voisin, delle Zattere, qu'on eût dit d'un vrai port de mer, un soir de morte saison. Puis j'ai marché vers l'ouest, le long des Zattere, justement ; suis tombé sur la gare maritime, interdite d'accès, ai dû rentrer dans les terres, si l'on peut dire, ai touché à Saint-Sébastien, au Saint-Ange-Raphaël, aux Carmine. J'ai suivi des fondamente désertes, San Sebastiano, Briati, Foscarini, isolées, marginales peut-être, mais sans le pittoresque étroit de certains coins de Venise qui ne prétendent pas au monumental. Il y avait de la largeur en ces parages, de la grandeur, de la solitude éternelle, aucun chantage, aucune attente. Venise s'y fait la Bruges du Sud, si peu du Sud, avec deux ou trois miraculeux cafés pour y lire Larbaud, ou Delvaille, ou Thiry

Renaud Camus Vigiles, journal 1987, P.O.L, 1989

Image : Renaud Camus (Site Flickr)

dimanche 9 mai 2010

Idroscalo


Les doigts du conducteur de l'Alfa serrent le volant comme le cou d'un enfant ou d'un amant ; puis la voiture ralentit et quitte le goudron pour le chemin de terre. On entre dans un champ de forces obscures. La voiture tressaute sur le sol irrégulier. La nuit est dense et le vent souffle. Le repère, plus tard, ce sera : la tour génoise qui domine la grande masse noire de la mer, au bout du promontoire ; des baraquements et des clôtures, sous la douche électrique des lampadaires ; un terrain de football de fortune. La fine pluie s'est arrêtée. La lune brille. Parfois un chien aboie. Le conducteur s'arrête près du but, en faisant un commentaire que Pino ne saisit pas. Les deux hommes descendent. Les clés restent sur le contact.

Thomas Clerc L'homme qui tua Pasolini (in L'homme qui tua Roland Barthes, Gallimard / L'Arbalète, 2010)

Etrange téléscopage : je lis la très belle nouvelle de Thomas Clerc, L'homme qui tua Pasolini, et je tombe sur cet extraordinaire reportage de la chaîne italienne Canale 5 où l'on voit Pino Pelosi, aujourd'hui employé dans une entreprise romaine de nettoyage, revenir sur les lieux de l'assassinat de Pasolini, l'Idroscalo d'Ostia, pour participer aux opérations de nettoyage des lieux. Au début du reportage (diffusé en novembre 2008), la journaliste demande à Pelosi ce qu'il ressent : «C'est étrange, tout a changé ici ; c'est comme quand on arrive dans un endroit sombre sans savoir exactement où aller. Et puis, j'ai regardé les plaques, et ça m'a un peu ému... Je suis triste, parce que j'ai gâché ici une bonne partie de ma vie et ça m'a valu de nombreuses années de prison. J'aurais pu mieux employer mes dix-sept ans, j'ai beaucoup de regrets !» La journaliste veut ensuite savoir quel souvenir Pelosi garde de Pasolini : «Le souvenir que j'ai de lui, c'est ce fameux dernier repas (Pelosi emploie les termes "ultima cena", qui renvoient à la Cène, et il s'amuse de l'ironie de l'expression) ; j'ai remarqué que malgré son visage dur et marqué, il avait une voix douce, voilà, c'est de ça que je me souviens.»







Source de la video
: Site YouTube

mercredi 5 mai 2010

Abusi (3)


Je cite ici quelques extraits du récit d'un voyage en Grèce fait par Aldo Busi en 2003. Il est intéressant de le lire à la lumière de la situation actuelle de ce pays ; on se rend compte que le mal vient en fait de très loin... On peut lire le texte complet dans l'ouvrage de Busi (il n'y a pas d'édition française, hélas !) Bisogna avere i coglioni per prenderlo nel culo (je renonce à traduire le titre, mais il n'est pas très difficile à comprendre, même pour ceux qui ne lisent pas l'italien).

E così, l’indomani, eccomi fuori dall’aeroporto di Salonicco a schivare una pozzanghera larga quattro metri proprio nell’avallamento della strettissima strada a senso unico dove fermano i taxi per caricare, inondarti le scarpe e gli orli dei pantaloni e i bagagli e ripartire – taxi: locomotori postbellici con marmitte rasoterra e parafanghi tipo camion, tradotte per caricare e scaricare e, appena ubbidisce la frizione, ripartire.

(…)

I blocchi di cemento armato con balconi e biancheria stesa della periferia non finiscono più, paesaggio brullo, qualche eucalipto con le fronde giù, mogie, di un’umidità polverosa, monti dai costoni superedificati, strade dall’asfalto a montagne russe, ogni tanto una strisciata di mare scalcinato fra condomini stretti l’uno addosso all’altro tutti uguali, inferriate arrugginite, intonaco sgretolato, insegne posticce dalle lettere al neon o in alluminio pencolanti, cartelloni di donne in biancheria intima sporcata da antiche intemperie naturali e di film di magia o di effetti speciali, carcasse di auto e elettrodomestici ovunque, adesso forse ci stiamo avvicinando al centro, ogni tanto c’è una curva o una deviazione e un’animazione stradale in più, dietro la curva un’altra chilometrica colata di cemento armato simile a quella che mi sono lasciato alle spalle che mi sembra di fare il giro dell’oca per il lungo, in cui il vero punto di ritorno alla partenza è il capolinea che si sono dimenticati di mettere.

Passata mezz’ora di corsa, sono sicuro di trovarmi su un nastro trasportatore inceppato con ai lati lo stesso spezzone di paesaggio che continua a scorrere per riavvolgersi e ricominciare daccapo dal primo blocco all’ultimo.

(…)

Nel mio girovagare da una chiesa ortodossa all’altra per cercare di vedere qualcosa, anche solo un’icona che mi possa far dire “Vista un’icona, viste tutte” e amen, mi imbatto in una palizzata via l’altra che ne impedisce l’accesso: ogni chiesa ospita tutt’intorno depositi, piccoli sgabuzzini, negozietti attivi o abbandonati, e dappertutto ci sono i segni di un restauro rimasto pia intenzione, i tetti ospitano caterve di tegole sovrapposte ormai coperte di muschio, i muri ponteggi ormai scheletriti e pericolanti, come se ogni tanto qualcuno, avendo bisogno di una sbarra di ferro o di un bullone, sia passato di là e se ne sia servito di volta in volta, senza alcuno spirito di rapina, anzi, con discreta ma costante moderazione. Lasciamo perdere, poi, il Museo archeologico, il Museo di arte contemporanea, alcune sparse rovine romane, o forse non è giornata per me neanche oggi, deve essere la giacca di plastica con cappuccio che impedisce la traspirazione, vivo in un’inondazione di pioggia che però ha riempito tutte le grosse buche nelle strade e sui marciapiedi sicché una volta tanto tutto sembra allo stesso livello, tutto è marrone uguale e liscio. Basterebbe mettere male un piede e rischierei di trovarmi annegato dall’altra parte, che ne so, a Bucarest.

(…)

La sera tutti i locali con terrazza e musica di piazza Aristotele e sul lungomare di Leforos Nikis sono gremiti all’inverosimile di giovani, qui a ogni ultraquarantenne dopo le nove deve essere stato ordinato il coprifuoco, sarà che Salonicco è città universitaria con una popolazione di ben sessantamila studenti ma, mi chiedo, dove vanno a rimediare i nove euro per un pezzo di torta e un cappuccino o i tre euro e cinquanta per un caffè al banco o i dieci euro per un liquore? Come mi sembra rischioso per le altre nazioni davvero civili tener dentro l’Italia nell’Unione europea, e più che mai l’Italia con l’attuale governo di imprenditori autarchici legati al recupero della cultura tribalcontadina dell’Ottocento e con prospettive di progresso sociale che al massimo ristabilisca lo jus primae noctis per il bene delle novelle spose, così mi sembra una pura crudeltà avere spinto a forza la Grecia nel consesso di potenze europee di livello mondiale: cosa possa c’entrare la Grecia o la Romania o la Bulgaria, o l’Italia di Forza Italia e della Lega Nord, con Francia e Germania e Spagna lo sanno solo Prodi e pochi altri prodi solo a modo loro. È tutto così deliziosamente indietro di vent’anni qui, che se arrivassero i Ricchi e Poveri in concerto verrebbero acclamati come una provocazione destabilizzante.

Aldo Busi, Bisogna avere i coglioni per prenderlo nel culo, Mondadori, 2006





Et ainsi, le lendemain, je me retrouve à l’extérieur de l’aéroport de Salonique, essayant d’esquiver une flaque large de quatre mètres, tout près de la route très étroite à sens unique où s’arrêtent les taxis pour charger leurs clients, inonder leurs chaussures, le bas de leurs pantalons et leurs bagages, puis repartir. Les taxis sont des engins datant de l’après-guerre, avec des pots d’échappement à ras de terre et des garde-boue comme ceux des camions, prévus pour charger et décharger et, dès que l’embrayage y consent, repartir.

(...)

Les blocs de béton armé avec balcons et linge étendu semblent ne jamais finir, le paysage est aride, juste quelques eucalyptus aux pauvres feuilles tombantes, d’une poussiéreuse humidité, des montagnes aux arêtes surchargées de constructions, des routes à l’asphalte en montagnes russes, de temps en temps une bande de mer miteuse entre des immeubles tous semblables, serrés l’un contre l’autre, grilles rouillées, crépi effrité, enseignes branlantes aux lettres de néon ou en aluminium, affiches de femmes en lingerie intime salie par d’anciennes intempéries naturelles et de films fantastiques à effets spéciaux, carcasses d’autos et d’appareils électroménagers éparpillées partout ; peut-être bien que maintenant on s’approche du centre, parfois, il y a un tournant ou une déviation et un peu plus d’animation sur la route, derrière le tournant encore une coulée d’un kilomètre de béton armé, semblable à celle que je viens de traverser, si bien que j’ai l’impression d’être dans un grand jeu de l’oie, où le retour au point de départ est le terminus que l’on a oublié d’indiquer.

Après une demi-heure de course, je suis sûr de me trouver sur un tapis roulant enrayé avec de chaque côté le même morceau de paysage qui continue à défiler pour se rembobiner et recommencer à l’identique.

(...)

Dans mes pérégrinations d’une église orthodoxe à l’autre pour essayer de voir quelque chose, ne serait-ce qu’une icône qui me permette de dire : «J’en ai vu une, c’est comme si je les avais toutes vues» et ainsi soit-il, je tombe à chaque fois sur une palissade qui en empêche l’accès : dans les parages de chaque église il y a des dépôts, des débarras, des petites boutiques ouvertes ou abandonnées, et on remarque partout les signes d’un travail de restauration resté pieuse intention, sur les toits se trouvent des amas de tuiles superposées que la mousse a recouvertes, les échafaudages ne sont plus que des squelettes croulants, comme si quelqu’un passant par là et ayant besoin d’une barre de fer ou d’un boulon s’était à chaque fois servi, sans aucun désir de rapine, mais plutôt avec une discrète et constante modération. Il vaut mieux ne rien dire du Musée archéologique, du Musée d’art contemporain, quelques ruines romaines éparpillées, mais peut-être que je ne suis vraiment pas dans un bon jour, c’est sans doute la faute de mon coupe-vent en plastique avec capuche qui bloque la transpiration, je me retrouve dans un océan de pluie qui a rempli toutes les ornières dans les rues et sur les trottoirs, si bien que tout semble au même niveau, tout est également lisse et marron. Il suffirait que je pose un pied de travers et je risquerais de me retrouver noyé de l’autre côté, à Bucarest peut-être.

(...)


Le soir, tous les établissements avec terrasse et musique de la place Aristote et sur la promenade de Leforos Nikis sont incroyablement bondés de jeunes gens, à croire que l’on a ordonné un couvre-feu à partir de neuf heures pour toute personne ayant dépassé les quarante ans. Certes, Salonique est une ville universitaire, avec une population de soixante mille étudiants, mais je me demande vraiment comment ils réussissent à se procurer les neuf euros que coûtent un cappuccino et une part de tarte, les trois euros cinquante pour un café au comptoir ou les dix euros pour un digestif. De la même manière qu’il me semble risqué pour les autres nations vraiment civilisées de maintenir l’Italie dans l’Union européenne, et à plus forte raison l’Italie avec son actuel gouvernement d’entrepreneurs autarciques attachés à la restauration de la culture paysanne tribale du dix-neuvième siècle, offrant des perspectives de progrès social qui, dans le meilleur des cas, permettent d’envisager le retour du droit de cuissage pour le bonheur des jeunes mariées ; il me semble également très cruel d’avoir forcé la Grèce à rejoindre le groupe des plus grandes puissances européennes : qu’est ce que la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie ou l’Italie de Forza Italia ou de la Ligue du Nord peuvent bien avoir en commun avec la France, l’Allemagne ou l’Espagne ? Seuls le savent Prodi et quelques rares autres, «preux» seulement à leur façon (1). Ici, tout est si délicieusement en retard de vingt ans que si les Ricchi e Poveri venaient y donner un concert, ils seraient chaleureusement accueillis comme une déstabilisante provocation.

(1) Il y a ici un jeu de mots, difficile à rendre en français, sur le nom de Romano Prodi et le terme "prodi" (les braves, les preux).

(Traduction personnelle)

On peut lire d'autres extraits de ce texte (uniquement en italien) sur le très bon site Altriabusi.

Images : en haut, Site Flickr ; en bas, Site Flickr

lundi 3 mai 2010

La Nuit de Ferrare



Que restera-t-il de l’œuvre imposante de Pierre-Jean Remy, qui vient de mourir ? Lira-t-on encore ces dizaines de romans souvent trop vite écrits et publiés ? Son Journal de Rome (Odile Jacob, 2008), tenu pendant les trois ans où il a dirigé la villa Médicis (1994-1997), nous montre un homme avide d’honneurs et de mondanités, mais aussi un esprit éclairé que l’art et la culture italienne passionnent et qui ne se lasse jamais de respirer l’«aria di Roma», pour reprendre le titre de l’un de ses romans. Je voudrais citer ici quelques lignes d’un autre de ses ouvrages, La Nuit de Ferrare, dans lequel il rend hommage avec beaucoup de subtilité à l’œuvre de Bassani, dont on voit soudain, de façon très suggestive et saisissante, ressurgir les personnages dans le brouillard de Ferrare :

Le soir était tombé. Peut-être simplement par crainte de cette foule noire, j’avais quitté les rues commerçantes du centre et m’étais engagé dans les quartiers ouest, les longues rues très finement pavées qui, du corso della Gioveca, remontent vers les murs et le cimetière, via Montebello ou via Mantova. Et très vite, la masse compacte qui déambulait si férocement entre les rangées de magasins aux vitrines provocantes s’était éparpillée en petits groupes, bientôt trois, quatre personnes, puis des couples seulement, des passants solitaires à mesure que je m’avançais plus loin du périmètre sacré de la promenade du samedi. Et la formidable rumeur s’était elle aussi tue, on aurait dit que la masse serrée des promeneurs en noir, si vulgaires et si gras, le vacarme qui se dégageait d’eux avaient eu raison de ces brumes délicates aux camaïeux précieux, jusqu’à les chasser loin du château et de ses environs, la place de la cathédrale pourtant si noble, désertée, le matin encore. C’était une jeunesse sans âme qui avait eu raison du climat éternel de la ville. J’ai pensé aux escadrons de tueurs de ces nuits de guerre dont la fureur sanglante avait éclaté à Ferrare comme dans l’Europe entière : étaient-ils vraiment moins redoutables, les gamins en noir, lunettes fumées, qui battaient le pavé dans leur ronde lente, implacable, dévoreuse, la brume, donc, ondoyait à nouveau entre les hautes façades des palais, au-dessus de ces murs qui abritaient des jardins, d’autres jardins encore. Elle n’était pas uniforme, plutôt des nuages cotonneux qui n’assourdissaient la lointaine rumeur que de manière inégale, avec des percées qui, le temps du regard, permettaient parfois d’apercevoir l’extrémité d’une rue, la façade en proue, ici, d’une église. Et puis la lumière vert pâle des réverbères ponctua cet espace indéfini de repères fragiles et incertains. C’est alors que j’ai commencé à distinguer d’autres silhouettes, des visages surtout, qui allaient et venaient, de loin, de près, dans cette soirée d’entre chien et loup où, après le grondement du tonnerre qui avait pollué un silence dix fois centenaire, tout Ferrare était redevenue la ville de son passé. Des hommes portaient de hauts chapeaux mous, comme Bruno Lattes ou comme moi, dans le reflet du miroir du matin, chez le chapelier devant la cathédrale. Les femmes, plus loin, avaient les cheveux blonds, on le devinait plus qu’on ne le voyait, et des coiffures en hauteur.

(...)

Qu’on ne se méprenne pas : je les distinguais à peine, ces passants qui surgissaient, flottaient mollement autour de moi, pour «croiser», si j’ose dire, à la manière de nefs vaguement familières mais bientôt disparaître dans un océan qui était à la fois l’espace et le temps de même que, je le devinais peu à peu, la mémoire de la ville où il me semblait inéluctablement revenu. Ainsi, Bruno Lattes et ses amis étudiants, jeunes joueurs de tennis, son père qui serait du même voyage que la jeune fille qu’ils avaient tous aimés passaient, hors de portée, mais je les reconnaissais : ceux-là étaient, sans conteste, des miens. Et c’était ce miracle d’avant la nuit et d’après le soir : ces personnages épars sur mon chemin, si peu nombreux, à peine un passant parfois, mais qui revenaient, surgissaient ici ou là à intervalles réguliers, me frôlant ou lointains, à la dérive, pouvaient être un moment de parfaits inconnus et, l’instant d’après, se révéler les acteurs familiers d’une scène très ancienne qui avait eu pour théâtre cette ville telle que je croyais, à présent, la connaître depuis toujours. Bruno Lattes, donc, ou le docteur Fadigati, le malheureux médecin homosexuel, héros des Lunettes d’or, du même Bassani, et qui osait enfin ne plus frôler les murs...

Tous venaient vers moi ou s’éloignaient, via Belloria ou sur la petite via Ocabaletta qui s’arrêtait net à buter sur un mur, et je ne savais plus si leur passé n’était pas en train, lentement, de devenir le mien. Quand je suis parvenu à un vaste espace ouvert entre les palais, une sorte de cuvette rectangulaire, des arbres, mes fantasmes sont devenus plus monstrueux. Je devinais que la peur montait en moi. C’était là qu’ils avaient choisi de converger, la belle piazza Ariostea que je n’avais pas tout de suite reconnue, les premières arcades de la via Palestro et la haute façade un peu délabrée du palais Massari. Je m’arrêtai un moment, ils se figèrent, à distance de moi, je les avais surpris. Puis sans doute se concertèrent-ils d’un regard, un signe, comme des oiseaux, des bêtes sauvages surpris par l’étranger et qui, la première inquiétude passée, reprenaient leurs habitudes. Ils repartirent ainsi dans leur déambulation incertaine. Pendant un moment, j’eus même l’impression qu’au lieu de continuer à marcher sans but précis, ils avaient amorcé autour de moi, gardant pourtant leurs distances, une espèce de ronde, une promenade giratoire inégale, trouée de vide, d’espaces nus ou simplement de brumes. La carrure chaleureuse, complice, de Bruno Lattes, qui s’éloignait quand même. Et le sourire, une dernière fois, de la jeune fille blonde qui ressemblait à la petite Laure, sa tenue de tennis qui ne pouvait plus me surprendre malgré l’humidité tombée avec le soir : un sourire qui voulait dire – et c’était peut-être déjà Laure, ma petite voisine... – que rien n’était encore fini. La silhouette de la jeune fille est demeurée figée quelques secondes, suspendue dans le brouillard où, lentement (mais c’était un voile qu’on tirait), elle s’est fondue. J’étais seul au milieu de la piazza Ariostea déserte.

Pierre-Jean Remy La Nuit de Ferrare Albin Michel, 1999

Image : Cosmè Tura, Août, Salle des Mois, Palais Schifanoia, Ferrare (Source : Wiki Commons)

dimanche 2 mai 2010

Rue La Pérouse



C’étaient les mois de septembre et d’octobre. Oui, il respirait un air léger pour la première fois de sa vie. Il faisait encore clair quand il quittait les éditions du Sablier. Un été indien dont on se disait qu’il se prolongerait pendant des mois et des mois. Pour toujours, peut-être.

Avant de monter chez Simone Cordier, il entrait dans un café de l’immeuble voisin, au coin de la rue La Pérouse, pour corriger les pages qu’il lui donnerait et, surtout, les mots illisibles. Le dactylogramme de Simone Cordier était parsemé de signes curieux : des O barrés d’un trait, des trémas à la place des accents circonflexes, des cédilles sous certaines voyelles, et Bosmans se demandait s’il s’agissait d’une orthographe slave ou scandinave. Ou tout simplement d’une machine de marque étrangère, dont les touches avaient des caractères inconnus en France. Il n’osait pas lui poser la question. Il préférait que cela soit comme ça. Il se disait qu’il faudrait conserver de tels signes, au cas où il aurait la chance d’être imprimé. Cela correspondait au texte et lui apportait ce parfum exotique qui lui était nécessaire. Après tout, s’il tentait de s’exprimer dans le français le plus limpide, il était, comme la machine à écrire de Simone Cordier, d’origine étrangère, lui aussi.

Quand il sortait de chez elle, il faisait de nouveau des corrections dans le café, cette fois-ci sur les pages dactylographiées. Il avait toute la soirée devant lui. Il préférait rester dans ce quartier. Il lui semblait atteindre un carrefour de sa vie, ou plutôt une lisière d’où il pourrait s’élancer vers l’avenir. Pour la première fois, il avait dans la tête le mot : avenir, et un autre mot : l’horizon. Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir et l’HORIZON.

Il hésitait à reprendre le métro pour faire le chemin inverse jusqu’au quatorzième arrondissement et sa chambre. Tout cela, c’était son ancienne vie, une vieille défroque qu’il abandonnerait d’un jour à l’autre, une paire de godasses usées. Le long de la rue La Pérouse dont tous les immeubles semblaient abandonnés – mais non, il voyait une lumière là-haut à une fenêtre d’un cinquième étage, peut-être quelqu’un qui l’attendait depuis longtemps –, il se sentait gagné par l’amnésie. Il avait déjà tout oublié de son enfance et de son adolescence. Il était brusquement délivré d’un poids.

Patrick Modiano L'Horizon éditions Gallimard, 2010

Le réseau Modiano

Image : Patrick Chartrain (Site Flickr)