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dimanche 2 mai 2010

Rue La Pérouse



C’étaient les mois de septembre et d’octobre. Oui, il respirait un air léger pour la première fois de sa vie. Il faisait encore clair quand il quittait les éditions du Sablier. Un été indien dont on se disait qu’il se prolongerait pendant des mois et des mois. Pour toujours, peut-être.

Avant de monter chez Simone Cordier, il entrait dans un café de l’immeuble voisin, au coin de la rue La Pérouse, pour corriger les pages qu’il lui donnerait et, surtout, les mots illisibles. Le dactylogramme de Simone Cordier était parsemé de signes curieux : des O barrés d’un trait, des trémas à la place des accents circonflexes, des cédilles sous certaines voyelles, et Bosmans se demandait s’il s’agissait d’une orthographe slave ou scandinave. Ou tout simplement d’une machine de marque étrangère, dont les touches avaient des caractères inconnus en France. Il n’osait pas lui poser la question. Il préférait que cela soit comme ça. Il se disait qu’il faudrait conserver de tels signes, au cas où il aurait la chance d’être imprimé. Cela correspondait au texte et lui apportait ce parfum exotique qui lui était nécessaire. Après tout, s’il tentait de s’exprimer dans le français le plus limpide, il était, comme la machine à écrire de Simone Cordier, d’origine étrangère, lui aussi.

Quand il sortait de chez elle, il faisait de nouveau des corrections dans le café, cette fois-ci sur les pages dactylographiées. Il avait toute la soirée devant lui. Il préférait rester dans ce quartier. Il lui semblait atteindre un carrefour de sa vie, ou plutôt une lisière d’où il pourrait s’élancer vers l’avenir. Pour la première fois, il avait dans la tête le mot : avenir, et un autre mot : l’horizon. Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir et l’HORIZON.

Il hésitait à reprendre le métro pour faire le chemin inverse jusqu’au quatorzième arrondissement et sa chambre. Tout cela, c’était son ancienne vie, une vieille défroque qu’il abandonnerait d’un jour à l’autre, une paire de godasses usées. Le long de la rue La Pérouse dont tous les immeubles semblaient abandonnés – mais non, il voyait une lumière là-haut à une fenêtre d’un cinquième étage, peut-être quelqu’un qui l’attendait depuis longtemps –, il se sentait gagné par l’amnésie. Il avait déjà tout oublié de son enfance et de son adolescence. Il était brusquement délivré d’un poids.

Patrick Modiano L'Horizon éditions Gallimard, 2010

Le réseau Modiano

Image : Patrick Chartrain (Site Flickr)

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