Jean-Noël Schifano est un grand connaisseur de Naples, à qui il a consacré de fort beaux ouvrages (je citerais parmi ceux-là les Chroniques napolitaines et le Dictionnaire amoureux de Naples) ; il est également l’auteur d’un passionnant recueil d’essais et d’articles sur la culture italienne : Désir d’Italie, et un excellent traducteur d’Elsa Morante, Leonardo Sciascia, Umberto Eco (qui lui doit une bonne part de son succès en France), Anna-Maria Ortese (la liste n’est pas exhaustive). C’est donc avec intérêt et curiosité que j’ai abordé l’ouvrage qu’il vient de publier, Le vent noir ne voit pas où il va, sous-titré «chronique italienne» (éditions Fayard). Le titre est emprunté à Malaparte, et l’ouvrage se présente justement comme une lettre ouverte à l’auteur de La Peau. Il commence d’ailleurs plutôt bien, en citant une lettre que Malaparte a envoyée au père de Schifano et que ce dernier a retrouvée plus de cinquante ans plus tard. Mais très vite, le livre tourne au pamphlet, souvent très violent et très injuste, de mon point de vue. La thèse de Schifano est assez simple, pour ne pas dire simpliste, et elle revient dans l’ouvrage comme une véritable obsession : tous les malheurs de l’Italie, et plus particulièrement ceux du sud du pays, viennent de sa prétendue «unité», imposée par le fer et le feu par ce brigand de Garibaldi et ses complices, le «tueur» Bixio et le «notaire» Cavour. L’imposture, le mensonge, la lie, ‘a monezza dell’Unità d’Italia (l’ordure de l’unité itaienne) sont venus défaire le brillant royaume de Naples et humilier «la seule vraie ville capitale d’Italie, une des trois plus grandes métropoles d’Europe (...) Garibaldi et les Savoie ont fait de la Campania Felix un désert dégradant où ne pousse que le malheur (...) une ville dégradée, diminuée, assistée, poubellisée, une ville-bonsaï, ville-monstre de la nature et de la culture peuplée d’une faune à fuir...». Tout le reste a logiquement suivi : la "Brèche de la Porte Pieuse" (cela nous vaut des pages d’un anticléricalisme laborieux sur les «attributs» du pape et la fécondation par l’oreille de la Vierge Marie), la dynastie calamiteuse des Savoie, le fascisme, la camorra...
Il y a évidemment du vrai dans ce que dit Schifano : l’influence hégémonique et pernicieuse du Vatican sur la politique italienne, la complicité de fait entre les diverses mafias et le pouvoir central, l’exploitation et l’exclusion du Mezzogiorno, l’entreprise de lobotomisation d’une nation entière entreprise par celui qu’il ne nomme jamais, mais qu’il désigne par cette transparente périphrase : l’Escort-Cavalier Caesar de Cascabello, i.e. Silvio Berlusconi. Mais quelle solution préconise-t-il ? En fait, la même que celle de la Ligue du Nord : le fédéralisme. «(Les) clairvoyants demandent aujourd’hui, comme moi depuis des lustres, un fédéralisme qui donnerait toute sa force historique à une Italie nouvelle, à une Italie réelle, à une Italie sans poil sur son passé récent...» Grâce au fédéralisme, «les forces vives d’expansion, de création, de science et d’industrie redonneront sa gloire à Naples, le moment historique venu». Il faut donc que cesse le «mensonge» et «la honte unitaire» pour que renaisse l’Italie. Il est tout de même étonnant de retrouver les mêmes arguments, dans des formulations presque identiques, chez les chantres de la Padania et sous la plume enflammée de celui qui se définit comme un «Civis Neapolitanus». On ne peut néanmoins s’empêcher de remarquer que le fédéralisme a beaucoup plus de partisans dans le nord du pays qu’au sud, où il suscite bien plus de scepticisme et de méfiance que d’enthousiasme. On pourrait aussi répondre à Schifano que ce n’est pas l’unité qui est en cause, mais plutôt le fait qu’elle n’a jamais été vraiment réalisée, dans le sens où la rêvaient les artisans du Risorgimento qu’il voue aux gémonies. Leonardo Sciascia disait par exemple que le salut de l’Italie ne pourrait venir que de la création d’un état démocratique capable de mettre véritablement en œuvre la Constitution, à travers un mouvement légaliste-constitutionnel qu’il appelait de ses vœux, «parce que la Constitution italienne a sans doute quelques défauts, mais elle représente la meilleure chance pour les libertés que le peuple italien ait jamais eue jusqu’ici.» (je cite un passage de La Sicilia come metafora, conversation avec Marcelle Padovani). Pour ma part, je trouve plus judicieuse la réflexion de ce Sicilien lucide que les emportements fédéralistes des partisans d’un traitement de choc des maux italiens, qui risquent en fait d’achever le malade qu’ils prétendent guérir.
Une autre chose m’a frappé dans cet ouvrage de Schifano, c’est la hargne extraordinaire qu’il manifeste contre Roberto Saviano, l’auteur du fameux Gomorra. Ce dernier – comme Berlusconi – n’est jamais nommé, mais toujours désigné comme l’Escort-Ecrivain Pirimpipi Pirimpipone «prétendument menacé par la camorra pour ce livre qui souhaite que les flammes détruisent une bonne fois pour toutes Naples, foyer italien et universel de toutes les infections». Le titre du livre n’est lui non plus jamais cité, et transformé en Who’s Who’s Campania... Il est étrange de constater que Schifano rejoint ici le jugement de son autre tête de Turc, le fameux Escort-Cavalier, qui estimait récemment que le livre de Saviano nuisait gravement à l’image de l’Italie. On a du mal à comprendre les raisons de cette violence contre quelqu’un dont il est tout de même difficile de nier le courage, même si, fort légèrement à mon avis, Schifano minimise – et même nie – la réalité des menaces qui pèsent sur lui. Ces pages fielleuses sur Saviano laissent le lecteur sur une sensation de malaise, comme s’il se trouvait embarqué dans un règlement de comptes dont il a du mal à percevoir les vraies raisons ; c’est là l’un des aspects les plus antipathiques de ce pamphlet bien décevant, de la part d’un auteur dont on a souvent lu les livres avec enthousiasme et passion.
Deux autres lectures, ici et là.
J'ai trouvé " Le dictionnaire amoureux de Naples" cet été et je l'ai évidemment savouré. J'ai aussi déniché (le mot n'est pas trop fort) "En haut à gauche" de Erri De Lucca.C'est à mon sens le digne successeur de Domenico Rea. Pour Gommora j'ai été plutôt déçu par ce qui , et c'est peut-être la raison principale de ma déception, n'apporte aucune thèse, aucun raisonnement construit, a l'inverse par exemple de "Brêve histoire de la contrebande" du même Rea.
RépondreSupprimerMerci de votre commentaire ! Je suis moins enthousiaste que vous pour Erri De Luca, mais "En haut à gauche" est en effet un beau livre ; c'est la suite de son œuvre qui ne m'a guère convaincu (un peu comme Tabucchi dont les derniers livres sont bien décevants).
RépondreSupprimerA propos de Domenico Rea, je vous conseille vivement sa "Visite privée de Naples", paru en 1991 aux éditions du Chêne, avec de très belles photographies (on peut encore trouver le livre sur les sites d'occasion, genre Prime Minister).