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mercredi 19 mai 2010

Un castello nel Gers (Un château dans le Gers)


Dans sa biographie de Filippo De Pisis, Nico Naldini consacre un chapitre à un épisode peu connu de la vie de l’artiste : ses séjours au château d’Argentens (Gers), dans les années trente. Cet épisode avait aussi intrigué Renaud Camus, qui en parle dans son journal 2001, Sommeil de personne (Fayard, 2004) :

«Dimanche 29 juillet, neuf heures du soir. Hier soir, à Argentens, chez les Pébereau, après dîner, dans la bibliothèque, j’ai pu feuilleter le catalogue de cette exposition De Pisis que Pierre et moi avions vue à Ferrare, il y a deux ans, au rez-de-chaussée du musée Boldini. Nous étions dans une telle dèche, au cours de ce voyage d’été en Italie, que je n’avais pas pu faire l’acquisition de ce très utile mémento. J’y aurais pourtant découvert une photo de l’artiste posant, vers 1932 ou 33, dans la cour même du château d’Argentens, devant les communs.

Le catalogue reproduit une lettre de son frère, adressée à je ne sais qui. Il explique qu’il avait, lui, le frère, acheté le domaine. Il en parle d’ailleurs comme d’une propriété exclusivement agricole, il mentionne essentiellement la ferme, et très marginalement il ajoute qu’il y a aussi un château, auquel il n’a pas l’air d’accorder grande importance. Il dit encore qu’il avait parlé de cet endroit à son frère, le peintre, que celui-ci n’avait pas paru s’y intéresser beaucoup, mais que peu de temps après il s’y était rendu, et qu’il y avait fait plusieurs séjours.

Il y a là quelque chose d’étrange. Certes il y avait entre les deux guerres, et même avant la première, un fort courant d’émigration italienne vers la Gascogne, mais c’était une émigration de la pauvreté, je crois – elle ne consistait pas en l’achat de grands domaines et de châteaux. Pourtant M. Capéran mon voisin m’a parlé une ou deux fois d’Italiens "fascistes", d’après lui, qui s’étaient installés à peu près à la même époque dans une assez belle maison proche de Castet-Arrouy. Pourquoi des Italiens "fascistes" quittaient-ils l’Italie pour s’établir en France aux belles années du fascisme ? Était-ce pour recruter pour le régime parmi les très nombreux Italiens de la région ? Était-ce au contraire pour les surveiller ? Ou l’un et l’autre ?

Ce ne sont là de ma part que des suppositions romanesques. Et je ne sais rien non plus de ce qui a pu pousser la famille De Pisis, dont les penchants politiques me sont inconnus, à faire de gros investissements agricoles dans le département du Gers, il y a soixante-dix ans de cela. Mais cette histoire me séduit autant qu’elle m’intrigue. Je trouve qu’elle ajoute beaucoup au charme d’Argentens – beaucoup aussi à l’attrait de De Pisis.» (pages 392-393)

Il ne semble pas que dans le cas de De Pisis, la piste politique soit la bonne ; il ne s’est jamais senti très concerné par le fascisme, dont il a pourtant failli être victime en 1943, quand sa vie privée agitée et son homosexualité lui ont presque valu une mesure de confinement. Il y a finalement échappé en quittant Milan pour Portofino, et en bénéficiant de l’appui de l’un de ses camarades d’école devenu une personnalité influente du régime fasciste. Concernant le château d’Argentens, Naldini note que Pietro, l’un des trois frères de De Pisis, l’a acheté en 1933, «sur les conseils de Filippo». Il en parle comme d’une «propriété agricole de cent hectares, dans le département du Gers, en Gascogne, à Fleurance. Au centre de la propriété, un château du dix-huitième siècle, que le général Lannes, duc de Montebello, avait fait construire.»

Naldini raconte le séjour qu’y fit De Pisis à l’été 1934 : « Les gens du pays appréciaient ce petit marquis italien venu de Paris, chaussé de sabots de bois, vêtu de chemises colorées et de pantalons de coton blanc, et coiffé d’un grand chapeau de paille.» Il cite également deux lettres envoyées par De Pisis pendant ce séjour gersois. L’une est adressée à son ami Giuseppe Raimondi : «J’ai passé un mois dans une quasi-solitude et c’est avec grand plaisir que je te montrerai les tableaux que j’ai peints ici. Je crois que ma peinture s’est raffinée, dans sa qualité sinon dans son esprit (mais, de grâce, ne nous étendons pas sur ce sujet...)» La seconde lettre (datée du 17 juillet 1934, «un pomeriggio ardente», «un après-midi torride») est adressée à un autre complice et ami, l’écrivain Giovanni Comisso : «Ici, la campagne est belle et j’ai peint avec beaucoup de joie quelques petites choses. Toutefois, dans l’ensemble, c’est un séjour calme. (...) Comme je serais heureux de parler avec toi de certains délicieux mystères de la réalité : il y a ici une horloge dorée Second Empire avec la Madonne de la Chaise qui a perdu sa chaise en chemin et s’est assise par terre avec l’Enfant et un grand livre. (...) L’autre jour à Auch (une sympathique petite ville française qui a un goût d’Espagne), j’ai assisté à des "courses landaises", une sorte de parodie de corrida avec des vaches maigres et jaunes, aux cornes comme des bâtons plantés sur la tête. J’étais avec deux fâcheux dont j’essayais de me débarrasser. J’ai surtout pensé à toi en passant devant une caserne de soldats africains. C’était une espèce de villa-sérail avec des tours comme des minarets et de mystérieuses fenêtres, ouvertes sur un jardin abandonné. Depuis les plus hautes fenêtres, des soldats coiffés de turbans blancs me faisaient des signes. Derrière une grille donnant sur la rue, un jeune et très beau soldat, bras nus, les yeux argentés, discutait avec une jeune fille sèche et plutôt laide, peut-être la fille du pharmacien dont la boutique se trouvait de l’autre côté de la rue. Lui devait être l’odalisque de la caserne. Et sur ces paroles, je laisse ton admirable imagination d’artiste monter dans la stratosphère de la douce réalité (et pour cela, je sais bien que tu n’as pas besoin d’une montgolfière). Maintenant, avec une lune "silencieuse et brune", je m'en vais dans une très ancienne chênaie, sur les traces de gracieux fantômes.»

De Pisis, de Nico Naldini, est paru en 1991 aux éditions Einaudi.

Je signale également le merveilleux petit livre de Giovanni Comisso, Mio sodalizio con De Pisis, introuvable depuis longtemps, et qui vient de reparaître aux éditions Neri Pozza.

Image : Filippo De Pisis Paesaggio del Gers (1934)

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