Que restera-t-il de l’œuvre imposante de Pierre-Jean Remy, qui vient de mourir ? Lira-t-on encore ces dizaines de romans souvent trop vite écrits et publiés ? Son Journal de Rome (Odile Jacob, 2008), tenu pendant les trois ans où il a dirigé la villa Médicis (1994-1997), nous montre un homme avide d’honneurs et de mondanités, mais aussi un esprit éclairé que l’art et la culture italienne passionnent et qui ne se lasse jamais de respirer l’«aria di Roma», pour reprendre le titre de l’un de ses romans. Je voudrais citer ici quelques lignes d’un autre de ses ouvrages, La Nuit de Ferrare, dans lequel il rend hommage avec beaucoup de subtilité à l’œuvre de Bassani, dont on voit soudain, de façon très suggestive et saisissante, ressurgir les personnages dans le brouillard de Ferrare :
Le soir était tombé. Peut-être simplement par crainte de cette foule noire, j’avais quitté les rues commerçantes du centre et m’étais engagé dans les quartiers ouest, les longues rues très finement pavées qui, du corso della Gioveca, remontent vers les murs et le cimetière, via Montebello ou via Mantova. Et très vite, la masse compacte qui déambulait si férocement entre les rangées de magasins aux vitrines provocantes s’était éparpillée en petits groupes, bientôt trois, quatre personnes, puis des couples seulement, des passants solitaires à mesure que je m’avançais plus loin du périmètre sacré de la promenade du samedi. Et la formidable rumeur s’était elle aussi tue, on aurait dit que la masse serrée des promeneurs en noir, si vulgaires et si gras, le vacarme qui se dégageait d’eux avaient eu raison de ces brumes délicates aux camaïeux précieux, jusqu’à les chasser loin du château et de ses environs, la place de la cathédrale pourtant si noble, désertée, le matin encore. C’était une jeunesse sans âme qui avait eu raison du climat éternel de la ville. J’ai pensé aux escadrons de tueurs de ces nuits de guerre dont la fureur sanglante avait éclaté à Ferrare comme dans l’Europe entière : étaient-ils vraiment moins redoutables, les gamins en noir, lunettes fumées, qui battaient le pavé dans leur ronde lente, implacable, dévoreuse, la brume, donc, ondoyait à nouveau entre les hautes façades des palais, au-dessus de ces murs qui abritaient des jardins, d’autres jardins encore. Elle n’était pas uniforme, plutôt des nuages cotonneux qui n’assourdissaient la lointaine rumeur que de manière inégale, avec des percées qui, le temps du regard, permettaient parfois d’apercevoir l’extrémité d’une rue, la façade en proue, ici, d’une église. Et puis la lumière vert pâle des réverbères ponctua cet espace indéfini de repères fragiles et incertains. C’est alors que j’ai commencé à distinguer d’autres silhouettes, des visages surtout, qui allaient et venaient, de loin, de près, dans cette soirée d’entre chien et loup où, après le grondement du tonnerre qui avait pollué un silence dix fois centenaire, tout Ferrare était redevenue la ville de son passé. Des hommes portaient de hauts chapeaux mous, comme Bruno Lattes ou comme moi, dans le reflet du miroir du matin, chez le chapelier devant la cathédrale. Les femmes, plus loin, avaient les cheveux blonds, on le devinait plus qu’on ne le voyait, et des coiffures en hauteur.
(...)
Qu’on ne se méprenne pas : je les distinguais à peine, ces passants qui surgissaient, flottaient mollement autour de moi, pour «croiser», si j’ose dire, à la manière de nefs vaguement familières mais bientôt disparaître dans un océan qui était à la fois l’espace et le temps de même que, je le devinais peu à peu, la mémoire de la ville où il me semblait inéluctablement revenu. Ainsi, Bruno Lattes et ses amis étudiants, jeunes joueurs de tennis, son père qui serait du même voyage que la jeune fille qu’ils avaient tous aimés passaient, hors de portée, mais je les reconnaissais : ceux-là étaient, sans conteste, des miens. Et c’était ce miracle d’avant la nuit et d’après le soir : ces personnages épars sur mon chemin, si peu nombreux, à peine un passant parfois, mais qui revenaient, surgissaient ici ou là à intervalles réguliers, me frôlant ou lointains, à la dérive, pouvaient être un moment de parfaits inconnus et, l’instant d’après, se révéler les acteurs familiers d’une scène très ancienne qui avait eu pour théâtre cette ville telle que je croyais, à présent, la connaître depuis toujours. Bruno Lattes, donc, ou le docteur Fadigati, le malheureux médecin homosexuel, héros des Lunettes d’or, du même Bassani, et qui osait enfin ne plus frôler les murs...
Tous venaient vers moi ou s’éloignaient, via Belloria ou sur la petite via Ocabaletta qui s’arrêtait net à buter sur un mur, et je ne savais plus si leur passé n’était pas en train, lentement, de devenir le mien. Quand je suis parvenu à un vaste espace ouvert entre les palais, une sorte de cuvette rectangulaire, des arbres, mes fantasmes sont devenus plus monstrueux. Je devinais que la peur montait en moi. C’était là qu’ils avaient choisi de converger, la belle piazza Ariostea que je n’avais pas tout de suite reconnue, les premières arcades de la via Palestro et la haute façade un peu délabrée du palais Massari. Je m’arrêtai un moment, ils se figèrent, à distance de moi, je les avais surpris. Puis sans doute se concertèrent-ils d’un regard, un signe, comme des oiseaux, des bêtes sauvages surpris par l’étranger et qui, la première inquiétude passée, reprenaient leurs habitudes. Ils repartirent ainsi dans leur déambulation incertaine. Pendant un moment, j’eus même l’impression qu’au lieu de continuer à marcher sans but précis, ils avaient amorcé autour de moi, gardant pourtant leurs distances, une espèce de ronde, une promenade giratoire inégale, trouée de vide, d’espaces nus ou simplement de brumes. La carrure chaleureuse, complice, de Bruno Lattes, qui s’éloignait quand même. Et le sourire, une dernière fois, de la jeune fille blonde qui ressemblait à la petite Laure, sa tenue de tennis qui ne pouvait plus me surprendre malgré l’humidité tombée avec le soir : un sourire qui voulait dire – et c’était peut-être déjà Laure, ma petite voisine... – que rien n’était encore fini. La silhouette de la jeune fille est demeurée figée quelques secondes, suspendue dans le brouillard où, lentement (mais c’était un voile qu’on tirait), elle s’est fondue. J’étais seul au milieu de la piazza Ariostea déserte.
Pierre-Jean Remy La Nuit de Ferrare Albin Michel, 1999
Image : Cosmè Tura, Août, Salle des Mois, Palais Schifanoia, Ferrare (Source : Wiki Commons)
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